Opportunités de solidarité / Opòtinite pou solidarite

5 Vodou et mémoire de l’esclavage dans la création plastique contemporaine haïtienne et béninoise : quelques aspects

Angelo Destin

Note biographique

Angelo Destin est doctorant en Histoire de l’art à Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Il prépare une thèse de doctorat sous la direction de Michèle Coquet et de Philippe Dagen. Sa thèse, qui se situe à la frontière de l’histoire de l’art et de l’anthropologie, s’intitule : Identité et dynamique de création plastique contemporaine dans le contexte de la globalisation : le cas d’Haïti et du Bénin. Angelo Destin est aussi artiste et professionnel du livre.

  1. Introduction
  2. La Route de l’Esclave : lieux de mémoires, de représentations et de controverses
  3. Artistes du Bénin, quelles quêtes?
  4. L’imaginaire du vodou dans l’art contemporain haïtien
  5. Conclusion
  6. Références

Introduction

Au passage du siècle dernier, « lorsque la religion, la science et la morale se sont ébranlées et lorsque les appuis extérieurs menacèrent de s’écrouler, l’homme [occidental a détourné] ses regards des contingences extérieures et les [a ramenés] sur lui-même » (Kandinsky, 1910). Cette quête spirituelle a poussé les Occidentaux à se tourner vers l’Afrique et d’autres contrées du monde. Cette quête, après avoir engendré au début du siècle dernier le modernisme, terminologie relative au mouvement des avant-gardes « primitivistes », réapparaîtra après la Seconde Guerre mondiale et renouvellera, voire réorientera le surréalisme. On se rappelle les propos d’André Breton, rapportés par Carlo Célius, lorsqu’il se rendit en Haïti :

Ce n’est donc pas un hasard, mais bien un SIGNE DES TEMPS, si tout au long de la guerre qui vient de s’achever, les plus grandes impulsions vers des voies nouvelles dans le surréalisme ont été fournies par mes deux grands amis « de couleur » Aimé Césaire pour la poésie et Wifredo Lam pour la peinture et si je me retrouve aujourd’hui à Haïti plutôt qu’en tout autre point du monde (Célius, 2007).

La science qui jusque-là (fin du 19e siècle) traitait les phénomènes surnaturels avec mépris commença à leur accorder un peu plus de considération. Kandinsky dans son essai Du spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier (1910) note que « certains savants, dont de purs matérialistes, consacrent leurs efforts à l’étude scientifique de faits inexplicables qui ne peuvent plus être niés ou tus ». Ainsi ont été fondés, par exemple, la Société des Études psychiques (1896) puis l’Institut de Métapsychique International, IMI (1919). Parallèlement, la Société de Théosophie, qui fut créée en 1875 à New York par Blawatzky, tentait d’approcher les problèmes de l’esprit par la voie de la connaissance intérieure. C’est ainsi que nous pouvons trouver aujourd’hui des documents qui traitent du vodou à l’Institut de Métapsychique International (IMI) à Paris. C’est dire que les phénomènes dits « paranormaux » et les affinités spirituelles pour les « primitifs » ont habité, tout au long du siècle dernier, les imaginaires collectifs et ont eu une influence notoire sur la production plastique en Occident. « L’art abstrait » en est l’exemple parfait, en cela qu’il essaie de représenter « l’Essentiel Intérieur ». Autrement dit, l’Occident, en perte de repères, s’est tourné vers l’Afrique pour se donner un nouveau souffle, un nouvel élan. Jean-Loup Amselle souligne cette même stratégie de régénération de l’art occidental contemporain à travers l’Afrique à partir de son analyse de L’Art de la friche (Amselle, 2005). Par conséquent, il est question ici d’héritiers qui se plongent dans leur propre héritage culturel, dans l’histoire de leurs ancêtres, en quête de leurs racines. Questionner et se réapproprier son héritage pour mieux appréhender le présent et ses aléas. Les deux processus présentent des similitudes : revenir à l’essentiel.

