Introduction générale

Revisiter notre conception du droit

Prolégomènes

En quoi le droit fait-il ici problème?

Avant d’entrer dans l’analyse de la place des communs et des néo-communs dans la vie contemporaine, il est prudent de préparer le lectorat à des remises en question de la place et du rôle du droit que va induire l’anthropologie interculturelle qui a présidé à ces recherches. Commençons par noter que certains juristes nous y ont déjà préparés.

Ainsi, François Ost, dans son dernier ouvrage de synthèse À quoi sert le droit? (2016), fait trois observations liminaires :

D’une part, je note que le droit est une institution « seconde », qui nécessairement se greffe sur des relations plus originaires, familiales, religieuses, commerciales, politiques. En ce sens, il est exact de soutenir qu’ont existé, et qu’existent encore, des sociétés sans droit (non pas sans règles, mais sans droit). D’autre part, second constat liminaire, je note que le droit a perdu la place centrale qu’il occupait durant l’âge moderne, et peut-être jusqu’à la Première Guerre mondiale, au sein de ce que j’appelle le « grand tout culturel » (place qu’occupait la religion en des temps plus reculés, et qui est aujourd’hui tenue par le marché et les technologies sur lesquelles il s’appuie). Il ne disparaît pas pour autant, mais la question demeure de savoir dans quelle mesure il conserve l’essentiel de sa spécificité, dès lors que, marginalisé, il gravite autour d’une logique qui lui est étrangère et le détermine plus ou moins profondément […]. Mais, quelle que soit la réponse qu’on apportera à cette question, j’observe encore – et c’est ma troisième remarque liminaire – que même marginalisé, notamment en tant que science de l’État, au cœur du modèle bureaucratique « légal rationnel » wébérien, le droit contribue à la diffusion d’une « culture juridique », implicite mais opératoire, qui détermine en profondeur procédures, habitus et valeurs. À la manière d’un langage partagé, cette culture juridique invisible a pour effet que de nombreux acteurs, dans leurs champs d’action respectifs, font du droit sans le savoir, à la manière dont Monsieur Jourdain faisait de la prose (Ost, 2016 : 6).

Avant de commenter ces trois propositions de François Ost, il est utile de revenir à ce qu’écrivait sur un sujet proche Jean Carbonnier dans Flexible droit où il proposait deux théorèmes (1995 : 21-22) :

  1. « Le droit est plus grand que les sources formelles du droit ».
  2. « Le droit est plus petit que l’ensemble des relations entre les hommes ».

À ces deux théorèmes, j’ai proposé d’en ajouter un troisième pour répondre à une demande de François Terré et pour célébrer la mémoire du maître dans L’Année sociologique, revenant à ma synthèse d’anthropologie dynamique de 1999, Le jeu des lois, et à la notion de juridicité empruntée au Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit d’André-Jean Arnaud (1993), avec l’objectif de « proposer un domaine commun de régulation dans lequel chaque tradition doit pouvoir se retrouver sans perdre ses caractères et sa dimension interculturelle » (Le Roy, 2007b : 345-346).

J’ai ainsi formulé ce troisième théorème : « la juridicité est plus grande que la conception du droit développée par les sociétés occidentales [modernes] tout en la comprenant » (ibid., 2007b : 345).

En pensant la juridicité comme un englobant des manifestations du juridique propres au droit ou étrangères à ses développements historiques modernes, je prétendais répondre à l’exigence interculturelle caractéristique de l’anthropologie et que ne partagent pas nécessairement ceux et celles qui restent inscrits, comme Jean Carbonnier, dans la tradition occidentale. Plus de dix ans plus tard, je suis toujours en face d’un choix diacritique qui est fonction de l’expérience d’un décentrement plus ou moins plausible du chercheur ou de la chercheuse dans son rapport à l’autre. Il est évident que mon expérience africaniste et ma vocation anthropologique ont été déterminantes dans ma conversion à la juridicité.

