Opportunités de solidarité / Opòtinite pou solidarite
6 Impacts du passé colonial dans les systèmes éducatifs haïtien et burkinabè : quelles possibilités de rupture par les réformes éducatives actuelles?
Iramène Destin
Note biographique
Iramène Destin est doctorante en didactique des langues et des cultures à l’Université de la Sorbonne nouvelle – Paris 3 sous la direction de Danièle Manesse et Daniel Véronique. Elle travaille dans le champ des politiques éducatives, systèmes et réformes en contextes postcoloniaux. Dans le cadre de sa thèse, elle analyse les réformes par l’approche par les compétences en cours dans les systèmes éducatifs haïtien et burkinabè. On peut la joindre à l’adresse suivante : destin.iramene@gmail.com
- Introduction
- Une influence qui résiste
- Nouveau discours mondial sur l’éducation
- Des éléments de contexte
- L’approche par les compétences (APC) dans les politiques éducatives actuelles
- Pourquoi l’APC?
- En quoi l’APC se démarquerait-elle du modèle de l’école coloniale?
- Les défis de l’APC
- Conclusion
- Références
Introduction
La plupart des recherches d’éducation comparée orientées vers une évaluation critique de l’héritage colonial font ressortir des caractéristiques communes aux systèmes éducatifs des anciennes colonies françaises. Toutefois ces études ont été réalisées majoritairement dans les contextes du continent africain, bien que la colonisation française ait laissé partout des empreintes identiques. Ainsi, cette étude se propose de comparer dans un premier temps les systèmes éducatifs haïtien et burkinabè, tout en montrant que quoique ces deux pays aient connu des formes de colonisation différentes (esclavagiste et « civilisatrice »[1]), à des époques différentes, leur système éducatif présente de véritables similitudes qui s’expliquent par un héritage commun. Dans un second temps, l’étude montre comment les nouvelles réformes éducatives entreprises selon « l’approche par les compétences » (APC) pourraient être une opportunité de « désacralisation » et même de rupture avec le modèle éducatif français de l’époque coloniale qui influence l’enseignement depuis ses débuts.
Une influence qui résiste…
Les écoles haïtienne et burkinabè ont hérité du modèle éducatif français[2], en ce sens que leur structure actuelle est le produit du choc de la colonisation française[3]. En effet, l’organisation même de ces sociétés est structurée selon le modèle français. Ainsi, si l’école n’est pas la seule sphère dans laquelle se manifeste l’héritage colonial, elle est cependant le lieu le plus favorable à la pérennisation de celui-ci. Quoique la problématique de la structuration de cette école ait enfin été clairement posée au début des années 1980 avec notamment les propositions de la « réforme Bernard »[4] dans le cas d’Haïti.
Bien que les autorités burkinabè aient opté dès le lendemain de l’indépendance de 1960 pour un système éducatif différent de celui qui leur avait été légué par la France, ces systèmes restent encore remarquablement marqués par l’esprit du modèle éducatif français enraciné depuis l’époque coloniale. Ce modèle influence la reproduction des inégalités sociales implantées dans les colonies tant par le choix de l’organisation des cycles d’enseignement, des contenus, des modalités de sélection, du parti-pris pour le français comme langue de scolarisation et d’enseignement/apprentissage, ainsi que par la finalité de l’éducation elle-même (DeGraff, 2013; Lange, 2003; Somé, 2003). Les critiques adressées à ces systèmes éducatifs portant généralement sur l’accès, l’efficacité et la qualité de l’éducation ne sont pas récentes. Toutes les innovations et les réformes entreprises dans ces deux pays ont eu pour objectif de pallier ces manques. Mais le fossé semble se creuser chaque jour davantage entre la volonté de plus en plus clairement affirmée d’une école différente, apte à répondre aux besoins des apprenants et de la société, et la réalité scolaire, demeurée, à quelques détails près, immuable dans ses contenus, ses méthodes, son organisation (Pilon, 2004). Ces réalités mettent en évidence la résistance de ces systèmes éducatifs au changement. Qu’est-ce qui alimente réellement cette résistance? Selon Michel DeGraff (2013), l’un des problèmes de l’éducation en Haïti (ce qui est valable aussi pour les autres pays postcoloniaux français) est le choix du français comme langue de scolarisation, d’enseignement et comme véhicule des matières fondamentales. Ce choix alimente un rapport de pouvoir et de domination. Donc participe à une stratégie qui préserve les inégalités sociales enracinées depuis la colonisation.
