1 Des communs contestés, un État africain en échec
Le chantier avorté de la décolonisation juridique des politiques foncières, exemple du Mali
Ce chapitre restitue la chronique de l’évolution de la politique foncière de la République du Mali entre 2014 et 2017, une période cruciale pour l’avenir tant du Mali que de la sous-région. On ne va pas gloser sur les politiques sécuritaires en cause et sur les aléas de l’intervention militaire française, sans doute indispensable et remarquablement efficiente en 2012, puis qui s’est « ensablée » politiquement et idéologiquement au point d’évoquer maintenant les précédents russes et américains en Afghanistan. Une des erreurs principales a été de refuser l’évidence que l’État centralisé, de type jacobin soudé autour de l’idée de nation, n’existe toujours pas au Mali, comme dans d’autres pays voisins. Un chercheur américain parlait justement pour le Mali d’un État « Potemkine », du nom de ce ministre de Catherine II qui, pour illustrer le peuplement et l’adhésion des populations lors de la visite de la Crimée nouvellement conquise par les Russes, utilisait des décors factices en bois de villages posés sur les bords de la Volga pour la plus grande satisfaction de l’impératrice. Nous sommes au Mali devant un théâtre d’ombres, ou de marionnettes, avec des manipulateurs qui font croire que ce qui est bon pour la France, l’Europe ou l’Occident, est bon pour tous, donc directement applicable aux pays sahéliens.
Les arguments de ce chapitre avaient été réunis pour un ouvrage devant illustrer la nécessité d’une décolonisation juridique, préalable à toute stratégie malienne tant constitutionnelle que foncière. Ce projet de livre s’étant également « ensablé », il m’est apparu intéressant de les publier ici, car le panorama des situations foncières autour de quatre zonages critiques (au Nord, au Centre, au Sud et dans la capitale) permet d’entrer dans une compréhension des enjeux affectant l’avenir des communs au Mali et dans toute la sous-région. On y voit combien il est délicat de développer l’hypothèse de « communs administrés » quand l’idée même de l’État de droit est inaboutie.
Mon point de départ est l’état des questionnements du ministre des Domaines et des Affaires foncières en 2016. Puis je ferai le bilan d’un droit foncier dit de manière paradoxale « positif », alors qu’il est si évidemment négatif, en contradiction avec les attentes et besoins des Maliens et Maliennes. On y mettra en évidence l’incidence de la domanialité et de la vaine tentative de généraliser la propriété privée, dont la très grande majorité des Maliens et Maliennes n’ont que faire. Dans un troisième temps, je ferai retour à des terrains fréquentés durant les décennies 1980 et 1990 en mobilisant les travaux de collègues ou d’amis. Les avancées et les limites de la période contemporaine avec quelques commentaires plus généraux sur le statut de ces néo-communs seront repris au terme de ce chapitre.
Une politique foncière au profit d’intérêts sectoriels
Mohamed Ali Bathily, ministre des Domaines et des Affaires foncières du Mali (Bathily, 2016), déclarait en mai 2016 :
Nous avons trouvé que l’État était totalement désarticulé. Il n’y avait pas d’État. Il y avait des relations et l’argent qui permettaient de gérer les problèmes et les dossiers de l’État. Il s’agit de trouver une solution à ce problème […]. Nous voulons donner un statut juridique aux terres agricoles et faire en sorte que le paysan puisse dormir tranquille. […] Nous travaillons à faire en sorte qu’il n’y ait pas de chevauchement ou double attribution sur des terrains. […] Il faut aussi œuvrer pour que l’administration arrête de produire de faux documents.
De tels propos dans la bouche d’un ministre malien en exercice peuvent étonner[1]. Cependant, tout en conservant un ton diplomatique et le respect des formes de son ancienne profession d’avocat, M. Bathily met effectivement le doigt là où cela fait mal : l’illusion de l’État fort s’est dissipée et, avec elle, le sens de l’intérêt général. Ne restent plus que les relations et l’argent pour s’approprier les dépouilles de la domanialité. Dans un entretien ultérieur du 18 juin 2016, ce même ministre précise ses accusations.
Qu’il s’agisse de maires, d’élus en général, beaucoup spéculent sur le foncier. Ils morcellent et vendent des terres dont ils ne disposent pas, au vu et au su de tout le monde. On ne peut prétendre être en démocratie et tolérer de telles pratiques de la part de responsables qui parlent en notre nom, nous citoyens, dans certaines instances, alors qu’ils violent la loi que nous, Maliennes et Maliens, nous nous sommes donnée pour gérer notre pays. Cela est de l’ordre de l’inadmissible. C’est aux citoyens, à chacun d’entre nous, d’exiger et d’obtenir que les lois soient appliquées. Nous devons tous cesser de fonctionner dans un système qui permet à certains de profiter de privilèges qu’ils se sont eux-mêmes arrogés à perpétuité. Ce sont des intérêts mal acquis. […] Le Mali a du mal à trouver la bonne gouvernance parce que l’élite malienne a manqué, et manque toujours, de loyauté dans l’application des textes. Cette élite a toujours pédalé à côté du vélo Mali, l’empêchant ainsi d’avancer (Wasserfogel, 2016).
On appelait dans les années 1980 ces pratiques « la politique du ventre » s’inscrivant dans la patrimonialisation clientéliste de l’État.
Dans les citations précédentes, deux problèmes et une ambition sont mis en évidence. Les problèmes peuvent être analysés, d’une part, comme des dysfonctionnements internes aux services de l’État dans un contexte de détournement des principes de gestion, spécialement pour ce qui concerne l’immatriculation et la délivrance de titres fonciers. D’autre part, on retrouve des abus de pouvoir par des maires et d’autres élus dans l’attribution des droits domaniaux et la constitution de patrimoines fonciers. Quant à l’ambition, elle n’est pas seulement de moraliser le fonctionnement d’une administration corrompue, mais aussi d’assurer enfin aux paysan-ne-s, parce que ce n’était toujours pas privilégié depuis l’Indépendance de 1960, une sécurisation foncière dans la continuité des droits détenus de manière immémoriale et nommés improprement « coutumiers ». Pour ce faire, doit-on passer par la contrainte de la procédure de l’immatriculation foncière? Ou peut-on envisager des stratégies plus économes que le recours à des bureaucraties, avec ses coûts financiers, ses délais et de possibles prévarications? Peut-on, en particulier, faire l’économie de la politique de domanialité, héritage reproduisant le joug colonial et réservant à l’État l’ensemble des terres vacantes et sans maître, c’est-à-dire sur lesquelles ne sont pas exercés des droits de propriété privée résultant d’une inscription sur le livre foncier?
Pour y répondre, je repars des choix de politique coloniale, car la question foncière est une autre illustration d’une impossible décolonisation juridique. Puis nous explorerons le florilège des pratiques foncières contemporaines du nord au sud du pays, nous arrêtant quelque peu au centre, à l’Office du Niger, puis aux problématiques urbaines.
Les origines coloniales des politiques foncières et « l’acharnement thérapeutique » de leur reconduction depuis l’Indépendance
Précisions terminologiques
Quand on aborde la question foncière, le poids des mots est déterminant parce que cette question ne relève pas seulement du droit et des juristes et qu’elle est fondamentalement politique, au sens de l’art des choix. Certains termes ont une définition technique qui s’impose irrésistiblement dès lors qu’il y a conflit dans l’exercice des droits sur la terre et qu’une instance judiciaire est sollicitée pour départager les parties. Le langage commun, celui du quotidien, use de formulations qui sont reconnues, mais qui peuvent être imprécises ou contradictoires et se heurter à la langue du prétoire qui est d’abord celle du texte de loi et de ses décrets d’application. Par exemple, celui ou celle qui se dit propriétaire dans ses rapports avec son voisinage peut ne pas l’être pour un-e magistrat-e ou un agent-e des affaires foncières. De plus, « nul n’est censé ignorer la loi », même si les parties sont analphabètes et s’expriment seulement en pulaar ou en dioula. Cette fiction fondatrice des politiques de domination depuis la conquête du Soudan reste intangible depuis un siècle et demi. Sont en cause en particulier quelques termes qui semblent d’usage évident et qu’on interrogera donc rarement, tels le mot droit lui-même qui diffère selon qu’on évoque « le » droit, ou « un » droit, qu’on le suppose entièrement rédigé ou resté dans l’oralité. Mais s’est-on demandé si les Maliens et Maliennes n’avaient pas connu avant la colonisation des expériences d’une vie juridique qui n’avait rien de commun avec ce que la colonisation a imposé? Et quand la question a été posée, est-ce que les notions de coutume, de coutumier ou de droit coutumier étaient pertinentes? N’introduisent-elles pas des sacs à malice ou des boites de Pandore qui ont favorisé la dénaturation des idées juridiques endogènes, continuant à rendre une majorité de Maliens et Maliennes étrangers au droit officiellement invoqué?
