7 L’originalité juridique des communs

Ce chapitre a pour objectif de mettre en évidence les données constitutives d’un modèle de juridicité susceptible d’être expérimenté puis appliqué et généralisé aux communs selon la dynamique de « la mise-en-commun ». Ce modèle produit, pour la période contemporaine, les « néo-communs » que j’aborde dans la deuxième partie du livre. Il permet ainsi de construire une théorie compréhensive de la juridicité qui, dans ses relations avec le droit, échappe au principe de présentation selon la logique du contraire. La démarche proposée ici reste fidèle aux consignes logiques transmises par André Régnier à l’Université Paris 7 et qui ont été discutées en 1972 (Le Roy, 1972).

Maîtriser la diversité des communs par leur modélisation

La modélisation s’impose au chercheur ou à la chercheuse non point selon la prétention « esthétique » de faire de la science, mais parce que cette méthode permet « soi-même et rigoureusement » d’identifier puis d’interpréter les pratiques sociales en cause dans les communs. Je suis resté fidèle, depuis les années 1970, aux propositions logiques qu’André Régnier, alors professeur à l’Université Paris 7, m’avait transmises. Si j’étais alors encore incapable de conceptualiser l’objet « communs » qui n’émergera que dans les années 1990, c’est bien de cela dont il était question, ou plus exactement de l’expérience sénégalaise de constitution de communs administrés à partir d’une pratique foncière immémoriale mais aussi, à chaque occasion, réajustée.

Les propositions d’André Régnier

I. Un modèle constitue une représentation à la fois simplifiée et globale. […] On envisage le phénomène d’un certain point de vue. […] On abstrait certains aspects du concret, ce qui simplifie. Par ailleurs, les aspects retenus le sont d’un certain point de vue mais tous ceux qui importent de ce point de vue sont choisis, ce qui rend globale la représentation fournie par le modèle. Le point de vue est un ensemble de questions et ces questions ne sont pas quelconques; elles sont en nombre restreint, elles ont un sens eu égard aux procédés d’observation. […] Grâce à son caractère d’objet défini, le modèle laisse beaucoup plus facilement déterminer sa valeur scientifique, c’est-à-dire le champ de questions auxquelles il permet de répondre et quelles réponses il fournit (Régnier, 1968 : 309).

II. En tant qu’objet abstrait, le modèle n’existe que par sa définition et il ne peut valoir mieux qu’elle. […] Il en résulte qu’on renonce ainsi obligatoirement au langage métaphorique (ibid. : 309-310).

III. Lorsqu’elle est possible, la définition axiomatique des termes et des relations permet d’introduire des notions entièrement nouvelles de façon tout à fait rigoureuse et de donner un sens bien déterminé, en les remodelant, à des notions familières ambiguës (ibid. : 310).

IV. En tant qu’objet abstrait correctement défini, le modèle nous offre toutes les ressources du raisonnement logique. La logique est formelle, elle prouve en faisant régner une nécessité dans la syntaxe du discours, alors que nos raisonnements usuels créent une évidence par le sens du discours (ibid. : 310).

V. Enfin, la construction d’un modèle nous épargne les difficultés relatives à l’induction. Le modèle est posé décisoirement et les hypothèses n’ont pas à être justifiées par des considérations tirées de l’expérience. Le modèle n’est ni vrai ni faux, il est bon ou mauvais par rapport à un champ de questions et on le juge ainsi (ibid. : 312).

Approche d’un modèle de la juridicité applicable aux communs

Je rappelle que l’objectif est de concevoir un modèle qui réponde à trois contraintes. Premièrement, la juridicité étant supposée, par hypothèse, être un englobant du droit, les caractéristiques de ce modèle doivent, d’abord et à la fois, contenir les paramètres qui définissent le droit et s’en différencier de manière notable, significative et originale. On ne doit pas pouvoir supposer que la juridicité est un sous-produit du droit puisqu’on observe historiquement l’inverse, le droit (positif) étant son dérivé particulier depuis le XVIIe siècle européen.

Deuxième contrainte, il n’est pas concevable d’aborder ces différences selon le principe du contraire, car j’ai démontré, à la suite de l’anthropologue Louis Dumont (Le Roy, 1999), que la mise en œuvre de ce principe du contraire aboutissait en fait à nier l’originalité du terme de la comparaison qui n’était pas spontanément privilégié dans les référents culturels de l’observateur. Pour récuser le risque de caricature de la juridicité à partir d’une lecture de juriste, j’adopte une présentation basée sur des homéomorphismes. Ils sont définis comme « des bijections qui, à deux éléments voisins d’un ensemble fait correspondre deux éléments également voisins d’un autre » (Le Petit Robert, 2012 : 1242). En fait, j’élargis cette notion de bijection non seulement à deux éléments, mais à ‘n’ éléments, l’apport central étant que la bijection est « une application qui, à tout élément de l’ensemble de départ associe un et un seul élément de l’ensemble d’arrivée » (ibid. : 252).

Il existe une troisième contrainte à prendre en considération dans la définition du modèle : le fait qu’une part importante du matériel à mobiliser pour concevoir ce modèle relève de ce que Rodolfo Sacco (2008) désigne comme « le droit muet », c’est à dire basé sur des actes, des comportements, des « faits » non directement nommés par les usagers et usagères. J’associe au droit des « dits textualisés », le plus souvent fortement théorisés ou abstraits (normes générales et impersonnelles), alors que, pour ce qui concerne la juridicité des communs, ce sont des actes et des comportements qui peuvent ou non être associés à des « dits » — dits qui ne prennent toute leur signification qu’en considérant qu’ils sont énoncés en relation avec ces actes de la pratique. Ils appartiennent à des modèles de conduites et de comportements qui s’inscrivent dans des systèmes de dispositions durables tels que définis par Pierre Bourdieu sous le terme d’« habitus » (Bourdieu, 1980; 1986).

