9 Dire son identité dans les réseaux sociaux au Cameroun. La part de vrai contenue dans l’oraliture
Warayanssa Mawoune
Introduction
Dans le contexte actuel de mondialisation, caractérisé par la régression progressive des médias de communication traditionnels au profit d’autres modes de communication sociale, les réseaux sociaux, comme espace d’échange, occupent une place importante dans le véhicule des valeurs et le partage de la doxa ambiante au sein de différentes communautés culturelles constituées au Cameroun. Ils se présentent ainsi comme de nouvelles plateformes d’expression idéologique et identitaire des internautes et entretiennent de ce fait des liens étroits avec les différents médias et formes d’oraliture[1]. À travers l’investissement et l’apparition de ces différentes modalités sur les réseaux sociaux, les internautes construisent généralement une image réaliste et/ou fictive d’elles et d’eux, qui est davantage renforcée par les selfies et autres paramètres iconographiques présents sur leur profil. Les savoirs d’ordre culturel, les croyances, les proverbes et les autres formes de sagesse populaire investis dans leur discours et publiés sur leur page Facebook apparaissent ainsi comme des supports et des éléments de preuve éthique permettant de déterminer l’identité socioculturelle et la personnalité (virtuelle) des interactant·e·s. Partant de ce constat, il s’agira donc de présenter comment ces différents paramètres de l’oralité sont déployés et combinés sur l’interface communicative des internautes, dans le but de définir leur éthos et leur identité lorsqu’ils échangent et publient sur les murs virtuels de Facebook.
Sur le corpus de l’étude
Le corpus sur lequel s’appuie cette analyse est constitué des éléments discursifs relevant de la doxa – les proverbes, les dictons et les adages, notamment – et des paramètres iconographiques publiés sur le profil d’une dizaine d’internautes. Ils ont été obtenus après une visite systématique de quelques profils choisis au hasard parmi la liste d’« ami·e·s » s’affichant sur notre page Facebook ou celle figurant sur le mur d’autres internautes auxquelles nous avons eu accès avec leur consentement. Nous avons ainsi procédé à des captures d’écran des parties jugées pertinentes pour l’analyse, mais nous n’en utiliserons que dix sur les quinze captures réalisées.
Cadrage théorique
Nos analyses s’appuient principalement sur deux approches interdépendantes. Il s’agit premièrement de la rhétorique (aristotélicienne) qui s’intéresse aux voies argumentatives, c’est-à-dire aux éléments de preuves éthique (éthos), pathétique (pathos) et logique (logos) qui rentrent dans la construction et la configuration du discours persuasif. Le cadre rhétorique sera renforcé par l’argumentation, discipline qui s’intéresse aussi au persuasif. La posture que nous adoptons dans ce texte nous astreint, cependant, à nous intéresser exclusivement à l’éthos, la preuve éthique liée à la question d’identité de l’orateur ou de l’oratrice. La notion d’éthos se définit comme « l’image de soi que l’orateur construit dans son discours pour contribuer à l’efficacité de son dire » (Amossy, 2000, p. 60). C’est, en effet, le tissu indiciel qui permet de qualifier la figure du sujet parlant en caractérisant à la fois « son style, ses compétences langagières et encyclopédiques, ses croyances implicites (qui) suffisent à donner une représentation de sa personne, délibérément ou non » (Maingueneau, cité par Amossy, 1999, p. 9). La preuve éthique s’intéresse donc à la manière dont l’orateur ou l’oratrice (il s’agit de l’internaute dans notre cas) se présente, à l’image qu’il ou elle donne à voir à travers sa prise de parole dans les réseaux sociaux.
Comme il a été mentionné en amont, les analyses que nous proposons dans la présente étude partiront de l’approche aristotélicienne du concept d’éthos, laquelle a été reprise plus tard par Roland Barthes (1970) et Ruth Amossy (1999) – qui s’inscrit elle-même dans le sillage de Dominique Maingueneau. Cette approche permettra de mettre en relief les mécanismes par lesquels les internautes construisent leur « moi » et réaffirment leur appartenance à des sphères idéologiques, religieuses et ethniques déterminées, tout ceci en se servant des éléments doxiques en usage dans la communauté culturelle ou virtuelle dans laquelle ils ou elles s’inscrivent[2].
