Pour mieux faire connaissance

L’itinéraire d’un rebelle discipliné

Avant de partager avec le lectorat les découvertes qui ont fait l’objet de cet ouvrage, je dévoile dans ce qui suit quelques arrières-plans d’une vie scientifique qui s’étend sur six décennies et qui ne s’est pas seulement heurtée aux aléas du politique aux échelles nationale et internationale. Les obstacles auxquels cette démarche s’est confrontée ont d’abord, et principalement, émergé dans ma réflexion de chercheur qui, depuis la fin des années 1960, ne voulait plus lâcher une question centrale et sensible, celle de la généralisation de la propriété privée en Afrique. Le matériel conceptuel adéquat pour parler en scientifique et se faire accepter par le milieu universitaire restant à inventer, je dus bricoler pendant des années des réponses provisoires, me positionnant ainsi en rupture avec l’ensemble du monde académique avec lequel il m’a pourtant fallu composer.

Pour caractériser ma position, j’ai employé dans le titre de ce texte l’expression « rebelle discipliné ». Techniquement, il s’agit d’un oxymore, c’est-à-dire d’une formulation dans laquelle deux termes sont contradictoires mais où le second peut avoir pour fonction de corriger, généralement en l’adoucissant, le sens du premier. J’ai emprunté l’expression à l’un de mes collègues, professeur au Collège de France, dont le père, officier supérieur de l’armée française, entendait bien que son fils s’inscrive dans la tradition familiale. Celui-ci se retrouva dès son plus jeune âge dans une école militaire et ne put s’en échapper qu’à sa majorité, pour pratiquer la littérature. Il dut ainsi, pendant plus de dix ans, discipliner sa rébellion.

J’avais vécu auparavant une aventure semblable, le milieu étant celui des juristes et le cadre de formation un collège de Jésuites. Je ne pouvais y échapper car il n’était pas pensable, durant la décennie 1950 et dans une ville moyenne de province française, qu’une personne de ma famille fréquente l’école publique. C’est ainsi que mon adolescence et le début de ma vie d’adulte furent structurés par une rébellion instinctive, d’abord contre les Jésuites puis, à l’université, contre les juristes, car mon père n’avait accepté de m’aider financièrement dans mes études que si je faisais du droit, « qui donne un métier dont on peut vivre ». Après, m’avait-il dit, « tu feras ce que tu voudras », et ce que je voulais, c’était l’anthropologie, le seul beau cadeau des Jésuites, en dehors d’une formation intellectuelle de qualité, que je devais à mon professeur de philosophie.

 Je fus donc engagé durant toute la décennie 1960 dans un double cursus universitaire, d’abord de droit, dont je passai les examens en première session, puis de sociologie-anthropologie en Sorbonne, dont je présentai les examens en seconde session. Ce fut lourd à vivre, car il fallut y ajouter le service militaire et un mai 1968 perturbateur. Il y aurait eu excès de discipline si la tendance à la rébellion n’avait été revigorée par l’arrivée à la Faculté de droit de Paris, en 1963, d’un jeune professeur d’histoire des institutions, Michel Alliot, de retour de Dakar où il avait jeté les bases d’une nouvelle discipline, l’anthropologie juridique, en rompant de manière exceptionnelle avec l’ethnocentrisme habituel de ce type d’enseignement. Au lieu de s’appuyer sur les catégories du droit occidental pour décrire la vie juridique des Africains et Africaines, il partait des pratiques et comportements qu’il avait observés pendant des années dans un village sérère où il avait vécu, à 80 km de Dakar. Il nous présenta ainsi une vision animiste du monde. Je lui emboitai le pas dans mon premier terrain d’anthropologue en pays wolof, toujours au Sénégal, puis par une thèse d’État en droit sur la réforme foncière dite « du domaine national » qui débuta au Sénégal en 1964 et dont j’allais suivre les péripéties jusqu’à maintenant.

Je crois avoir ainsi dessiné le cadre et les bases d’un parcours scientifique qui peut être résumé par ces quelques options essentielles :