Qualifier les caractéristiques de la juridicité selon les exigences de la méthode scientifique revient à chercher les équivalences notionnelles des concepts du droit sans succomber à l’englobement du contraire dénoncé par Louis Dumont. Cette démarche consistant à confronter une science constituée à des savoirs méta-scientifiques est anthropologiquement périlleuse, car elle comporte le risque de nous faire passer à côté de l’essentiel, du « diacritique » de l’altérité de la juridicité, en sous-estimant sa part d’originalité, voire en nous faisant expérimenter les limites de l’abstraction. Cette démarche reste naturellement soumise à la contre-expertise.

Un modèle de la juridicité de la mise-en-commun

Ma démarche est une application de la théorie des communs afin d’identifier un paradigme original de la juridicité, propre à ce type d’expériences. Cette théorie a émergé progressivement de travaux africanistes, rencontrant un intérêt nouveau ces dernières années tant dans le monde académique que dans celui du développement international (Le Roy, 2011; Delmas et Le Roy, 2019). Deux préoccupations sont alors apparues : privilégier le « faire commun » qui est « mise-en-communs » pour traduire, ainsi que je l’ai dit au départ, le  commoning anglais, puis privilégier la dimension casuistique pour éviter une dénaturation de l’objet. Le risque est de reproduire intellectuellement le syndrome des enclosures anglaises qui, par un jeu de disqualifications, peut aboutir à une dissolution des expériences contemporaines dont je traite dans la deuxième partie.

Ceci posé, revenons aux observations et propositions d’André Régnier à propos du « point de vue (entendu comme) un ensemble de questions et ces questions ne sont pas quelconques; elles sont en nombre restreint, elles ont un sens eu égard aux procédés d’observation » (Régnier, 1968: 309). Dans les débats contemporains sur les communs, la notion de commun fait l’objet d’une insuffisante rétrospective historique, ce que vient de corriger Bruno Delmas (Delmas et Le Roy, 2019). Sans doute n’oublie-t-on pas la tragédie initiale des enclosures anglaises, entre la fin du XVIe siècle et le milieu du XVIIIe, puis françaises avec la transformation des communs en communaux en 1793, parce qu’elle a signifié la disparition des communs au moins de la scène publique et des pratiques reconnues et instituées. Mais on néglige les effets délétères des confrontations contemporaines de ces communs avec les deux grands acteurs de la scène contemporaine, l’État et le Marché généralisé, qui ont produit leur affaiblissement et parfois leur perte (Bollier, 2014 [2013]: 179). S’il y a une logique originale et initiale des communs qui doit être soigneusement identifiée et analysée (dénommée dès lors primo-communs), les formes que prennent ou qu’adoptent les pratiques de partage dans les contextes contemporains sous l’impact de l’État et du marché généralisé ne peuvent qu’être spécifiques et doivent trouver une place propre par rapport à l’idéologie de la propriété privée qui sature l’ensemble de nos comportements. J’ai donc été amené, dans des travaux récents (Le Roy, 2019), à distinguer entre primo-communs existant avant ou en dehors de l’État et du marché généralisé et néo-communs qui tentent de se développer dans le contexte de nos sociétés post-industrielles dominées par la financiarisation des systèmes de production et des conditions de vie. Et ce sont bien ces néo-communs qui posent actuellement les questions les plus cruciales, comme on le verra dans la deuxième partie.

Pour préciser ce modèle de juridicité et avancer dans la compréhension de ses enjeux en retrouvant l’esprit du multijuridisme et les implications méthodiques du Jeu des lois (Le Roy, 1999), je présente d’abord l’outillage conceptuel des homéomorphismes entre droit et juridicité. Puis je consacre le deuxième temps de l’argumentation à leur mise en dynamique par un modèle des primo-communs.

Comprendre les différences entre droit et juridicité : quelques homéomorphismes mobilisés par les communs

Je vais analyser successivement l’idée de partage, deux formules de régulation des communs qui permettent de justifier le principe d’un modèle « commun », puis les homéomorphismes qui les distingueront.

L’idée de partage

Nous sommes, de nos jours, plus familiers avec la notion d’échange qu’avec celle de partage. Ce n’est pas nécessairement faute de générosité: l’échange marchand sature notre quotidien. Il peut aussi arriver que nous soyions piégés par un usage inconsidéré de ce vocabulaire et qu’on dise « échange » quand on pense « partage ». L’échange a ses mérites, mais il peut avoir pour inconvénient de couper des relations avec la chose ou la ressource alors que, sentimentalement, idéologiquement ou systémiquement, la rupture n’est pas possible ou pas acquise. Cet effet de rupture de l’échange, il est vrai compensé par le retour d’un contre-don ou d’une ressource compensatoire, ne se retrouve pas dans la notion de partage qui recèle cependant des virtualités qu’il convient de dégager puis de maîtriser.

En effet, le partage est bifrons, à double visage. Il désigne à la fois ce qui réunit et ce qui divise et commande ainsi deux attitudes qui sont tendanciellement complémentaires mais qui peuvent être pratiquement concurrentes et opposées.