Formes d’oraliture et d’identité sur les réseaux sociaux
L’oraliture, terme générique renvoyant à l’oralité, a été introduit par Paul Zumthor (1983) dans un ouvrage consacré à la poésie orale. Le concept, qui connaît diverses dénominations dans les recherches actuelles en littérature orale et négro-africaine, désigne en effet l’ensemble des textes de tradition orale, patrimoine culturel immatériel et identitaire d’une communauté donnée, jadis transmis en milieu traditionnel par des voies orales. Dans les milieux modernes, cette oralité, en tant que support identitaire, s’est trouvé un nouveau mode de diffusion. Elle est employée et publiée comme un facteur concourant à la définition du profil identitaire des internautes chattant sur Facebook. Il s’agit de leur « vérité », celle qu’ils et elles ont décidé de rendre visible. Cette construction de l’éthos, telle qu’elle se réalise sur les murs, s’appuie sur quatre principaux sous-genres de l’oralité (les proverbes, les versets, les aphorismes et les adages) qui concourent ensemble à la construction du discours et à la définition de l’identité ethnique, religieuse ou psychosociologique des facebookeurs et facebookeuses.
Dire l’identité ethnique via les proverbes
Le proverbe, « forme populaire brève, qui énonce de façon métaphorique une vérité d’expérience ou un conseil de sagesse » (Aron, Viala et Saint-Jacques, 2010, p. 619), fait partie des éléments de la doxa présents dans l’univers discursif des internautes. Ils sont publiés sur des murs personnels comme l’illustre la capture d’écran 1 de Parfaite Vogoda Madie[3].
Les proverbes (1) « N’écoute pas les conseils de celui qui se nourrit de la viande, suis plutôt ceux du sage qui vit des feuilles d’oseille » et (2) « Une seule main ne peut dépecer un poulet »[4] suggèrent l’identification de l’internaute à l’idéologie véhiculée par les deux énoncés présents sur sa page. Les proverbes se rapportent à l’aire culturelle du Cameroun septentrional comme l’attestent les indices « les feuilles d’oseille » et « la viande ». Ces aliments font partie des habitudes des peuples qui y vivent. À ces deux proverbes, viennent s’adjoindre des indices anthroponymiques – le nom « Madie » par exemple – et iconiques (son habillement ainsi que les stéréotypes[5] liés à ses traits de caractère physique) qui confirment que la titulaire de ce compte appartient bel et bien à la culture soudano-sahélienne[6]. En éditant ce savoir populaire sur son mur, l’internaute affirme son appartenance et son adhésion à la sagesse et aux valeurs en vigueur au sein de cette communauté culturelle à laquelle elle s’identifie. L’on peut dès lors remarquer que la publication des proverbes, loin de se résumer à la simple diffusion d’une sagesse populaire, devient dès lors un élément de preuve et un paramètre discursif qui concourt à l’identification ethnique et socioculturelle de l’internaute. Les proverbes participent donc, dans le cas échéant, à la construction de l’image identitaire de cette dernière, laquelle construction peut parfois être renforcée par des versets.
Dire l’identité religieuse via les versets
Tout comme les proverbes, les versets[7] contribuent également à affiner le profil identitaire virtuel des internautes sur les réseaux sociaux. En tant qu’élément de l’oralité[8], les versets revêtent une valeur démonstrative et éthique lorsqu’ils sont publiés sur des comptes personnels. Ils concourent à la mise en exergue du stéréotype de la femme ou de l’homme pieux que les utilisateurs et utilisatrices veulent donner d’eux et d’elles sur la plateforme. Ils apparaissent parfois comme une profession de foi, marque incontestée d’un engagement religieux. L’on peut d’ailleurs extraire quelques versets des captures d’écran 2, 3, 4 et 5 qui assurent, à notre avis, une fonction argumentative sur les murs.
Les versets des captures 2 et 3, édités sur le mur de deux internautes (Lagracieuse Naomie et Salathiel Yakada), témoignent de leur conviction religieuse chrétienne (Phillippiens 4:13 et Romains 8:37). Ils leur permettent de décliner leur identité religieuse et renforcent, par conséquent, l’image de fervent chrétien pour l’un et de fervente chrétienne pour l’autre, même en l’absence d’un discours qui va explicitement dans le sens de cette interprétation. C’est la même stratégie rhétorique que l’on retrouve sur le mur d’Abbo Hamadou (captures 4 et 5). Outre le verset 114 de la sourate 11 et le verset 53 de la sourate 41, son nom et son portrait participent fortement à la construction de son identité religieuse. Le vêtement blanc et les stéréotypes physiques de la capture 6 renforcent le profil du musulman pieux qu’il construit et cherche à véhiculer. Il est à noter cependant que ces images ne disent pas explicitement si ces internautes pratiquent réellement la religion qu’ils et elles professent.