Deux termes sont ici critiques : domaine et propriété. Commençons par le second pour expliquer la place du premier au Mali.
Si l’idée de propriété comme manifestation du droit de réserver l’usage d’une ressource et d’en exclure les autres, puis d’en disposer de manière plus ou moins radicale ou « absolue », est sans doute vieille comme le monde, toutes les sociétés humaines que nous connaissons se sont préoccupées d’en contrôler l’exercice lorsqu’il pouvait mettre en question leur reproduction pérenne. La terre et les ressources qui lui sont associées furent ainsi l’objet de traitements spécifiques où chaque civilisation exprima son génie propre. Toutefois, avec des exceptions ou des parenthèses historiques (comme dans l’Empire romain plus propriétariste), on peut considérer que les régimes fonciers fondés sur des communs dominèrent à l’échelle du globe. Rappelons qu’on entend sous le terme « communs » un mode de gestion des ressources basé sur le partage de leurs usages et utilités au sein d’un collectif organisé en communauté et au sein duquel sont décidées et appliquées les règles de gouvernance que ce collectif s’est données. Si les modalités en sont infinies, il faut, pour constituer un commun, une communauté, des ressources spécifiées et des règles propres de gouvernance, faute de quoi l’expérience ne saurait être reproductible et durable.
Les sociétés africaines où, ne l’oublions jamais, l’idée même de société s’est progressivement ciselée depuis l’origine de l’espèce humaine, ont bien intégré cette exigence de leur durabilité, pour reprendre un langage contemporain. Toutes les sociétés sur lesquelles nous avons des informations pouvaient plus ou moins connaître de la propriété privée dans certains domaines, outillage ou parures par exemple, mais l’excluaient pour ce qui concernait la terre et ses ressources. Quand étaient reconnus des droits exclusifs, ils ne devaient pas être absolus, c’est-à-dire autoriser l’exercice discrétionnaire du droit de vendre, car l’aliénation (de alienus en latin), en rendant « étrangère » au groupe la terre des ancêtres, condamnait ce groupe à disparaître. Les sociétés soudaniennes puis maliennes vivaient donc sans connaître un droit de propriété foncière ou immobilière (aux sens juridiques). Elles avaient expérimenté un autre dispositif qui n’a été vraiment analysé que depuis une trentaine d’années et que la recherche scientifique internationale a désigné sous le qualificatif de « maîtrises foncières et fruitières » (Le Roy, 2011; Le Roy, Karsenty et Bertrand, 2016 [1996]). Rappelons ce qu’on entend ici par maîtrise.
« La notion de maîtrise suggère l’exercice d’un pouvoir et d’une puissance, donnant une responsabilité particulière à celui qui, par un acte d’affectation de l’espace, a réservé plus ou moins exclusivement cet espace […] [dans un contexte où] une maîtrise peut ouvrir à plusieurs prérogatives différentes » (Le Roy, 1995 : 489). Elle s’inscrit donc dans un pluralisme normatif ou juridique. Elle est aussi associée aux notions de patrimoine et de gestion patrimoniale. La combinaison de cinq maîtrises type (accès, prélèvement, co-gestion, exclusion et aliénation) peut couvrir une très grande variété de choix de gouvernance selon les formules patrimoniales reconnues. La propriété privée foncière est envisagée comme une des vingt-cinq solutions actuellement disponibles dans le contexte des choix opérés par les usagers et usagères.
En préférant la notion de maîtrise à celle de droit, donc en mettant en évidence un pouvoir et un magnétisme propre à l’animisme, puis une responsabilité particulière là où le droit ne définit que des attributs de faire ou de ne pas faire, on se donne les moyens scientifiques et politiques de rendre compte autant de l’originalité des idées juridiques endogènes que de leur adaptabilité aux contraintes contemporaines, sans les sacrifier à un occidentalocentrisme injustifié.
Applications politiques coloniales et post-coloniales : l’enjeu de la domanialité
La modernité qu’expérimentent les Africains et Africaines ne saurait en effet recopier des précédents exogènes, quelle que soit l’efficacité des dispositifs politiques et économiques mobilisés. En effet, globalement, les stratégies foncières initiées depuis le début du XXe siècle par la France au Soudan devenu Mali ont échoué si bien que la propriété privée de la terre n’est toujours pas le mode majoritaire d’organisation des relations des Maliens et Maliennes à la ressource. Cependant, la tendance, sans doute anarchique, est nettement à l’exercice de droits de plus en plus exclusifs et à des pratiques déguisées de location à long terme et de vente qui indiquent très clairement que des évolutions sont en cours vers une extension des échanges marchands et capitalistes. Mais ces évolutions s’inscrivent dans un pluralisme normatif toujours revendiqué et doivent être accompagnées afin de « faire en sorte que le paysan puisse dormir tranquille », selon la préoccupation et la formule du ministre Mohamed Ali Bathily cité ci-dessus.
Or le paysannat malien ne peut dormir tranquille à cause de la conception de la domanialité qui a présidé aux choix de politique foncière depuis le début de la colonisation française du Soudan. J’ai identifié ci-dessus quelques raisons qui expliquent l’absence au Mali d’une propriété foncière sur le modèle du Code civil des Français de 1804. Ce code, introduit officiellement au Sénégal et dépendances (donc au Soudan) en 1830 mais pratiquement à Saint-Louis dès 1805, ne reconnaît que le seul droit de propriété privée dans le contexte d’une société à État centralisé, de plus en plus bourgeoise et individualiste, inventant le capitalisme. Durant tout le XIXe siècle, et en particulier durant le dernier quart de siècle après la période de conquête militaire, la question de l’existence ou non d’un droit de propriété au profit des « Indigènes » partage la doctrine juridique et le monde politique métropolitain dans le cadre de l’organisation de la domination coloniale. Au tournant du siècle, cette doctrine juridique se prononce clairement, sous la plume de Pierre Dareste (1908), en relevant que non seulement le droit de propriété n’était pas concevable traditionnellement, mais aussi que les modes endogènes de sécurisation suffisaient largement à répondre aux besoins des Autochtones, même en situation de diffusion des rapports marchands. Cette seconde conclusion sera cependant oubliée au profit de l’idée que les exigences de la « civilisation », celle du pouvoir colonisateur en fait, nécessitent d’introduire la propriété privée de la terre là où il n’existe que des droits jugés vagues et incertains, contraires aux besoins du commerce et de l’industrie naissante. Pour répondre à cet objectif, on va utiliser deux inventions récentes : l’immatriculation des droits au livre foncier et la théorie de la domanialité de l’État.
L’immatriculation des droits au livre foncier est aussi connue sous le nom de système Torrens, du nom du fonctionnaire britannique d’Australie méridionale qui inventa, en 1850, l’inscription des coordonnées et des superficies puis des droits exercés spatialement sur des registres tenus par l’administration coloniale et assurant une sécurité réputée absolue à toutes les transactions affectant les droits sur le sol et ses ressources. Ignorant les sociétés aborigènes et leurs représentations odologiques de l’espace (représentations qu’on retrouve chez les pasteurs peuls ou tamasheq au Mali), le sol de l’outback, immensité désertique de l’intérieur de ce continent, était réputé res nullius, la chose de personne, et ainsi appropriable par le premier venu selon la doctrine juridique européenne des XVIIe et XVIIIe siècles. Or, tant pour ces Aborigènes que pour les Soudano-maliens et Soudano-maliennes, le sol n’est ni une chose librement appropriable ni un bien librement négociable et aliénable. C’est un patrimoine communautaire inscrit dans des représentations sociales, politiques et religieuses qui le rendent exo-intransmissible, c’est-à-dire impossible à transmettre discrétionnairement à l’extérieur du groupe.
Mais c’est cela qui, selon le pouvoir colonisateur, était et devait être ignoré par les politiques juridiques et par les opinions publiques de la métropole afin de facilement mobiliser la terre dans des « procès de production » dominés par la loi de la valeur d’échange, donc selon les exigences du capitalisme et du marché généralisé, pour en faire un bien. C’est pourquoi le pouvoir colonial réinterpréta la théorie médiévale européenne du domaine, caractéristique du système féodal, distinguant le domaine éminent, celui du seigneur et le domaine utile, celui des manants.