De même qu’il manquait seulement à Jean Carbonnier ce décentrement de l’observation de l’autre dans une logique de la différence plutôt que de la ressemblance pour être dit anthropologue (Le Roy, 2007b : 350), de même en va-t-il de la démarche de François Ost à qui le qualificatif d’anthropologue n’ajouterait rien à la congruence de ces observations liminaires qui inspirent les trois propositions axiomatiques suivantes :

  1. Si toutes les sociétés humaines sont régulées, seules certaines – qui ont dû inventer successivement l’État et une science de l’État (au sens wébérien, Weber 1971) – connaissent le droit que l’on dit alors positif. On dénomme juridicité ce mode de régulation des sociétés humaines, entendu comme un phénomène général et englobant la notion du droit, selon la « fenêtre » d’observation de la culture occidentale. Je ne prétends pas que cette définition de la juridicité est universelle, car il pourrait ne pas exister une et une seule conception de la juridicité, ce qui conduit à privilégier le concept de pluriversalité (Mignolo, 2013) qui accepte les différences plutôt que l’uniformisation dont on retrouvera les conséquences ultérieurement.
  2. Si le droit positif semble actuellement perdre une part de sa place, de son prestige ou de son efficacité, il n’a jamais pu être étudié indépendamment de ce que François Ost décrit comme « des relations plus originaires, familiales, religieuses, commerciales, politiques », s’inscrivant maintenant dans les technologies du marché. Nous sommes ici face à deux ordres de normativité que l’on peut appeler normativités première et seconde (sans jugement de valeur). L’anthropologie nord-américaine en particulier a travaillé cette idée que la production juridique relève de régulations secondes. De même que les théories linguistiques parlent de double articulation pour analyser le langage et ses modes d’expression, de même j’invoquerai dans mes analyses le principe d’une double institutionnalisation des pratiques sociales en normes juridiques (Le Roy, 1999). C’est l’un des enjeux de la recherche qu’on retrouvera en fin de première partie de ce livre : identifier ce qui sépare et spécifie les habitus coutumiers du droit positif étatique moderne. Mais, à l’inverse, la science moderne du droit a opéré une césure excessive (que François Ost tente de réduire) entre les régulations premières de la famille ou du commerce et le monde « second » du droit que ses théoriciens présentent comme autonome, voire même comme auto-poïétique, c’est-à-dire capable de se reproduire sans apport ou décision externe. À l’invitation du juriste comparatiste Rodolfo Sacco, deux congrès en Italie (Le Roy, 2007b; 2009) m’ont conduit à proposer de sortir de cette prétention à l’autonomie du droit et, pour ce qui concerne la juridicité, à travailler son hétéronomie, c’est-à-dire son possible enchâssement (embedding) dans les relations familiales, économiques ou politiques. Cette hétéronomie est déroutante pour le ou la juriste, car il faut repérer la norme juridique hors de la formulation d’une règle générale et impersonnelle, d’un vocabulaire spécialisé ou de procédures typiques, et plutôt, par exemple, dans des actes ou rituels appropriés, comme je l’ai déjà suggéré. Ubi societas, ibi ius peut être interprété comme « là où il y a de la société, il y a du juridique », ce qu’on appelait classiquement mais métaphoriquement « le droit » et que je propose plus largement de tenir pour de « la juridicité ». Comment l’appréhender?
  3. Selon François Ost, la science du droit appartient à un ensemble plus vaste et plus flou qui peut être analysé comme « une culture juridique invisible », à la manière d’un langage partagé. On peut cependant aller plus loin. Ce n’est pas seulement une culture du droit positif qui irrigue nos pratiques quotidiennes par ses termes, ses formules plus ou moins ampoulées, ses fictions, ses représentations et ses interdits. Ce que nous pratiquons comme « la prose de monsieur Jourdain » de Molière, c’est la juridicité. Ce terme sans doute technique et peu familier du lectorat vise à rendre compte de régulations peu spécialisées, peu formalisées, peu conscientisées, qui ne sont tenues pour obligatoires que sous certaines conditions et dans certains contextes. Ces contextes,  dénommés « les mondes de la juridicité », peuvent être bien particuliers car la solution n’y est tenue pour obligatoire que par quelques-uns, ici et maintenant, mais non ailleurs et plus tard. Ainsi, certaines pratiques sont inconcevables dans certaines familles et attendues dans d’autres, les unes et les autres appartenant pourtant aux mêmes milieux socio-économiques. Il n’est donc pas étonnant que toute théorie de la juridicité repose initialement sur une représentation de la pluralité des mondes (Le Roy, 1999), ce qui est valable dans un monde ne l’étant pas dans les autres, ou au moins pas exactement comme cela — cette exactitude pouvant se révéler cruciale.

