2 Des héritages à préserver. Néo-communs aux Comores et chez les Premières Nations du Canada
Les deux monographies originales que je présente ici reposent sur des travaux de terrains réalisés entre 1986 et 1998 aux Comores et entre 1984 à 2014 pour les recherches sur les populations autochtones du Canada, en particulier dans le cadre du programme fédéral « Peuples autochtones et gouvernance » sur la thématique des revendications territoriales des Premières Nations. Dans les deux cas, les liens continus avec le terrain ont permis d’approcher les évolutions actuelles, tout en ayant le sentiment que ces évolutions sont d’une telle complexité qu’on ne peut seulement prétendre que les effleurer. Mais au moins aurons-nous contribué à réhabiliter la place et le rôle des communs, tout en rendant compte de la diversité du statut des communs dans les sociétés contemporaines : ils sont la « règle du jeu » du quotidien aux Comores alors qu’ils sont occultés en relevant peut-être d’un impensable au Canada.
Résilience et adaptations de communs aux Comores
La monographie sur les Comores doit beaucoup, dans son actualisation, aux travaux de Mahamoudou Saïd qui se prolongent actuellement, avec le soutien de l’Agence française de développement, par des travaux sur le parc marin de Mohéli, un commun administré, typique des nouvelles configurations du développement durable.
L’archipel des Comores dont trois des quatre îles ont accédé à l’indépendance en 1975, sous la forme d’une fédération, devenue ensuite l’Union des Comores, ne répond nullement à la description des espaces sahéliens du Mali. Au pied du volcan, le Mont Karthala, en Grande Comore, il pleut jusqu’à deux mètres par an avec des paysages luxuriants à la « Douanier Rousseau » dans un contexte politique qui s’est calmé ces dernières années mais dont la vie économique n’a pas rompu avec une pauvreté plutôt digne, mais endémique. Situé au centre de la partie occidentale de l’océan Indien, environné au nord par l’Arabie, à l’ouest par la Corne de l’Afrique, au sud par la grande île malgache qui peine elle-même à trouver son équilibre, l’archipel est inscrit, selon une métaphore commode, dans l’œil du cyclone. Il est environné par le déchaînement des conflits affectant le monde arabo-musulman et la péninsule arabique, les ressources énergétiques et la reconstitution des alliances mondiales, mais a retrouvé depuis dix ans un semblant de paix civile qui tranche avantageusement avec certains voisins, Madagascar en particulier. L’archipel est surtout un paradoxe, voire un oxymore ou un rébus. Pourquoi, malgré son inscription dans le capitalisme depuis le milieu du XIXe siècle et les sollicitations d’une marchandisation généralisée du fait de l’économie internationale, son expérience millénaire de la gestion des ressources en communs perdure-t-elle encore de manière générale et comment les Comoriens et les Comoriennes ont-ils et elles trouvé des réponses minimalistes appropriées aux défis de ce siècle?