Tableau 2. Homéomorphisme du partage
Réunir avec Diviser entre
Inclusion Exclusion

En raison de la part d’exclusion dans le partage (ce qui le fait ressembler à l’échange sur ce point), la reconnaissance de la place que l’inclusion y occupe n’est ni immédiate ni toujours stable ou pérenne. Dans nos sociétés individualistes, la dimension de l’exclusion est explicitement ou implicitement privilégiée. Dans les sociétés communautaristes africaines, la part de l’inclusion prévaut, mais peut être questionnée. En fait, si on associe l’inclusion à la recherche de l’égalité, on sera étonné ou choqué par les discriminations que peuvent supposer tant le partage que les communs. De même, le constat que l’idée de liberté n’est pas naturellement associée aux communs peut poser de gros problèmes en démocratie représentative, en obligeant à recomposer la participation citoyenne et le statut des intermédiaires faiseurs de votes.

Le point de départ partagé : les modes de gestion des ressources et leur croisement

Distinctions de base

Ce qui est utile à l’être humain est traité par lui comme des ressources qui sont, dès lors, appropriées, au sens générique de « on leur donne une destination propre ». De cette proposition découle deux séries de difficultés : peut-on qualifier ces ressources et que doit-on entendre par appropriation?

Pour identifier les ressources, on doit tenir compte de leurs spécificités. Rappelons des distinctions déjà évoquées précédemment. Les ressources peuvent être matérielles, naturelles et renouvelables (le vivant) ou non renouvelables (géomorphologie) et immatérielles (artificielles), fondées sur des connaissances, compétences, savoir-faire et savoir-penser. Sans être en nombre infini, ces ressources se révèlent dans toutes les sociétés, incluant les sociétés de chasse et de collecte comme les Aborigènes d’Australie, d’une extrême diversité et d’une grande richesse dès lors qu’on y inclut les ressources immatérielles.

L’appropriation qui nous intéresse plus directement ici, celle des communs fonciers, pose la question du mode de gestion de ces ressources, ouvrant ici aussi à une nouvelle distinction. Leur gestion peut être en effet fondée sur deux logiques que, en l’état de nos connaissances, on peut retrouver dans toutes les sociétés, mais à des degrés si divers qu’on peut poser que chaque société invente son propre équilibre entre les diverses ressources, les bénéficiaires et les formes d’inclusion et d’exclusion de leurs bienfaits.

  1. La ressource peut être « appropriée à », donc utilisée en rapport avec les services qu’elle peut rendre, selon une approche fonctionnelle, inclusive et pragmatique et selon que ces services sont disponibles ou à créer pour répondre à de nouveaux besoins.
  2. La ressource peut être « appropriée par », selon une logique d’appartenance adossée à une conception institutionnelle de l’organisation des droits sur la ressource. Ce mode de gestion autorise l’exclusion, inhérente au droit « générique » de propriété en particulier. Quand ce droit exclusif devient absolu et donc autorise l’exercice d’une aliénation discrétionnaire, on est face à la propriété privée.

Remarques complémentaires

1. Historiquement, la logique « d’appropriation à » selon les services rendus, à la base des communs, a dominé dans toutes les sociétés qui avaient échappé à ce que l’on appelait dans les années 1970 « le mode de production asiatique ». Celui-ci était dominé par l’exercice d’un « droit » exclusif et souverain sur les principales ressources nécessaires à la reproduction de la société, au profit du pharaon, du sultan ou de l‘empereur et pour gérer les grands ouvrages hydrauliques, par exemple. Cet imperium se rapprochait de la conception moderne de la propriété sauf en ce que — et ce trait est déterminant — le droit exclusif n’était pas absolu, n’impliquant pas le droit d’aliénation.

La logique de « l’appropriation à » pouvait s’appliquer à trois grands types de services :

  • Les premiers sont patrimoniaux, liés à un individu que notre droit traite juridiquement comme une personne physique ou morale, le patrimoine étant le double de la personne juridique;
  • Les deuxièmes se caractérisent par le souci d’une socialisation, donc sont liés à l’appartenance à un collectif (de la famille à l’ethnie ou la nation) qui induit droits et obligations particuliers;
  • Enfin les services environnementaux, liés à notre commune appartenance à l’humanité, et qui prennent depuis ces trente dernières années une place de plus en plus essentielle dans notre survie.

La logique de « l’appropriation par » est devenue majoritaire dans les sociétés occidentales depuis ces deux derniers siècles sous l’impact de l’État, du marché généralisé et de la marchandisation de l’ensemble des ressources et des patrimoines. Nous devons cependant distinguer entre trois types de propriétés selon le degré de liberté et de disponibilité de la ressource dans l’aliénation.

  • La propriété privée, exclusive et absolue des particuliers est organisée en droit français par les articles 537 à 544 du Code civil. Elle est transmissible discrétionnairement et constitue la base des patrimoines.
  • La propriété de l’État dont bénéficient tous les citoyens et citoyennes est exclusive mais pas absolue car elle soumise aux règles de la domanialité publique (inaliénabilité de principe avec des exceptions) ou privée (selon les exigences et besoins des services publics).
  • La co-propriété, est un régime intermédiaire entre les deux précédents car il suppose des rapports inclusifs entre co-propriétaires. Leur droit absolu est organisé, donc limité, par une législation particulière et par le droit des sociétés. Les communaux de l’article 542 CC sont maintenant reversés dans le domaine privé des communes et on voit apparaître des types hybrides contemporains de propriétés partagées qui pourraient être traités en néo-communs (voir la deuxième partie de ce livre).

Dans le cadre d’une synthèse des politiques foncières où ces questions avaient déjà été abordées (Le Roy, 2011), j’avais proposé de préférer la notion d’appropriation à celle de partage, car elle est moins marquée idéologiquement. J’avais postulé qu’elle était susceptible de s’appliquer dans les deux registres et, en particulier, qu’elle permettait d’éviter les mauvais usages d’une terminologie discutable tels que « propriété partagée », « propriété commune » et autres biens communs (Le Roy, 2018).