Le surcroît de connaissance que j’envisage d’apporter dans cet ouvrage se situe essentiellement à ce troisième niveau d’une culture de la juridicité « en deçà et au-delà du droit », centrée sur le dossier emblématique des communs.

Une dernière précision : cette démarche présente la difficulté de ne pas relever de savoirs constitués, « canoniques », ou de disciplines scientifiques labellisées. Tout en les traversant (par la transdisciplinarité) pour en retenir divers apports ou avancées, ces positionnements, que je qualifie de topoi scientifiques, se situent en surplomb, dans le contexte méta-disciplinaire qu’autorise la démarche anthropologique. Il ne s’agit pas ici de quelque prétention à s’affranchir des contraintes de la méthode, mais de la recherche d’un effet de distanciation par rapport aux idées reconnues devenues obsolètes en raison des changements affectant les sociétés qui nous entourent. Cette prise de distance se trouve, par exemple, exprimée par Jean-Jacques Rousseau : « Quand on veut étudier les hommes il faut regarder près de soi; mais pour étudier l’homme il faut apprendre à porter sa vue au loin; il faut d’abord observer les différences pour découvrir les propriétés » (Lévi-Strauss, 1973 : 47, citant Jean-Jacques Rousseau, Essais sur l’Origine des langues).

Prise de conscience de la complexité inhérente à toute société

L’outillage juridique colonial appréhendé dans le contexte africain durant les années 1970 et qualifié de « coutumes », ainsi que les modes de prise en charge des différends, catalogués comme « palabres » [1], ont illustré la richesse de réponses pluralistes derrière l’ethnocentrisme colonial. Mais il restait une question fondamentalement incompréhensible pour un juriste positiviste : comment parler de « droit » en l’absence d’un corpus de règles reconnues par l’État et spécifiquement formulées pour assurer le caractère d’obligation et de sanctionnabilité? On se souvient que, pour François Ost (2016 : 6), il « est exact de soutenir qu’ont existé, et qu’existent encore, des sociétés sans droit (non pas sans règles, mais sans droit) ». Mes premiers travaux de terrain montrent que si ces règles ne relevaient pas du droit parce que non promues ou reconnues par l’État, elles n’appartenaient pas non plus au registre de la morale ou de l’éthique. Il y avait là un domaine original qui a pris une consistance en deux temps.

Premièrement, Pierre Bourdieu dans Habitus, codes et codification (1986) met en cause, sur la base de ses premiers travaux en Kabylie des années 1950, cette mauvaise manie des anthropologues d’inventer les règles juridiques sur le modèle de la codification, donc du droit, lorsqu’il n’y a matière qu’à habitus, ces systèmes de dispositions durables qui sont l’enjeu scientifique et politique du Sens pratique (1980). Ayant déjà observé chez les Diola de Casamance sénégalaise, en 1979, des modèles de conduites et de comportements comme cadre cognitif de la coutume, j’ai pu, durant les années 1990, mobiliser deux modèles pour expliquer le cadre dans lequel s’expriment les régulations originales de ce qui devient « la juridicité » : les modèles de conduites et de comportements (MCC) et les systèmes de dispositions durables (SDD). Dès 1999, dans Le jeu des lois, j’ai montré que la juridicité repose sur trois piliers : 1) les normes générales et impersonnelles (NGI) caractéristiques du « Droit » et que l’on retrouve çà et là dans les expériences pré-modernes, 2) les modèles de conduites et de comportements et 3) les systèmes de dispositions durables. Je supposais déjà que ces trois fondements sont susceptibles d’être trouvés dans toutes les sociétés. À titre d’exemple de la présence, en France, de ces deux derniers fondements, j’avais alors traité de la justice française des mineurs ou des pratiques de médiation.