Quoi qu’il en soit, l’on peut déduire que la publication des extraits de versets religieux sur les plateformes participe d’un désir de reconnaissance publique de sa foi. Elle peut ainsi inspirer confiance et générer un rapprochement avec certain·e·s internautes qui partagent la même religion. On peut dès lors assister, sous une publication de ce genre, à un regroupement d’une communauté de croyant·e·s et à la mise en place d’une connivence argumentative sur des sujets d’ordre moral.
Dire l’identité psychosociale via les adages et les aphorismes
Les adages et les aphorismes sont aussi des formes d’oralité que l’on retrouve sur le profil des utilisateurs et utilisatrices de Facebook. Ce sont des formes populaires de sentence destinées à véhiculer la sagesse et des valeurs morales enracinées au sein d’une communauté. Sur Facebook, elles contribuent grandement à définir l’identité psychosociale des titulaires des comptes. Leur construction et leur publication sur des murs personnels traduisent l’adhésion à une certaine vision du monde que le sujet parlant partage avec sa communauté dans l’espace virtuel. Ces sentences viennent généralement en appui à d’autres éléments (selfies, images) et discours (commentaires, proverbes, versets) déjà présents sur le profil. La capture 7 présente d’ailleurs un cas concret d’aphorisme éthique publié sur le profil d’un internaute.
« La mousse est à la bière ce que la lingerie est à la femme, une fine dentelle qui sépare l’homme du plaisir », peut-on lire sur le mur d’Emmanuel Ibif. Dans cet aphorisme, deux faits sociaux (la femme et la bière) sont mis en avant au travers des topolexèmes (femme, bière, fine dentelle, plaisir, mousse). Le recours à ces topolexèmes, dont les éléments se rapportent à l’isotopie du plaisir, sert de support à une certaine vision du monde du sujet parlant. Il s’agit d’une perception épicurienne de la vie dans laquelle les réalités mondaines évoquées dans l’aphorisme sont importantes et participent de la jouissance du sujet parlant. L’on pourrait alors inférer, à partir de la structure sémantique et argumentative de cette sentence populaire, que les référents auxquels elle fait allusion constituent des ingrédients essentiels dans le quotidien de cet internaute. La publication de ses selfies fort suggestifs, ci-dessous, va d’ailleurs dans le même sens et livre l’image d’un individu friand des réalités mondaines et jouissives (la bière et la femme).
La publication de ces images détermine le profil psychosocial d’homme mondain dont la description est amorcée par l’aphorisme analysée en amont. L’on peut dès lors dégager, par la combinaison de ces différents procédés, la personnalité et l’identité psychosociale qu’Emmanuel Ibif se construit sur la toile. L’oralité dans ce cas ne se résume plus à l’expression de la sagesse populaire. Elle sert à traduire les traits de caractère moraux propres au « moi » profond du sujet parlant.
Les adages œuvrent également à la définition de l’identité virtuelle de l’internaute. Le cas de cette publication réalisée sur la page d’une facebookeuse Sidi La Tifa Asta en est un exemple.
Sur l’image 10, l’adage « Le destin fait entrer beaucoup de personnes dans la vie mais seules les meilleures restent pour toujours », publié par Sidi La Tifa Asta, fait référence à un mode de gestion et de perception des relations humaines propres au sujet parlant. Cet énoncé dont elle s’attribue la responsabilité permet de lire en filigrane des aspects de sa personnalité. Cette lecture pourrait s’appuyer aussi bien sur les marques stylistiques (choix des mots opéré dans la langue et antithèse sur laquelle est principalement construit l’énoncé) que sur le contenu sémantique et la portée philosophique du texte. La mobilisation des procédés de l’anthithèse en l’occurrence permet de souligner le caractère antithétique du personnage. D’autres publications de l’internaute, qui s’inscrivent dans la même logique rhétorique que cet adage, la dépeignent comme une jeune fille en insécurité dans ses rapports à autrui. Cette forme de médiation psychosociale permet aux visiteurs et visiteuses averti·e·s de se construire une idée de la perception que Sidi La Tifa Asta a de ses relations conviviales ou conflictuelles. La présentation de soi, telle qu’elle se réalise via cet adage, « tente donc d’imposer ou, tout du moins de faire partager les façons de voir » (Amossy, 2010, p. 130) le monde. Plus qu’une forme d’expression de la doxa, l’adage publié sur le profil de Sidi La Tifa Asta pourrait être une entrée pour les émotions latentes qui animent le « moi » profond de la jeune fille.