Youn nan rezon ki lakòz sistèm lekòl Ayiti a fè fayit, se paske lang yo plis itilize pou yo anseye elèv yo se franse alòske pifò Ayisyen—kit se elèv, kit se pwofesè—se kreyòl sèlman yo pale byen. […] Koze kreyòl pa ka sèvi nan edikasyon, se sistèm kolonyal la ki te foure lide sa a nan tèt anpil moun. (DeGraff, 2013, p.133-134)
Car ceux qui ont le pouvoir de décision dans ces pays-là ont normalement conscience des réalités néfastes sur l’éducation lorsque la langue maternelle des enfants n’est pas la langue de scolarisation. Mais ce choix délibéré entend maintenir les privilèges d’une élite qui bénéficie d’un prestige symbolique et des avantages sociopolitiques et culturels du pays au détriment de la majorité de la population.
Nouveau discours mondial sur l’éducation
Depuis plus d’une dizaine d’années, un nouveau discours sur l’éducation fait réagir le monde. Les pays développés comme ceux en développement sont atteints. Il s’agit de la redéfinition de la finalité de l’éducation par la révision des curricula autour des compétences et la nécessité de faire évoluer les dispositifs d’enseignement. Cette mouvance suppose la prise en compte des nouvelles approches méthodologiques et didactiques. D’où l’adoption de l’approche par compétences (APC) qui implique une nouvelle vision de l’évaluation des acquis, une nouvelle organisation de l’école, l’introduction de nouvelles filières et de nouveaux contenus d’apprentissage, la redéfinition du métier d’enseignant et de la place de l’apprenant. C’est ce que l’on appelle un changement de paradigme en éducation (Tardif, 2013). Les systèmes éducatifs haïtien et burkinabè n’y échappent pas. Ceux-ci se sont lancés depuis environ une décennie dans la révision de leur curriculum selon cette nouvelle vision de l’éducation et de l’enseignement/apprentissage. Soutenues par les institutions et les organisations internationales intéressées aux affaires éducatives dans le monde, ces nouvelles orientations sont d’abord une réaction au constat et aux critiques faites aux pays en développement (PED) de n’avoir pas su assurer l’éducation à tous les enfants en âge scolaire et au regard de l’inefficacité de leur système face aux besoins et aux réalités locales et du monde actuel[5].
Cependant, pour les pays développés (PD), c’est le souci de l’optimisation de l’adéquation entre les compétences développées à l’école et leur implication directe sur le marché du travail qui est mis en avant. En d’autres termes, ces nouvelles orientations sont une réponse aux critiques de plus en plus fortes adressées à l’école depuis plusieurs décennies quant à la préparation insuffisante des apprenants à la vie personnelle, mais surtout à la vie professionnelle. Comment Haïti et le Burkina Faso pourraient s’approprier ces nouvelles orientations pour rénover leur système éducatif? Il faudrait certes reconnaître que ces idéologies et ces modèles éducatifs proviennent « encore » des institutions internationales des PD, comme le Fonds monétaire international (FMI), la Banque mondiale, etc. L’entrée dans cette nouvelle dynamique éducative nécessite réflexion, clairvoyance, pragmatisme et surtout engagement réel et citoyen de la part des pays pour éviter tout risque de déviance et de fragilisation de ces systèmes encore en gestation. Comme le souligne Serge Madhère (1992) dans une série d’images appelées peristilistik : « Anpil fwa li enposib pou w konn sa ki vre. Men si w konn sa ki posib, moun pa ka twonpe w »[6]. En d’autres mots, ces pays, ayant vécu les conséquences de la suprématie d’un système éducatif calqué sur un modèle français qui a desservi l’évolution de leur système, devraient être capables d’en tirer des leçons et s’investir davantage dans la contextualisation, dans la modélisation de ces nouvelles orientations éducatives pour la création d’un nouveau modèle cohérent.