Il restait cependant une difficulté de taille : comment est saisi par chaque membre du groupe puis transmis aux nouvelles générations le sentiment d’obligation de respecter et d’appliquer telle règle tenue pour juridique mais qui n’est pas sanctionnée à la manière du droit par une autorité étatique ou habilitée par elle? Sans doute l’éducation, les initiations et le contrôle social direct (parfois pesant) propre aux sociétés communautaires (en Afrique, plus collectivistes qu’ailleurs) expliquent qu’on ne puisse que difficilement échapper à l’opprobre de l’acte déviant. Bronislaw Malinowski (1933 [1926]), un des pères fondateurs de l’anthropologie du droit, avait ainsi décrit le suicide, du haut d’un palmier, d’un Mélanésien saisi par la gravité de son acte criminel. L’explication qui paraît actuellement la plus satisfaisante est venue également de terrains océaniens présentés lors d’un congrès organisé par des collègues italiens sur les représentations juridiques des rapports fonciers dans différentes civilisations du globe (Le Roy, 2013). Elle fait l’objet d’une présentation dans le chapitre deux de la première partie du présent ouvrage, sous le label d’iconologie juridique.

Il restait aussi à comprendre pourquoi toutes les sociétés sont complexes, mais chacune de manière originale. Ayant observé qu’on retrouvait les mêmes fondements normatifs dans toutes les sociétés selon des montages originaux, l’idée de complexité s’est imposée à moi durant la décennie 1990. Dans Le jeu des lois (1999), suivant la piste ouverte par Edgar Morin,  j’ai approfondi « l’itinéraire de l’altérité à la complexité », pour aboutir à quelques observations qui restent critiques pour comprendre la présence « invisible » de la juridicité dans nos sociétés. J’ai été amené plusieurs fois, dans ces travaux, à invoquer l’effet de « boîte noire » (par exemple pour la justice de cabinet en matière d’assistance éducative des mineurs de justice) ou, à propos de juridicité, de « trou noir » dont les astronomes nous disent que l’opacité apparente cache des effets vibrionnaires incroyablement complexes.

Dans La terre de l’autre (Le Roy, 2011), je précise ces idées. Edgar Morin, un fondateur des études sur la complexité en sciences humaines, écrivait :

La complexité n’est pas la complication. Ce qui est compliqué peut se réduire à un principe simple comme un écheveau embrouillé en un nœud de marin. Certes, le monde est très compliqué, mais s’il n’était pas compliqué, il suffirait d’opérer des réductions bien connues : jeu entre quelques types de particules pour les atomes, jeu entre quelques types d’atomes dans les molécules, jeu entre etc. Le vrai problème n’est donc pas de ramener la complication des développements à des règles de base simples » (Morin, 1977 : 377, cité dans Le Moigne, 1989 : 4).

Le vrai problème tient, en reprenant quelques expressions de Jean-Louis Le Moigne, à ce que

nos interrogations ne portent pas en effet sur des phénomènes eux-mêmes, mais sur les multiples représentations (les modèles conçus) que s’en construisent les acteurs concernés. L’intelligibilité n’excluant pas l’imprévisibilité, la complexité est alors une propriété attribuée, délibérément, par les acteurs aux modèles par lesquels ils se représentent les phénomènes qu’ils déclarent complexes (Le Moigne, 1989 : 4, cité dans Le Roy, 2011 : 381).

Si ainsi nous considérons comme complexe l’étude des juridicités, ce n’est pas tant en raison des complications qu’induit leur prise en compte que de ce voile d’ignorance qui recouvre leur existence et interdit d’en percevoir la place, le rôle et les fonctions libératrices ou transformatrices. Pour soulever ce voile, je mobiliserai un modèle pluraliste d’interprétation des sources du droit qui nous permettra à la fois d’identifier la place de la juridicité dans nos propres sociétés et le caractère interférentiel et dynamique des constituants de la juridicité.

« Une dynamique de la normativité qui prévaut dans tous les systèmes juridiques »

Roderick Macdonald, trop tôt disparu, était professeur de théorie du droit à l’Université McGill de Montréal. Il était ainsi tout autant common lawyer que civiliste. Cette maîtrise des deux grandes traditions juridiques occidentales lui avait permis d’analyser avec talent la commune tendance à enfermer le droit dans ce qu’il nomme le « positivisme institutionnel »[2], dominé par le culte de la loi. Dans cet article de 1986, il s’interroge sur les sources du droit pour en étendre le champ d’application.

