13 Distordre le récit historique, entre histoire de soi et « grande » histoire
Benoît Kermoal
Cette expérience sociale résulte d’un événement inattendu ou d’une modification imprévue, plus ou moins brusque, de l’environnement des individus; elle implique une réaction très vive, viscérale, ressentie physiquement parfois même jusqu’à l’écœurement, la nausée, le vertige; elle conduit celui qui y est confronté à jauger et juger la manière dont l’ordre présent du monde semble s’écarter des valeurs auxquelles il adhère; enfin, cette expérience sociale suscite un sentiment d’épouvante, de colère, de nécessité d’une réaction immédiate, qui commande un engagement dans l’action (Traïni, 2009, p. 101-102).
Ouvrir la porte du récit historique
La question du récit historique et de nouvelles formes de narration qui en découlent m’intéressent[1]. C’est sans doute l’effet de certaines dernières lectures, comme l’ouvrage d’Ivan Jablonka (2014), L’Histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales, qui interroge justement les évolutions de la pratique historique, confrontée à l’existence d’autres formes de narration qui ont pour objet le passé. Dans cette situation de concurrence, la tentation de dépasser les formes du récit historique conventionnel est de plus en plus pressante.
L’enjeu de la réflexivité sera bien présent dans ce qui va suivre, puisque je n’aborde que des exemples ou des expérimentations qui me sont directement liés. Dire le vrai sera exploré sous quelques facettes qui me guident dans mon travail de recherche : en parlant des formes nouvelles de narration historique, à travers l’exemple des web documentaires historiques et des écritures numériques qui nécessitent une autre articulation et un rapport différent à la linéarité supposée du passé; en parlant aussi de Jean Jaurès, des historiens Carlo Ginzburz et Philippe Artières, de l’étude de sujets polémiques en histoire, du livre de Thomas Bouchet (2014), Fruits défendus. Socialismes et sensualité du XIXe siècle à nos jours, ou encore de l’apport décisif de la littérature comme source d’inspiration. Sur ce dernier point, il me faudra revenir sur l’œuvre de Jean-François Vilar (1947-2014). Je m’interroge, en outre, dans l’étude des formes du récit historique pour dire le vrai, sur le pourquoi et le pour qui on écrit.
Peaky Blinders ou comment traverser une catastrophe
La Traversée des catastrophes de Pierre Zaoui (2010) a occupé une place importante dans mon travail. Il m’a permis, en particulier, d’aborder la question de l’analyse pratique des dispositifs qu’on met en place, et qui se mettent en place, pour traverser une période difficile de l’existence. En fait, l’expérience de la Première Guerre mondiale occupe une place centrale dans le parcours d’individus marqués par un engagement militant. C’est pourquoi, dans le cadre de cette réflexion, je souhaite évoquer une série télévisée qui évoque les conséquences collectives et intimes de la Première Guerre mondiale sur les individus, et peut apporter des éléments de réponse sur la thématique du « dire vrai ».
Peaky Blinders ou comprendre les effets du shell shock
Peaky Blinders est une série télévisée, diffusée par la BBC2. Lorsque je me penchais sur le sujet à l’époque, elle était composée de deux saisons de six épisodes chacune, mais elle compte aujourd’hui six saisons. L’action se situe à Birmingham juste après la fin de la Première Guerre mondiale. Les Peaky Blinders sont le nom d’un clan criminel, centré autour de la famille Shelby, dont les trois frères ont participé aux combats sur le sol français. On suit les aventures de ces Peaky Blinders qui n’hésitent pas à utiliser la violence pour asseoir leur pouvoir sur des opérations criminelles dans la ville et alentours, en cherchant à gagner une forme de respectabilité dans le milieu des paris officiels sur les courses de chevaux.