Entre la première conférence panafricaine de 1900 à Londres et le premier Congrès des écrivains et artistes noirs de 1956 à Paris, l’importance de la survivance de l’héritage africain dans le Nouveau Monde a été établie par plusieurs intellectuels africains et afrodescendants, dont le docteur Jean Price-Mars pour le cas haïtien. Au cours de la dernière décennie du siècle dernier, on a assisté à un véritable renouveau avec l’institutionnalisation des mémoires du passé douloureux de la traite transatlantique au Bénin. En effet, plusieurs initiatives ont convergé vers une revitalisation des mémoires de la traite et de l’esclavage au travers de procédures patrimoniales afin de couper court à ce que Gaetano Ciarcia considère comme « la rumination silencieuse, inhérente aux rapports sociaux à l’esclavage » (Ciarcia, 2016) dans le Bénin méridional. Ouidah 92 (1993), La Route de L’Esclave[1] (1994), ces événements, aussi fondateurs soient-ils dans le processus de renouvellement des rapports entre l’Afrique et sa diaspora, sont-ils parvenus à élaborer un socle commun sur lequel cohabiteraient les différentes mémoires?

Placés sous le signe du vodou et des religions dérivées qui, quoique présentant un certain cousinage indéniable comme héritage culturel ont des particularités selon les pays dont elles sont issues et les cultures auxquelles elles ont été confrontées (candomblé au Brésil, santería à Cuba, vodou en Haïti), ces événements (Ouidah 92 et La Route de L’Esclave) ont dû d’emblée faire face à la complexité d’un grand défi : refléter une mémoire commune. Car les embrassades de retrouvailles des deux continents n’ont pas été totalement à l’abri de la controverse et de quelques épingles mal ajustées. Il importe dès lors, en ce qui nous concerne, d’élucider le contexte avant de se pencher sur la dynamique de cet héritage ancestral dans la création plastique des deux pays au-delà de la vague mémorielle. C’est-à-dire d’analyser les problématiques dont cet héritage est porteur, l’usage qu’en font les artistes à partir de leur propre savoir appris et vécu, les ressemblances et les dissemblances articulées selon les préoccupations de ces derniers.

La Route de l’Esclave : lieux de mémoires, de représentations et de controverses

Selon l’ancien vice-directeur général de l’UNESCO Tidjani-Serpos, le projet La Route de l’Esclave a été soutenu au sein de l’UNESCO par deux pays : Haïti et le Bénin. Le projet qui se situe dans le sillage d’Ouidah 92 s’inscrit comme lui dans le renouveau des cultes vodou au Bénin et de leur connexion avec la commémoration des mémoires de l’esclavage (Ciarcia, 2016). Cependant, si le projet a été admis c’est parce qu’il mettait en avant la portée religieuse inhérente à la diaspora comme « lien » et « ciment culturel et historique ». Car la diaspora francophone est minoritaire au regard de celles anglophone et lusophone, ce qui aurait pu desservir le dossier à l’UNESCO. Outre les velléités bienveillantes de rapprochement fraternel et sa symbolique mémorielle indéniable, La Route de l’Esclave est aussi un projet régional avec des visées économique et politique. Ana Lucia Araujo soutient que « les deux événements visaient la promotion du tourisme culturel dans la région, non sans envisager une nouvelle vitalité de l’économie de l’ancien port négrier qui avait dramatiquement décliné depuis le début du XXe siècle » (Araujo, 2009). Au-delà de cet aspect opportuniste, mais intelligent, l’entreprise devient plus complexe lorsqu’elle laisse échapper une certaine forme de nostalgie et de célébration de la grandeur d’antan, laquelle grandeur reposait sur la richesse provenant de l’esclavage local et de la traite transatlantique. Voilà, en effet, un tentaculaire projet où viennent se heurter, s’entremêler, s’interposer des mémoires conflictuelles à la fois « endogène-diasporique », mais également « inter-endogène » dans la mesure où les locaux sont pour la plupart des descendants de victimes et des descendants de bourreaux. À cet égard, l’artiste Romuald Hazoumè est doublement important. D’abord, compte tenu de son aura sur la scène artistique béninoise et internationale actuelle. Ensuite pour sa filiation yoruba, car les Yorubas furent longtemps traités en ennemis par la monarchie aboméenne[2]. Nous y reviendrons.