Les auteurs qui ont tenté d’identifier les sources du droit en sont invariablement venus à la conclusion que la législation, la jurisprudence et la coutume sont parmi ces sources. La première est légitimée par une volonté politique, la seconde, par une délégation de pouvoirs de l’État, la troisième, par une pratique sociale. Curieusement, peu d’efforts sont faits pour énumérer ou différencier les propriétés de chacune de ces sources. On tente de les réduire toutes les trois à une structure logique commune et de les conceptualiser suivant cette structure, c’est-à-dire sous la forme explicite et propositionnelle caractéristique de la loi (Macdonald, 1986 : 50, mes italiques pour identifier le rapport entre les sources du droit et les autres expressions de la juridicité).

L’uniformité logique et le modèle de la loi sont les deux variables principales qui vont être retravaillées par l’auteur pour proposer une nouvelle typologie des normes juridiques :

On pourrait établir, par inversion, une typologie plus subtile, en postulant deux axes distincts : l’un figurant le continuum de la loi et de l’usage coutumier, et l’autre le continuum de la loi aux décisions judiciaires. Sur le premier axe, qui est vertical, on établit la distinction entre les normes en ce qu’elles sont explicites ou implicites, c’est-à-dire exposées avec plus ou moins d’autorité. Sur le deuxième axe, qui est horizontal, on distingue les normes codifiées (c’est-à-dire exactes, canoniques et vérifiées) et les normes inférées (c’est-à-dire approximatives, médiates et métaphoriques), selon la transparence de leur signification normative (Macdonald, 1986 : 52).

Tableau 1. Nature du sens normatif (Macdonald, 1986 : 53)
Mode d’élaboration Transparent Médiat
Institutionnel Explicite et formulé (loi) Explicite et inférentiel (décision juridique)
Interactionnel Implicite et formulé (coutume/usage) Implicite et inférentiel (principes et concepts)

Dans ce tableau, j’ai mis entre parenthèses l’équivalent des sources de droit identifiées par l’auteur et en caractères gras la case des normes implicites et inférentielles, pour aider à repérer la logique d’utilisation du tableau. L’auteur part en effet de cette dernière case pour expliquer les transformations de concepts et de principes normatifs en lois, coutumes ou décisions judiciaires. Sous réserve de ces explications[3], allons directement à ses conclusions « portant sur la normativité implicite et inférentielle dans les systèmes juridiques modernes ». Voici les quatre théorèmes qui la présentent :

1) Chaque groupe social comprend un système normatif composé de normes explicites et implicites, ainsi que de normes formulées et inférentielles.

2) Quand surgissent des institutions chargées d’appliquer la loi, le centre d’intérêt pour la recherche normative se déplace des normes inférentielles et implicites vers les normes explicites et formulées, confirmées par ces institutions.

3) À ce moment-là, on n’a plus tendance à reconnaître les normes inférentielles et implicites comme normes, mais plutôt à les redéfinir, soit comme des antécédents de décisions judiciaires, soit comme de simples éléments d’interprétation de textes formulés et explicites.

4) La perte de légitimité des normes inférentielles et implicites entraîne une illégitimité croissante des institutions inférentielles et implicites et renforce l’idée que les systèmes normatifs incapables de produire des normes des institutions formulées et explicites sont pré-juridiques ou non juridiques (Macdonald, 1986 : 57-58).

L’auteur identifie enfin une « dynamique de la normativité » qui, suppose-t-il, « prévaut dans tous les systèmes normatifs ». À l’inverse de ce que nous posons trop rapidement en Occident,

les normes explicites et formulées ne réglementent pas et ne contrôlent pas la vie sociale, mais, en contribuant à définir des aspects particuliers de l’interaction humaine […], elles créent des différends qui appellent une solution formelle. Une normativité implicite et inférentielle est inhérente à toutes les communautés; le processus de prise de décision juridique consiste en réalité à retrouver et reconnaître, au-delà de la manière formelle de résoudre des différends, le jeu des normes implicites et inférentielles. Pour cette raison, seules les normes implicites et inférentielles sont réellement normatives (Macdonald, 1986 : 58)[4].

Les normes implicites et inférentielles sont aussi l’enjeu fondamental de la régulation des communs que nous retrouverons ultérieurement dans ce livre.