Certes, la transposition des concepts du féodalisme européen sur le continent africain était hasardeuse d’un point de vue historique et ethnographique. Mais le couple droits-éminents/droits-utiles était commode pour asseoir la prétention de l’État colonial, naturellement éminent, à contrôler l’affectation des terres pour réaliser au moindre coût les infrastructures territoriales nécessaires et mettre à la disposition des coloniaux les surfaces qu’exigeaient leurs conceptions de la « mise en valeur ». En reconnaissant des droits dits utiles aux occupants immémoriaux, la politique coloniale ne modifiait pas directement le partage des espaces et les modes « traditionnels » de gestion, mais elle se réservait la possibilité de le faire au titre des exigences, faussement vertueuses, de la « civilisation », exigences dont on a déjà dit qu’elles sont associées à un progrès « qu’on-ne-saurait-refuser » et qui pourra couvrir bien des turpitudes.
Dans la perspective, quasi irénique, des thuriféraires de la colonisation, la domanialité s’apparente à une fiducie ou à une curatelle puisque les « Indigènes » sont souvent assimilés à des enfants qu’il faut protéger contre eux-mêmes, ici contre la sous-utilisation supposée de leur patrimoine foncier mal « valorisé ». L’objectif déclaré de la politique domaniale est de protéger les droits des populations à condition qu’elles adhèrent à la politique de mise en valeur qui passe par la généralisation de la propriété privée. De ce fait, dans les montages de politiques juridiques du début du XXe siècle, l’État colonial n’est pas propriétaire des terres vacantes et sans maître qui ont été intégrées, de manière globale et sans procédure particulière, dans le domaine privé non affecté de la colonie. Il les « détient » (une situation de fait et non de droit) en vue de favoriser la transformation des droits coutumiers en droits de propriété selon une procédure du mieux disant qui peut bénéficier à l’autochtone « évolué » ou acculturé ou au capitaliste colonial qui vise une mise en valeur économique. Ce furent essentiellement les centres urbains et les plateaux administratifs des capitales coloniales qui bénéficièrent de ces pratiques institutionnalisées en deux grandes vagues réformatrices entre 1902 et 1906, puis entre 1932 et 1935, pour s’achever par le décret foncier de mai 1955. Malgré les multiples investissements des services techniques coloniaux, ces politiques furent cependant, comme nous l’avons déjà indiqué, un échec qui n’a cessé depuis de se reproduire, puisque les mêmes causes produisent les mêmes effets. Lors de l’Indépendance des États africains francophones, entre 3% et 5% des territoires étaient immatriculés. Plus de cinquante ans après, ce taux atteint rarement les 10% malgré le soutien, très manipulateur, de la Banque mondiale à ces programmes d’immatriculation.
Le dispositif contemporain
Je présente ici successivement la vision à long terme proposée en 2014 par la haute administration malienne après une longue période de tâtonnements puis les problèmes cruciaux du quotidien qui ont bien du mal à être abordés.
1) La vision officielle dans le document de Politique foncière agricole du Mali 2014 (République du Mali, 2014).
Ce document énonce les deux principes suivants au regard du Code domanial et foncier (CDF) de 1986.
Le CDF qui est le principal texte en la matière, fait de la domanialité un principe fondamental de la gestion foncière. Le principe de domanialité, qui fonde la prééminence de l’État dans la gestion foncière, est articulé autour de l’institution d’un domaine national, ainsi que d’un domaine public et privé de l’État et des collectivités territoriales. Le domaine national du Mali englobe l’espace aérien, le sol et le sous-sol du territoire national. Il comprend : les domaines publics et privés de l’État et des collectivités territoriales, ainsi que le patrimoine foncier des autres personnes, physiques ou morales, objet d’un titre foncier.
Tout en faisant de la domanialité une pierre angulaire de la législation foncière, le CDF reconnait les droits coutumiers. En son article 43, ce texte non seulement confirme les droits coutumiers exercés collectivement ou individuellement sur les terres non immatriculées, mais précise également que « nul individu, nulle collectivité, ne peut être contraint de céder ses droits si ce n’est pour cause d’utilité publique et moyennant une juste et préalable indemnisation ».
Mais cette reconnaissance des droits coutumiers s’avère incohérente avec le principe de la domanialité tel qu’appliqué dans le CDF. En effet, en vertu de ce principe, le domaine de l’État concerne aussi les terres non immatriculées, c’est-à-dire celles non acquises selon la procédure formelle de l’immatriculation. En d’autres termes, les terres sur lesquelles portent les droits coutumiers sont propriété de l’État[2]. Il en résulte donc une insécurité foncière potentielle pour les titulaires de ces droits.
Un texte très important sur le foncier agricole est la LOA, [loi d’orientation agricole] loi-cadre récemment adoptée pour cadrer toutes les activités agricoles et péri-agricoles. Cette loi vise, à long terme, à apporter des solutions aux différents problèmes qui minent le secteur du développement rural parmi lesquels le foncier occupe une place importante. Plusieurs dispositions de la LOA traitent du foncier rural, dimension précédemment négligée par le CDF (République du Mali, 2014 : 13)
2) Si, en principe, deux modes d’accès à la terre sont reconnus, en droit seule la propriété privée est organisée.
D’une manière générale, il existe deux modes d’accès à la terre au Mali :
- L’accès à travers les modes mis en place par le CDF;
- L’accès à travers les dispositifs coutumiers (accès intra-lignager, prêt, don, etc.).
Ces deux sources juridiques se côtoient et sont pleinement reconnues au Mali. Le Code domanial et foncier dispose, en son article 35, que les terrains du domaine privé de l’État sont attribués selon un certain nombre de modalités, à savoir, la concession rurale, la cession, la location et l’affectation. En fonction des modalités, les documents délivrés peuvent être différents. Ils vont du titre précaire au titre foncier qui est le titre définitif de propriété privée individuelle. Le CDF fait ressortir les différents titres suivants :
- La concession rurale, qui est le droit accordé par l’autorité publique, le concédant, à une personne appelée concessionnaire de jouir à titre provisoire de l’usage d’un terrain pour le mettre en valeur selon des conditions prévues dans l’acte de concession et le cahier des charges.
- Le bail emphytéotique par lequel le bailleur confère au preneur, l’emphytéote, moyennant le versement d’une redevance annuelle, un droit réel immobilier de longue durée appelé emphytéose, susceptible d’être hypothéqué. Il est important de signaler le caractère hypothécable du bail emphytéotique (hypothécabilité). Cela veut dire qu’un détenteur d’un bail emphytéotique peut mettre ce droit en garantie dans une institution financière (notamment une banque) pour avoir accès à un prêt. Au cas où la personne ne rembourse pas le prêt, la terre en garantie peut être saisie et cédée à une autre personne. Le bail emphytéotique est donc hypothécable comme le titre foncier même s’il n’a pas les mêmes valeurs juridiques que ce dernier.
- Le bail avec promesse de vente qui est un contrat par lequel l’État donne en jouissance un terrain, à charge pour le locataire de le mettre en valeur, et s’engage à l’expiration du bail et à la condition que le terrain ait été mis en valeur dans les conditions fixées par le bail, à le vendre au locataire moyennant un prix fixé par décret pris en Conseil des Ministres.
- Le titre foncier qui, en vertu de l’article 169 du Code domanial et foncier, est le titre définitif et inattaquable. Il constitue devant les juridictions maliennes le point de départ unique de tous les droits réels existant sur un immeuble au moment de l’immatriculation. (ibid. : 14)
Je souligne incidemment la qualité juridique de la rédaction de ce texte, même si les catégories utilisées sont aux antipodes de l’expérience quotidienne des Maliens et des Maliennes.
3) Les perspectives politiques envisagées en 2014
Dans un document interne au Comité technique Foncier & développement (AFD-MEAE) (Le Roy, 2014), j’ai proposé, sur la base d’une évaluation externe, une interprétation optimiste de la capacité de concrétisation d’adaptations stratégiques, ce que les années suivantes ont infirmé. Quatre innovations étaient ainsi envisagées :
- L’abandon, en douceur, de la revendication de la domanialité par l’État sur les terres ne relevant pas de la propriété privée, et jusque là introduites dans le domaine privé non affecté de l’État.
- La reconnaissance des droits coutumiers entrainant l’officialisation d’un document juridique de sécurisation foncière qui est dénommé, dans l’article 27 du projet de loi foncière agricole, « attestation de propriété de terre agricole », délivrée par le maire de la commune à prix coûtant et qui a pour caractéristique d’être (art. 30) cessible entre vifs à titre onéreux, donc constitue un droit de propriété se rapprochant du certificat foncier malgache. La différence avec l’emphytéose et le titre foncier est que l’attestation semble n’avoir de validité qu’à l’échelle locale (de la commune?) et n’est pas hypothécable. Elle ne relève donc pas de la propriété privée.