Les souvenirs de la Première Guerre mondiale reviennent très souvent dans la vie des Shelby et de leurs alliés. Les trois frères ont en particulier du mal à faire face aux traumatismes engendrés par les années de guerre : l’aîné sombre dans un alcoolisme destructeur, le plus jeune est fasciné par les armes et l’utilisation de la violence. Quant au véritable chef du clan, Thomas Shelby, il affronte ses peurs venues de l’expérience des combats par une consommation régulière de drogues. Ces vétérans en reconstruction peuvent être perçus comme une forme figurée et fictionnelle du concept de brutalisation élaboré par l’historien George Mosse, à l’origine de nombreux travaux sur l’histoire de la Première Guerre mondiale. C’est du moins ce que j’ai ressenti en regardant les premiers épisodes de cette série, qui par bien des aspects, cherche à déconstruire les codes de la reconstitution historique : elle se base, certes, sur des faits réels et facilement identifiables, mais offre un traitement du récit historique qui sort des cadres traditionnels. C’est pourquoi, si on peut voir cette histoire comme une figuration de travaux d’historien·ne·s sur la Grande Guerre, on doit également nuancer son rapport à l’Histoire : très rapidement, le spectateur ou la spectatrice peut être tenté·e d’oublier la reconstitution du passé, qui dans bien des séries ou des œuvres cinématographiques peut se révéler ennuyeuse, parce Peaky Blinders semble faire exploser un certain nombre des codes traditionnels du récit historique.
Mais avant d’aborder plus en détail cet aspect, il me semble important de mentionner que cette série anglaise offre une vision que l’historien·ne, l’amateur ou l’amatrice d’histoire peut apprécier : ainsi les frères Shelby appartiennent durant leurs années de mobilisation à un régiment de tunneliers, dont on découvre petit à petit le rôle. J’avoue que je ne connaissais pas grand-chose aux régimes de tunnelier ni que j’étais capable d’évaluer leur rôle dans les combats de la Grande Guerre. Plusieurs sites Internet m’ont permis de mieux comprendre leur implication, en particulier cet excellent site créé par l’historien Anthony Byledbal qui en fait son principal sujet de recherche : http://fr.nztunnellers.com/. Les liens de camaraderie au front, et après la guerre, sont aussi très régulièrement évoqués avec une acuité qui me semble équivaloir à tout autre témoignage de l’époque. On comprend également concrètement ce que les troubles comportementaux de guerre ont pu être pour de nombreux vétérans. Mais ce n’est pas tout.
Une vision prolétarienne de l’histoire?
Parmi les anciens combattants qui sont les principaux personnages de la série, on peut suivre dans la 1ère saison l’itinéraire d’un camarade de Thomas Shelby qui est devenu communiste à cause de la guerre et qui tente, une fois démobilisé, de créer les conditions d’un renversement du monde. Là encore, ce personnage semble avoir une épaisseur inspirée de faits réels, avec la figuration de sa volonté de changer le monde par la révolution, de son idéal de justice et d’égalité et de son sens du sacrifice. Aux côtés des agitateurs communistes, on peut suivre également les nationalistes irlandais qui, dans cette période de démobilisation, tentent d’obtenir l’indépendance de leur pays. Un autre personnage, au début peu visible, mais qui est appelé à jouer un rôle de plus en plus important dans la série, montre que Peaky Blinders cherche à s’inscrire dans le vrai de l’histoire : Winston Churchill en personne!
Ce qui peut être fascinant ici, c’est encore l’inscription de la série dans un monde prolétaire marqué par les effets destructeurs de la guerre sur l’intime des personnages. Ce monde est d’ailleurs montré régulièrement de façon oppressante, violente et sombre. La ville industrielle ressemble à un monstre qui détruit les vies et broie les parcours. Une autre dimension me semble particulièrement intéressante également : celle de la relation entre militants politiques et monde criminel.