Une résilience paradoxale des communs
L’archipel a été, à partir des années 1840, un protectorat puis une colonie française qui a donc connu l’importation d’un modèle administratif centralisé « à la française » et a subi une inscription dans le marché capitaliste international par de grands domaines coloniaux. Pourtant, en pratique, le modèle administratif n’a été « reçu » que comme un prolongement de la colonisation malgache dont les Comores étaient une dépendance (Saïd, 2016). Les solutions juridiques, ainsi dans le foncier, sont pensées pour Madagascar et, en réalité, peu appliquées aux Comores. Économiquement, le modèle mis en œuvre relève d’un capitalisme de comptoirs[1] pour l’exportation d’un certain nombre de produits agricoles ou agro-forestiers dont la vanille, la noix de coco, certaines essences forestières et l’exploitation des plantes à parfum, dont l’ylang-ylang. Seuls quelques colons français et les grands commerçants importateurs en ont profité, ces derniers contrôlant la notabilité et la représentation politique localement et en métropole. La production locale a vu son sort peu modifié en l’absence d’investissements significatifs. Le mode de production dominant est une exploitation « en communs » à l’échelle familiale élargie avec une entraide villageoise coordonnée de manière volontaire dans le contexte de la mosquée, en particulier après la prière du vendredi. Mais une part de ces producteurs a été prolétarisée, au sens de condamnés à assurer la subsistance de leurs familles par la force de leurs bras, en s’engageant comme ouvriers agricoles sur les grands domaines coloniaux. Ce sont eux qui, entre 1975 et 1978, mirent à bas le système colonial en occupant les domaines et contribuèrent, avec l’encadrement agricole des CADER et CEFADER, à partir des années 1980, à la révolution des enclosures communautaires et des communs (Le Roy, 2011; Saïd, 2013). Cette révolution par l’embocagement de l’openfield permet de stabiliser les limites d’exploitation, de maintenir sur place humidité et nutriments, de lutter contre l’érosion, de nourrir le cheptel au piquet tout en reposant sur des principes de gestion patrimoniale déterminés collectivement et où la parcelle devient un espace-ressource (Barrière, 2002; Saïd, 2016) et non un bien. Elle échappe ainsi au droit de propriété au nom de la logique des communs.
La résilience des communs dont on commence à deviner l’impact a aussi un fondement culturel au sens du « précipité » d’expériences historiques qui se sont cumulées plus qu’elles ne se sont contredites et annulées. Quand on examine les institutions de la société civile comorienne, on peut les caractériser comme un feuilleté, une superposition de solutions qui sont liées ensemble et rendues complémentaires par le partage d’un Islam chaféite influencé par l’Arabie mais non rigoriste, doublé d’un maillage de confréries à l’échelle locale et par le swahili, révélateur des recompositions et des identités communes et multiples. Le swahili est une langue pratiquée dans tous les comptoirs commerciaux d’Afrique de l’Est, de la Corne au Mozambique, et qui s’est diffusée jusqu’en République démocratique du Congo. Composé à partir de l’arabe et de langues africaines locales, le swahili n’est pas seulement un langage mais une vision métisse du monde, un monde de marins et de marchands ouvert aux échanges les plus lointains et aux techniques nouvelles. Cet archipel actuellement dans « l’œil du cyclone » fut de tous temps une plaque tournante des commerces, légitimes ou non, comme la traite des Africains et Africaines vers l’Arabie. De nombreuses civilisations, orientales comme occidentales, s’y sont côtoyées en particulier depuis l’ouverture de la route des Indes qu’empruntèrent Portugais, Britanniques, Hollandais et Français. L’interculturalité y est donc la norme dominante, même en matière religieuse avec l’influence du soufisme.
L’histoire récente des Comores que retrace, par exemple, Jean Martin (1983) « entre pirates et planteurs », permet d’imaginer au XVIIe siècle des îles organisées en sultanats se partageant des territoires terrestres et marins structurés à partir et autour d’un port selon un modèle topocentrique à rayonnement décroissant en allant de la côte vers les « hauts » de l’intérieur. Ce port serait organisé selon le modèle urbain des villes et oasis d’Arabie, ce qu’on retrouve à Moroni, la capitale actuelle de l’Union des Comores, ou à Domoni et Mutsamudu à Anjouan. On peut observer une triple couronne, urbaine et marchande autour du port, rurale pour les petites plaines côtières fertiles à activités horticoles et les hauts dévolus au pastoralisme et maintenant à l’arboriculture. Si les deux premières couronnes voient les droits fonciers organisés selon les principes du droit musulman, en particulier l’exercice d’une propriété exclusive (mais non absolue) dite milk en swahili sur toutes les terres vivifiées par des constructions, des amendements, des plantations ou des irrigations, la troisième couronne semble plus africaine. Elle l’est soit par l’origine des populations soit par la permanence de modes de dévolution de la terre à l’intérieur des matrilignages, selon un modèle qu’on dénomme manyahule (Saïd, 2016) et qui est d’autant plus étonnant qu’il est bien vivant et légitimé dans un contexte musulman très patriarcal. On notera, dans les deux premières couronnes, l’incidence des « biens de main-morte », dits waqf, ces immobilisations pieuses qui favoriseront aussi une gestion en communs[2].