Des éléments de contexte
Le Burkina Faso, anciennement « Haute-Volta », situé en Afrique de l’Ouest entre le Sahara et l’Afrique noire, a été colonisé par la France entre 1919 et 1960, mais la conquête coloniale dans les pays voltaïques (l’actuel Burkina Faso et une partie des pays voisins) a commencé vers 1885[7], c’est-à-dire 80 ans après l’indépendance d’Haïti. Tandis que la colonisation d’Haïti, l’ancien Saint-Domingue, a été maintenue directement par la France de 1697 à 1803. Si ces deux contextes coloniaux étaient différents par leur forme, leur finalité était la même : l’enrichissement économique et l’expansion de l’hégémonie culturelle de la France. En effet, la colonisation en Afrique s’était établie par le truchement d’une « mission civilisatrice », au moment où le pays de la Déclaration des droits de l’homme décidait de se donner pour devoir la défense de la « valeur d’humanité des races attardées et l’obligation sacrée de respecter et d’accroître cette valeur » dans le but de modeler « le visage d’une nouvelle humanité » (Sarraut, 1923, p. 115)[8]. L’école fut placée au centre de l’efficacité de cette « œuvre coloniale ». Implantées par la puissance dominatrice, ces écoles avaient adopté des programmes, des méthodes et des outils pédagogiques de la France dont l’objectif n’était autre que la servitude et l’assujettissement des peuples. À l’époque,
Les commandants du cercle avaient trois sections à alimenter par le biais de l’école : le secteur public (enseignants, fonctionnaires subalternes de l’administration coloniale, médecins auxiliaires, etc.) où allaient les meilleurs élèves; le secteur militaire, car on souhaitait que les travailleurs, spahis et goumiers aient une connaissance de base du français; enfin le secteur domestique qui héritait des élèves les moins doués. Le quota annuel à fournir pour les deux premiers secteurs était fixé par le gouverneur du territoire; les commandants du cercle exécutaient le « commandement » en indiquant aux chefs de cantons et aux chefs traditionnels combien d’enfants il fallait réquisitionner pour l’école (cité par Bianchini, 2004, p. 35).
Autrement dit, « l’œuvre coloniale » n’avait pas pour vocation l’émancipation des populations africaines par la scolarisation. L’offre scolaire n’était réservée qu’à un petit groupe ciblé par le colonisateur et était fortement orientée vers l’assimilation de la langue et de la culture française dans le but d’assurer la pérennité, le rendement et l’efficacité de l’entreprise coloniale (Compaoré, 1995). À ce propos, Albert Memmi nota que :
La très grande majorité des enfants colonisés sont dans la rue. Et celui qui a la chance insigne d’être accueilli dans une école n’en sera pas nationalement sauvé : la mémoire qu’on lui constitue n’est sûrement pas celle de son peuple. L’histoire qu’on lui apprend n’est pas la sienne. Il sait qui fut Colbert ou Cromwell, mais non qui fut Khaznadar; qui fut Jeanne d’Arc, mais non la Kahena. Tout semble s’être passé ailleurs que chez lui; son pays et lui-même sont en l’air, ou n’existent que par référence aux Gaulois, aux Francs, à la Marne; par référence à ce qu’il n’est pas, au christianisme, alors qu’il n’est pas chrétien, à l’Occident qui s’arrête devant son nez, sur une ligne d’autant plus infranchissable qu’elle est imaginaire. Les livres l’entretiennent d’un univers qui ne rappelle en rien le sien; le petit garçon y s’appelle Toto et la petite fille Marie; et les soirs d’hiver, Marie et Toto, rentrant chez eux par des chemins couverts de neige, s’arrêtent devant le marchand de marrons… (Memmi, 1950, p. 133-134).
Ainsi, avant d’avoir manigancé leur « mission de civilisation » en Afrique, les colons avaient déjà élaboré un discours non moins « sophistiqué » sur l’esclavage et la traite dans les Amériques. Un discours qui permettait aux colons « de se dédouaner de toute culpabilité ». L’esclavage était justifié par la logique selon laquelle ceci aurait permis aux Africains déportés de connaître « les lumières de l’Évangile », puisque « ces misérables esclaves trouvent ordinairement leur salut dans la perte de leur liberté et […] la raison de l’instruction chrétienne qu’on leur donne… »[9].