Dans une étude de 2009, je poursuivais le développement d’une argumentation qui sera reprise, développée, enrichie dans la suite du présent ouvrage. Je me limiterai donc ici à quelques commentaires :

– Il est évident que lorsque Roderick Macdonald qualifie « les systèmes normatifs incapables de produire des normes des institutions formulées et explicites [de] pré-juridiques ou non juridiques » (ibid., 1986 : 57-58), je les considère quant à moi comme authentiquement juridiques, mais originaux. Sans doute, selon la belle distinction introductive de François Ost, relèvent-ils de dispositifs de « sociétés sans droit, mais pas sans règles ». C’est le domaine d’expression d’une juridicité originale qui contient aussi les trois autres sources qualifiées dans le tableau ci-dessus comme « loi », « décision juridique » ou « coutume ». Mais, il faut bien le reconnaître, ce sont ces « normes implicites et inférentielles » qui sont les plus intéressantes à rechercher parce qu’elles sont généralement ignorées en tant que telles et que, selon l’auteur, elles sont à la base même des comportements et du sentiment d’obligation de respecter le droit, pour ne pas évoquer la conflictualité associée à la mobilisation des normes du droit-loi.

– En résumé, je pose que les quatre régimes normatifs identifiés par Roderick Macdonald appartiennent à un modèle conceptuel unique et cohérent, la juridicité, se déclinant en de multiples applications mais disposant de fondements communs : les normes générales et impersonnelles, les modèles de conduites et de comportements et les systèmes de dispositions durables.

Les différentes applications de ce modèle reposent sur les mêmes principes de structure. Si chaque tradition juridique adopte un mode particulier de valorisation des différents régimes et fondements, en signant ainsi sa propre identité, l’articulation entre ces différents dispositifs et les recompositions des éléments constitutifs d’un « système juridique » sont inhérents à ce qui « fait société ». Nous sommes face à un modèle ouvert où non seulement de nouveaux comportements sont saisis par la juridicité mais où la part prise par les différents régimes a tendance à évoluer. Comme le signalait François Ost, la part du droit-loi tend à se déconsidérer par l’ampleur d’une production législative mal pensée et mal rédigée et, parallèlement, celle de ces normes implicites et inférentielles tend à s’étoffer, par exemple dans la révolution des communs qui sera présentée plus loin.

Depuis Le jeu des lois (1999), l’anthropologie de la juridicité s’est donné les moyens méthodiques et conceptuels d’y faire face avec un modèle formel interactionniste (1999, 42-48), qui privilégie dix variables fondamentales et un principe transversal sans doute emprunté à la philosophie taoïste du « tout change, et la seule chose qui ne change pas, c’est que tout change ».

Pourquoi et en quoi les communs posent-ils des difficultés à l’analyse juridique positiviste?

Des caractéristiques exceptionnelles

Dans Les communs aujourd’hui (2019), Bruno Delmas nous fait remonter aux origines des sociétés occidentales et Philippe Hugon synthétise les multiples interprétations que les économistes ont donné des communs, plutôt partagés mais cédant généralement aux sirènes du néo-libéralisme. D’un point de vue anthropologique, j’ai relevé les propriétés ou caractéristiques suivantes :

