6 La logique du « faire » et la contribution d’une iconologie juridique à la juridicité des primo-communs fonciers
Les matériaux fonciers que j’avais observés chez les Wolof en 1969 m’avaient conduit, en l’absence de codes d’identification propres au droit, à innover et à mettre en place une méthode dite « analyse matricielle des systèmes fonciers africains » pour rendre compte des cohérences et concordances (Le Roy, 2011). Au fil de ces explications, j’ai vu apparaître des réalités jusqu’ici inconnues ou mal interprétées, en particulier l’existence « pratique » de trois systèmes d’exploitation des sols, de circulation et distribution des produits et de répartition des terres.
L’absence de réception de ces travaux par les milieux académiques ou par ceux du développement n’a rien d’exceptionnel, car leur portée était si déstabilisante qu’il était plus facile de les ignorer que d’adapter les stratégies en conséquence. Cette méconnaissance ne m’a pas empêché de continuer, les décennies suivantes, à tenter l’approfondir le mystère de cette « juridicité à l’état pratique » en proposant de connaître et de reconnaître dans le champ des communs fonciers un rapport juridique sanctionnable et ouvrant à des droits et obligations (des possibilités de faire ou de ne pas faire) selon les conditions de temps, de lieux, d’acteurs toujours spécifiques, mouvantes et « floues ». Un colloque à Turin en 2011 m’a permis de confronter des lectures africanistes et océanistes de la sécurisation foncière et de proposer le concept d’iconologie juridique pour stabiliser des explications qui restaient encore ambigües (Le Roy, 2013).
Je rappelle dans les sections suivantes quel était le problème à résoudre puis je présente la catégorie du « faire » comme rectrice de cette juridicité de base et l’iconologie juridique comme une des solutions concevables.
Le problème à résoudre : comprendre une logique à l’état pratique
Nous sommes en face de normes, au sens latin de norma : la mesure de quelque chose. L’unité de compte utilisée, ainsi que son outil ou support de référence, la règle, permettent de rendre compte de régulations peu spécialisées formellement mais très précises fonctionnellement, peu conscientisées au quotidien mais reposant sur des procédés mnémotechniques. Conservées de mémoire par certaines autorités et sous des conditions de respect de leur originalité et de leur authenticité qui peuvent varier, ces normes font face à un risque de falsification que la littérature coloniale avait tendance à souligner pour disqualifier les informations et les informateurs et informatrices. Elles ne sont tenues pour obligatoires que sous certaines conditions et dans certains contextes, dits « les mondes de la juridicité », voire des contextes bien particuliers où la solution n’est tenue pour obligatoire que par et pour quelques-uns. Elles ne sont ni générales ni impersonnelles et ne relèvent pas génériquement du domaine de la loi et du droit positif.
Selon le vocabulaire de Roderick Macdonald, ces normes sont dites inférentielles en ce qu’elles sont « inférées (c’est-à-dire approximatives, médiates et métaphoriques), selon la transparence de leur signification normative » (Macdonald, 1986 : 52). À la différence de ce qu’un-e juriste praticien-ne occidental-e ou occidentalisé-e peut supposer, la sécurisation foncière peut être mieux assurée par ces normes inférentielles que par la mobilisation du support typique de droit positif qu’est le titre foncier.
Ce que disait Pierre Bourdieu de l’habitus
Je reprends ici quelques extraits de ce texte de 1986 qui stabilise la notion d’habitus (Bourdieu, 1986 : 40-41) :
Il faut supposer qu’ils (les gens) obéissent à une sorte de « sens du jeu », […] et que, pour comprendre leurs pratiques, il faut reconstruire le capital de schèmes informationnels qui leur permet de reproduire des pensées et des pratiques sensées et réglées sans intention de sens et sans obéissance consciente à des règles explicitement posées comme telles. […]
Les conduites engendrées par l’habitus n’ont pas la belle régularité des conduites déduites d’un principe législatif : l’habitus a partie liée avec le flou et le vague. Spontanéité génératrice qui s’affirme dans la confrontation improvisée, avec des situations sans cesse renouvelées, il obéit à une logique pratique, celle du flou, de l’à-peu-près, qui définit le rapport ordinaire au monde. […]
On peut poser en loi générale que plus la situation est dangereuse, plus la pratique tend à être codifiée […] plus il faudra mettre des formes.