Tableau 3. Homéomorphisme de la ressource partagée
La ressource est appropriée
à : par :
Destinée à des usages, services ou utilités partagés avec des commoneurs et commoneuses Réservée à des bénéficiaires pour exercer sur un bien un droit exclusif, voire absolu (cas de la propriété privée)

2. Pour l’époque contemporaine, je fais deux hypothèses. J’accepte tout d’abord l’idée que les primo-communs qui se développent en dehors de l’État et du marché généralisé n’ont plus qu’une place « à la marge » des conduites sociales et économiques. Ceci ne veut pas dire qu’ils sont marginalisés, car leurs contraintes propres continuent d’inspirer tout ce qui prétend relever de pratiques de partage, explicitement et, surtout, implicitement. Leur prise en compte reste donc incontournable.

Mais, dans un monde marqué par la généralisation de la marchandise, les deux modes de gestion de la ressource se trouvent effectivement associés, voire entremêlés, en des néo-communs, selon des combinaisons et des montages que nous connaissons encore mal, faute d’études systématiques sur ce problème et sur ces incidences actuelles. On ne peut encore prétendre à des connaissances assez générales pour les systématiser. On peut cependant supposer qu’une bonne compréhension des logiques à l’œuvre permettrait une meilleure régulation des activités et réduirait la conflictualité potentielle de montages juridiques mal appréciés et ainsi caricaturés. Dans les deux tableaux suivants, je privilégie des homéomorphismes qui permettent d’identifier des logiques à la fois originales et archaïques des primo-communs que, par application de mes règles de méthode, j’axiomatise pour pouvoir les réviser si le besoin s’en faisait sentir.

Les homéomorphismes dans la juridicité du droit et des primo-communs

Ces deux tableaux résument des discussions qui n’ont sans doute pas trouvé leur terme, en particulier pour ce qui concerne la sanction comme trait diacritique de la juridicité en général et des communs en particulier.

Tableau 4. La juridicité comme un englobant : critères spécifiques
La juridicité du droit positif La juridicité des primo-communs
Monopole de l’État « Libre » décision des commoneurs et commoneuses
Autonomie, voire autopoïétisme Hétéronomie
Prétention à la neutralité et à l’universalisme (anhistorisme) Particularismes acceptés, voire revendiqués, mais généralité des pratiques dans l’espace « depuis la nuit des temps »
Monologisme Multijuridisme/pluralisme normatif
Normes générales et impersonnelles (NGI) Conduites, comportements (MCC) ou habitus (SDD) propres à ce groupe-là, dans ces conditions-là
Formalisme de l’écriture juridique (codification) Formalismes de la gestualité et, éventuellement, de l’oralité juridique

Les notions introduites en première colonne renvoient à la culture des juristes du point de vue d’un anthropologue adoptant l’ombre d’une distance critique quant à leur généralité. Je ne commente que ce qui concerne la vaste, imprécise et tumultueuse question de la définition de ce qui est juridique dans les deux domaines d’investigation.

Tableau 5. La sanction comme fondement de la juridicité
du droit des primo-communs
Le fait d’une autorité spécialement habilitée au sein de l’appareil de l’État pour donner une force opposable et le caractère d’obligation à une norme; la punition qui en résulte éventuellement Le fait d’autorités habilitées au sein de chaque collectif impliqué pour former ses membres, informer, avertir, décider, condamner et exécuter leurs décisions

À la lecture de l’entrée « Sanction » du Dictionnaire de la culture juridique, par Alain Laquièze (2003 : 1381-1384), on remarque que la doctrine juridique continue à poser « l’impossible définition du droit par la sanction ». Elle reste attachée à sa dimension punitive alors qu’il me paraît indispensable de lui donner une dimension plus formelle et rituelle, comme tout acte par lequel une autorité reconnue comme exerçant légitimement sa puissance au sein du groupe et (quelle qu’en soit la taille ou le degré d’institutionnalisation) peut introduire une obligation d’obéissance à la norme décidée ou appréciée collectivement.

 Approche dynamique d’un modèle des primo-communs

Je détaille ci-dessous les traits les plus significatifs du modèle des primo-communs, ainsi que certains attributs de leur juridicité.

Synthèse de l’approche des communs

Une tentative de délimitation de la question

Un commun n’est ni un bien ni une chose mais une pratique sociale et politique de partage, privilégiant l’appropriation inclusive à un usage et les utilités qui y sont associées. La propriété privée, quant à elle, porte sur des choses qui, en entrant dans la vie juridique (c’est-à-dire soumises au droit positif), sont dès lors traitées comme des biens. Il n’y a pas, sous cet angle, de continuité logique et institutionnelle entre communs et propriété privée, laquelle représente un saut qualitatif déterminant (et a d’ailleurs été interprétée comme une rupture positive avec un ordre ancien). Alors que la propriété est un ius in re, un droit sur la chose qu’on peut même interpréter comme ius in rem, un droit contre la chose lorsqu’il emporte la possible destruction de la chose, le commun autorise l’exercice, entre les commoneurs et commoneuses, de l’usage des utilités des choses. Parler de propriété y est donc impropre. Comme on vient de le noter, cette impropriété peut se révéler avoir des conséquences dramatiques quand on associe le concept de propriété ou ses démembrements (des droits « sur » les choses) à un contexte qui ne reconnaît que « des droits entre » parties prenantes aux communs. N’en déplaise aux thuriféraires de la propriété privée, il est des situations où cette propriété est contreproductive, délétère ou antiéconomique, même s’il n’est pas toujours facile de faire reconnaître la place et l’efficacité des communs dans un monde où la marchandisation est dominante. Déplacer les priorités de la vie sociale et économique de l’objet des droits vers les sujets du droit (et de la juridicité des communs) et leurs intérêts comme membres d’une même humanité puis d’une même planète devient un enjeu politique majeur dans un contexte de crise climatique et écologique et de besoin de réappropriation citoyenne des modes de gouvernance.