J’ai régulièrement pensé, en regardant tout d’abord la série, au livre de Dominique Kalifa (2013), qui a lui-même expérimenté assez souvent de nouvelles formes de récit historique, Les Bas-fonds. Histoire d’un imaginaire, qui s’intéresse au monde interlope des villes, vu à travers les imaginaires sociaux. Mais, surtout le militant communiste et le leader des Peaky Blinders sont d’anciens camarades de guerre, et au-delà de leurs divergences réelles, on perçoit d’une part la solidité des liens créés durant les combats et, d’autre part, leur proximité qui se poursuit après la guerre. Ce point me semble particulièrement intéressant à étudier en tant qu’historien. J’ai perçu à deux reprises qu’il pouvait être enrichissant d’étudier les milieux proches de la criminalité au sens large pour mieux connaître l’ensemble du mouvement ouvrier : à Brest, ville prolétaire, mais aussi marquée par des bas-fonds nombreux avec une population particulière, deux moments historiques montrent les possibles relations entre prolétaires et adeptes de l’illégalité. C’est le cas comme dans la série au sortir de la Première Guerre mondiale, mais aussi au moment des émeutes de 1935 où le pouvoir en place tente de discréditer les grévistes en les caractérisant comme des criminels.
L’explosion du cadre historique
Mais là où la série me paraît plus séduisante encore, c’est dans le traitement du rapport à l’histoire. Peaky Blinders n’est pas une série historique, car très rapidement le spectateur ou la spectatrice comprend qu’il est en face d’une fiction qui ne respecte pas la vérité historique.
En recherchant davantage de renseignements sur le contexte, je me suis rendu compte que si la série est basée sur un ensemble de faits réels, les auteurs n’ont pas hésité à mélanger les périodes avant et après la Première Guerre mondiale, s’arrêtant sur quelques aspects de la période, en niant d’autres, ce qui donne un substrat historique très séduisant, mais qui ne respecte pas la chronologie des événements que les personnages sont censés avoir vécus. On a donc ici un formidable exemple de la distorsion du récit historique par la fiction. Mais cette fiction, comme j’ai essayé de le montrer rapidement plus haut, offre une vision du passé qui me semble également être parfois plus proche du réel que les travaux historiques. Ce paradoxe, au cœur de la réflexion ici menée, devra sans aucun doute être examiné avec davantage de rigueur dans la suite de ce texte.
Ce qui fait que Peaky Blinders n’est pas seulement une reconstitution historique se voit, ou plutôt s’entend, dès les premières minutes. La série est en effet très sonore avec une bande originale composée de titres de musique rock. Le générique est la formidable chanson de Nick Cave « Red Right Hands » qui permet dès les premières secondes de créer un climat particulier. Ensuite, la musique devient presque un personnage à part entière, tant les chansons choisies illustrent à merveille l’action. Ce sont des titres de Nick Cave, des Arctic Monkeys, des White Stripes qui sont ici utilisés de façon récurrente, donnant à la série une tonalité très rock. Je pense d’ailleurs que cette particularité est pour beaucoup dans la réussite de la série. Première Guerre mondiale, communisme et rock’n’roll, mais aussi hippisme, shell shock, etc., sont autant d’éléments qui ont fait que j’ai particulièrement apprécié cette série.