Codifier c’est mettre en forme et mettre des formes. Il y a une vertu propre de la forme.
L’explication proposée dans La Terre de l’autre : reconstruire le capital de schèmes informationnels
Selon les définitions ci-dessus proposées par Pierre Bourdieu, c’est la référence à la nécessité d’une règle explicite qui doit être examinée et discutée sérieusement dans le cas du juridisme. En effet, nous sommes si « habitués » à associer une régularité à une règle et une règle à une énonciation systématique (tant de forme que de fond) qu’il nous vient difficilement à l’esprit qu’il puisse exister des règles qui se connaissent seulement par la pratique, c’est-à-dire par la socialisation au quotidien, qui s’identifient par une gestualité spécifique et qui se transmettent par des moyens qui ne relèvent pas de l’explicite mais d’un implicite organisé de sorte qu’à toutes les récurrences associées à des usages correspondent des occurrences relationnelles tenues pour des contraintes et donc sanctionnées. Parmi ces moyens, le principal est la pression sociale, la crainte de perdre la face, de déroger, de ne pas répondre aux obligations liées à son statut, etc.
La juridicité est hétéronome avons-nous déjà écrit. Elle ressemble au bernard-l’ermite, ce crustacé qui se loge dans des coquilles abandonnées, à cette différence près que les règles de la juridicité s’inscrivent dans les régulations bien vivantes de la parenté, de la religion, des rapports au sacré ou aux pouvoirs, de la morale, etc. Le signe diacritique de la juridicité repose sur un rapport de liaison ou de relation entre des champs (la parenté, le politique, la production ou la redistribution des ressources) qui doivent ou ne doivent pas être mis en rapport pour produire certains effets. L’image d’une installation électrique, de ses câblages, interrupteurs, disjoncteurs, etc., peut rendre compte, comme métaphore, d’un montage complexe qui suppose, tant pour la conception que pour la mise en œuvre, des régularités et la connaissance de ces régularités, sous peine de destruction du réseau.
On retiendra donc de ces observations que nous avons à rendre compte de rapports qui sont observés à l’état pratique, à travers des gestes et des manières de faire, mais aussi de dire, supposant une répétition, avec une certaine élasticité dans le dispositif qui, tant par la répétition que l’élasticité, rendent les conduites probables mais pas inéluctables ou imposées, pouvant ouvrir à négociation. Nous sommes dans une problématique de pluralisme juridique dans laquelle les opportunités sont choisies selon des stratégies qui permettent d’optimiser différentes contraintes. Là où le droit exige l’application d’une norme spécifique, l’habitus comme fondement de la juridicité ouvre à divers possibles que chacun-e connaît et auquel il ou elle est préparé-e à adapter ses actions. Ceci ouvre à une sécurité au moins aussi grande que la mobilisation d’une norme générale et impersonnelle tout en ne profitant — c’est là sa contrainte pour l’étranger — qu’à ceux et celles des membres du groupe (communauté ou société) qui sont socialisé-e-s dans ces habitus.
Comme je l’avais déjà mentionné, ce modèle de sécurisation foncière repose sur un principe d’endogenèse. C’est ce qui vient de l’intérieur du groupe qui est privilégié. La juridicité n’a pour vocation que de s’appliquer aux « mêmes », aux « frères et sœurs », aux « comm[onneurs] et comm[oneuses] » (selon des degrés variables de distinction) et non à tous indifféremment. Au regard des valeurs de la modernité liées à l’exigence d’universalité, le régime « commun » d’appropriation « en communs » est sélectif et inégalitaire, reflétant la réalité de toute société sans tenter de la corriger.
L’outil privilégié : le Faire
Faire, c’est poser un acte selon les exigences ou contraintes des systèmes de dispositions durables pour que prévale une juridicité acceptée par le plus grand nombre.