J’ai également mis au jour un enjeu de technique juridique en travaillant sur les politiques de réformes foncières. Dans ce champ particulier qui porte sur les ressources naturelles renouvelables gérées en communs, il est impropre de mobiliser les catégories du droit, de la propriété et de ses démembrements. Est pertinente ici la notion ancienne de « maîtrise » en lui redonnant un sens adapté à des usages actuels.

La notion de maîtrise suggère l’exercice d’un pouvoir et d’une puissance, donnant une responsabilité particulière à celui qui, par un acte d’affectation de l’espace, a réservé plus ou moins exclusivement cet espace. La notion de maîtrise permet de relier les références à la souveraineté et à la propriété qui « encadrent » les pratiques […] Une maîtrise peut ouvrir à plusieurs pratiques différentes (Le Roy, 1995 : 489; 2017g).

Sur cette base et en mobilisant certaines classifications théoriques d’Elinor Ostrom[1], j’ai élaboré la théorie des maîtrises foncières qui avait fait l’objet d’une présentation en 1996 (Le Roy, Karsenty et Bertrand, 2016 [1996]), puis d’un exposé systématique dans le chapitre 7 de la Terre de l’autre (Le Roy, 2011 : 341-378).

Il y a enfin une dimension politique : « Comme principe, le commun définit une norme d’inappropriabilité » (Dardot et Laval, 2014, 583)[2]. Ces auteurs ajoutent : « Il impose en effet de refonder toutes les relations sociales à partir de cette norme » (ibid. : 583). Prise à la lettre, cette affirmation pose des problèmes complexes, mais elle exprime bien un des engagements contemporains les plus moteurs pour les commoneurs et commoneuses engagé-e-s dans la lutte sociale et politique anticapitaliste. Dans cet esprit, ces auteurs proposent dix principes (ibid. : 578-583).

  1. Le commun, comme substantif, est un principe, au sens de ce qui est à l’origine des choses.
  2. Il n’est pas seulement un principe, mais « le » principe politique fondé sur l’acte de délibération.
  3. C’est la « co-activité » qui est au fondement de la « co-obligation » et de l’agir commun.
  4. Le commun n’est ni un objet ni une fin. Il est « premier », princeps et pro-jet.
  5. Il n’est donc pas non plus une chose (res) et la notion de res communis devrait, en bonne logique, [et je suis en accord avec ces auteurs] être abandonnée.
  6. Par commun, on désignera ce qui est pris en charge par une activité de mise en commun. Seule la pratique « communise la chose en l’inscrivant dans un espace institutionnel par la production de règles spécifiques relatives à sa prise en charge » (ibid. : 581).
  7. « Le commun est avant tout affaire d’institution et de gouvernement » (donc) « prend en charge les conflits et cherche à les surmonter » (ibid. : 581-582).
  8. « (L)e commun a vocation à prévaloir tant dans la sphère sociale que dans la sphère politique publique » (ibid. : 582).
  9. La fédération des communs dans ces deux sphères débouche sur une démocratie des communs.
  10. Les relations sociales doivent être repensées à la lumière de l’inappropriabilité.

(L)’inappropriable n’est pas ce qu’on ne peut pas s’approprier, c’est-à-dire ce dont l’appropriation est impossible en fait, mais ce qu’on ne doit pas s’approprier, c’est-à-dire ce qu’il n’est pas permis de s’approprier parce qu’il doit être réservé à l’usage commun (Dardot et Laval, 2014 : 583)

Les trois variables clefs du partage par les communs

Dès lors que les communs ne sont pas que des biens, des ressources ou des richesses mais des pratiques sociales partagées, on peut les définir par trois attributs. « Ce sont des ressources, plus une communauté définie et des protocoles, valeurs et normes inventés par cette communauté pour gérer certaines ressources […] comme des communs » (Bollier, 2014 [2013] : 179). C’est donc un ensemble complexe de rapports communautaires, de catégories d’objets et de fonctions (ressources) et de règles de gestion assurant à la fois les conditions d’accès et les modes de gouvernance.

  • Un collectif, dit « communauté ». Le terme « communauté » a actuellement mauvaise presse en France en étant associé à la xénophobie ou au refus de l’ouverture à l’altérité. Cette interprétation repose sur une méconnaissance de la richesse de l’expérience communautaire. Dans notre contexte, il s’agit de la désignation générique d’un collectif d’individus réunis autour d’un intérêt commun à défendre ou à organiser sur la base de la parenté, du voisinage ou de formes plus électives ou contractuelles. Ce collectif a toujours des limites dans la composition et des conditions d’entrée, voire de sortie pour les « free riders », les cavaliers et cavalières libres qui ignorent les règles communes, donc des droits et des sanctions.
  • Une ou des ressource(s). Elles peuvent être matérielles ou immatérielles. Ces dernières, telles les connaissances techniques, sont de plus en plus valorisées. Chaque ressource a vocation à générer un commun singulier si bien que le collectif peut avoir à gérer un portefeuille de plusieurs communs selon des règles originales et complémentaires.