Devant un tel clivage, pouvait-on espérer un quelconque projet éducatif? Évidemment, cette question n’était guère la préoccupation des colons de Saint-Domingue. L’éducation pour les esclaves se résumait au fait d’inculquer certaines bribes d’instruction religieuse, tandis que les rares écoles fonctionnaient uniquement pour quelques colons et affranchis (Hurbon, 2006, p. 1) dont l’univers de référence était la France. L’historien haïtien Jean Fouchard (1953) rapporte dans son livre Les marrons du syllabaire, que le roi de France (Louis XV) faisait interdire la construction d’écoles sans l’autorisation des curés représentant la France et chargés de l’instruction de l’élite. De son côté, le Burkinabè Maxime Compaoré (1995) note, dans le cadre de la colonisation « civilisatrice », que « l’enseignement [était] dispensé selon une politique de restriction limitant le niveau d’enseignement ainsi que le nombre d’écoles à ouvrir. De ce fait, un nombre très réduit de privilégiés pouvaient prétendre bénéficier de la formation scolaire », même si le projet de scolarisation était au cœur même de la mission des colons. En conséquence, cette culture de la restriction de l’offre éducative, de la sélection sur des critères sociaux : ethnie, rang social, zone géographique, statut des référents, capacité intellectuelle; cette culture de l’élitisme, qui crée toutes les formes d’inégalités sociales, semble s’enraciner dans les sociétés post-esclavagistes. Dans le cas d’Haïti, le système élitiste allait être renforcé à partir de 1860 avec la signature du Concordat et l’arrivée des congrégations religieuses chargées de l’éducation. En effet, même si ces passés peuvent paraître relativement lointains (encore plus dans le contexte haïtien), ils n’en continuent pas moins de conditionner la perception de l’éducation dans ces pays. Après tout, par quoi se transmet l’héritage, sinon par « l’éducation, la langue, les traditions et les acquisitions, les habitudes et les conquêtes, les faits et gestes des générations précédentes… » (Memmi, 1957, p. 133).
L’APC dans les politiques éducatives actuelles
À la suite de la conférence internationale de Jomtien (Thaïlande) en 1990 sur les principaux enjeux de l’éducation dans le développement du monde moderne et la nécessité d’avoir « une vision élargie de l’éducation », l’accent avait été mis sur la prise en charge des jeunes fragilisés hors de l’école et déscolarisés et des adultes analphabètes, sur la résolution des problèmes d’inégalité des genres dans les pays défavorisés ainsi que sur l’importance des apprentissages effectifs des apprenants. Prolongée par le forum de Dakar en 2000 qui renforce la nécessité de l’éducation pour tous et confirme la détermination des organisations internationales à en garantir la réalisation, l’éducation occupe dès lors une place centrale dans les politiques nationales et internationales. Elle est considérée avant tout comme un instrument idéal de la lutte contre la pauvreté. À ce titre, il est rappelé que l’éducation est un droit fondamental de l’être humain, qu’elle est la clé du développement durable, de la paix et de la stabilité locale et nationale, et constitue donc un moyen indispensable d’une participation effective à l’économie et à la vie des sociétés du XXIe siècle, qui témoignent d’une globalisation expansive. De ce fait, depuis le Forum mondial sur l’éducation à Dakar en 2000 qui a défini le cadre d’action de l’éducation pour tous sur un horizon de 15 ans, horizon reconduit par l’ONU jusqu’en 2030[10], les PED se sont engagés dans la réforme de leur système éducatif pour en garantir la qualité et l’efficacité pour tous, en se référant à l’APC comme cadre didactique et pédagogique. Ce cadre guide ainsi les réformes éducatives actuelles :
Cette ambition d’assurer l’effectivité du droit à l’éducation pour tous a amené les plus hautes autorités du pays à élaborer et à mettre en œuvre des politiques éducatives et à engager depuis 2007 la réforme du système éducatif dont les principes de base sont : la gratuité, l’obligation scolaire, la réforme des curricula selon l’approche par les compétences. (Banque Mondiale, 2010)
Pourquoi l’approche par compétences?