Poser un acte, c’est donc affirmer que ce qu’on a pratiqué comme geste, mouvement, suite d’opérations techniques ou de schèmes verbaux doit rester mémorisé et être pour soi et pour les autres, témoins ou co-participant-e-s, le point de départ d’un état particulier, à savoir se sentir obligé-e par les conséquences qui peuvent, immédiatement ou à plus long terme, en être tirées. Ici, le formalisme est minimaliste, mais on doit supposer qu’il existe un signe ou un accent qui initie le processus de mémorisation : la paumée des marchands de bestiaux sur nos foirails n’est pas seulement la rencontre de deux mains, c’est l’expression d’un accord de volontés qui rend l’acte d’échange parfait et définitif. C’est s’inscrire, volontairement ou non, à l’origine d’une relation qui va nous lier à autrui et qu’on devra apprendre à gérer, en découvrant que ce geste posé s’ouvre à un rapport qui nous oblige et qui, par transformations procédurales successives orales ou écrites, sera l’objet d’une sanction, s’inscrivant alors dans un processus juridique.
Ce que je viens de décrire est une sorte de continent perdu, celui des pratiques au quotidien, à l’origine d’une juridicité pratique que j’ai cherché à maîtriser depuis trente ans sous la qualification de « droit de la pratique » (Le Roy et Hesseling, 1990). Je vais en résumer brièvement les enjeux avant de revenir aux travaux de Jacques Vanderlinden qui, dans une étude de 2015, a apporté une contribution décisive à cette question.
Des données anciennes à réinterpréter
Depuis mon travail de terrain de 1969, je supposais l’existence d’un support normatif original sur lequel reposaient ou s’arrimaient les productions juridiques — instituées quand on pratique la norme, institutionnalisées quand on l’enferme dans l’écrit. Dès ce premier terrain, j’avais partagé avec mes interlocuteurs et interlocutrices paysan-ne-s wolof des pratiques culturelles qui, avec le recours à des techniques et à des outils, pouvaient avoir des conséquences entre eux et pour eux, et faire naître des obligations. En utilisant un outil, un geste était posé sans qu’un commentaire soit nécessaire pour en apprécier la portée, car cela relevait bien des « systèmes de dispositions durables » propres aux agriculteurs et agricultrices.
L’hilaire est une lame de fer en forme de croissant attachée à un long manche, qui permet de travailler debout, de préserver le sol en coupant les racines des herbacés sous la structure superficielle du sol sableux et de maintenir sa fertilité lors des fortes pluies de l’hivernage (nawet), donc d’éviter son lessivage. L’usage de l’hilaire réactualise des droits fonciers après une période de jachères de plusieurs années. Dans des contextes de limites de champs peu ou pas inscrites dans le paysage tout en étant mémorisées par les protagonistes (chefs de terres en particulier), tout dépassement peut être à l’origine de conflits. Ici et là, le vieux proverbe du Moyen-âge « qui terre a, guerre a » reste d’actualité. Je pouvais aussi méditer sur l’usage de la hache lourde d’abattage (rock) qui permet de défricher un espace naturel boisé et non encore approprié, ou sur celui d’un outil plus léger (ngadyo) qui permet de couper les rejets et d’entretenir un champ jadis exploité et remis en culture après jachère. Ces deux outils aux fonctionnalités proches entraînent des droits fonciers fort différents que restituent les titulatures (laman rock, borom ngadyo). On pourrait multiplier les exemples dans d’autres domaines mais, de façon générale, on peut poser que tout acte est porteur d’incidences ou de conséquences qui seront ou non concrétisées puis explicitées quand il faudra passer du Faire au Dire, de l’implicite à l’explicite, de l’inférentiel au référentiel. Il en va de même en Europe, mais nous l’oublions.
Ce que les Wolof dénomment « waso », les usages, sont ainsi abordés selon un critère utilitariste et non selon des références morales, politiques ou religieuses constitutives du bakh i mam (le juste des anciens, la coutume). Reste à apprécier en quoi et pourquoi ces « usages » sont à la base d’un processus de juridicité, en quoi ils en sont un élément déterminant sans lequel le processus lui-même ne serait pas fonctionnel. Les apports de Jacques Vanderlinden (2015) et de Rodolfo Sacco (2008) sont ici décisifs pour dégager le domaine du « faire » et son caractère implicite et inférentiel que Rodolfo Sacco qualifie de « droit muet ».