Mais il faut enfin aborder la première question que j’ai posée ici : comment traverse-t-on une catastrophe? Pour apporter quelques éléments de réponse, il me faut expliquer que j’ai regardé au départ les premières minutes du premier épisode de la saison 2 pour savoir si cette série valait le coup. J’ai été tout de suite conquis. En regardant cette toute première scène, on comprend qu’un des moyens de traverser une catastrophe peut être le sentiment amoureux, ou plutôt « l’événement amoureux » pour reprendre le terme que Pierre Zaoui utilise dans La Traversée des catastrophes. Je m’en voudrais de dévoiler en quoi consiste cette première scène de la deuxième saison, mais je veux juste dire que c’est une chanson de PJ Harvey qu’on peut entendre, chanson que j’écoute aussi évidemment en terminant ce point : « To Bring You My Love »…
5, passage Corbeau
Je suis passé il y a quelques jours dans la rue d’Aix, tout près du métro Goncourt dans le 10e arrondissement de Paris. Autrefois, cette rue s’appelait passage Corbeau et elle était située près de la rue Corbeau, aujourd’hui nommée rue Jacques-Louvel-Tessier. Je cherchais le numéro 5. À cet endroit, pendant de longues années, était établi un hôtel. Je ne sais pas comment s’appelait cet hôtel; vous avouerez que si c’était « L’hôtel du Corbeau », cela risquait de ne pas donner très envie d’y passer un moment. Je cherchais cet endroit parce que j’avais lu, quelques semaines auparavant, un entrefilet dans un quotidien d’avant la Première Guerre mondiale. Le 6 juillet 1914 au matin, la propriétaire de l’hôtel, Madame Phalip est incommodée, alors qu’elle fait le ménage dans l’escalier par une très forte odeur de gaz. Elle prévient très rapidement son mari qui commence à inspecter les tuyaux des parties communes sans trouver la raison de cette très forte odeur de gaz. La fuite semble provenir d’une des chambres que le couple a louée à deux jeunes hommes depuis deux jours. Comme personne ne répond aux appels de l’hôtelier, celui-ci décide d’utiliser un passe-partout pour forcer l’entrée. À peine la porte est-elle ouverte qu’une très forte odeur incommode les Phalip : le gaz fuit beaucoup d’un des tuyaux qui se situe près du lit dans la chambre, le bruit de la fuite inquiète le couple, rapidement la femme descend pour prévenir les pompiers, la police, faire quelque chose. C’est M. Phalip qui voit en premier les deux corps. Ils gisent aux pieds du lit, comme endormis. Il dira plus tard au commissaire Vaissière qui l’interrogeait : « J’ai cru qu’ils étaient endormis, moi, vous comprenez, ils semblaient endormis. Je ne veux pas d’ennuis, nous sommes un hôtel correct[2] ».
Les deux hommes qui avaient loué la chambre sont en réalité morts, ils ont eux-mêmes provoqué la fuite de gaz, leur suicide ne fait aucun doute. Le jour précédent, le plus âgé, Louis-Émile Grégoire était venu pour avoir une chambre en précisant qu’il souhaitait expressément une chambre éclairée au gaz. Il a laissé une lettre par sa sœur sur la table, l’autre seul meuble de la chambre avec le grand lit : « Je me tue, car j’ai envie de vivre, et dans la société on crève ».
Le compagnon de Louis-Émile Grégoire, Maurice Jaouen, jeune plombier, a également laissé une lettre pour sa famille : « Je me suicide parce que je trouve ce monde idiot ».
Il n’y a pas d’argent dans les affaires des deux hommes, rien ne semble expliquer leur geste. Le lendemain, dans la presse, on trouve comme chaque jour une rubrique intitulée « les désespérés ». Ce n’est pas la fameuse rubrique des « chiens écrasés », mais c’est l’équivalent : on y lit chaque jour la mention de celles et ceux qui ont choisi d’en finir avec la vie. On peut y découvrir toujours les mêmes informations : l’âge, la profession et le moyen utilisé pour atteindre à ses jours. Ce ne sont souvent que quelques lignes. Pour les suicidés du 5, passage Corbeau, il y a quelques informations en plus, essentiellement à cause de ce qu’ils ont laissé comme lettres : « je trouve ce monde idiot ». Maurice et Louis ont également laissé une plus longue lettre destinée à leur famille respective. Ils demandent dans le mot commun laissé en évidence de garder le secret sur la raison de leur suicide. Les policiers arrivés sur place trouvent aussi des brochures anarchistes dans les poches de la veste de Louis. À partir de là, ce fait divers prend une autre tournure.