- Un meilleur ajustement entre les types d’activités du secteur agricole au sens large, en particulier la reconnaissance d’une place nouvelle aux activités pastorales. L’article 51 de la loi foncière agricole organise la transhumance en inscrivant les pistes de parcours inscrites dans le domaine public, ce qui les rend inaliénables et incessibles; les éleveurs disposent « de droits d’usage prioritaire sur le terroir d’attache », concept cher à André Marty. En outre, et surtout, « tous les éleveurs disposent de droits d’usage en commun sur des espaces globalement réservés aux pâturages et aux pacages » (art. 52). Ce retour des communs et aux communs est essentiel au Nord-Mali. On notera que si les activités de pêche sont documentées de manière rapide, il faut attendre l’avant-dernière page du projet de loi foncière agricole (pages 43-44) pour qu’on évoque les relations tendues entre activités agricoles et extraction minière, en particulier l’orpaillage clandestin qui ne pose pas seulement un problème de raréfaction de main d’œuvre agricole mais aussi d’occupation de terres agricoles et de pollution de l’environnement.
- La reconnaissance de la place et du rôle stratégique de la petite exploitation familiale dont les deux textes disent à plusieurs reprises qu’elles doivent être « modernisées » (sans rien dire des conditions de cette modernisation alors qu’il faudrait, entre autres, un texte sur les financements des activités agricoles pour les favoriser, une réforme des fermages et métayages, etc.). Rompant avec la politique antérieure à 2012 qui cherchait à privilégier l’agriculture intensive, donc la grosse agriculture, voire l’agriculture de firme, ces textes mettent toujours en avant la petite agriculture paysanne même s’ils cherchent un équilibre entre les deux modes d’activité, qu’ils voient bien le rôle nouveau du marché local et international et que les solutions avancées semblent circonstancielles. Il faudra veiller à installer des contre-pouvoirs pour contrôler les processus d’accaparement venant de la bourgeoisie locale tant à l’échelle des régions que de la société civile.
Ces avancées observées, il restait des propositions à améliorer lors du vote de la LFA [Loi foncière agricole] par le parlement malien, loi supposée adoptée avant la fin 2014. La réintroduction de la chefferie coutumière est prévue dans les textes, mais on sent encore des réticences qui doivent être levées à propos du règlement des différends et de leurs interventions dans les transactions foncières, en particulier.
Le rôle des commissions foncières communales, avec leurs branchements villageois, sera stratégique tant en raison des conditions de recrutement que de formation technique et de validation des décisions. Autrement stratégique est l’Observatoire foncier du Mali qui reprend ici du service au bénéfice de l’agriculture et dont on devra assurer l’autonomie scientifique et la capacité de veille politique au vu des expériences difficiles des années 1992-1996.
La PFA [Politique foncière agricole] conclut sur la nécessité de disposer de financements réguliers et stables sur la longue durée, ce qui est effectivement indispensable pour le foncier. Il faut récompenser les efforts accomplis, mais rester vigilant sur le passage à l’acte. On a en effet l’impression d’avoir, avec ces deux textes, une revue de détail qui a cherché à ne rien oublier mais qui n’a proposé ni chronologie des mesures ni priorités dans ses actions à financer, ni financements assurés. Comment éviter de se bercer d’illusions sur la base de textes qui ne sont, comme le reconnaît le bilan ministériel cité ci-dessus, jamais appliqués? C’est un des drames du Mali que de se satisfaire de belles épures mais de caler sur la pratique, faute d’une culture étatique et administrative endogène.
Les non-dits et les pratiques occultes, « en attendant Godot »
En pratique, le Mali est toujours en attente d’une politique foncière explicite depuis 2016; le processus est encalminé sous des arguments techniques qu’on retrouvera en conclusion. Reprenons quelques problèmes propres aux domaines public, privé et aux régimes de propriété.
Le domaine public, constitué des fleuves et cours d’eaux navigables et flottables, des routes et chemins de fer et autres infrastructures réalisées sur financements publics est inaliénable et incessible. En fait, au Mali, et en matière de domanialité publique, c’est fondamentalement l’accès à l’eau de surface ou souterraine qui est l’enjeu de grandes manœuvres et dont on pourra reparler plus loin avec le cas de l’Office du Niger, mettant en cause les attributs de puissance publique et le respect de l’intérêt général.
Le domaine privé est subdivisé en deux ensembles : le domaine affecté aux administrations maliennes qui gèrent ce domaine comme un ensemble de biens soumis à des modes de gestion, d’aliénation et de preuves du droit privé et le domaine privé non affecté correspondant aux terres vacantes et sans maître et susceptibles d’affectations selon des procédures de concession (ou baux) sous condition de mise en valeur dans des délais et selon des contraintes rarement respectés[3]. En matière de domanialité privée, si les biens affectés aux services publics sont globalement gérés selon les exigences de service public, deux modes originaux de gestion sont utilisés en pratique pour le domaine privé non affecté et les biens appropriés privativement. Les premiers sont des communs qui restent gérés selon les exigences que nous avons rappelées en première partie, mais en innovant comme nous le verrons dans la section suivante. Les seconds, biens appropriés privativement ont, compte tenu de la place et du rôle du capitalisme et des investisseurs nationaux et internationaux au Mali, le statut de « biens de club ». Ils sont valorisés dans les réseaux où ils prennent toute leur incidence économique, mais n’ont pas (ou pas encore) d’effet d’entraînement favorisant la conversion générale des droits locaux en droits de propriété.
Le régime de la propriété privée fondée sur le titre foncier est en principe « de droit commun ». Il reste cependant très minoritaire, même s’il est en expansion rapide depuis une décennie en milieu urbain. Et surtout, les conditions de transformation des droits coutumiers en droits de propriété ou de gestion des droits domaniaux sont d’une telle opacité et induisent de telles inégalités que c’est toute la société malienne qui est malade d’une politique foncière qui n’a pas achevé sa mue de décolonisation juridique, ce que révèlent les tâtonnements du projet de la feuille de route de la réforme domaniale et foncière en voie d’élaboration puis d’adoption entre 2014 et 2016.
Ainsi la sécurisation de situations complexes que nous allons entrevoir dans la section suivante pourrait être mieux assurée si on allait effectivement au bout des options évoquées ci-dessus. Elle permettrait peut-être « au paysan malien de dormir tranquille ».
Florilège de situations foncières, du nord au sud du Mali
Si toutes les situations foncières maliennes sont dominées par un pluralisme de normes susceptibles d’être invoquées ou appliquées, la diversité des réponses domine localement. La législation foncière ne devrait, dès lors, que poser quelques principes généraux en laissant à des instances locales, et par un principe de subsidiarité, la responsabilité de leur mise en œuvre sous la réserve des recours juridiques et judiciaires prévus par l’État de droit.
À la variété (et la variabilité dans le Nord) des éco-systèmes s’ajoutent des traditions d’organisations politiques précoloniales qui jouent sur les modes de concentration ou de dilution des pouvoirs sur la terre et ses ressources (entre royaumes, grandes chefferies et sociétés acéphales), puis la résilience contemporaine de ces formes d’organisation, très variable d’un point à l’autre du pays (Le Roy, 2017).
On retiendra quatre situations illustratives de ces diversités et des évolutions en cours. Tout d’abord, le Nord du Mali offre, dans un contexte sahélien marqué non seulement par les contraintes d’adaptation des populations aux milieux arides mais aussi par les événements qui ont bouleversé la région depuis 2012-2013, des exemples contrastés de gestions en communs. Puis, l’Office du Niger illustre la permanence des schémas coloniaux car les paysans riziculteurs n’ont toujours pas de droits sur la terre qu’ils cultivent et leur très relative sécurité juridique est fondée sur leurs droits sur l’eau. Le Sud de la région de Sikasso offre une nature plus luxuriante et généreuse, peu de populations et des opportunités pour des investissements capitalistiques. Ici la marchandisation est en marche et le droit de propriété se développe. Il domine enfin dans la conurbanisation métropolitaine de Bamako où nos collègues n’hésitent pas à parler de « Monopoly foncier ».
Communs et foncier pastoral au nord du Mali
On emprunte ces analyses à une note rédigée par André Marty en juin 2016, en préalable à une communication à la journée d’études de l’Asom de novembre 2016 (Marty, 2019), avec son aimable autorisation. Cet auteur relève que deux configurations concrètes de « communs » évoluent en sens contraire, l’une, des primo-communs, allant en se dégradant, l’autre, des néo-communs, se construisant.