Au-delà de la coutume, le « faire »
Jacques Vanderlinden a proposé en 2015 une nouvelle synthèse de ses travaux sur la coutume dont il était devenu le meilleur spécialiste francophone. Il part ici d’une proposition (qu’on tiendra volontiers pour un postulat) de Roderick Macdonald : « Le droit implique davantage que simplement écrire un texte; en effet exprimer le droit peut être fait par la langue des signes, le geste et uniquement un simple acte » (Macdonald, 2011 : 321-322). L’enjeu est de comprendre la place du « faire » — donc du geste —, plutôt que du « dire » — donc de l’oralité — dans ce qui précède la production de ce qu’on appelle généralement « le droit ». Vanderlinden dénomme « normativité » ce que je qualifie de « juridicité ».
Si l’intériorisation du « faire » par un individu est déjà le point d’entrée dans la normativité, Vanderlinden considère que « l’imaginaire de l’individu ne (l)’intéresse que dans la seule mesure où il tend à fonder une norme aboutissant à la restauration de l’harmonie sociale [… et avec] comme but la survie de la société à travers la réalisation d’un équilibre entre les aspirations plus ou moins contradictoires de ses membres » (2015 : 26). Ce qui est pour lui déterminant, c’est le « for intérieur » de l’individu. Il convient de le citer in extenso :
Le pluralisme normatif radical fournit peut-être un élément de réponse à la question du « pourquoi et du comment le fait ». Celui-ci propose en effet que l’origine de la norme réside dans le « for intérieur » du sujet, au lieu de rencontre des moi multiples qui composent la personnalité de chacun. Il remonte ainsi à la racine (radix en latin, d’où le recours à l’adjectif radical pour le qualifier). En cela il rejoint le pluralisme juridique critique de Macdonald lorsque celui-ci affirme que : « La revendication de base est que la caractéristique centrale du droit coutumier n’est pas qu’il est implicite, ni même qu’il est non écrit. La revendication est ici que le droit coutumier est inférentiel, (non discursif, relevant de l’idéel, non chirographaire) (ibid. : 127.) (Ma traduction de l’anglais. J’ai souligné les caractères en gras).
Vanderlinden privilégie dès lors une expérience de la coutume qui « se situe nécessairement en dehors du cadre de l’État, et donc du droit, au sens classique du terme. Nous sommes, à mes yeux, dans un environnement totalement différent au sujet duquel la qualification de « juridique » est une source constante de confusion » (ibid. : 130). Il propose ainsi de substituer le « faire » à la notion de coutume. Je ne saurais le critiquer puisque très tôt j’avais défini la coutume observée au Sénégal comme « manières de dire les manières de faire à la lumière de l’expérience de nos ancêtres ». Il propose également, au lieu de la notion de systèmes de dispositions durables, d’appeler « pratiques normatives les manifestations de normativité qui apparaissent de manière autonome dans le cadre étatique, sans y être englobées, directement ou indirectement, ou en dehors de celui-ci, à travers le monde. Dans tous ces cas, nous nous situons en dehors des droits et de leur vocation totalitaire » (ibid. : 132).
En ce qui concerne la construction du paradigme de la juridicité (auquel l’auteur n’adhère pas en trouvant le terme trop « brutal »), on retiendra en particulier que Vanderlinden tient ces normes originales pour non juridiques, sans doute pour en préserver l’authenticité et éviter leur contamination conceptuelle avec le droit positif. Il s’en était déjà expliqué lors d’un colloque tenu à l’Université Paris 13 Descartes en 2011 dont le thème était « le pluralisme juridique à l’épreuve de l’histoire ». Il employait en particulier la qualification de pluralisme normatif où, à l’exemple de l’Acadie, « des individus rattachés à de multiples sociétés de toutes natures gouvernent leurs rapports sociaux selon des normes diverses de leur choix en fonction de l’une ou l’autre des personnalités multiples et des circonstances » (Vanderlinden, 2013 : 391).