La Route de l’Esclave est un exemple pertinent dans la mesure où elle fait partie de la genèse d’un renouveau qui a pour socle le vodou et la mémoire de l’esclavage. Elle a amorcé, par la polémique dont elle a été l’objet, les contradictions et les conflits que ce renouveau recelait. Sa charge visuelle nous renvoie aux multiples discours de mémoires antagonistes dont elle est l’incarnation. En cela nous sommes à même d’avoir une acuité dans la lecture d’autres créations ultérieures touchant les thématiques du vodou et de la mémoire de l’esclavage. D’autant que, en ce qui concerne le Bénin, il y eut une véritable campagne visant à inciter les artistes à «plonger dans le vodou [de façon] à restituer leurs expériences initiatiques à travers leurs représentations visuelles » (Ciarcia, 2016) dans le contexte de la commémoration de la traite et de l’esclavage.

La centaine de sculptures en ciment placées tout le long de La Route de l’Esclave sont pour la plupart l’expression de divinités importantes du panthéon vodou, de quelques représentations d’esclaves parfois enchaînés, parfois brisant leurs chaînes. Parmi les statues assimilées aux divinités, certaines ont été consacrées aux anciens souverains aboméens, lesquels sont devenus des dieux dans le panthéon. Réalisées par Cyprien Tokoudagba et Dominique Kouas, ces statues proviennent pour la plupart de « l’iconographie traditionnelle de la famille royale d’Abomey et nous renvoient, dans ce contexte, aux bocio, aux fétiches ou objets de pouvoir » (Araujo, 2009). Or, il faut rappeler que cette même dynastie a été impliquée dans la mise en esclavage locale et la traite transatlantique des populations qu’elle avait assujetties (Ciarcia, 2016). D’où les difficultés du projet à faire l’unanimité comme bien culturel commun. Comme le dit Gaetano Ciarcia, « cette version de l’histoire récente de l’héritage culturel montre les difficultés d’associer la production d’un territoire aux usages mémoriels et aux significations diasporiques » (Ciarcia, 2016).

La controverse s’accentue encore plus par le traitement de ces sculptures dans la mise en scène de la Route. Ne faisant pas l’objet d’une réflexion approfondie sur un possible sentiment de culpabilité, elles s’érigent en fierté locale sans être soumises à des commentaires. La Route de l’Esclave présente d’autres irrégularités portant à controverse qui ne sont pas citées ici et que Gaetano Ciarcia analyse dans son essai Le revers de l’oubli, mémoires et commémorations de l’esclavage au Bénin. Face à la pluralité des mémoires, il convient maintenant de restituer, à la lumière de diverses contingences extérieures, les interprétations formelles et iconiques que nous offrent les artistes tels que Romuald Hazoumè, Édouard Duval Carrié et Hervé Télémaque. Les thématiques du vodou et de la mémoire de l’esclavage ne sont pas interdépendantes, et peuvent donc être traitées de manière autonome. Mais elles sont constamment en écho, surtout dans le cas haïtien, dès lors que l’on s’en tient à l’analogie. C’est la position de Laënnec Hurbon lorsqu’il affirme que « la formation du vodou à Saint-Domingue – Haïti est intimement liée à l’institution esclavagiste, et plus précisément aux luttes entreprises par les esclaves pour leur liberté » (Hurbon, 2012). L’œuvre de Duval Carrié parvient, par la place accordée au vodou, à restituer les liens intrinsèques des deux thématiques. Certaines préoccupations de Romuald Hazoumè, qui se présente comme un artiste itinérant, s’articulent de la même manière lorsqu’il s’applique à puiser dans son origine yoruba des symboles de résistances et d’affirmation de l’identité de son peuple dans sa démarche créative. Pour Télémaque, il s’agira de quelques-unes de ses œuvres qui à la fois traduisent la présence de l’imaginaire vodou chez les artistes et en même temps renvoient à la problématique de la terre ancestrale comme paradis perdu, donc à la traite, au déracinement.

Artistes du Bénin, quelles quêtes?

Dans un entretien accordé à Heinz-Norbert Jocks, rapporté par Philippe Dagen, Romuald Hazoumè, après avoir fait allusion au vodou comme expérience personnelle, déclare :

Beaucoup d’entre nous sommes aujourd’hui des artistes du monde, parce que nous exposons un peu partout, mais je suis fier de dire que je viens d’Afrique et que je porte avec moi ma culture, que j’ai le devoir de perpétuer. Et pas besoin pour ça de se référer à l’histoire de l’art occidental. Elle n’a aucune importance pour nous, puisqu’en Afrique, l’histoire de l’art et de la culture a 4 000 ans d’âge (Dagen, 2015).