L’enrichissement continu d’une expérience pragmatique de recours aux communs
Dans l’organisation sultanesque (XVIIe-XIXe siècles), les communs concernent d’abord et principalement les « hauts » avec deux situations générant des droits particuliers sur les ressources (Saïd, 2013; 2013b). Certaines terres dites Nabi étaient en déshérence, on dira « sans maître » dans le droit colonial. Elles passent sous la responsabilité directe du sultan ou de son représentant local, à charge pour lui de les réaffecter selon des critères de mérite appréciés à l’échelle locale. Les autres terres, dont la vocation est d’abord le parcours ou le pâturage sont dites uswayezi. Elles sont ouvertes à tous les sujets du sultan à condition qu’ils répondent aux appels à la mobilisation contre des envahisseurs. Les collectifs et les organisations villageoises sont, entre eux, très autonomes. Les petites guerres étaient fréquentes et une solidarité à l’échelle du sultanat devait être sollicitée à partir du centre. Le communautarisme est très localement déterminé et les gestions en communs sont privilégiées à l’échelle de chaque famille inscrite dans une communauté villageoise. Les uswayezi concernaient en outre la majorité des surfaces des territoires sultanesques et les ressources forestières qui vont devenir des enjeux coloniaux.
La colonisation française introduira des principes d’organisation foncière si fondamentalement étrangers à ces réalités locales qu’ils n’arriveront jamais à se substituer aux montages des droits dits coutumier et musulman. Par contre, ces principes continuent à imposer leurs normes en devenant le cadre de la législation moderne de l’Union des Comores. Rappelons que la législation coloniale repose sur deux axes fondamentaux : la reconnaissance et la généralisation de la propriété privée par voie d’immatriculation au livre foncier et une stratégie domaniale garante des grandes fonctions de souveraineté avec un domaine public et un domaine privé. Le domaine public est défini, au plus simple, par l’article 538 du Code civil : « Les chemins, les routes et rues à la charge de l’État, les fleuves et rivières navigables ou flottables, les rivages, lais et relais de la mer, les ports, les havres, les rades et, généralement, toutes les portions du territoire français qui ne sont pas susceptibles d’une propriété privée sont considérés comme des dépendances du domaine public ». Le domaine public comprend ainsi, aux Comores, la zone des cinquante pas géométriques, soit 81 mètres à partir des plus hautes eaux, des terres en principe inappropriables mais très recherchées. Quant au domaine privé, il est aux colonies, comme on l’a vu à propos du Mali, dédoublé en un domaine affecté aux services administratifs et où les biens relèvent d’une gestion de droit privé et un domaine non affecté réunissant toutes les terres vacantes et sans maître selon le critère de l’absence d’un titre de propriété privée, donc incluant même les terres appropriées dites « milk » en droit musulman (cf. infra). L’État possède ces terres mais n’en est pas propriétaire. Il assure en théorie une fonction de gardiennage en vue d’en promouvoir la mise en valeur par la procédure de la concession sous conditions d’investissements, donc en vue de généraliser l’immatriculation foncière et la propriété privée. Dans ce cadre avaient été mises en place des « réserves villageoises » pour contenir les populations dites indigènes sur quelques terres et ouvrir les autres espaces à la colonisation lors de la constitution des grands domaines agricoles. L’échec de ces politiques était cependant évident et l’État contemporain a été incapable d’inverser la tendance. 1412 titres fonciers relevant de la pleine propriété « absolue » étaient régularisés sur les trois îles de l’Union, au 8 février 2012 (Saïd, 2013).