  1. Fondamentalement, les communs ne sont pas l’équivalent d’un régime juridique des biens et ne peuvent être lus à partir des articles du livre II du Code civil, en particulier pour ce qui concerne les « communaux » de l’article 542. Ce ne sont pas, ou pas seulement, des choses, des ressources ou des richesses. Ce sont des « pratiques instituantes » (Dardot et Laval, 2014 : 405 et suivantes) associant d’abord des collectifs. David Bollier (2014 : 27) écrit qu’ »un commun c’est une ressource, plus une communauté, plus un ensemble de règles sociales ». Mais il ajoute surtout qu’ »(i)l n’est pas de communs sans faire commun » (commoning) (ibid. : 179). Ceci conduit à revaloriser le concept même de communautarisme.
  2. Plutôt que l’échange qui est l’outil principal du marché et donc du capitalisme et de la propriété, c’est le partage qui devient la condition du fonctionnement des communs et en commun(s). Partager, c’est à la fois réunir et séparer. En Occident, on privilégie la séparation, marqueur de nos identités individuelles. Ailleurs, on peut préférer ce qui réunit, même si la vie n’y est pas toujours irénique. Partout, il faut cependant diviser et réunir pour faire société, ce à quoi contribuent les communs.
  3. Les communs semblent être une expérience immémoriale et originelle d’organisation des sociétés que pratiquaient les peuples vivant de chasse et de collecte et les premiers peuples agriculteurs. Nous n’en avons que des preuves indirectes sur les parois des grottes ornées. Mais cette expérience est d’une telle diversité qu’il n’est ni possible, ni sans doute concevable, de suggérer un modèle initial ou même d’accepter l’idée de modèles regroupant l’infinie diversité des montages et des solutions, tout au plus des tendances (patterns). Chaque expérience de communs, observée ici et maintenant, doit être tenue irréductiblement pour la production originale de l’imaginaire et doit être analysée comme telle (Godelier, 2015).
  4. Une autre conséquence de la valeur du partage, en ce qu’il réunit les membres d’un collectif autour d’une ressource, est la valorisation de ce qui vient du groupe, de l’intérieur même. Les Wolof du Sénégal parlent de ce qui vient du « ventre » de la famille ou du village (cii bir u keur/deuk). En revanche, on se méfie de ce qui vient de l’extérieur, source de danger. J’ai ainsi observé le primat de l’endogenèse sur l’exogenèse, ce dont rendent compte les mythes de fondation.
  5. L’originalité de chaque expérience et l’impossibilité de concevoir un modèle unique présidant à l’organisation font du pluralisme normatif (et souvent juridique) le mode normal d’organisation de ce qui est tenu pour « la bonne société ». Tout, et en particulier le dispositif des institutions, y est pensé comme multiple, spécialisé et interdépendant. La juridicité ne peut reposer sur des normes générales et impersonnelles visant à l’universalité, comme dans l’expérience occidentale du droit, et mobilise principalement des systèmes de dispositions durables que Pierre Bourdieu qualifiait d’habitus. Les normes sont ainsi plus « habituelles » que coutumières, une qualification qui sent trop souvent son ethnocentrisme. Un autre marqueur de cette originalité est la prévalence d’une logique fonctionnelle sur une logique institutionnelle. La première repose sur les services rendus et l’utilité pratique qui y est associée, tandis que la seconde conçoit un être institutionnel indépendant du collectif (l’institution) et justifiant l’exogenèse dont j’ai parlé au point 4.
  6. Des régularités peuvent cependant être observées. Tous les auteurs et autrices soulignent, à la suite des travaux fondateurs d’Elinor Ostrom (2010 [1990]), l’importance des règles de gestion impliquant des choix pour accéder aux ressources et les gérer, ou bien pour prendre les décisions et réguler les différends. On souligne aussi généralement que contribuent au maintien d’une solidarité la stabilité dans les relations interpersonnelles, une coopération reposant sur un volontariat réel et le respect des territoires vécu au quotidien (Bollier et Helfrich, 2015). Le sentiment d’empathie doit être aussi exprimé par diverses manifestations faisant prendre conscience au sein du groupe de la nécessaire interdépendance entre ses membres. C’est le rôle des fêtes, des rituels et sacrifices, et d’un mythe fondateur ou, au moins, d’une histoire emblématique commune (Le Roy, 2019).

Des justifications ethnographiques et des éléments d’analyse théorique peuvent être trouvés dans Le Roy (2011) et Dardot et Laval (2014).

Les points critiques

L’élimination progressive des communs de la scène juridique occidentale s’opéra de manière lente, accompagnée de fortes contradictions, tensions et conflits, dès lors que des communs fonciers se virent soumis à des régimes de propriété privée. Une propriété « privée » (c’est-à-dire exclusive et absolue) ou s’en rapprochant semble avoir existé dans la plupart des sociétés, mais elle était soigneusement cantonnée, dans les sociétés africaines par exemple, à des objets dont l’usage est individualisé (peignes, bijoux, etc.).