Selon Dagen, Hazoumè aurait tenu ces propos afin de s’opposer aux stéréotypes de la domination culturelle que le monde occidental exerce sur l’Afrique depuis les débuts de la colonisation, domination dont il y a tout lieu de penser que le nom actuel est « mondialisation ». Et l’on comprendra aisément que lorsqu’Hazoumè parle de « devoir de perpétuer » sa culture africaine, « il entend l’arracher à sa gangue occidentale, à l’histoire du primitivisme, à l’appréciation exclusivement artistique de ses productions : il le faut pour la revivifier, lui redonner vie et puissance d’attraction » (Dagen, 2015). Hazoumè réalise une exposition en 1994 au musée Honmé à Porto-Novo qu’il a baptisée « Je sais d’où je viens ». Ce titre sonne comme une provocation à s’engager dans l’effort de « comprendre les cultures étrangères – la sienne pour un occidental, la yoruba pour un habitant du Bénin, pays où beaucoup de groupes sociaux ne partagent pas forcément les mêmes histoires et les mêmes valeurs » (Cafuri, 2009). Dans son œuvre Òṣà Ńlà, Hazoumè revisite le panthéon yoruba pour aborder un sujet hautement politique. Òṣà Ńlà est l’un des dieux majeurs du panthéon. L’œuvre est composée d’une sculpture qui rappelle les masques Egoun-goun, au pied de laquelle sont installés des « masques-bidons », d’une vidéo de danse de « masques nouveaux », d’une photo panoramique et d’une voix émanant de petites enceintes qui émet des paroles yoruba qui se répand dans tout l’espace d’exposition. Les masques Egoun-goun représentent les esprits des ancêtres, « parés d’étoffes les plus précieuses ». Ils sont parsemés de perles, d’ornements végétaux, animaux, et de motifs géométriques « enrichis de broderies ». Hazoumè, en puisant dans sa culture ancestrale pour réaliser cette œuvre, dit avoir voulu

remplacer tous les costumes sacrés des Egoun-goun [qu’il] trouve dans les musées du monde. Ces costumes, pour des raisons d’argent, sont vendus à des musées qui les exposent. La place de ces costumes se trouve dans les couvents. Mais malheureusement je ne pourrais pas les remplacer, mais en parler ici au Bénin pour que les gens prennent conscience que le patrimoine sacré doit rester chez nous (Dagen, 2015).

La bouche du roi, l’une des œuvres les plus emblématiques dédiées à la mémoire de la traite transatlantique, s’inscrit dans la même démarche de réappropriation et de détournement que se donne l’artiste. L’œuvre est un squelette d’un bateau négrier constitué de bidons (matériaux de prédilection de l’artiste) et d’autres accessoires. En dénonçant la traite comme première forme d’oppression que l’Europe inflige à l’Afrique, elle met également en relief l’implication de quelques Africains. Les deux bidons, dont les traits et les couleurs divergent, sont couronnés et semblent conduire le bateau : ils représentent un Européen et un Africain (Cafuri, 2009). Mais au-delà de cette explication historique, l’œuvre fait référence, de par les matériaux dont elle est constituée, à savoir les bidons d’essence, à la triste réalité de gens qui vivent de l’économie informelle en pratiquant le trafic de l’essence. Si cette méthode de réappropriation est convaincante ici en fonction du discours social dont elle se dote, elle ne l’est pas toujours chez d’autres artistes. C’est en tout cas le constat qui a été fait lors de l’exposition de l’UNESCO « Temps modernes, mémoire de l’esclavage et art contemporain » en septembre 2015. L’artiste Benjamin Deguenon, qui s’intéresse à l’esclavage moderne, a présenté Allo Allo, un homme dont le corps est couvert de téléphones portables. L’œuvre fait explicitement référence aux accros de téléphones et gadgets. Retirée de l’exposition, cette œuvre passerait pour ironique et satirique, mais dans le contexte de « Mémoire de l’esclavage », elle peut paraître légère, fantaisiste et inappropriée : les deux réalités, d’un point de vue déontologique, sont complètement inadéquates.