Je ne sais pas pourquoi, mais les lettres des deux jeunes hommes sont encore dans la liasse d’archives que j’ai consultée. Je ne sais pas si les familles ont pu les lire. On y trouve aussi les brochures anarchistes évoquées. Et puis, il y a le compte rendu de l’enquête, avec le nom du commissaire Vaissière, déjà évoqué, et celui du policier Delvaux. Il semble y avoir eu enquête en raison de la présence des brochures anarchistes. Mais on trouve en réalité assez peu d’informations.
Louis-Émile Grégoire est né le 6 janvier 1891 à Paris, il travaillait sur différents chantiers de la capitale. Maurice Jaouen, lui, est né en Bretagne, à Lorient le 3 avril 1896, et il exerce la profession de plombier. Les deux jeunes hommes se sont rencontrés, semble-t-il, lors des grandes manifestations contre la guerre et la loi des trois ans en 1913. Les comptes rendus de police semblent montrer que la police a retrouvé la trace de leur implication dans le mouvement libertaire parisien entre 1913 et juillet 1914. On peut lire surtout une série de courriers assez drôle où le policier chargé de l’enquête s’interroge pour savoir si Louis-Émile Grégoire est le même « Émile Grégoire » qui est mentionné dans quelques réunions anarchistes au début de l’année 1914. Le policier écrit dans le rapport ses doutes :
Nonobstant les doutes qui n’ont pu être levés malgré une enquête rigoureuse, le suicidé Grégoire pourrait être la même personne que le sieur Grégoire signalé comme sympathisant anarchiste depuis les manifestations du Pré-Saint-Gervais en 1913. Mais le nom Grégoire étant assez commun, nous n’avons aucun moyen d’être sûrs de cette information.
Les brochures anarchistes sont en réalité au nombre de deux. On trouve tout d’abord un exemplaire du bulletin de la Ruche, qui est le bulletin publié à Rambouillet de la colonie anarchiste fondée par Sébastien Faure, une des grandes figures de l’anarchisme de la Belle époque. L’autre revue, et c’est bien plus étonnant, est un exemplaire de la revue Brug (La Bruyère), revue publiée en Bretagne, souvent en breton, mais qui contient également des articles en français. La présence de ces brochures montre en effet que les deux hommes avaient sans doute des sympathies libertaires. À y regarder de plus près, on peut trouver dans la Ruche un article qui a pour thème les relations amoureuses et sexuelles : l’auteur anonyme adopte une position en faveur du contrôle de la natalité, contre le mariage et pour une certaine forme de libération sexuelle. J’ai repéré l’article parce qu’il est entouré de bleu, avec une sorte de crayon de couleur à pointe forte. Je ne sais pas si l’article a été ainsi encadré par Jaouen et Grégoire, ou si ce sont les autorités de la police qui l’ont fait. Très souvent dans les archives, on peut trouver des articles ainsi entourés de bleu, et ce sont les autorités qui le font pour mettre en évidence des écrits qui bien souvent posent problème ou interrogent.
Les deux hommes se sont donc suicidés parce qu’ils trouvaient le monde idiot, parce qu’ils voulaient vivre, mais que selon eux, dans la société de 1914, cela n’était pas possible : « on crève ». Ils ont agi le 6 juillet. Quelques jours auparavant avait eu lieu le 28 juin l’attentat de Sarajevo, étincelle qui allait entraîner le continent européen dans une très longue guerre meurtrière. Si début juillet, sans doute que toute la jeunesse ne pense pas comme les deux hommes (« j’ai envie de vivre, et dans la société on crève »), il est certain que quelques mois plus tard, effectivement dans la société française, bien souvent, on crevait lorsqu’on était un jeune homme. À cause de la dureté des combats, de l’impréparation militaire, mais aussi parce que la vie d’un simple soldat ne semblait pas valoir grand-chose. Le suicide des deux locataires du 5, passage Corbeau, revêt un caractère particulier pour qui connaît la suite de l’histoire. Se tuer début juillet 1914, même si bien sûr il est très difficile de comprendre les raisons a posteriori, leur a évité de voir l’embrasement du monde pour de longues années et peut-être d’en être les victimes. Quand j’écris qu’il est difficile de comprendre les raisons, le plus jeune, le Breton Maurice Jaouen précise dans le mot laissé sur la table de la chambre : « mon geste est irréparable, mais mûrement réfléchi ».