  • J’ai tout d’abord été associé à la fondation de l’anthropologie juridique, nouvelle discipline qui prit le nom d’anthropologie du droit durant la décennie 1970. J’ai contribué à lui donner ses bases méthodiques et épistémiques principales. Je devins en 1988 le directeur du Laboratoire d’anthropologie juridique de Paris, succédant ainsi à Michel Alliot, et publiai ma synthèse théorique majeure, Le jeu des lois, une anthropologie « dynamique » du droit, en 1999 chez LGDJ.
  • Dès le début de la décennie 1970, j’ai multiplié les terrains et les pratiques de recherche fondamentale et appliquée, passant du Sahel à l’Afrique centrale puis à l’océan Indien (Madagascar, Comores). J’ai ouvert un gros chantier sur la justice des mineurs en France afin de décoloniser nos analyses sur la justice, ce qui m’a aussi conduit à travailler la négociation dans le droit, puis sur les politiques de médiation, dont je reste un spécialiste. Ce souci de décoloniser le droit a justifié mon invitation au début des années 1980 par le Centre de recherches en droit public de l’Université de Montréal et sa directrice, Andrée Lajoie, à travailler la décolonisation de la question autochtone. J’ai ainsi été mobilisé jusqu’au milieu des années 2010 sur le grand chantier « Peuples autochtones et gouvernance », dans lequel on m’avait confié la question des revendications territoriales. Entre temps, j’ai inséré la question autochtone dans la problématique plus générale de la juridicité.
  • Le concept de juridicité, cet englobant de notre droit positif dont je traite à titre principal ici, ne s’est imposé que lentement dans mon travail, tant était grand le risque de rejet venant du monde académique et singulièrement des professeur-e-s de droit attaché-e-s à leurs conceptions monologiques. J’ai attaqué ce dossier en trois temps, en commençant par la question du droit coutumier, dont j’ai montré dès 1984 à Bruxelles le caractère ethnocentrique, en travaillant en particulier le sens de la coutume. Puis je concentrai mes analyses sur l’invention du droit moderne, montrant qu’il ne s’agit en fait que d’un folk system, une création culturelle particulière, propre à l’espace-temps européen de ces derniers siècles, qui ne saurait revendiquer indûment une universalité en tous temps et en tous lieux. Enfin, je décortiquai le droit de propriété privée, lequel constitue l’enjeu de mon livre La Terre de l’autre (LGDJ, 2011).
  • La propriété privée et les communs représentent le chantier central et le plus fécond de mon travail. C’est par la généralisation de la propriété privée que la soumission des Africains et Africaines au capitalisme a été recherchée. En 1964, le président du Sénégal Léopold Sédar Senghor avait tenté d’en circonscrire l’impact avec sa loi sur le domaine national, mais l’application en a été détournée. L’enjeu de la soumission par la propriété privée reste donc permanent.

Dans ces derniers travaux, j’ai été amené à distinguer deux types de propriété. Premièrement, lorsqu’elle reste exclusive, donc qu’elle coupe les relations avec l’ancien titulaire de la chose tout en ayant un champ d’exercice limité soit à certains objets, soit à certains acteurs, la notion de propriété peut se retrouver dans toutes les sociétés. En Afrique, elle concerne surtout les bijoux, les outils et les armes. Mais si on ajoute l’absolutisme à l’exclusivité, autorisant le détenteur de la chose à en disposer de manière plus discrétionnaire, alors on est face à une propriété privée qui prend un rôle central dans les rapports fonciers, en autorisant l’aliénation des droits sur la terre. Le Common law distingue ainsi entre Property rights, ou droits d’appropriation inscrits dans un « panier de droits » et consolidant les usages reconnus sur les communs, et ownership, dont la racine own indique le caractère exclusif et absolu, fondant ainsi le droit de propriété privée.

La seconde distinction porte sur le caractère récent de l’invention de la propriété, malgré les précédents du droit romain, et ce, tant en droit anglais que français. La grande affaire des « enclosures » anglaises, qui s’étire du XVIe au XVIIIe siècles, l’illustre explicitement. La fermeture des champs en communs par des haies pour privilégier l’élevage ovin en vue de l’exportation de la laine fixe les espaces et les droits, puis favorise les possibles aliénations qui vont donner naissance au principe de l’échange généralisé, donc au capitalisme. Ainsi, la propriété privée a été à l’origine de la disparition des communs fonciers puis, plus généralement, de l’idée de communs fondés sur un partage des utilités. On y préfère l’efficacité apparente et l’immédiateté de l’échange marchand, processus qui ne cesse de se développer devant nous avec la financiarisation du capitalisme contemporain. Au risque du désastre!

Ces analyses nous ouvrent de nouvelles questions et critiques substantielles de la modernité juridique, comme la notion de souveraineté, par exemple. Mais aborder ce thème ici nous éloignerait du principe d’une notice introductive : il faudrait rédiger une biographie dont je ferai l’économie. Lecteurs et lectrices, vous avez sans doute deviné que, malgré bien des difficultés, cette vie de chercheur m’a comblé. Tout en sachant que les jeunes générations de chercheurs et chercheuses ne pourront plus en remplir les multiples conditions, il faut persévérer sinon dans la rébellion, du moins dans la transdisciplinarité.

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La révolution des communs et le droit Copyright © 2021 by Étienne Le Roy is licensed under a License Creative Commons Attribution - Partage dans les mêmes conditions 4.0 International, except where otherwise noted.

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