Le caractère implicite et inférentiel de cette juridicité : l’apport de Rodolfo Sacco et du droit muet
Il y a, dans le travail du juriste comparatiste Rodolfo Sacco, le souci de trouver la meilleure qualification à des comportements qui peuvent être observés dans nos vies quotidiennes en Occident. Ces comportements ont des conséquences juridiques susceptibles de mobiliser le droit positif et des actions judiciaires devant les tribunaux, mais ils ne reposent ni sur des textes écrits, ni sur des paroles prononcées devant témoins : ils reposent sur des gestes, des actes posés. Notre auteur cite, entre autres exemples, l’occupation, l’abandon, la remise, l’acceptation tacite de la succession, la société de fait ou le ménage de fait (Sacco, 2008 : 146). En outre, cet africaniste fondateur de l’école italienne de droit africain associe à ces comportements la question de la coutume sur laquelle nous nous sommes tous et toutes « faits les dents ». La coutume est bien notre « pont aux ânes » partagé par toutes les nations colonisatrices! C’est aussi la coutume, un objet scientifique mal identifié (OSMI), qui nous conduit, sur le modèle romain, à remonter le temps avec le risque évident de passer de données historiques vérifiables à des suppositions et des simulations. Il faut cependant accepter ce risque parce que l’enjeu n’est pas mince et n’intéresse pas seulement une archéologie du droit ou de la juridicité, mais bien l’interprétation de pratiques communes qui génèrent cette révolution des communs que nous commençons à vivre.
Ce domaine de recherche a déjà été approché sous de multiples catégorisations par les juristes. Rodolfo Sacco énumère « le droit vivant, le droit en action, l’efficacité, la dénotation du droit, le droit spontané, la nature des choses, le réalisme » (2008 : 145). Il note que « l’expression « droit spontané » est préférable. Mais elle a aussi son talon d’Achille » : elle est seulement applicable à ceux et celles qui en décident et non à ceux et celles qui le subissent (les esclaves). Il ajoute avec humour : « On ne sait si quelqu’un trouvera un jour une expression plus heureuse. L’auteur de ces pages (et lui seul, pour l’instant) est favorable à l’expression droit muet » (ibid. : 143).
Considérons son apport relatif aux pratiques originelles de ce que l’auteur continue à appeler droit. mais qu’on peut requalifier de « juridicité » quand, précisément, le processus n’est pas « imposé par l’autorité » étatique.
Les cultures des humains dépourvus de langage articulé et les cultures que nous connaissons purent ou peuvent établir des rapports juridiques sans avoir recours à la parole. À cette fin, elles mettent en actes le rapport juridique qu’elles veulent créer ou l’interrompent s’il s’agit de l’éteindre. Ces actes non-déclaratifs, donc « muets » sont largement pratiqués, et bien vivants, aussi dans le droit des sociétés plus avancées […] Droit spontané, acte muet. Les deux phénomènes ont la même nature. Depuis toujours, l’homme crée la norme en la mettant à exécution. Depuis un temps plus récent, il crée également le rapport juridique au moyen de la parole. Depuis un temps plus récent encore, il crée la règle juridique toujours au moyen de la parole […]. Hier le droit spontané, muet. À présent le droit imposé par l’autorité, exprimé par la parole, mis par écrit (ibid. : 146).
Observations conclusives
Prenant l’exemple de l’expression linguistique, Sacco fait remarquer qu’il n’est pas besoin de connaître les règles de sémiologie, de grammaire ou de variations lexicales pour pratiquer une langue de manière satisfaisante, et ce même à un très jeune âge. Nous observons des règles qui restent implicites, voire parfois inférentielles. Ce n’est pas leur contenu qui importe, mais ce qu’elles mettent en rapport. Ces rapports deviennent ensuite juridiques sous certaines conditions. C’est en faisant l’expérience d’une association à travers un acte posé entre un objectif, une pratique et sa réalisation satisfaisante que cet acte se trouve « réglé » au sens d’ajusté, puis c’est par la répétition que, d’acte en actes, ces réglages deviennent des règles tenues pour pertinentes, donc reproductibles, donc sanctionnables dans l’intérêt du collectif. D’où cette proposition centrale de Rodolfo Sacco : « Ils ne savent pas comment faire, ils ne se rendent pas compte de ce qu’ils font, mais ils savent le faire et ils le font. Savoir mettre une règle en application n’est pas connaître la formulation conceptuelle d’une règle » (ibid. : 147).
Il est évident que l’observation des actes et comportements de mes interlocuteurs et interlocutrices au Sénégal en 1969 avait dépassé ce stade premier. Leurs pratiques prenaient un sens quand je mobilisais, par diverses catégorisations de statuts d’acteur, de zonages et de dénominations foncières, une approche conceptuelle sophistiquée. Mais ce que je cherche depuis si longtemps à comprendre puis à expliquer, c’est que le sens de ces pratiques n’est pas dans le discours que l’on tient, mais dans le « faire » qui est la mise en relation nécessaire de trois éléments faisant structurellement sens et assurant toute la sécurité juridique recherchée.