La première correspond à un processus lent de dislocation, inauguré lors de la conquête coloniale et poursuivi depuis, de ce qui faisait tenir ensemble des groupes sociaux différents mais complémentaires (Touaregs blancs et noirs, Songhay, Arma et Peuls) occupant la vallée du fleuve Niger dans les actuelles régions de Tombouctou et de Gao, au nord du Mali. Si, au sommet, le contrôle politique était assuré par un système complexe pluriethnique liant entre elles les familles aristocratiques avec généralement une suprématie exercée par les guerriers de la noblesse touarègue chargés de la défense territoriale, le système à la base tout le long du fleuve reposait sur une série de terroirs d’attache constitués par des relations de voisinage et d’alliances de nature intercommunautaire entre familles étendues. Cela permettait de valoriser les divers savoir-faire spécifiques en place : l’élevage transhumant entre le bourgou (Echinocloa stagnina) du fleuve et les grandes zones pastorales situées de part et d’autre, culture du riz flottant en relation avec la crue, cultures de décrue dans les zones lacustres. De plus, les activités de cueillette en zone inondée et aussi exondée jouaient un rôle important dans l’alimentation. La fourniture de bêtes laitières et l’organisation de caravanes vers les régions productrices de mil permettaient de nourrir l’ensemble de la population notamment lors des périodes de soudure qui correspondaient aux gros travaux champêtres (labour, confection de digues) auxquels contribuaient grandement les serviteurs et affranchis. Enfin on relève le rôle de la pêche et de la navigation sur le fleuve, l’artisanat, l’élevage de moutons à laine supportant l’humidité permanente, etc. C’est la cohésion sociale et la complémentarité de ces activités sur des espaces à potentiels différents (la vallée apportant des ressources plus sécurisées et pouvant être intensifiées, la brousse disposant de ressources beaucoup plus aléatoires, tantôt abondantes et tantôt rares) qui rendaient viable l’ensemble. La conquête coloniale qui avait pour objectif de détruire la résistance (principalement celle des Touaregs dont la plupart des groupes avaient, à l’époque, une assise foncière dans la vallée et sur les lacs) a engagé toute une série de mesures qui ont détruit peu à peu ce système de mise en valeur des complémentarités et d’intérêts en commun. Citons les premières : constitution d’entités administratives délibérément séparées dès les premières soumissions (d’un côté, création de cantons sédentaires avec des droits d’usage sur les terres « héritées du grand-père », le reste appelé beytelma étant géré par la chefferie de village; de l’autre, des tribus nomades vouées à flotter dans un espace au statut flou et précaire); priorité explicite accordée à l’agriculture; souvent les nomades sont incité-e-s à quitter le fleuve, entraînant une véritable séparation spatiale, un éclatement des anciennes structures et une fragilisation accrue de l’ensemble mais particulièrement de ceux voués à se satisfaire désormais des seules parties exondées – les plus aléatoires – lesquelles, de surcroît, sont qualifiées de « terres vacantes et sans maître » relevant du domaine de l’État. Cette dissolution des « communs » et cette perte des complémentarités ont différé selon les groupes et les zones, (elles sont plus accentuées dans la région de Gao que celle de Tombouctou) mais partout l’individualisation des espaces et des biens a pris de l’ampleur et avec elle les inégalités face à la « variabilité structurelle sahélienne ». Et tout cela s’est amplifié après l’indépendance. Malgré tout, une étude récente sur les liens sociaux, après un siècle de transformations considérables et de crises sévères (sécheresses, famines, exodes, rébellions) a montré que les parties, aujourd’hui éclatées et dispersées, gardent une véritable nostalgie du temps où « chaque sédentaire avait son allié nomade et chaque nomade son vis-à-vis sédentaire » (Grémont et al., 2014, cité par Marty, 2019 : 116). Et les mots dans les langues songhay et tamasheq pour exprimer ce « commun » vécu ensemble relèvent quasiment du serment, cet acte sacré qu’on ne peut trahir sous peine d’être déchu aux yeux des siens.
La deuxième configuration correspond, au contraire, à une volonté de reconstruire « du commun » à l’occasion de projets d’hydraulique pastorale financés par l’AFD (Agence française de développement) dans les régions sahéliennes du Tchad depuis une vingtaine d’années et plus récemment dans le centre-est du Niger. Alors que les tensions montaient entre agriculteurs et éleveurs transhumants ou encore entre ces derniers, une approche proposée par l’IRAM (Institut de recherches et d’applications des méthodes de développement) a mis l’accent sur le préalable de la concertation locale, le souci permanent de la prévention des conflits et un effort de connaissance de plus en plus fine des mouvements des troupeaux ainsi que des visions en place, différentes, par rapport aux droits d’usage des uns et des autres sur les ressources. Un dialogue a pu se créer et déboucher sur le fait de reconnaître que les infrastructures pastorales (puits, mares, pistes à bétail, aires de stationnement) constituaient en fait un véritable « patrimoine commun » à tous les éleveurs, peu importe qu’ils soient transhumants ou agriculteurs (ceux-ci étant de plus en plus nombreux à posséder du bétail qu’ils confient d’ailleurs souvent à ceux-là). Cette démarche a pu contribuer à apaiser la situation, à limiter les difficultés lors des réalisations hydrauliques et du balisage des couloirs de passage, à améliorer la gestion et à sécuriser la mobilité, y compris dans les zones agricoles les plus denses en surfaces cultivées. Au Niger, après un long travail de concertation, le projet a débouché sur de véritables « accords sociaux » entre les parties concernées avant tout nouvel aménagement, tout en mettant en application, avec l’appui des commissions foncières, les divers textes juridiques dont le pays s’est doté récemment (code rural et ordonnance pastorale, code de l’eau et décentralisation) à la satisfaction des parties prenantes.
Les leçons tirées de ces expériences devraient nous permettre de mieux apprécier l’intérêt des « communs pastoraux et agro-pastoraux » au Sahel. Compte tenu de la variabilité qui caractérise ce dernier, l’activité pastorale a un besoin incompressible de « communs », c’est-à-dire de ressources partagées, soit librement, soit de façon négociée ou/et d’échanges de services rendus dans le cadre de complémentarités basées sur des liens sociaux. L’appropriation exclusive, permanente et continue sur de grands espaces par des individus ou même une communauté est incompatible avec la mobilité et la flexibilité requises pour les mouvements des troupeaux. D’ailleurs, ceux qui procèdent de la sorte sont conduits tôt ou tard à sortir de leurs « enclos » pour se rendre dans les parcours communs, faisant fi des règles de réciprocité. Ou encore les grands propriétaires de bétail envahissant les pâturages et les points d’eau, perturbant de la sorte les usages en vigueur. Bien sûr, les modalités du « faire commun » sont multiples et s’entrecroisent. Nous sommes en présence d’une pluralité de droits avec plusieurs degrés d’appropriation et de gestion (ouverts ou restrictifs, prioritaires avec droits des tiers ouvrant à réciprocité, droit de la soif, de simple passage ou de séjour, vaine pâture après la récolte). Il existe aussi une pluralité d’espaces aux potentialités fort variables selon les années et les saisons (terrains inondés ou exondés, bas-fonds et dunes, plaines et plateaux, vertus différenciées dans la qualité de l’eau, des pâturages et des terres salées), faisant appel à une connaissance extrêmement fine de la part des bergers) et une pluralité d’acteurs et d’activités (avec des logiques de fonctionnement plus ou moins compatibles).
Dans ces conditions, le « faire-commun pastoral » suppose du dialogue, de la régulation, une « maîtrise » des pluralités. Il s’agit de prévenir les conflits mais aussi d’assurer un accès sécurisé aux divers ayants droit. Le faire-commun pastoral est donc de nature intercommunautaire. En raison des circuits de transhumances pratiquées, il a besoin aussi d’une reconnaissance intercommunale et même parfois transfrontalière. Il est porteur dans la durée d’un rapport à la fois à la nature qu’il convient de protéger et à « l’autre » avec lequel il faut « vivre ensemble » dans la paix et l’équité. Et pour finir, ou mieux, tout réévaluer, il y faudrait le soutien des États.
Des communs (sous) administrés. Les « sans papiers » fonciers de l’Office du Niger dans le delta intérieur du fleuve
Pour l’œil extérieur, ces grandes plaines périodiquement inondées par les crues des fleuves Niger et Bani descendant du Fouta Djalon, avec des habitats réduits de populations de pêcheurs, de chasseurs, d’éleveurs et, plus récemment, de riziculteurs, pouvaient sembler des espaces vides, à l’image de ce res nullius australien évoqués ci-dessus. L’administration coloniale n’avait pas totalement ignoré les formes d’organisations politiques précoloniales et particulièrement le royaume peul du Macina au début du XIXe siècle et son régime juridique (la dina) d’exploitation des bas-fonds (leydi) dits aussi bourgoutières. Elle avait cependant mobilisé ses principes de domanialité pour réaliser un de ses projets phare de la politique africaine de mise en valeur : l’Office du Niger.