Conclusion
En somme, les éléments de l’oralité investis et publiés à des fins éthiques et argumentatives sur le profil des internautes s’érigent donc en de vrais instruments de médiation identitaire sur les réseaux sociaux. Les internautes laissent des marques personnelles, des indices qui disent une part de vrai sur leur personnalité. Ils et elles construisent une image virtuelle d’eux-mêmes et d’elles-mêmes qui correspond parfois ou pas à celle qu’ils et elles donnent à voir dans le monde réel. Les formes d’oraliture se trouvent ainsi investies d’une fonction supplémentaire qui va au-delà de celle qu’elles occupent au sein des sociétés traditionnelles. Elles s’érigent sur les réseaux sociaux en support identitaire et deviennent un moyen de preuve éthique au travers duquel peuvent se lire à la fois la personnalité et les sentiments des internautes. Jean Pierre Fewou Ngouloure disait d’ailleurs à ce propos qu’« à travers nos différentes actions collaboratives, nos avis sur des produits, services ou prestations offerts […] ou des (publications) d’articles, commentaires, photos (et autres artéfacts), nous laissons de précieuses informations sur la toile qui peuvent permettre de remonter à notre identité réelle » (2014, p. 108) et de connaître notre histoire. Les formes orales ne sont qu’une partie de ces artéfacts. Ce sont des leviers importants qui participent à la construction de cet éthos au gré ou non de chaque internaute.
Références
Amossy, R. (1999). Images de soi dans le discours. La construction de l’éthos. Delachaux et Niestlé, J.
Amossy, R. (2000). L’argumentation dans le discours. Nathan.
Amossy, R. (2010). La présentation de soi. Éthos et identité verbale. PUF.
Aron, P., Viala, A., & Saint-Jacques, D. (2010). Le Dictionnaire du littéraire. PUF.
Barthes, R. (1970). L’ancienne rhétorique. Aide-mémoire. Communication, 16, 172-223.
Ducrot, O., & Schaeffer, J.-M. (1995). Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage. Seuil.
Fewou Ngouloure, J. P. (2014). Les réseaux sociaux et les formes de médiation identitaire. Premier Colloque IMPEC : Interactions Multimodales Par Écran, 105-121. Disponible en ligne : http://impec.ens-lyon.fr
Guigain, F. (2012). Exégèse d’oralité. Cariscript.
Hagège, C. (1985). L’Homme de parole. Contribution linguistique aux sciences humaines. Fayard.
Zumthor, P. (1983). Introduction à la poésie orale. Seuil.
- L’oraliture, telle qu’appréhendée dans ce travail et selon la terminologie de Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau, renvoie à l’ensemble des textes et des savoirs de tradition orale (conte, mythe, épopée, devinette, proverbe, dicton, maxime, parabole, etc.), lesquels font partie de la doxa et de la sagesse populaire en vigueur au sein des communautés culturelles constituées au Cameroun. Certain·e·s aut·eur·rice·s préfèrent le terme de littérature orale (Ducrot et Schaeffer, 1995, p. 608) et d’autres d’oralité ou oraliture (Hagège, 1985, p. 84). ↵
- Nous entendons ici par communauté virtuelle les groupes et associations (d’ordre politique, religieux, culturel) auxquels certain·e·s internautes appartiennent ou s’inscrivent sur les réseaux sociaux. ↵
- Le nom de l’internaute est repris avec son accord, comme avec tou·te·s les autres d'ailleurs. ↵
- Florence Piron, nous a confié Gilbert Babena, affectionnait plutôt la version suivante : « Une seule main ne peut attacher un fagot ». Nous lui rendons ainsi hommage à travers cette note. ↵
- Ces stéréotypes physiques sont surtout liés à la couleur de la peau (noir foncé) et aux goûts vestimentaires (pagne et foulard) qu’on attribue aux populations septentrionales et à travers lesquels on identifie facilement les femmes du Sahel parmi d’autres. ↵
- C’est ce qui ressort de notre entretien de confirmation avec l’internaute. ↵
- Forme à cheval entre le vers et la prose, antérieure à la littérature et à l’écriture. ↵
- Pour Frédéric Guigain (2012), les versets religieux tels que nous les connaissons aujourd’hui ont une origine fortement ancrée dans les traditions orales judaïques. L’oralité précède donc l’écriture (Luc 1, verset 2) et les versets bibliques que nous analysons sur les murs des internautes sont traités comme des formes faisant partie de l’oralité et non de l’écriture telle qu’ils sont considérés aujourd’hui. ↵