Le régime foncier des Comores est ainsi affecté, comme en Polynésie française (Le Roy, 2009c), par un principe de dédoublement fonctionnel.
Il existe un régime officiel reproduisant le droit colonial complété par quelques textes récents, en particulier en droit forestier (Saïd, 2016). Globalement propriétariste, ce régime n’a de réalité qu’en milieux urbains, là où l’impact de la propriété foncière devient sensible et dans le contexte d’enjeux environnementaux, ainsi pour le parc marin de l’île de Mohéli qui fait l’objet de travaux actuellement avec un soutien de l’AFD et des investissements internationaux notables.
À côté, ou plutôt en superposition, on peut observer un système métisse essentiellement dominé tant par une logique que par des pratiques de communs. Chaque situation locale étant un cas particulier, il faut une place dont on ne dispose pas ici pour entrer dans le détail de ces organisations. Les différents ouvrages de Saïd y répondent amplement. La force de ces réponses réside dans le fait que la logique fonctionnelle des communs peut, si les consensus locaux l’autorisent, ne pas entrer en concurrence avec la logique institutionnelle qui préside au droit moderne. Saïd (2016 : 33-38) recense les situations suivantes, en reprenant la formule de Anne-Marie Patault de « propriétés simultanées » et, à condition de prendre quelque liberté, avec la définition de la propriété de l’article 544 CC :
- Superposition de deux propriétés, l’une sur les arbres l’autre sur le sol, en contradiction avec l’article 552 CC.
- Réactualisation par vivification d’anciens droits patrimoniaux dans des domaines coloniaux dont les titres fonciers n’ont pas été abrogés (la propriété n’est plus alors absolue, donc privée).
- Superposition de propriétés communautaires sur des terrains domaniaux, en particulier pour les uswayezi des hauts sultanesques. Par exemple, une partie des terrains de l’aéroport international de Hahaya en Grande Comore serait concernée. Certains droits de pêche dans l’atoll de Mayotte avant sa départementalisation pourraient être également concernés.
- Superposition de droits communautaires de vaine pâture sur des terres d’appropriation communautaire à usage agricole (uswayezi, nabi, réserves villageoises).
- Superposition de droits de cultures sur des terres en propriété non immatriculée (milk).
Et comme le remarque l’auteur (Saïd, 2016 : 37), le « caractère flou et élastique des limites, lié au fait qu’on y applique des représentations d’espaces topocentrique ou odologique (pour les cheminements) et non géométrique » (Le Roy, 2011) ne facilite pas le repérage des services techniques, puis les traitements judiciaires des conflits fonciers.
Pratiquement, les règles peuvent ainsi recourir à des formulations locales en swahili comorien d’habitus villageois dits « droit coutumier » ou des réglementations issues du droit colonial français, en particulier pour l’immatriculation des terres et la délivrance de titres fonciers. Elles sont toutefois dominées par l’usage de l’écriture en langue arabe[3] et par les concepts et procédures du droit musulman, ici de rite chaféite.
L’analyse faite montre qu’en matière de transfert de propriété, excepté pour la propriété manyahouli, les droits traditionnel et moderne cèdent la place au droit musulman. En matière de donation, le droit musulman s’applique exclusivement. L’application des deux autres régimes est parfois possible dans les autres domaines. Mais la cohabitation des droits ne pose pas de problèmes particuliers dans la pratique. En ce qui concerne l’héritage, les Comoriens ont habituellement recours au droit musulman, sauf dans le cas du manyahoule. […]. Dans la pratique, la justice cadiale, comme la justice moderne, applique les règles coutumières quand il s’agit de transférer le manyahoule. […] En ce qui concerne la vente, les contractants ont la faculté de soumettre le contrat au régime juridique qu’ils veulent. Dans la quasi-totalité des cas, le choix porte sur le droit musulman. […] L’acquisition de fait de terrain est reconnue par les trois droits en présence. Ces trois droits se basent sur la mise en valeur de la terre pour établir le transfert de propriété. Pour le droit moderne, ce transfert se fait par la prescription acquisitive autorisée par les textes en vigueur […]. Pour les droits musulman et coutumier, le transfert se fait par la vivification, principe musulman selon lequel la terre appartient à celui qui la vivifie (qui la met en valeur). (Saïd, 2013 : 54)
Et Saïd de conclure :
Il n’y a pas de véritables oppositions entre les différents droits qui régissent le transfert de propriété. Leur mise en complémentarité est tout à fait possible sur le plan théorique. Cette possibilité de mise en complémentarité des trois droits est d’ailleurs prouvée par les pratiques observées sur le terrain. Tout en privilégiant largement le droit musulman (sauf lorsqu’il s’agit d’un transfert de propriété de type manyahoule), les acteurs ont recours aussi aux autres régimes (ibid.).