Ces ressources sont décrites précisément; les malentendus sur les désignations doivent être levés. Par exemple, il ne suffit pas de parler de droits de pâturage en général, mais il faut préciser si les fourrages sont herbacés ou aériens, quel type de ressource est ou n’est pas exploitable et par quel type de ruminant, à quelle période, selon quel ordre d’accès à la pâture ou au point d’eau, avec quelles contreprestations en lait, en beurre, en viande, en cheptel, en monnaies. La valeur d’échange de ces ressources, suivant une évaluation monétaire, et leurs utilités doivent servir les fins collectives (« à but non lucratif ») tant que les ressources ne sont pas traitées uniquement comme des biens; ces clauses ne sont pas exhaustives. On observe ici le risque de passer d’un « approprié à » à un « approprié par », donc que les communs soient absorbés par une logique de propriété privée si l’hybridation avec le marché est mal négociée.

  • Des règles de gestion. Pas de règles, pas de communs. Notons que les formulations implicites et inférentielles de ces règles sont les plus fréquentes. Tous les types de règles sont concevables si elles appliquent l’exigence du partage. Lorsqu’elles sont explicites, elles sont principalement conventionnelles, mais peuvent être issues du droit positif, des usages, coutumes ou pratiques locales. La condition (substantielle) est que la règle soit admise comme légitime par le groupe, soit élaborée par lui ou soit adoptée par intégration volontaire à la suite d’une information libre et contradictoire.

Elinor Ostrom (2010 [1990]) avait proposé huit principes et des méthodes pour élaborer les règles communes. J’en présente une version plus proche d’une politique de régulation[3] :

  1. Le périmètre du groupe et des rôles (position rules) doit être explicité. Il peut concerner le nombre de membres, les types de rôles, leurs modes de mobilisation. Dans les collectifs africains où je travaillais, chaque membre avait un rôle identifié par un statut.
  2. Ces rôles sont fixés (boundary rules) selon des limites qui fournissent à chacun-e la connaissance de l’accès à ce rôle, leur mode de désignation ou d’accession; des compétences en sont déduites.
  3. Des normes d’allocation attribuent à chaque rôle ce qui lui revient (allocation/choice rules) et précisent les membres concerné-e-s.
  4. Des règles ou formules collectives (aggregations rules) organisent le pouvoir local et permettent de désigner qui fait quoi, en particulier dans des moments singuliers de la vie du groupe et de transmission de l’autorité.
  5. Des règles d’information (information rules) permettent de transmettre les connaissances, compétences et consignes selon les acteurs et actrices et leurs hiérarchies.
  6. Des règles de contribution ou de rétribution (payoff rules) permettent d’affecter les récompenses et les avantages tirés de l’action commune.
  7. Les usages possibles des ressources (scope rules) permettent également des sanctions graduées en cas de tensions ou de mauvaise application des règles.
  8. Des mécanismes locaux peu coûteux sont toujours préférés sans exclure leur intégration dans des structures plus vastes, la justice maintenant.

Commentaire de certains attributs de la juridicité des primo-communs

Parce que plurielle, la juridicité combine quatre ordonnancements
sociaux et suppose une combinaison de ces divers ordonnancements.

Depuis une quarantaine d’années, l’anthropologie du droit a été amenée à distinguer entre quatre ordonnancements sociaux, appliquant les énoncés paradigmatiques de Michel Alliot sur les visions du monde et les visées du droit (Alliot, 2003). En plus d’un ordonnancement imposé aux civilisations héritières des cultures abrahamiques, d’un ordonnancement négocié lié aux cultures animistes et communautaires et d’un ordonnancement accepté dans le confucianisme et ses expansions asiatiques, on a introduit la contestation comme quatrième ordonnancement. Il est possible d’observer des traces de ces quatre ordonnancements dans toutes les sociétés, à des doses naturellement différentes et qui signent leur identité. J’ai déjà écrit que les primo-communs n’impliquaient pas nécessairement d’égalité et que l’idée de liberté pouvait être contrainte. De ce fait, l’idéal de la négociation ouverte et constructive entre libres commoneurs et commoneuses doit être relativisé. Vrai en théorie, il peut être contredit en pratique par de petits despotes qui, en imposant leur autorité discrétionnaire, appellent en retour leur contestation et leur rejet. Les communs ne sont pas un long fleuve tranquille!

Ce que l’hétéronomie de la juridicité peut impliquer

La notion d’hétéronomie nous est peu familière, car nous pensons toujours son antonyme, l’autonomie, comme la base de notre condition de sujet de droits et ce au moins depuis John Locke et la philosophie politique anglaise. Ce fut un autre apport de Louis Dumont, dans son introduction à la traduction française de Karl Polanyi sur la genèse du capitalisme, que d’avoir inversé l’explication classique de l’autonomie de l’économie par rapport à l’organisation sociale. Dans Le Jeu des lois, après avoir cité les commentaires de l’anthropologue sur les enjeux scientifiques, je concluais en le citant :

Dans une telle démarche, le comparatisme revient à refuser jusqu’au bout la compartimentation que notre société, et elle seule, propose et, au lieu de chercher dans l’économie le sens de la totalité sociale — ce à quoi Karl Polanyi s’est certes opposé — à chercher dans la totalité sociale le sens de ce qui est chez nous et pour nous économie (cité par Le Roy, 1999 : 32).

Remplaçons « économie » par « juridicité des communs » et nous avons un nouveau programme de recherches où nous postulons que d’autres cultures que la nôtre ne connaissent pas nos divisions et distinctions entre droit, morale, éthique, philosophie et autres modes normatifs concevables. Nos références juridiques doivent donc être trouvées « ailleurs », dans les représentations religieuses ou le culte des ancêtres, voire dans ces « morales de contes » des Diola de Casamance sénégalaise.