L’APC est présentée comme étant l’approche la plus appropriée pour favoriser la réussite du projet d’éducation pour tous. Son adoption dans les réformes éducatives répondrait au besoin d’assurer l’autonomisation et l’épanouissement de l’individu, de favoriser l’égalité des chances et surtout de mettre la formation en adéquation avec le marché du travail. L’APC représente ainsi le nouveau courant méthodologique et didactique qui s’oppose à la pédagogie par objectifs (PPO) qui a « longtemps régné sur le monde de l’éducation » (Scallon, 2015). Cette dernière est présentée aujourd’hui comme étant restée trop longtemps enfermée dans les limites de la formation classique, théorique et le cloisonnement des apprentissages, tandis que la nouvelle approche développerait les apprentissages à partir de compétences identifiées dans le milieu professionnel et privilégierait davantage l’autonomisation et les apprentissages tout au long de la vie. En d’autres termes, l’APC dépasserait les frontières du monde de la formation classique, traditionnelle, pour une formation plus pratique répondant aux besoins réels de l’apprenant et de sa société. Les réformes débouchent ainsi sur une façon différente de concevoir la formation de l’individu (Scallon, 2015).
D’un point de vue général, l’APC représente une évolution des méthodes didactiques allant d’un accent traditionnel mis sur le processus d’enseignement vers une attention particulière à des processus d’apprentissage plus participatifs et davantage axés sur l’apprenant, d’une grande importance accordée aux connaissances vers une préoccupation pour le développement des compétences. L’application de cette approche aux différentes disciplines suppose des valeurs éducatives telles que la différenciation dans l’enseignement et dans l’évaluation, le rôle de construction des acquis par l’apprenant ou l’apprenante, la réduction des disparités scolaires, l’articulation des apprentissages aux exigences du contexte, la démarche par résolution de problèmes, etc.
En quoi l’APC se démarquerait-elle du modèle de l’école coloniale?
Les nouvelles réformes éducatives entreprises notamment en Haïti et au Burkina Faso, privilégiant l’APC, pourraient se démarquer du modèle scolaire hérité de la colonisation française du point de vue du changement des finalités de l’éducation, c’est-à-dire par rapport aux objets d’enseignement, aux approches didactiques et aux pratiques d’évaluation. Autrement dit, si le modèle privilégié jusque-là est basé sur la sélection des apprenants selon divers critères, sur le découpage disciplinaire, sur des pratiques d’enseignement magistrales couplées à des séances répétitives d’exercices et de mémorisation, sur la restriction et l’exclusion, l’APC pourrait constituer une voie de rupture avec ce modèle en ce sens que cette nouvelle approche valoriserait et canaliserait les capacités de tous. Ainsi, dans une approche par compétences, les contenus disciplinaires entendent dépasser le stade des savoirs et des savoir-faire pour intégrer de nouvelles catégories de contenus comme des life skills et les compétences transversales. L’apprenant serait placé au centre des apprentissages, c’est-à-dire que l’élève devrait pouvoir s’engager dans la scolarité en apprenant à réfléchir, à mobiliser des connaissances pour résoudre un problème, réaliser une tâche ou un projet dans diverses situations habituelles ou nouvelles. L’APC changerait aussi la place de l’enseignant. Le rôle de celui-ci consisterait à susciter l’intérêt des apprenants et apprenantes, à définir des modalités pertinentes pour l’atteinte des objectifs en privilégiant des activités et des pratiques basées sur de véritables enjeux intellectuels. L’APC se distinguerait également sur le plan de l’évaluation. Celle-ci permettrait de mieux asseoir les décisions et les actions qui régulent les apprentissages de l’apprenant. Cette conception de l’évaluation inviterait à la considérer comme une composante de l’apprentissage plutôt que comme une entité distincte. À noter aussi que, dans cette nouvelle approche de l’éducation et de l’enseignement/apprentissage, le choix de la scolarisation en langue maternelle est encore possible. Celui-ci est bien mis en avant dans les prescrits. En effet, ces réformes par APC devraient permettre une nouvelle forme d’égalité fondée sur une conception corrective de la justice et l’épanouissement de chacun dans son environnement de vie. Ces nouvelles orientations apparaissent bien comme une opportunité de mieux remplir pour tous les missions essentielles de l’école.