L’imaginaire du vodou dans l’art contemporain haïtien

Comme nous l’avons dit plus haut, le vodou « en Haïti reste associé à la phase fondatrice de la révolte victorieuse des esclaves » (Lucas, 2007), donc à la mémoire de l’esclavage. Étant donné que le vodou et la mémoire de l’esclavage ne sont pas indissociables, nous évoquerons ici des œuvres qui mettent en écho les deux thématiques.

D’une part, le terme « créole » est considéré comme un fait linguistique (la langue créole) et un fait anthropologique (les arts comme la musique, la danse, la littérature orale et écrite, l’architecture, les pratiques culinaires, la religion, l’organisation familiale) et, d’autre part, il présuppose le fantasme de mélange ou de métissage entre Européens et Africains ou Amérindiens ainsi que d’une rencontre entre deux cultures. Laënnec Hurbon applique donc, depuis la problématique de la langue créole qui représente une condensation de ces mélanges, le concept de créolisation au vodou et aux religions afro-américaines (Hurbon, 2012). Ainsi, il y a lieu de parler de réélaboration des cultes africains en Haïti « par une densification et un accommodement créatif au contexte contraignant de la société coloniale » (Lucas, 2007). Cela explique la disparité possible dans les significations et les modalités adoptées.

Édouard Duval-Carrié est un artiste polyvalent qui s’intéresse à la migration, il est l’un des artistes contemporains d’Haïti qui accordent une place de premier plan à la spiritualité en général et au vodou en particulier dans sa création. L’exposition Migration of the spirit au Figge Art Museum de l’Iowa en 2005 a été l’une des occasions de découvrir ou de redécouvrir les œuvres de l’artiste qui a aussi participé au projet La Route de l’Esclave au Bénin. En effet, il était chargé de décorer la maison du chef suprême du vodou de l’époque, Daagbo Hounon. Ses œuvres : La traversée (1996), Le départ (1996) et Retable des neuf esclaves (installation de 1989), tout en utilisant l’imagerie vodou, entrent en résonnance à la fois avec l’histoire de la traite, mais aussi avec la grande vague d’immigration que connaît Haïti depuis la fin de la première moitié du 20e siècle. Dans Le départ on peut voir une file d’esclaves enchaînés le long d’une rivière. Ces esclaves se présentent comme des esprits mystérieux, des lwas, et au bout de la file se trouve un esclave-arbre. Le traitement singulier au niveau des attributs et de la couleur de chaque personnage peut également renvoyer à la pluralité ethnique des esclaves déportés. Cependant, l’esclave-arbre que l’on retrouve également dans La traversée tout au fond de l’embarcation, imposant par sa taille, rappelle la racine africaine commune de ces différentes ethnies et annonce par-là même l’union des esclaves pour affronter les horreurs de l’esclavage et les surmonter. Edward Sullivan, dans un article consacré à l’œuvre de Duval-Carrié publié dans Art de la Caraïbe, mythes, croyances imaginaires avance : « Bien que relativement peu d’images de l’artiste traitent directement l’esclavage, elles le suggèrent toutes dans son aura, ses conséquences, ses traumas et l’énergie spirituelle utilisée par les esclaves pour combattre les horreurs de leur condition » (Sullivan, 2012). Dans l’œuvre Retable des neuf esclaves, Duval-Carrié utilise des masques en guise de visage pour les esclaves. Loin d’être anodins, ces masques servent à cacher ou à conserver l’humanité des esclaves qui étaient réduits à des biens meubles. Car c’est « en masquant leurs pulsions, leurs passions, leurs peurs et leur colère qu’ils ont pu se permettre d’exister dans le monde de la tourmente dans lequel ils avaient été poussés » (Sullivan, 2012).

L’œuvre d’Hervé Télémaque Le voyage d’Hector Hippolyte en Afrique (2000) est particulière dans la mesure où elle explore et réinterprète en même temps les thématiques du vodou et de la mémoire de l’esclavage. Elle est comme un hommage à l’artiste et prêtre vodou Hector Hippolyte. Teintée d’ironie, de sarcasme et d’anecdote politique, elle renvoie, déjà par son titre, au contexte colonial dans lequel les esclaves croyaient au retour en Afrique après la mort. Laënnec Hurbon, dans une analyse consacrée au culte des morts et les transformations du vodou dans la colonie française de Saint-Domingue, soutient que le culte des morts n’est pas un simple héritage africain, mais comporte d’autres significations. Après la déportation de l’individu que l’on a arraché à sa terre, sa famille et ses racines, le processus inverse, c’est-à-dire le retour, habite constamment cet individu devenu esclave. Le processus est enclenché à la suite du décès de celui-ci à travers des rituels funéraires « visant à remettre le mort en contact avec ses ancêtres, mais à travers eux ce sont les divinités protectrices de son lignage et de son ethnie qui sont recherchées », une façon d’aider le mort à retrouver sa terre natale, ses racines. Ainsi le vodou peut être compris « comme la symbolisation du trauma qui est l’arrachement à la terre africaine; elles énoncent toujours une perte irrémédiable : la perte de l’origine » (Hurbon, 2012).