L’Office a été initié en 1932. L’ingénieur Bélime en fut le maître d’œuvre. Il repose sur le barrage-digue de Markala alimentant plusieurs milliers de km de canaux. Il est opérationnel depuis 1947 et son organisation actuelle repose sur la loi N°94-004 du 09 03 1994. L’Office est sous contrat de gérance avec l’État malien par le décret N°96-188 PRM du 1er juillet 1996.
Il est organisé selon le principe de casiers dévolus à des « colons » africain-e-s, allochtones ou allogènes. Du fait d’une très faible population locale composée essentiellement d’éleveurs dans les années 1930, l’Office a cherché sa main d’œuvre dans les territoires voisins, en Haute Volta avec des populations Mossi mais aussi en Mauritanie, au Maroc, voire encore plus loin. Il s’agit d’une petite production familiale sous contrat, la particularité de la relation juridique tenant à ce que le contrat porte non sur la terre mais sur l’eau disponible pour le casier considéré. L’irrigation se fait par gravitation et l’exo-évaporation concerne entre 25% et 50% des volumes d’eau transportés! Les observateurs et observatrices relèvent que les infrastructures sont vétustes, manquent de réhabilitations et que les nouveaux travaux significatifs sont associés aux accaparements fonciers de la période contemporaine, en particulier la société Malybia ayant fait creuser un canal de l’ordre de 70 km.
Des usagers sans titres fonciers
Joanna De Leener (2011) a consacré une recherche universitaire aux facteurs d’accaparabilité à l’Office du Niger. On en retiendra d’abord une définition. L’accaparabilité est « ce qui rend un capital foncier, agricole le plus souvent, susceptible de se faire accaparer par des tiers, aux dépens de ceux et celles qui l’exploitent et qui souvent en vivent » (De Leener, 2011 : 19). Pour comprendre pourquoi et comment ceux qui exploitent les terres peuvent accepter d’en être dessaisis (car ils n’en sont ni possesseurs ni locataires). De Leener a privilégié les fonctionnements mentaux et sociaux des paysans, leur lien à la terre et les liens qui les connectent entre eux.
Elle remarque tout d’abord qu’il y a dans ce domaine comme dans d’autres registres de la vie institutionnelle malienne (le statut des femmes par exemple, ou la laïcité) une contradiction fondamentale entre les textes et leurs applications sur le terrain car les Maliens et les Maliennes ne s’approprient pas leur droit. « Le Mali organise de bons mécanismes de protection juridique pour le monde paysan. Si la Loi d’Orientation Agricole était respectée et les droits coutumiers efficacement protégés, les petits exploitants agricoles bénéficieraient réellement d’un cadre de protection » (ibid. : 31).
Mais à l’Office du Niger (ON), il n’en n’est pas ainsi pour trois raisons principales :
- On n’observe pas d’appropriation de la terre par le paysan car, selon notre auteure, « le lien d’attachement à la terre est bien directement lié au degré d’accaparabilité de cette terre »; « Les droits coutumiers, très présents dans d’autres contextes, jouent un faible rôle sur ce terrain-ci. La terre appartient à l’ON » (ibid. : 82). Cette affirmation est intégrée dans la psyché de chaque colon et ce lien faible à la terre peut s’expliquer par la contractualisation et sa dépendance du droit à l’eau (redevance hydraulique dont on a déjà parlé et qui donne le seul titre juridique à l’occupation d’une parcelle) ainsi que par les modes de résidence en villages de colonisation peuplés d’allogènes.
- L’engagement communautaire qui reste dominant dans les sociétés rurales africaines est ici limité et s’exerce hors de l’agriculture. « Cette solidarité se limite à la protection des intérêts des membres du réseau solidaire » essentiellement familial (Grémont et al., 2014, cité par Marty, 2019 : 116). La logique qui prédomine est ainsi de minimisation des risques et non de mutualisation des investissements.
- Enfin, l’information circule mal ou ne circule pas soit parce qu’elle est gardée secrète par ceux qui la détiennent comme une arme de pouvoir, souvent leur seule arme, pour fonder une hiérarchie qui ne peut se réclamer ni d’une origine ni d’une histoire commune. En outre, Joanna De Leener a pu observer la qualité réduite de l’information divulguée, non seulement tronquée mais aussi déstructurée.
L’enjeu de l’appropriation est l’eau devenant rare
Parmi les facteurs de production, l’eau ne retient pas toujours l’intérêt qu’on doit lui accorder. Don du ciel, elle est réputée gratuite dans une agriculture pluviale. Elle ne l’est plus à l’Office du Niger dans la mesure où la redevance hydraulique permet le financement de l’ensemble des infrastructures dans un contexte de libéralisation et de retrait de l’État central des structures de financement.
On savait les enjeux hydrauliques majeurs à l’Office dans un contexte de raréfaction des débits du Niger, en lien avec la déforestation du Fouta Djalon. Joanna De Leener a pu accéder au contrat liant la société Malibya à l’État malien et en extrait quelques informations significatives que nous reproduisons :
La République du Mali s’engage à offrir à la société Malibya agricole tous les permis d’usage de l’eau du canal de Macina ainsi que les eaux souterraines ou les deux selon les besoins du projet déterminés par l’étude de faisabilité économique du projet, de la manière suivante :
- Permettre à la société Malibya agricole d’utiliser la quantité d’eau nécessaire et sans restriction pour le projet pendant la période entre les mois de juin et décembre chaque année;
- Pendant la période entre janvier et mai de l’année, en raison de l’étiage du fleuve Niger, le projet entreprendra les cultures les moins consommatrices d’eau, telles que le blé, le mil, le maïs, le soja ainsi que les différentes qualités de légumes;
- La République du Mali s’engage à assurer la quantité d’eau nécessaire pour lesdites cultures à partir du canal de Macina;
- La redevance se compose comme suit :
- A/2 470 FCFA/ha pour l’irrigation annuelle d’un hectare par aspersion;
- B/67 000 FCFA/ha pour l’irrigation annuelle d’un hectare par gravité;
- C/Ces taux pourront être révisés annuellement par voie de négociation entre les deux pays. (article 8, convention d’établissement, cité par De Leener, 2011)
Sans doute cette éventualité n’est-elle maintenant plus d’actualité après les événements survenus en Libye. Il n’en est pas moins évident qu’il s’agit d’un précédent préoccupant dans un contexte hydraulique régional pour le moins tendu.
La transition foncière de communs vers une propriété plus ou moins privée en zone cotonnière, région de Sikasso
La zone cotonnière occupe la part méridionale de la République du Mali et a été pendant une trentaine d’années sous la juridiction quasi exclusive de la compagnie malienne de développement des textiles (CMDT), une émanation de la CFDT, compagnie française ayant le même objet. Cet opérateur économique n’était pas seulement la cheville ouvrière de la production cotonnière (une des plus importantes filières d’Afrique de l’Ouest) mais avait bénéficié d’un ensemble de prérogatives de puissance publique pour ordonner et coordonner les actions de développement aux échelles régionale et locale. Là aussi, la gestion administrative et la recherche d’une rentabilité financière l’avaient emporté sur la fonction déléguée de service public et, en 1990-1991, la chute de la deuxième République avait failli emporter également la CMDT et j’avais alors contribué à corriger l’excès d’exogénéité (d’occidentalocentrisme) dans la gestion des rapports des cadres (maliens) et des paysans et paysannes. J’avais démontré que les Associations villageoises (AV), responsables locales des procès de production de coton, n’étaient pas des associations de type français Loi 1901, mais en réalité des communs villageois s’inscrivant donc encore dans la logique communautaire adaptée aux nouveaux enjeux du développement. De ce fait, si des droits de plus en plus exclusifs fondaient les droits fonciers des exploitants, ils n’avaient que faire de droits absolus (ou droits de propriété privée) et les formules de titres fonciers que tentait d’imposer le Code domanial et foncier de 1984 restaient lettre morte alors qu’un marché foncier occulte ou clandestin favorisait l’adaptation réciproque des disponibilités entre la force de travail familiale et les patrimoines fonciers lignagers.