Les défis de l’approche par compétences
Comme nous venons de le voir, les réformes éducatives par l’approche par compétences sont devenues une préoccupation mondiale dans les PD comme dans les PED. L’APC trouve ses applications dans différentes composantes des systèmes éducatifs : les curricula, les manuels scolaires, le système d’évaluation et la formation des enseignants. C’est un véritable chantier de recherche, d’exploration, qui s’ouvre et qui modifie les systèmes éducatifs à tous les niveaux. L’APC a été introduite en Haïti et au Burkina Faso à partir de 2007, mais elle cherche encore sa voie. Les résultats ne sont pas encore probants à cause de diverses contraintes majeures auxquelles ces pays ont à faire face. On peut citer celles qui sont liées à la coordination et au pilotage de la réforme, à la pénurie d’enseignants, d’encadreurs qualifiés, à l’insuffisance de ressources matérielles et pédagogiques. Cette liste n’est pas exhaustive, mais on constate que ce sont ces mêmes contraintes qui se répètent d’une réforme à l’autre. Pourtant, si ces pays veulent effectuer un réel changement dans leur système éducatif, le moment est favorable. L’esprit de ces réformes est différent de celui qui a toujours guidé les systèmes postcoloniaux. Et selon les organisations internationales, l’aide internationale ne devrait faire défaut à aucun pays qui en a besoin pour bâtir des systèmes éducatifs qui répondent aux besoins de tous (UNESCO, 2000). Mais ces pays ne devraient pas miser que sur ces aides s’ils veulent bâtir des systèmes éducatifs durables, car celles-ci sont souvent instables, éphémères et limitées dans le temps. Il serait peut-être temps que les États fassent de la démocratisation de l’éducation, de son rendement et de son efficacité leur priorité. On sait toutefois que les situations sociopolitiques et socioéconomiques de ces pays sont encore précaires. Comment peut-on rester indifférent face au monde qui change?
Conclusion
Puisque l’éducation en Haïti et au Burkina Faso est jugée inadéquate face aux exigences du monde actuel du fait de son attachement aux visions et démarches dépassées de l’enseignement/apprentissage et de la formation, les nouvelles réformes éducatives pourraient représenter une solution aux problèmes de ces systèmes éducatifs. Elles pourraient faire évoluer les pratiques pédagogiques en dynamisant la création de nouveaux supports didactiques appropriés aux contextes et besoins de la société et du monde, en introduisant les nouvelles technologies d’information et de communication, en plaçant l’apprentissage en langue maternelle/nationale comme stratégie de réussite des apprenants, en redéfinissant les filières et en promouvant l’obligation scolaire et la garantie de sa gratuité. Mais il reviendrait aux dirigeants nationaux de mobiliser les moyens, les ressources humaines pour adapter et mettre en œuvre les nouvelles réformes dans le sens des besoins existants et à venir identifiés par les pays eux-mêmes, car, il y a d’abord un intérêt national.
Enfin, nous terminons cette analyse par ces mots de Mamadou Diouf sur sa vision de l’école de demain. L’école de demain est « une école du pluralisme, pour de véritables citoyens – des citoyens du monde. Il ne s’agit pas d’effacer la citoyenneté nationale, mais d’y ajouter une citoyenneté locale et, à celle-ci, d’ajouter d’autres connexions, d’autres lectures, d’autres récits, d’autres histoires »[11].
Références
Banque Mondiale. (2010). Les défis du système éducatif burkinabè en appui à la croissance économique. Série : Le développement humain en Afrique. N° 176 : Banque Mondiale.
Compaoré, M. (1995). « L’école au quotidien en Haute –Volta pendant la période coloniale ». In La Haute-Volta coloniale : témoignages, recherches, regards. Paris : Karthala.
DeGraff, M. (2013). « Men anpil, chay pa lou : Ann sèvi ak lang kreyòl la pou bon jan edikasyon ak rechèch ann Ayiti ». Akademi kreyòl ayisyen : Ki pwoblèm? Ki avantaj? Ki defi? Ki avni? Port-au-Prince : Université d’État d’Haïti
Descartes, R. (1645). Correspondance à Madame Élisabeth, Princesse palatine, 15 juin 1645, Lettre VII Tome 1, n° 94.
http://dicocitations.lemonde.fr/citations-auteur-descartes-2.php#2fh1XMi6ZPX3TzwA.99
Joint, L. A. (2007). Système éducatif et inégalités sociales en Haïti : le cas des écoles catholiques. Paris : L’Harmattan.