Conclusion

Les artistes que nous avons évoqués dans le présent travail sont des exemples de la vitalité et du foisonnement de créateurs haïtiens et béninois qui s’inspirent des deux thématiques dans leur démarche de création. Cependant, pour le cas haïtien, le vodou, comme nous l’avons vu, est intimement lié à la mémoire de l’esclavage et de la traite et a toujours été pour l’art une source d’inspiration privilégiée. Tandis que, dans le cas du Bénin, pour ce qui concerne la traite, il y a lieu de parler de « mémoire incorporée ». Elle est de plus en plus présente chez les artistes, surtout à partir de la vague mémorielle enclenchée à partir des années 1990. Elle reprend souvent la même iconographie « classique » : corps courbaturés, bateaux, chaînes, entassement, colonne, etc. Cette dynamique, loin de traduire un état d’esprit traumatique actuel qui serait directement lié à l’esclavage et à la traite, se veut d’abord un devoir de mémoire et de perpétuation culturelle. Elle peut prendre d’autres dimensions lorsque les réalités actuelles font écho à ce passé douloureux.

Références

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Araujo, A. L. & Seiderer, A. (2007). « Passé colonial et modalités de mise en mémoire de l’esclavage », Conserveries mémorielles [En ligne], # 3 | 2007, en ligne depuis le 21 novembre 2009, consulté le 5 avril 2016. http://cm.revues.org/109

Cafuri. R. (2008). Mémoire de l’esclavage et de la diaspora au Bénin : musées privés, publics et arts contemporain in Patrimoines des migrations, migrations des patrimoines, Fourcade, M.-B. et Legrand C. (dir), 2008, p. 151-169. Québec : Presses de l’Université Laval, coll. Intercultures.

Célius, C. A. (dir.) (2015). « Création plastique d’Haïti », Gradhiva, n° 21.

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Ciarcia, G. (2016). Le revers de l’oubli, mémoires et commémorations de l’esclavage au Bénin. Paris : Karthala, 197p.

Coquet, M., Derlon B., & Jeudy-Ballini, M. (2005), dir., Les Cultures à l’œuvre. Rencontres en art. Paris : Biro éditeur, éd. de la Maison des sciences de l’homme.

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Sullivan, E. J. (2007). Continental shifts : the art of Edouard Duval Carrié. Miami : American Art Corp.

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Lucas, R. (2007). Les origines africaines du vaudou, p.19 dans « Peintures haïtiennes d’inspiration vaudou », Bordeaux, le Festin, 78p.

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Vignondé, J.N. (2005). « Ouidah, port négrier et cité du repentir », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique [En ligne], 89 | 2002, mis en ligne le 1er octobre 2005, consulté le 4 avril 2016.
http://chrhc.revues.org/1542


  1. La Route de l’esclave est un parcours qui débute au centre de la ville (Ouidah), à l’endroit où se situait le marché d’esclaves, pour aller à la plage, lieu d’embarquement des esclaves. Tout le long du chemin se dressent des sculptures des artistes Cyprien Tokoudagba et Dominique Kouas. Les mémoriaux ainsi que les temples vodou qui s’y trouvent ont été décorés par des artistes venus d’Haïti, du Nigéria, du Togo et du Brésil.
  2. Sur ce sujet voir Bako-Arifari N. (cité par Roberta Cafuri) « La mémoire de la traite négrière dans le débat politique au Bénin dans les années 1990 », dans Botte R. (sous la dir.), L’ombre portée de l’esclavage. Avatars contemporains de l’oppression sociale, Journal de la Société des Africanistes, 70, 1-1, 2001.