Les policiers laissent les corps dans la chambre après la découverte macabre, le temps que les familles s’organisent pour les obsèques. Le couple Phalip est d’ailleurs opposé à cette décision et il et elle protestent parce que, selon lui et elle, les familles vont mettre trop de temps à récupérer les corps. Il faut dire que pour ce couple, seules les affaires semblent compter.
Il reste, bien sûr, le courrier des deux hommes; Grégoire le destine à sa sœur, qui semble être sa seule famille, ou du moins, la seule avec qui il a gardé contact. Jaouen, quant à lui, a écrit à ses parents restés à Lorient. Comme je l’ai déjà dit, la liasse que j’ai pu consulter aux archives contient encore les deux lettres, ainsi que le mot qu’ils avaient écrit à deux mains pour expliquer leur geste. Tous deux, sur le billet commun, ont une écriture souple, ample et soignée. Il n’y a pas d’erreur dans l’orthographe, le choix des mots semble pesé, la franchise est là, la détermination apparente. Le suicide par gaz est encore très rare à l’époque, en particulier pour les hommes qui utilisent le plus souvent des moyens plus rapides et plus violents. Mais les deux jeunes compagnons semblent avoir choisi un mode opératoire qu’ils pensaient plus doux, plus indolore, plus long également comme s’ils avaient voulu tester leur détermination à mettre fin à leurs jours. Le premier rapport souligne également que les deux corps étaient placés côte à côte. C’est au moment de lire les deux lettres que j’ai pensé aux mots de Philippe Artières :
L’historien est un voleur.
Il débarque un beau jour incognito dans une ville, va droit à la bibliothèque en suivant les indications qu’un complice lui a fournies et s’introduit sans bruit dans un fonds d’archives. Là, il ouvre un carton puis un autre, repère ses proies (Artières, 2014, p. 1).
Alors les lettres, je ne les ai pas lues, je suis parti très rapidement ensuite, en me rappelant que dans l’article du 7 juillet 1914 du Petit Parisien, on disait bien qu’ils ne souhaitaient pas qu’on dise au grand jour les raisons de leur geste. Je n’étais pas sûr ce jour-là d’avoir envie d’être un voleur.
Qu’est-ce que ça fait la distorsion du récit historique?
La question qui devait m’occuper durant mon séjour à la @VillaReflexive aurait dû s’articuler autour des nouvelles formes du récit historique et de l’étude d’une possible distorsion de ce récit destinée à « dire le vrai » autant que l’on peut le faire dans la discipline historique, mais par d’autres moyens que par les règles traditionnellement reconnues par tous et toutes. Comme cela était prévisible, le programme énoncé au début de ce texte ne s’est pas réellement déroulé tel quel. Tout simplement, parce que beaucoup d’autres interrogations m’ont occupé l’esprit durant le mois de janvier 2015 et aussi parce que quelques personnes m’ont aimablement suggéré qu’il faudrait mieux écrire ailleurs (« parce qu’il faut que tu LA finisses [cette thèse]… »). Alors rapidement, je me suis dit que pour voir ce que cela faisait de distordre le récit historique à grand coup d’artifices, autant essayer moi-même.