La juridicité s’institue par des pratiques reconnues ou réglées (rituels) mais seul le droit s’institutionnalise

J’ai proposé en 2009 une justification de la distinction entre l’institution et l’institutionnalisation dans les Mélanges au professeur Trutz von Trotha (Le Roy, 2009b). Dans une notule en incise, je retiens surtout ce qui a trait à « l’institutionnalisation, signe diacritique du droit? » :

Par le suffixe « nalisation », je propose en particulier de rendre compte de cette force singulière et arbitraire, la symbolique, qui ayant, dans le contexte de la justice, transformé une institution en Institution, permet le passage, dans le domaine plus général de la vie juridique, de la juridicité au droit. Autrement dit, je cherche à comprendre le mouvement de transformation d’un phénomène général d’organisation de la normativité et commun à toutes les sociétés (la juridicité dont je vais reparler) en droit, comme mode spécifique d’une domination légale-rationnelle, proprement occidental et judéo-chrétien, de concevoir l’institution juridique de la vie en société, le vitam instituere [Legendre, 1999], selon les canons de la modernité et de ce qu’elle cache. Ou ce que nous ne savons plus voir car il n’est pas besoin d’être grand clerc pour aboutir aux observations que nous développerons au sujet des représentations qui sont ici à l’œuvre.

Pour avancer dans l’analyse proposée dans Le Roy 2009b, je me demande comment on est arrivé à associer le droit à l’institutionnalisation. Quelle charge de violence semble recouvrir cette mise en mouvement de l’institution dans le processus de l’institutionnalisation et de sa symbolique? Ce mouvement est suffisamment crédible pour sembler partagé par le plus grand nombre des « enfants de la modernité » et devenir ainsi « symboliquement » légitime, mais il est pourtant en crise.

Formulation initiale du problème

Dans le monde occidental, on s’est longtemps contenté d’associer le droit à la sanction comme une procédure rendant obligatoire ou constatant le caractère obligatoire d’un acte ou d’une norme. Puis, il y a une dizaine d’années, l’hypothèse de la juridicité a cessé d’être « symbolique » au sens d’un signe exprimant une obligation qui pouvait relever de l’infra-droit ou du méta-droit, bref de ces contrées mystérieuses explorées par exemple par Jean Carbonnier dans son Flexible droit (1995). Cet au-delà du droit que la langue a tenté de circonscrire en mobilisant les termes « coutumes », « usages », « pratiques », etc., a, chez les Occidentaux, les apparences d’un résidu qui doit céder à toute pensée rationnelle et normative. Tel n’est pas le cas dans les expériences d’autres cultures qui n’ont pas eu à inventer[4] l’équivalent du droit tout en étant régulées selon des modalités qui peuvent être des rituels : dans l’expérience chinoise confucéenne, le dharma dans la vision hindoue, le fiqh dans l’Islam ou la tradition familiale ou locale dans les campagnes françaises ou africaines.

Rappelons que nous devons intégrer trois ruptures dans nos raisonnements et dans nos systèmes de croyances.

  • Tout d’abord le droit que nous pratiquons n’est pas une réponse générale et commune à l’ensemble du développement humain, mais un folk system propre à un moment particulier de cette histoire humaine.
  • Il n’est pas seulement une réponse parmi d’autres. Il a voulu déroger à des principes tenus pour non-négociables durant des millénaires et dans lesquels se retrouvent, au moins, les deux tiers de l’humanité. Ce « reste », ce solde qui n’est pas saisi par le droit, est régulé par ces mécanismes de contrôle social tenus pour obligatoires et dénommés globalement ici la juridicité.
  • Le droit est issu de la juridicité et appelé éventuellement à y retourner selon une procédure de qualification, ci-dessus dénommée l’institutionnalisation, ou de disqualification qui reposera sur une procédure parallèle de dés-institutionnalisation.

Surcroît de connaissance actuel

Je voudrais, dans ce livre, expliquer où et comment s’opère ce passage de la juridicité au droit, à la lumière d’expériences en Afrique, en Australie et au Canada. Par quelle magie « blanche » (occidentale) passe-t-on d’un niveau de conscience de pratiques tenues pour obligatoires selon les considérations tirées de la répétition, du recopiage, de la paraphrase, de la reproduction plus ou moins conforme des modèles, de l’éducation, etc., à un autre niveau qui est celui du droit et dans lequel, par une conception prométhéenne constamment mobilisée et revisitée[5], chacun fait sa vie? Le droit, comme le marché, doit être transparent et immédiatement mobilisable pour concourir à la réussite de la nouvelle société des individus. Donc, il doit reposer sur des normes neutres, abstraites, impersonnelles, universalisables, comme supports aptes à assurer l’échange généralisé et le partage selon les contraintes du marché…

On est en face d’un mouvement incessant, allant dans les deux sens, de la juridicité vers le droit et inversement. Mais juridicité et droit ne changent pas de manière synchronique et il n’y a ni reflet parfait de l’une dans l’autre ni continuités. Les contradictions sont d’autant plus fortes que, comme le remarque Roderick Macdonald (1986), la formalisation de la norme implicite en norme de droit provoque des blocages et des contraintes qui appellent toujours plus d’intervention, donc d’institutionnalisation.

Ce passage d’une sphère à l’autre repose sur une transposition d’un registre à l’autre, équivalant à une véritable traduction recourant à une terminologie et à une grammaire propres à la langue du droit. Seuls les initiés peuvent en décoder les implications. Mais qui dit traduire dit trahir. Entre déperdition de sens, incompréhensions et disqualification de la juridicité en raison de choix éthiques ou politiques, il y a de nombreuses opportunités pour une césure qui peut être aussi censure. L’institutionnalisation n’est donc pas seulement un outil de traduction. Elle se révèle un instrument de domination et d’exclusion, voire d’exploitation.