Madhère, S. (1992). Silo Sajes : prensip filozofi lavi. Washington DC : Sophex.
Memmi, A. (1973). Portrait du colonisé. Précédé du portrait du colonisateur. Paris : Payot.
Miled, M. (2006). « Un cadre conceptuel pour l’élaboration d’un curriculum selon l’approche par les compétences ». La refondation du système éducatif en Algérie : UNESCO.
Pilon, M. (2004). « L’évolution du champ scolaire au Burkina Faso entre diversification et privatisation ». Cahiers de la recherche sur l’éducation et les savoirs (n° 3, 2004) pp.147-169. Paris : ARES.
Sarraut, A. (1923). La mise en valeur des colonies françaises. Paris : Payot.
Somé, M. Z. (2003). Politique éducative et politique linguistique en Afrique : enseignement du français et valorisation des langues « nationales », le cas du Burkina Faso. Collection Études africaines. Paris : L’Harmattan.
UNESCO. (2000). Texte adopté au Forum mondial sur l’éducation Dakar, Sénégal, 26-28 avril 2000. Repéré à http://www.unesco.org/education/efa/fr/wef_2000/
- Voir Conklin, A., 1997. A mission to civilize, Stanford, Stanford UP. ↵
- Un modèle plutôt conçu pour les colonies, car l’école et l’enseignement en France étaient différents du modèle répandu dans les pays d’Afrique occidentale française (AOF). L’éducation en France était envisagée pour répondre aux idéaux républicains français (Spaëth, 2001). Dans le cas d’Haïti, puisque l’éducation pour la population était quasiment absente dans la colonie, c’est surtout après l’indépendance que le modèle français s’est répandu. La plupart des chefs d’établissement furent Français ou avaient fait leurs études en France. ↵
- Le Burkina Faso dans une moindre mesure, puisque les autochtones n’avaient été ni détruits ni remplacés par des hommes et des femmes capturés sur un autre continent, comme en Haïti. ↵
- La réforme Bernard lancée en 1979 est considérée comme la réforme la plus novatrice qu’Haïti ait jamais connue depuis son indépendance. Cette réforme redéfinissait la structure du système éducatif en diversifiant les filières d’enseignement, en mettant en place un mécanisme de passage automatique à certains niveaux du système en vue d’augmenter les flux scolaires et surtout par l’accent mis sur l’usage de la langue maternelle des apprenants (le créole) dans le processus d’enseignement/apprentissage dès les premières années. ↵
- Critique souvent infondée, car le système colonial en Afrique ne scolarisait que 20 % d’une classe d’âge avant les indépendances. Tandis que dans les années 90 (30 ans plus tard), l’Afrique francophone scolarisait plus de 90 % d’une classe d’âge à l’école de base. En fait, les malheurs de ces systèmes gisent ailleurs. ↵
- Cette citation est inspirée de René Descartes (1645) : « Bien que nous ne puissions avoir des démonstrations certaines de tout, nous devons néanmoins prendre parti, et embrasser les opinions qui nous paraissent les plus vraisemblables… afin que, lorsqu’il est question d’agir, nous ne soyons jamais irrésolus ». ↵
- Voir par exemple Kambou-Ferrand (2000). ↵
- Albert Sarraut fut ministre des colonies de 1920 à 1924, puis de 1932 à 1933. Dans son livre La mise en valeur des colonies françaises sorti chez Payot en 1923, il s’est fait le défenseur d’un « humanisme colonial » en ce sens qu’il a essayé de montrer les bienfaits de la colonisation. ↵
- Jacques Savary des Brûlon (1723). Dictionnaire universel du commerce : Article « Nègre ». ↵
- Le programme d’éducation pour tous est arrivé à expiration en 2015. Pour lui succéder, l’ONU exploite la « dynamique dégagée » par les objectifs du Millénaire pour le développement et l'élaboration d’un autre programme pour l’après-2015 qui s’intitule « Transformer notre monde : le Programme de développement durable à l’horizon 2030 ». ↵
- Mamadou Diouf, « Éduquer à l’échelle du monde », Tréma, 40 - 2013, mis en ligne le 1er décembre 2015, consulté le 10 avril 2016. [En ligne] http://trema.revues.org/3033 ↵