La problématique contemporaine : des communs entre l’État, le marché et l’individualisme
Résumons la problématique comorienne : le titre foncier qui devrait être généralisé est supposé garantir une sécurité foncière maximale. En pratique, il n’en est pas ainsi[4]. Une part importante de terres immatriculées ou domaniales font l’objet, dans un cadre tout à fait informel et dans un contexte caractérisé par l’incapacité de l’État à garantir l’inattaquabilité du droit de propriété, d’une gestion en communs. Récemment, des exemples de la gestion en commun des terres ont été relevés à Fumbani et Hajoho dans l’île d’Anjouan (Saïd, 2016) et celle des terres et des habitats se pérennise également dans la ville de Moroni, capitale des Comores (Saïd, 2013b). Ces cas nous semblent caractériser un régime de néo-communs qui émerge dans des situations « d’entre deux » (deux visions de l’État comme du marché et de la propriété) et comme une réponse à une pression institutionnelle qui n’a pu déboucher sur l’application d’un droit moderne de propriété privée généralisée. Nous avons ainsi à analyser la cohabitation entre la permanence de pratiques spontanées liées à des habitus ou systèmes de dispositions durables face à la pression réformatrice et leur impact sur les communs. Resteront-ils épargnés par la propriété privée (on parlera alors de « primo-communs ») ou trouveront-ils des accommodements avec le marché et le capitalisme?
Communs spontanés et communs institutionnalisés
L’efficacité et donc l’existence des communs dépendent d’une action collective qui doit être portée par un mouvement interne au groupe et une volonté manifeste de faire « ainsi, avec et longtemps ». On parlera alors de communs spontanés dès lors qu’ils ne dépendent pas d’une instance extérieure ou supérieure pour exister, choisir des modes de gestion, ajuster et appliquer les règles et en tirer des profits. L’intervention d’une telle instance est positive si elle n’est qu’un facteur d’incitation, qu’elle génère de la solidarité. On en observe actuellement l’impact dans le parc marin de Mohéli aux Comores. Mais la conception de l’institution qui préside au droit moderne en Occident a l’ambition bien plus grande d’un « commun administré » où l’administration tend à substituer sa responsabilité à celle des commoneurs et commoneuses selon des explications et des représentations trop complexes pour qu’on puisse les détailler, faute de place (Le Roy, 2009; 2016). Notre modèle de l’institution, avec sa sacralisation et sa logique propre (Le Roy, 2009b), fait problème quand il s’agit de mobiliser l’institution de la propriété privée car la logique des communs est attaquée à sa base. Que peut-il en sortir?
Des néo-communs en voie de généralisation?
Les néo-communs seraient une création originale de notre temps, fondamentalement métisses et associant, au mieux (ou au moindre mal), les exigences typiques des primo-communs (collectif, ressource, règles propres de gestion) mais en les réinterprétant, voire en les réinventant, pour faire une place plus ou moins décisive à la marchandisation. Ici, la place de la propriété privée est critique car elle doit servir, par des modèles originaux, les fins collectives poursuivies. Dans des situations concurrentielles, l’option pour un régime juridique de copropriété permet de se protéger, à plusieurs, de l’extérieur par les avantages de l’exclusivisme. Mais si on veut « faire commun », donc faire en communs, la démarche doit conduire à renoncer à une part d’individualisme dans la relation entre parties prenantes qui cessent de se considérer dans la gestion immobilière comme des copropriétaires classiques pour faire émerger une propriété partagée qu’on peut nommer néo-propriété commune et qui reste à détailler et à stabiliser.