Par ailleurs, en raison du lien entre l’institutionnalisation et la loi, entre la loi et l’État et entre la souveraineté et les principes d’autorité, l’adage de Thomas Hobbes se vérifie pleinement : auctoritas non veritas facit ius. C’est ce qui augmente (augere) plutôt que ce qui exprime le réel qui fait le droit. Mais, qu’augmente-t-on dans le processus d’institutionnalisation? La part de bonne régulation des individus, la bonne gouvernance de la société ou le monopole du pouvoir étatique?

Enfin, ce processus suppose une « perte en ligne ». Comme le souligne Roderick Macdonald (1986), le passage des normes implicites et inférentielles à des catégories juridiques positives implique un effet d’occultation ou de disqualification des normes et des institutions inférentielles qui y sont associées. La formalisation rigidifie et introduit des contraintes et des conflits qui appellent toujours plus de droit pour les résoudre. Paradoxe du mécanisme d’institutionnalisation, trop de droit tue le droit (Le Roy, 1999). Plus on y recourt, plus il est disqualifié aux yeux des sujets de droit, comme on le vérifie actuellement.

Ce n’est pas le lieu de multiplier les commentaires qui sont pourtant d’importance stratégique pour des juristes qui veulent espérer mieux maîtriser ces deux domaines des traits les plus significatifs du modèle de nos expériences normatives, l’un, le droit, fétichisé, l’autre, la juridicité, malmené. Pour leur information, je rappelle aux juristes la définition que donnait en 1993 le Dictionnaire de théorie et de sociologie du droit (Arnaud et al., 1993), parlant bien de corpus mystique :

Le terme latin institutio [a été inventé par le juriste Sinibaldo de Fieschi] pour désigner un type particulier de persona ficta et repraesantata, différente de la persona ficta de la corporation autant que de la fondation.

L’élément caractéristique (et nouveau) de l’institutio est la présence constitutive d’une auctoritas supérieure externe qui, par la suite, acquiert le caractère immanent de la structure organisationnelle et performative de l’institutio elle-même. Dans l’institutio, le donné social et matériel se conjugue inextricablement avec l’aspect spirituel et symbolique : l’institutio est un corpus mysticum véritable et particulier (ibid. : 304).

Universalisme et cosmopolitisme, les deux derniers référentiels en cause

L’universalisme pose au moins deux questions aux pluralistes. D’une part, par sa racine unus, il nous impose une axiologie commandée par la réduction de la diversité à une unité qui peut être choisie, mais qui est trop souvent imposée selon des contraintes idéologiques non discutées. D’autre part, la diversité ainsi niée se venge nécessairement par des effets de retour. Or, comme nous l’expérimentons chaque jour en France avec nos « minorités visibles », une acculturation mal réussie, voire carrément ratée, peut avoir les incidences les plus destructives pour la société toute entière.

À propos de la réception des droits de la personne au Liban, je notais que « les diversités ont pris une telle place et une telle ampleur qu’il convient de les aménager en jouant sur l’association partage/intégration/ségrégation et non de continuer à nier la multiplicité » (Le Roy, 2015 : 13). Je justifiais ainsi l’intérêt de préférer la notion de cosmopolitisme à celle d’universalisme, car elle réunit deux racines pertinentes pour mon propos: le cosmos comme cadre de recherche sur le développement durable et ses éco-systèmes et le politique qui est inhérent à l’anthropologie pratiquée ici.

C’est à cette aune que j’interprète ce qu’écrivait le regretté Bernard Maris avant son assassinat dans les locaux de Charlie Hebdo en janvier 2015 :

Voici le paradoxe des paradoxes : cette France de la diversité rêve, depuis fort longtemps, au moins depuis les Lumières, d’un homme universel, d’un homme unique. La nation la moins homogène a dû penser le plus impensable, l’homme qui naît libre et égal. Immensément fière de sa découverte, elle a tenté de l’imposer au monde. […] S’il existe un « génie national », il est dans la résolution de cet oxymore : un pays anthropologiquement des plus divers […] mais tout entier tourné vers l’unité (Maris, 2015 : 94).

Conclusion

Nous devons donc adopter avec humilité une attitude d’observation de ces innovations en cours à l’échelle planétaire. Avec la référence à la juridicité (Le Roy, 2015 : 13) et les postulats énoncés, nous disposons d’un concept assez malléable pour qu’il réponde aux besoins contemporains et à la généralisation des néo-communs : reconnaître le rôle de l’État et de son droit, au moins dans le cadre de l’État de droit protecteur des libertés publiques, réhabiliter celles des solutions du passé qui apportaient des solutions vitales à portée des hommes et des femmes, dans le domaine des communs, et comprendre les nouvelles manières de régler et de sanctionner dans des sociétés complexes, en reprenant l’injonction de Pierre Legendre (1999) « vitam instituere », instituer la vie dans toute sa diversité.


  1. Voir Elinor Ostrom (2010 [1990]) et, à propos des « Bundles of rights associated with positions » (faisceaux de droits associés aux positions), Schlager et Ostrom, 1992 : 252.
  2. On peut ne pas adhérer à cette dimension politique et à la radicalité des formulations de ces auteurs, mais leur cohérence logique doit être connue et discutée.
  3. Je m'inspire du texte de Elinor Ostrom et Xavier Bassuro (2013), "Façonner des outils d’analyse pour étudier le changement institutionnel" et de la synthèse par Eric Battistoni du mot "Règle" dans Des mots pour vivre en paix au-delà des conflits dans Morel et al. (à paraître).
  4. Parce que cette démarche sort de l’épure que propose leur vision du monde et non en raison de quelque infériorité.
  5. Au nom de la démocratie, du développement, de la gouvernance actuellement…

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