Le point précédent s’intitule « 5, passage Corbeau». Dès le titre, des références littéraires sont perceptibles : le mot « passage » se trouve en effet dans un formidable livre de Paco Ignacio Taibo II (1995), De Passage, même si ici le sens du mot est bien évidemment différent. C’est un livre que j’ai déjà évoqué, comme une source d’inspiration profonde et qui mélange travail historique et éléments de fiction (Kermoal, 2011). Mais cela faisait également référence au Passage des singes de l’écrivain Jean-François Vilar (1984) : ce livre appartient à la série des aventures de Victor Blainville, là aussi une référence essentielle pour moi, tant j’y ai appris de multiples choses, du surréalisme à l’histoire du mouvement ouvrier international, de la photographie aux rues parisiennes, du plaisir du Chablis à la beauté parfois absurde de la vie. Mais il n’y a pas que dans le titre que de « petits cailloux » de mon for intérieur ont été négligemment déposés. Lorsque je relate le récit du policier Delvaux, la citation commence par le mot « nonobstant » et surtout ce que dit ce policier est en vérité assez stupide puisqu’il ne sait pas si le suicidé est celui que l’on retrouve dans d’autres rapports de police. C’est exactement ce qui arrive dans un livre formidable d’Ismaïl Kadaré, le dossier H, où l’on retrouve un policier qui écrit des rapports les uns plus incohérents que les autres, en y ajoutant des formulations qui renforcent le caractère stupide de ces propos. Il écrit très souvent par exemple « Nonobstant… ». Ah, d’ailleurs le policier Delvaux, il faut y revenir. On trouve dans le livre de Jean-François Vilar (1993) Nous cheminons entourés de fantômes aux fronts troués un personnage du nom de Delvaux également. Je le sais, j’ai ouvert le livre au hasard et j’ai décidé que mon policier à moi s’appellerait aussi « Delvaux ».
J’ai donc « inventé » toute cette histoire pour voir ce que ça fait la distorsion. Mais le plus important, ce n’est pas ça, c’est la suite qu’on retrouvera dans le point suivant.
On se croisera à nouveau
La partie précédente de ce chapitre dévoilait la supercherie : « 5, passage corbeau » était en réalité une invention de ma part ou plutôt une fiction documentée. En effet, le fait divers de départ, le suicide de deux jeunes hommes par le gaz début juillet 1914, a réellement existé et il se retrouve mentionné dans la presse quotidienne dans les jours qui suivent. Mais à partir de ces quelques articles, l’histoire relatée dans la partie « 5, passage corbeau » a obéi à des artifices qui ne respectaient pas les règles scientifiques de la pratique historique. Il est certain que le lieu – passage corbeau –, le suicide en soi, la présence de la documentation anarchiste, les écrits des deux hommes, avec leurs phrases définitives et aux résonances particulières, font que ce banal événement dispose d’un contenu littéraire qui m’a toujours fasciné depuis que j’ai eu connaissance de ce suicide. Il est certain aussi que de nombreuses zones d’ombre existent sur les raisons de l’acte : dans cette partie, j’ai voulu suggérer, ce qui apparaît aussi dans la presse de l’époque, l’éventualité d’un suicide à cause d’un impossible amour homosexuel. Plutôt que de le mentionner dans le champ des possibles, j’ai souhaité guider les lecteurs et lectrices vers cette éventualité. Surtout, tout le dispositif accompagnant le récit était factice : je ne suis jamais allé aux archives de la préfecture de la police de Paris ni au passage corbeau. Le policier évoqué n’existe pas, le couple d’hôtelier·e·s ne fut pas forcément ces personnes âpres au gain que j’ai voulu dépeindre. Beaucoup de choses sonnent donc faux, et pourtant, mon but était que l’ensemble sonne vrai, dire le vrai, mais en inventant une partie du récit. Je ne suis pas sûr d’y être parvenu.
Comment écrire en histoire?