Vingt-cinq ans après, une étude de terrain réalisée dans le cadre d‘un appel à contribution par le Comité technique Foncier & développement (CT-F&D) permit de saisir des continuités mais aussi des évolutions notables, surtout si elles sont rapportées aux localisations et conditions de cette étude. Cette étude porte sur les cercles de Bougouni et de Yanfolila, à la frontière entre le Mali et la Côte d’Ivoire, peu peuplés mais qui ont reçu depuis trente ans trois vagues de réfugié-e-s venant du nord ou de Côte d’Ivoire. C’est ainsi un lieu d’échanges commerciaux pour les troupeaux du nord partant vers Abidjan ou pour des produits forestiers. En outre, le développement d’un orpaillage très souvent informel ou clandestin déstabilise tant l’organisation foncière locale que la mobilisation de la force de travail dans l’agriculture. L’argent de l’or circule, la spéculation foncière immobilière urbaine se développe et la propriété privée cesse d’être le fait de quelques « gros messieurs » pour se diffuser un peu partout chez les « cadets sociaux », bien que de manière très sélective et inégalitaire. Amandine Hertzog-Adamczewski (2015) a réalisé cette recherche durant la saison des pluies 2014.
Trois types de conclusions nous intéressent particulièrement.
- La résilience des modes endogènes d’accès à la terre dans un contexte de marchandisation croissante de la terre. « Débutée dans les années 1970 pour les principales vagues migratoires, l’installation des migrants sur les terres villageoises locales s’est faite dans le respect des règles foncières coutumières qui attribuent le pouvoir foncier local aux lignages fondateurs du village ». (Hertzog-Adamczewski, 2015 : 63)
- Le paradoxe d’une pression foncière urbaine et de nouveaux acteurs, spécialement des intermédiaires (dits go-between en anglais) dans un contexte de faible peuplement (20 à 30 hts au km2) et de résilience des modes endogènes, en particulier de l’institution des logeurs, membres de la communauté accueillant le nouveau ou la nouvelle venu-e et se portant fort de son intégration. « Le phénomène de spéculation du foncier urbain et péri-urbain tend à se développer à certaines communes rurales. L’espace rural lui aussi a connu des mutations récentes. Les liens migrants-autochtones fondés sur des prêts de terres par les lignages fondateurs, tendent à se transformer en relation financière actée par des petits papiers, des ventes qui permettent aux autochtones de devancer une marchandisation de l’espace rural orchestrée par l’administration locale ». (ibid.)
- L’affirmation d’une capacité et d’un pouvoir de la nouvelle élite administrative, politique et financière à l’échelle régionale tant à régler les nouveaux conflits entre autochtones et migrants et migrantes qu’à faire profiter certains des migrants et migrantes ou certain-e-s de leurs client-e-s des opportunités qu’offrent les incertitudes du droit foncier ou les mauvaises habitudes des administrations concernées, pouvant aboutir aux détournements et turpitudes dénoncées par M. Bathily ci-dessus.[4] « Des hommes politiques ou des administratifs influents prennent le relais dans ces processus de résolution des conflits. Suite au développement de la marchandisation de l’espace foncier, les arènes politiques et foncières sont aujourd’hui en pleine mutation. Elles s’adaptent et répondent à une évolution du phénomène de la migration qui passe d’une migration exclusivement agricole et rurale à une migration économique rurale (nouveaux investisseurs, orpailleurs) et économique urbaine et péri-urbaine ». (ibid.).
Évitons cependant toute généralisation intempestive car l’arbre ne doit pas cacher la forêt : des pratiques marchandes ne supposent pas la généralisation de la marchandisation et l’absolue obligation de se convertir à la propriété privée et à toutes ses contraintes de forme et de fond. Ce n’est plus le cas autour de la capitale du Mali.
Le monopoly foncier de Bamako
Le monopoly est un jeu dit « de société » qui apprend aux jeunes les règles de base et les comportements du capitaliste investissant dans le foncier immobilier. Sciences au Sud qui fait connaître les programmes de recherche de l’IRD mobilise ce jeu, sous le titre « Monopoly foncier au Mali » pour rendre compte de travaux sous la direction de Moussa Djiré et de Monique Bertrand (Djiré et Bertrand, 2016 : 5) qui « éclairent les spécificités de la dynamique foncière au Mali. Ils dévoilent la prédominance de l’initiative privée et révèlent des pratiques en passe de vulnérabiliser l’aménagement urbain et la cohésion sociale autour de la capitale ». L’article souligne en particulier le « grignotage rapide des zones périurbaines par des acteurs privés locaux à la faveur d’une dynamique effrénée d’immatriculations des terres » (ibid.). Le nombre de titres fonciers, explique Monique Bertrand, « a bondi de 73.000 à 188.000 entre 2006 et 2014[5]. Et cette explosion se concentre essentiellement sur le pourtour de Bamako où l’on compte par exemple 22.000 nouveaux titres pour la seule année 2014 » (ibid.). La présentation de ces travaux met en évidence le rôle de trois types d’acteurs : les fonctionnaires mal armés pour faire face à cet afflux de demandes en raison de concurrences entre services et une technologie obsolète, les commerçants, petits ou gros, mais réalisant une facile accumulation primitive de capital qui servira en particulier à garantir leurs autres investissements et les banques qui reçoivent les titres fonciers en garantie et craignent l’effet de bulle immobilière. Monique Bertrand dénonce ainsi l’illusion du cadastre : « L’outil fait certes défaut mais son élaboration est vue comme la panacée susceptible de résoudre quasi-miraculeusement tous les problèmes, comme transformer les pratiques bureaucratiques, moraliser la gestion publique, engranger des recettes et réduire l’embarras de la justice face à de très nombreux litiges fonciers ». (ibid.)
L’article donne, entre autres, un exemple de spéculation foncière et de ses conséquences.
À partir d’un hectare immatriculé à 40 francs CFA le mètre carré (soit 0,6 €), ces opérateurs peuvent créer jusqu’à 22 parcelles revendues à 5.000 CFA (soit 7,62 €) le mètre carré. Et dans la course spéculative, les acquéreurs des nouveaux titres générés par ce morcellement sont bien souvent eux-mêmes des commerçants déjà propriétaires d’autres terrains, étoffant leur patrimoine par le biais de prête-noms. Cette titrisation des terres aux marges de l’agglomération pose de sérieux problèmes, explique Moussa Djiré. […] Elle se fait au détriment des communautés villageoises qui souvent découvrent la dépossession au moment où leur terroir traditionnel se trouve couvert de bornes et de murs. Concrètement, ce changement d’usage du sol affecte la cohésion sociale, l’agriculture périurbaine et le ravitaillement alimentaire de la capitale. Mais il menace aussi le projet de ville car la puissance publique, en cédant la main à des opérateurs privés dans cette dynamique de parcellisation a perdu ses prérogatives sur la gestion et l’aménagement de l’espace. Tout porte à s’interroger sur la viabilisation effective de terrains destinés au logement et sur leur vente en l’état. (ibid.)
Plus récemment, M. Boubacar Sow (2016), notaire à Bamako, a contribué à la recherche des conditions d’une meilleure sécurisation des transactions foncières en reprenant et précisant les critiques de son collègue Mohamed Ali Bathily, ministre des affaires foncières, à propos de la corruption et des négligences et faiblesses de l’administration foncière. M. Boubacar Sow développe une longue argumentation sur la nécessité de refonder l’État et son administration des domaines selon des exigences de service public et en reprenant les antiennes classiques. Lui aussi ose se poser la question de l’existence d’un État au Mali pour succomber finalement à la très mauvaise habitude de prétendre solutionner un problème aussi grave en recourant à toujours plus de dépenses publiques, avec et sur la base de financements internationaux et selon une évaluation partielle, voire partiale, de la réalité. Non seulement tout attendre d’une solution financière externe est retrouver les mauvaises habitudes qui ont conduit à la chute d’Amadou Toumani Touré en 2012, mais, en outre, c’est refuser de penser la question foncière dans sa globalité, au Mali comme en Afrique de l’Ouest. Sa principale préconisation serait « d’introduire une bonne dose de simplification et de rationalisation, tant de la norme foncière elle-même que des procédures qu’elle implique. Cette simplification consisterait essentiellement à mettre fin purement et simplement à ce qui a été jusqu’alors l’épine dorsale du système foncier à la fois colonial et post-colonial : la notion de mise en valeur et ses effets induits » (2016 : 284).
Présentée comme telle, c’est une fausse bonne solution. Simplifier, voire rationaliser, peut être l’objectif à poursuivre mais s’arrêter à mi-chemin et ne mettre en cause qu’une contrainte, la vérification de la mise en valeur antérieurement à la délivrance du titre foncier, c’est favoriser la spéculation (dont profitent les notaires) en ne régulant qu’à la marge la corruption, autre mal infiniment plus grave. Pour vider l’abcès, il faut que le fantôme qui tient lieu d’État renonce au privilège de domanialité qui, par les manœuvres qu’il favorise, ouvre à toutes les pratiques corruptives. Si l’État est défaillant et ne peut être réformé sans des moyens dignes du nettoyage des écuries d’Augias, retirons lui ce qui est à la racine du mal (le domaine privé non affecté aux administrations) et laissons la régulation des comportements fonciers d’une part au marché, même balbutiant, d’autre part et surtout aux édiles locales, dans le cadre d’une réelle décentralisation et avec les moyens techniques et financiers nécessaires à la poursuite de leur mission de service public. Cela ne peut être pire!