En définissant la coutume au Sénégal comme les « manières de dire les manières de faire », j’avais initialement, dans les années 1970 et 1980, survalorisé le rôle de la parole en utilisant la notion d’oralité juridique (Le Roy, 1974) au détriment du sens de la gestualité. En fait, la juridicité du geste et du comportement qui y est associé ouvre à une réalité originale qui doit être effectivement tenue pour un des invariants d’une normativité démultipliée en trois registres autonomes : le geste comme base de la séquence normative, la parole et enfin le texte dont la variante codifiée est l’expression la plus technique de la juridicité.
Rappelons ce qu’écrivait Pierre Bourdieu : « Codifier c’est mettre en forme et mettre des formes. Il y a une vertu propre de la forme. Et la maîtrise culturelle est toujours une maîtrise des formes. […] C’est dire que l’analyse du sens pratique vaut bien au-delà des sociétés sans écriture » (Bourdieu, 1986 : 40).
L’iconologie juridique, une solution pour les communs fonciers
Au regard des exigences de pluralisme, de dynamique et de complexité qui caractérisent une lecture anthropologique du phénomène juridique, la formalisation des habitus fonciers non seulement exclut la formulation d’une norme, comme nous venons de l’expliquer, mais suppose aussi, pour être connue et exploitée par « l’autre », par celui ou celle qui n’est pas socialisé-e dans cet habitus, d’être modélisée (Le Roy, 2011 : 128-129) pour faire apparaître formellement la norme restée jusqu’alors implicite et inférentielle.
Quasiment tous les éléments du rébus sont ici posés, en particulier la référence à un dispositif qui repose essentiellement sur des objets et des techniques. Cependant, il manquait encore l’étincelle qui est finalement venue d’un colloque international organisé par nos collègues italiens de Turin sous le magistère de Rodolfo Sacco, en avril 2011. De manière significative, la solution a émergé en deux temps et sur un terrain inattendu, la Polynésie. Après avoir présenté sa communication sur le foncier des lagons polynésiens et face aux questions que nous lui posions sur le fonctionnement des interdits (rahui) de pêche, Tamatoa Bambridge associa à la version révisée de son texte le linguiste Jacques Vernaudon. De leurs réflexions émergea la notion d’icône, décrite dans les conclusions de La Terre et l’homme (Le Roy, 2013 : 303-305) comme un des cinq chantiers majeurs de la recherche foncière.
La solution qui émerge dans La Terre et l’homme (2013)
L’iconicité est comprise ici comme la fidèle image de quelque chose. Cette notion élargit l’emploi de l’icône comme peinture religieuse dans les Églises orthodoxes à des contextes juridiques et à des objets supports de juridicité. Transposant les analyses de l’art chez Gell (1998) à la juridicité qu’ils approchent comme « un système d’action dont l’intentionnalité est de changer le monde », Tamatoa Bambridge et Jacques Vernaudon considèrent que « les normes qui s’incarnent dans des objets pris dans des contextes et des rituels particuliers sont constitutives du droit [de la juridicité] d’un groupe social donné […] Certaines choses sont liées ou perçues comme équivalentes » (Le Roy, 2013 : 304).
Il suffit donc de désigner par un geste ou de dénommer cette « chose », dotée dès lors d’un pouvoir d’instanciation, pour mobiliser le double rapport humain/humain et humain/chose dont j’ai vérifié dans La Terre de l’autre — et ce, depuis les travaux initiaux de Paul Bohannan (1968) — qu’ils sont à la base des rapports fonciers, donc de leur juridicité. L’instanciation est un procédé mental consistant à rendre présentes, à un moment et selon un ordre particulier, des données qui sont physiquement ou conceptuellement éloignées et qui doivent continuer à être distinguées et tenues pour telles.
La chose représente par instanciation un droit selon un procédé inférentiel et implicite partagé par l’ensemble de la communauté des usagers et usagères qui sont endoculturé-e-s pour maîtriser toutes les implications de leurs invocations. Le fait qu’on interprète cette chose comme étant d’ordre juridique, ici selon un procédé d’instanciation connu pour son impact sacré, n’est problématique que dans une perception de l’organisation (occidentale) du monde qui ignore les représentations animistes et en particulier les phénomènes de circulation et de mobilisation des énergies tant cosmiques que socio-humaines. J’avais montré que ce même processus analysé sur des terrains casamançais en 1979 était analogue à un cyclotron de physiciens.