De ce fait une des grandes questions à traiter dans l’avenir est de savoir si une formule originale de droit d’appropriation des commoneurs et commoneuses peut exister dans l’entre deux des primo-communs et de la propriété privée individuelle et correspond à une transition stable, à l’image de l’économie collaborative et solidaire. Il ne fait pas de doute que de telles réponses existent aux Comores et ont la fonctionnalité, la faisabilité et la fiabilité des communs. On sait aussi qu’on ne doit pas leur demander la permanence et la propension à une sécurité absolue car « tout change et la seule chose qui ne change pas est que tout change ». Cependant, si on veut, par exemple, voir des collectifs profiter de services écosystémiques, ils doivent s’organiser pour se voir reconnaître la personnalité juridique, donc entrer dans la logique de l’institution de droit moderne. Et une fois l’hameçon appâté puis avalé, la pente savonneuse du formalisme juridique et institutionnel peut produire des effets délétères.
La mobilisation de communs dans de nouvelles revendications territoriales des Premières Nations du Canada
Retour en arrière
Deux publications (Le Roy et al., 2010; Le Roy, 2016) ont traité des premiers résultats du chantier ouvert par le Programme « Peuples autochtones et gouvernance » au Canada. L’objectif est ici de réintroduire la question des communs dans les revendications territoriales de Premières Nations et la manière selon laquelle les juristes autochtones poursuivent cette démarche restant ouverte à bien des incertitudes. En effet, toutes les références normatives étaient empruntées au Common law donc liées à la généralisation de la propriété privée, elle-même reposant sur une représentation géométrique de l’espace, les droits sur l’étendue d’un territoire n’étant appréciés que pour leur valeur d’usage puis d’échange. Comme tout avocat d’une cause difficile, on avait cherché à « changer de pied », donc tenté de proposer des bases d’analyse qui obligent des interlocuteurs et interlocutrices potentiel-le-s, administrateurs et administratrices et magistrat-e-s canadien-ne-s, à considérer une version moins ethnocentrique de leurs mises en pratiques de la gestion des revendications territoriales des Autochtones. Pour cela, on proposait de sortir de la représentation dominante de l’espace, de nature géométrique et à la base du régime de propriété privée (Le Roy, 2011), et de tester l’impact d’une autre représentation d’espace déjà bien connue chez d’autres populations de chasseurs collecteurs, en Australie et en Afrique, mais qui semblait ignorée ou oubliée en Amérique du Nord en matière de « question indienne ». La présence de cette représentation « odologique » (comme science des cheminements et de l’acheminement) avait été attestée par les pères jésuites au Québec au XVIIe siècle et les observations de terrains de mes collègues anthropologues, Sylvie Vincent et Jacques Leroux, avaient confirmé non seulement la réelle présence de pratiques de cheminements avec des régularités ouvrant à la reconnaissance possible de droits sur les ressources mais à des formules d’organisation répondant aux exigences d’une reconnaissance de communs : un collectif, même temporaire, une ou des ressources et des règles qui sont plus souvent des habitus que des standards normatifs généraux mais qui sont tenus par les Autochtones pour obligatoires, donc relèvent de la juridicité.
Les communs représentent donc pour les Premières Nations du Canada un gisement de potentialités qui ne sauraient sans doute être mises en œuvre qu’à la condition de trouver des « solutions raisonnablement accommodantes » entre le droit sur la terre qui reste fondamentalement propriétariste et le droit sur les fruits liés aux droits immémoriaux sur les espaces exploités par les Autochtones et qui relèvent d’une logique de communs.