Questions en discussion
L’objectif général d’une intervention dans le foncier au Mali devrait être d’accompagner les évolutions en cours pour sécuriser l’ensemble des opérateurs économiques et non de jouer aux apprentis-sorciers en ne cherchant qu’à favoriser, par le biais de la seule propriété privée, l’émergence d’une classe bourgeoise. Pour traiter cette complexité, deux propositions peuvent être rappelées et seront formulées sous forme de conclusions, appréciées au regard des projets en cours.
Deux conclusions
Une première conclusion pourrait porter sur le modèle de politique foncière que le Mali devrait adopter, fondée sur un pluralisme des modes de sécurisation et, vu leur résilience, introduisant ainsi les communs (plutôt que les droits coutumiers) comme une des principales modalités d’organisation des rapports de l’homme à la terre. L’État devrait reconnaître et légitimer les politiques et pratiques de gestions en communs et favoriser la reconnaissance de procédures de protection des droits et maîtrises fondées sur le partage des ressources au sein de collectifs. Actuellement, comme on vient de le voir, les droits coutumiers sont formellement reconnus mais leur protection n’est pas assurée en raison du principe de domanialité. Ce nouveau régime de sécurisation pourrait favoriser la reconnaissance de deux types de droits de propriété. Comme dans d’autres pays (Madagascar, Bénin), on pourrait distinguer entre droits exclusifs fondés sur une procédure de certification et droits absolus reposant sur un titre foncier, puis mettre en place des forums et procédures de gestion foncière à l’échelle communale autrement efficaces. Mais c’est toute la politique de décentralisation qu’il conviendrait également de revoir.
Une seconde conclusion pourrait porter sur l’extrême complexité des processus de généralisation de la propriété privée, si les Maliens et les Maliennes s’attachent effectivement à un tel défi, en remplaçant les principes inscrits dans le Code domanial et foncier de 1984[6] :
- L’État devrait renoncer au privilège de la domanialité privée et laisser jouer publiquement et dans la transparence les pratiques d’échanges fonciers relevant actuellement de l’économie souterraine. Reconnaître le jeu du marché quand il existe et qu’il y est légitime, ou les mécanismes endogènes de régulation basés sur les communs partout ailleurs.
- La propriété privée ne devrait plus être qu’une forme exceptionnelle de sécurisation quand les exigences de la marchandisation supposent effectivement des titres fonciers librement mobilisables sur le marché national et international.
Dès lors que l’État n’est plus le garant de la sécurité foncière comme le reconnaît le ministre des domaines, il doit associer les autres acteurs aux conditions de cette sécurisation et ajuster les formules foncières aux attentes, besoins et demandes de chacun. Ces attentes et demandes semblaient commencer à être prises en compte en 2016. La politique politicienne a inversé la tendance depuis.
Une nouvelle politique, pas si nouvelle
La nouvelle politique domaniale et foncière (Rép. du Mali, 2016 : 6), finalisée en avril 2016 et adoptée en conseil des ministres en octobre de la même année traduit partiellement ces objectifs de la manière suivante :
La réforme domaniale et foncière englobe l’élaboration et la mise en œuvre de la politique domaniale et foncière et d’un plan de communication, ainsi que la mise en place d’un système de suivi-évaluation.
L’adhésion de toutes les parties prenantes est une condition du succès de la réforme. À cet effet, il est prévu de développer une démarche inclusive, informée et équilibrée, articulée autour de trois phases :
- une phase de préparation qui permettra de réunir les conditions techniques, institutionnelles, financières et humaines nécessaires à la bonne marche du processus;
- une phase d’élaboration de la politique domaniale et foncière qui permettra successivement :
- d’identifier l’ensemble des enjeux que doit prendre en compte la politique, à la lumière des grandes caractéristiques structurelles du système foncier malien et des éléments conjoncturels qui se sont développés ces derniers temps;
- d’élaborer un projet de politique;
- de placer ce projet au cœur d’un dialogue politique, multi-acteurs et itératif, pour faire émerger des consensus entre les parties prenantes sur un maximum de sujets;
- de procéder aux arbitrages finaux, de valider et d’adopter la politique;
- une phase de mise en œuvre de la politique dans ses dimensions juridiques, institutionnelles, opérationnelles et financières, assortie d’un système de suivi-évaluation.
Cette démarche sera sous-tendue par un plan de communication destiné à faciliter l’adhésion des parties prenantes, à consolider les consensus émergents et, à véhiculer une image juste, claire et positive de la réforme. (Rép. du Mali, 2016 : 6)
Malgré l’usage de la langue de bois, ce document (ibid. : 11) contient les avancées, les plus récentes et les plus notables, qu’on doit saluer, concernant les éléments suivants :
L’avant-projet de LFA [Loi foncière agricole] traduit sur le plan juridique les principales orientations de la PFA [Politique foncière agricole] et donne à certaines d’entre elles une consistance plus concrète. On peut notamment citer les éléments ci-après :
- la reconnaissance en tant que droits réels des droits fonciers coutumiers individuels ou collectifs, à travers une attestation de détention coutumière délivrée par le chef de village et authentifiée par le maire de la commune, et à travers une attestation de possession foncière délivrée par le maire de la commune;
- la reconnaissance d’un panel large de transactions foncières et leur sécurisation à travers des attestations délivrées par le chef de village ou de fraction;
- la création de registres communaux des possessions foncières et de registres communaux des transactions foncières;
- l’établissement de premiers éléments sur le rôle des commissions foncières villageoises et de fraction, notamment dans le cadre de la délivrance des attestations de détention et de possession foncière et dans le cadre du règlement à l’amiable des litiges fonciers agricoles, cette forme de conciliation devenant obligatoire avant la saisine des juridictions compétentes.
Mais la question du monopole foncier exercé par l’État sur le domaine n’est toujours pas posée par ce document et la sortie du modèle colonial ne paraît donc toujours pas envisagée. L’avenir est ainsi toujours problématique, à la manière de ce proverbe nigérian (haoussa) :
Ils demandèrent au cheval « Où vas-tu? » Il répondit « Seuls les guides le savent ».
Poursuivant l’exploitation de travaux de terrains, on va mobiliser dans les deux chapitres suivants, des monographies qui illustrent les problèmes que rencontrent des « communs marchandisés », c’est-à-dire soumis aux conditions du marché capitaliste et obligés de s’adapter à des contraintes qui pourraient être mortifères mais qui sont aussi l’occasion d’un grand rebond sur la base d’une pérennisation d’un mode de vie et d’une vision de l’organisation de la société.
- Il est pour le moins paradoxal qu’une administration en charge de produire un « titre définitif et inattaquable », comme on le verra plus loin, ait la possibilité de produire de faux documents, mettant en danger tout le système des rapports économiques et financiers à l’échelle nationale et sous-régionale. ↵
- On relève ici cette prétention à l’exercice d’un droit de propriété, ce que l’interprétation de la période coloniale n’autorisait pas mais qui facilite les interventions de l’État car il n’y a pas d’expropriation donc d’indemnisations, en contradiction avec l’article 43 du CDF pré-cité. ↵
- Ce non respect des procédures rend les droits incertains et généralise une situation de droits fonciers imparfaits, invalidant leur qualité de droit de propriété au regard des normes et induisant l’émergence d’un nouveau sous-domaine, celui des droits patrimoniaux individuels non formalisés, entre droits coutumiers et droits de propriété privée. ↵
- On se rappelle ce qu’il déclarait en juin 2016 « Nous devons tous cesser de fonctionner dans un système qui permet à certains de profiter de privilèges qu’ils se sont eux-mêmes arrogés à perpétuité. Ce sont des intérêts mal acquis ». ↵
- On a donc plus que multiplié en huit ans ce qui avait été accumulé en cent dix ans. ↵
- Ce texte adopté sous la présidence de Moussa Traoré a été suspendu à ma demande de 1992 à 1998 puis réintroduit sous la pression du Ministère des Finances et de tous les intérêts patrimoniaux sectoriels visés par le ministre Mohamed Ali Bathily ci-dessus. Son remplacement est en discussion depuis plusieurs années mais achoppe sur le principe de la domanialité. ↵