Les ressources impliquant la reproduction du groupe, la terre en particulier, sont donc exclues de tels régimes de propriété, dès lors qu’on entend par ce terme un droit que l’on peut aliéner de manière discrétionnaire sans avoir besoin de requérir l’accord du voisinage ou de la communauté élargie ni leur approbation quant aux usages ou utilités qui seront privilégiés et qui étaient jusque là délibérés en commun. Des utilités nouvelles peuvent faire naître des intérêts particuliers et éveiller des attentes patrimoniales au profit de la maison, de la famille ou de la seigneurie locale, occasionner des transformations de la répartition des surfaces puis la stabilisation des droits sur ces espaces et, enfin, l’exclusion des tiers.

C’est ce qui advint en Angleterre à partir du début du XVIIe siècle et qui est connu comme le mouvement des enclosures, l’enfermement des open fields qui étaient des champs ouverts à tous les « commoners » afin de privilégier l’élevage du mouton à laine, un produit recherché sur les marchés européens. Outre la nouvelle affectation de l’usage des sols, l’enclosure permet de mesurer la superficie de chaque terrain et de lui donner une valeur d’usage qui, dans le contexte de l’internationalisation et de l’interconnexion des marchés, va se transformer en valeur d’échange évaluable en argent, comme le décrit si bien Karl Polanyi (1983 [1944]). La propriété foncière moderne est alors disponible. Il ne fallut pas moins de deux siècles, marqués par des luttes d’une particulière gravité parfois, pour généraliser cette conception de la propriété, d’abord emmenée par les landlords ou seigneurs de village et qui finalement s’imposa comme règle du jeu tant à la campagne qu’en ville et comme condition de la révolution industrielle. C’est ainsi que naquit le capitalisme!

Du côté français, la transformation des rapports fonciers s’inscrivit à la même époque dans une adaptation aux évolutions économiques, donc à de nouveaux besoins et marchés et à un renforcement progressif du domaine utile des exploitants au détriment du domaine éminent dit aussi domaine direct du seigneur local. Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, l’appropriation privative se renforça ainsi dans les campagnes, transformant ce que Anne-Marie Patault (2003) dénomme les « propriétés multiples » en des droits plus exclusifs et individuels. Et on vit ainsi se développer une nouvelle catégorie sociale de propriétaires. Mais la notion même de droit de propriété, dans son univocité et son abstraction, ne naquit que pendant la Révolution française : en 1789, dans l’article 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, ensuite en 1793 avec la création des communaux se substituant aux communs villageois, puis en 1804 avec le fameux article 544 du Code civil des Français.

La seconde transformation, non moins mortifère, fut l’application aux communs d’un droit écrit dit « coutumier », mais en fait inspiré des droits savants et conçu sur leur modèle. Ce phénomène est l’un des enjeux centraux du présent ouvrage qui sera abordé dans la première partie sous le titre « Des communs hors la loi ». Puis, en seconde partie, j’examinerai comment communs et droit de propriété privée, réputés inconciliables, sont en fait amenés, dans les conditions contemporaines du capitalisme en crise profonde, à trouver de nouveaux modes de régulation marqués par une hybridation plus ou moins ferme, stable et récurrente mais apte à répondre aux exigences du développement durable.


  1. Voir Les Africains et l’Institution de la Justice (Le Roy, 2004).
  2. Je m’inspire ici d’analyses publiées à Cologne dans les Mélanges en l’honneur du professeur Trutz von Trotha (Le Roy, 2009b).
  3. Les contraintes de place et le souci de ne pas abuser de la patience du lectorat me conduisent directement à la conclusion de l’étude, donc ignorent les arguments qui la justifient et auxquels je renvoie chacun. Logiquement, les quatre théorèmes de Roderick Macdonald seront donc par la suite axiomatisés.
  4. Dans cette citation, la formule « créent des différends » pourrait être associée à une autre définition de Michel Alliot pour qui le droit est « mise en forme des luttes et consensus sur le résultat des luttes ». Si le droit crée occasionnellement des différends par les contradictions qu’il introduit, par exemple, entre catégories de normes juridiques, il est surtout l’exposant des conflits traversant la société, ce dont témoigne l’hyper-judiciarisation de nos sociétés occidentales.

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La révolution des communs et le droit Droit d'auteur © 2021 par Étienne Le Roy est sous licence License Creative Commons Attribution - Partage dans les mêmes conditions 4.0 International, sauf indication contraire.

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