Il faut tout d’abord reconnaître qu’en écrivant un tel récit, on ne se sent pas forcément à l’aise dans un premier temps. L’artifice littéraire contredit ce que j’ai appris dans ma pratique de l’histoire. Ce n’est donc pas un terrain très stable qu’il faut emprunter. Pourtant, on s’y fait aussi parce que de telles pratiques d’historien·ne·s sont de plus en plus fréquentes, ou plutôt que les historien·ne·s sont de plus en plus nombreux et nombreuses à évoquer des œuvres de fiction comme une source d’inspiration indispensable. Je me souviens ainsi avoir entendu Roger Chartier mentionner l’influence de Roberto Bolaño (2011) et de son roman 2666. Ce livre m’a profondément marqué, il y a tout d’abord les personnages, et puis la construction narrative, et le rôle essentiel de l’Histoire, placée dans des périodes différentes. Assez rapidement toutefois, de tels exemples risquent de donner le vertige et surtout de renforcer la modestie de l’apprenti·e historien·ne. Faire de l’histoire ne consiste souvent qu’à relater des faits prouvés par des documents avec plus ou moins de réussite, voire de chance. L’œuvre littéraire de Bolaño dispose d’une totale autre dimension que l’historien·ne n’atteindra sans doute jamais. Mais accepter de bousculer le récit historique parce qu’on a lu d’autres formes de narration, cela me semble être une façon très pertinente d’interroger les multiples possibilités de dire le vrai. Et donc d’exercer son activité de cherch·eur·euse en histoire.
J’aurais voulu essayer de poser ici des jalons d’une réflexion bien plus aboutie, mais je crois que je ne dispose pas d’assez de temps. De plus, je crains de ne raconter que des banalités ou quelques bêtises; en conséquence, il vaut mieux renvoyer au livre d’Ivan Jablonka (2014) déjà mentionné plusieurs fois, ou encore à l’ensemble des travaux de Carlo Ginzburg. Pour ce dernier, on peut lire en ligne un entretien où il aborde justement la question du vrai en histoire (Dufoix, 2014).
Au moment de quitter la Villa, je me dis que je n’ai pas du tout écrit ce que j’aurais voulu, je ne sais même pas si j’ai amorcé quoi que ce soit sur les possibilités de dire le vrai en histoire et sur quelques exemples de distorsion du récit historique. Mais c’est qu’il me faut surtout maintenant me recroqueviller sur des projets qu’il faut mener à bien. En conséquence, l’écriture numérique que je pratique avec délectation depuis un moment doit être interrompue. On verra bien pour combien de temps. Les interrogations mentionnées durant ce mois de janvier 2015 me serviront à construire une réflexion qui m’aidera à mener à bien ces projets. Je remercie le lectorat, mais également ceux et celles qui habitent ce livre pour dire leur part de vérité.
Alors oui on se croisera à nouveau. Et ce sera chouette.
Références
Bolaño, R. (2011). 2666. Gallimard.
Bouchet, T. (2014). Fruits défendus. Socialismes et sensualité du XIXe siècle à nos jours. Stock.
Dufoix, S. (2014). L’histoire marche en boitant. Entretien avec Carlo Ginzburg. Socio, 3, 247-261. En ligne : https://doi.org/10.4000/socio.698
Jablonka, I. (2014). L’Histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales. Seuil.
Kalifa, D. (2013). Les Bas-fonds. Histoire d’un imaginaire. Seuil.
Traïni, C. (2009). Choc moral. In Fillieule, O., Mathieu, L. & Péchu, C., Dictionnaire des mouvements sociaux (p. 101-102). Presses de la fondation nationale des sciences politiques.
Zaoui, P. (2010). La Traversée des catastrophes. Philosophie pour le meilleur et pour le pire. Seuil.
- Ce texte prend ses sources dans des billets écrits à La Villa : https://reflexivites.hypotheses.org/6754; https://reflexivites.hypotheses.org/6771; https://reflexivites.hypotheses.org/6783; https://reflexivites.hypotheses.org/6777; https://reflexivites.hypotheses.org/6790; https://reflexivites.hypotheses.org/6802. ↵
- L’affaire est mentionnée dans la presse quotidienne les 7 et 8 juillet 1914, en particulier dans Le Petit Parisien et dans l’Echo de Paris. J’ai également consulté une liasse concernant l’affaire aux archives de la Police de Paris. La citation est extraite du premier rapport, signé par le commissaire Vaissière. ↵