Il est évident que de tels montages risquent d’être incompris en dehors de la communauté où ils s’enracinent. Les travaux anciens sur les systèmes coutumiers africains tendaient à montrer que les communautés cherchaient à garder secrètes de telles régulations qui, si elles étaient connues en dehors, offraient à leurs adversaires des armes pour les soumettre ou au moins les influencer.
Le modèle matriciel d’iconologie juridique
Ce qui se passe in intellectu, dans la tête des praticien-ne-s, est susceptible d’être transcrit formellement en mobilisant un support matriciel qui intègre à l’horizontal les rapports humain/humain et, à la verticale, les rapports humain/chose. Chacune des cases ainsi identifiées peut recevoir les réponses appropriées, objet ou geste support de l’instanciation.
A | B | C | |
1 | & | ||
2 | § | * | |
3 | ++ |
Légende du tableau : les symboles &, §, * et ++ sont des catégories de lieux ou de supports techniques selon les terminologies vernaculaires locales. Ils sont codés sur la base des indications des informateurs : & = A/1, § = B/2, * = C/2, ++ = A/3, etc. Si A est un mode de contrôle par découverte, B un mode de contrôle par conquête, C un mode de contrôle par attribution, si 1 est un mode d’utilisation pour l’agriculture, 2 un mode d’utilisation pour la résidence, 3 un mode d’utilisation pour les activités de chasse, de pêche ou d’élevage, on peut donc définir & comme un droit portant sur la terre agricole au titre de la découverte, § comme un droit portant sur une terre résidentielle au titre de la conquête et * également comme un droit résidentiel mais au titre de l’attribution, etc.
Le support matriciel a pour mérite d’autoriser un comparatisme à la fois dans le temps — puisque les solutions peuvent bouger, s’adapter à des situations nouvelles ou disparaître — et dans l’espace, en tenant compte des spécificités ou subtilités de partages de ressources inhérentes à chaque collectif, quelle que soit sa taille, dès lors que les conditions d’enquête le permettent.
Conclusion
L’intérêt de cette découverte d’une iconologie juridique appliquée à la compréhension des rapports fonciers « en communs » est de matérialiser la possibilité de donner à une notion perçue comme intellectuellement concevable une pertinence pratique, même si, pour ce faire, nous devons nous dérouter et accepter de penser autrement.
En abordant les relations entre le droit et la juridicité sur la base d’homéomorphismes, nous avons d’abord pu vérifier la fonction englobante de cette juridicité qui rend compte tant des continuités que des différences. Ces différences sont-elles aussi radicales que la pensée exégétique des juristes positivistes le suppose? Une fois qu’on a écarté la prétention à la supériorité intellectuelle des structures normatives modernes, on retrouve le champ des pratiques et ce droit de la pratique (Le Roy, 1999) qui ressemble terriblement à de la juridicité, car les habitudes et les habitus y sont dominants.
Puis, dans la deuxième section, en systématisant une logique à l’état pratique à partir de corpus de données récoltées au fil du temps, j’ai pu vérifier que les communs relèvent bien de la juridicité et échapperaient même, pour ce qui concerne les primo-communs, au droit positif.
Enfin, dans la troisième section, j’ai pu apporter une contribution originale à la compréhension de ce qui était tenu pour un « mystère »: comment fabriquer du juridique sans règles explicites? La notion d’iconologie juridique proposée par Tamatoa Bambridge et Jacques Vernaudon répond à cette attente, même si l’idée d’instanciation peut rester pour le lecteur et la lectrice une spéculation.
Au total, nous avons donc, dans ce chapitre, fait avancer non seulement la théorie des communs en l’éclairant de propositions et de nouvelles conceptualisations, mais aussi celle de la juridicité comme expérience originale de l’humanité. Nous l’avons vue non seulement associée à des pratiques habituelles puis à des habitus, mais aussi cosmopolite, de tous les temps et de tous les lieux, constitutive d’un champ d’expériences qui traverse nos histoires pour enrichir notre présent et ouvrir à d’autres futurs. La découverte des néo-communs va le préciser et l’expliciter.