La question sensible de la visibilité/invisibilité des Autochtones sur la scène juridique canadienne
Encore faudrait-il que la question soit susceptible d’être posée et là on se heurte à un impensé majeur, l’existence d’une question autochtone et d’une légitimité de revendications territoriales pour la très grande majorité des acteurs euro-canadiens, tant politiques qu’intellectuels ou financiers. Les Autochtones sont en fait rendus invisibles non seulement pour avoir été confinés dans les réserves mais par cet effet de recherche de ressemblance et d’homogénéisation qui implique de s’inscrire dans les pratiques ordinaires des Euro-Canadien-ne-s pour être des citoyens et citoyennes canadien-ne-s, donc de renoncer à tout ce qui les particularise. Ce processus a déjà été observé devant les juridictions françaises concernant les couples sénégalo-maliens divorçant. Pour leurs avocats, d’origine africaine, la règle d’or est de se couler dans le modèle dominant pour ne pas se faire remarquer, car cette différence possible pourrait rappeler leur origine étrangère et ouvrir à des effets seconds non-désirés. Mais tel n’est pas le cas ici. Par définition les Autochtones n’auraient pas à craindre une discrimination basée sur une origine étrangère puisque ce sont les Euro-Canadien-ne-s qui peuvent souffrir de ce jugement. Pourtant, ils se soumettent à un processus de naturalisation exogène, d’infériorisation selon des schèmes culturels qui restent coloniaux. Ils et elles restent donc les grands absent-e-s des politiques les concernant. Un exemple : sollicité par la revue Relations de Montréal pour rendre compte des problématiques d’acquisition de terres à grande échelle à l’échelle mondiale, en 2015, et, au terme de l’entrevue, j’avais profité de l’opportunité pour ouvrir la question de la reconnaissance des droits fonciers et territoriaux autochtones (Le Roy, 2016d : 26). La publication finale, au titre explicite, « À qui la terre, accaparements, dépossession, résistances », comprend neuf contributions de qualité mais, en dehors de mon propos, pas une seule référence à la question autochtone au Québec ou au Canada. Relations est une des revues francophones les plus réputées, qui fait autorité très largement au-delà de l’internationale Jésuite qui l’anime et qui paraît donc mettre le doigt sur un problème de société et sur une absence. À quoi tient cette absence? Un impensé, posant la question de la légitimité de revendications de droits territoriaux, ou un impensable, celui de l’égale citoyenneté des Autochtones ouvrant à de possibles compensations pour tous les torts qu’ils ont subis depuis le début des contacts avec les migrant-e-s européen-ne-s?
Ici aussi, il n’est pas concevable de décoloniser les esprits et le système juridique.
- On peut entendre par là un mode de production fondé sur le marché généralisé à l’échelle mondiale mais où la transformation de la valeur d’usage des ressources locales en valeur d’échange s’opère au moment de leur commercialisation dans le comptoir d’exportation et n’affecte donc pas les conditions endogènes/indigènes de production qui ne sont qu’imparfaitement monétarisées et éloignées d’une appropriation privée des moyens de production, dont la terre. ↵
- Les fondations pieuses, dites ici waqf, sont inaliénables, rattachées à une mosquée ou à une medersa et gérées par baux, les loyers servant à assurer l’entretien des lieux de culte et des cimetières. Ces immobilisations pieuses dites généralement habus en droit musulman peuvent cependant recouvrir des pratiques aux objectifs moins désintéressés (Gast, 1987) et, de ce fait, leur mode réel de gestion peut se rapprocher fortement de la catégorie des communs. ↵
- Avec, récemment, une influence croissante du recours à la langue française selon des observations de Mahamoudou Saïd (communication personnelle). Dans la citation suivante et depuis 2016, l’auteur écrit manyahoule. ↵
- Communication personnelle de Mahamoudou Saïd confirmant mes observations des années 1990. ↵