Défis : Traumas et patrimoine / Defi: Twoma ak patrimwàn

3 Du catholicisme au vodou : quelques repères historiques et religieux du « mimétisme chrétien » en milieu rural – le cas des offices funéraires du Pè savann

Kesler Bien-Aimé

Note biographique

Kesler Bien-Aimé est expert individuel de l’UNESCO pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel et pour le projet « Artisanat pour le développement ». Co-coordonnateur de Réf-culture et Directeur de l’Institut haïtien Patrimoine & Tourisme (INAPAT), il est responsable du programme culture à la Commission nationale haïtienne de coopération avec l’UNESCO. Il poursuit aussi des études doctorales et est professeur d’histoire de la photographie et du cinéma à l’Université d’État d’Haïti. Il a publié plusieurs ouvrages de photographie dont les principaux sont Kay Madan kolo en 2007, Débats aux murs Élections (2005 et 2006) et les Morceaux de l’Empereur Jacques 1er en 2010. Avec Ronald C. Paul, il est aussi l’auteur des Manuels d’initiation au patrimoine culturel d’Haïti, volumes 1 et 2. Par ailleurs, Kesler Bien-Aimé a publié de nombreux articles sur des sujets variés tels que le profil de la production culturelle, les chants de deuil et les scénographies des rituels funéraires, la genèse de la musique, la gouvernance du patrimoine culturel immatériel, sur l’image et la photographie, que ce soit dans la presse ou dans des revues universitaires. En juin 2017, avec Ronald C. Paul, il a participé à une série d’entretiens radiophoniques sur la problématique de l’éducation culturelle en Haïti à  la radio nationale d’Haïti.

 

  1. Introduction
  2. Quelques repères du mimétisme religieux
  3. Les racines du « mimétisme chrétien »
  4. Conclusion
  5. Références

 Introduction

Dans la localité Sarbous, contrée située dans la commune de Léogâne, un pè savann, c’est-à-dire un célébrant religieux du village, peu alphabétisé, nous lit dans un document visiblement abîmé. Le titre de l’ouvrage à peine lisible s’intitule Bouquet funèbre en faveur d’une personne morte. En fait, il s’agit d’un recueil de cantiques duquel cet officiant paysan nous entonne plusieurs chants en créole, en français et bien d’autres en latin. L’écoutant chanter en latin, on constate que certaines des lignes mélodiques suivent la tradition du chant grégorien, qui consiste à créer un type musical religieux et conforme à l’orthodoxie de l’Église catholique romaine. À l’époque, les compositeurs avaient tendance à se restreindre au besoin liturgique de l’Église. Quels sont les liens actuels entre ce descendant d’esclave, véritable produit du commerce transatlantique, et de telles expressions culturelles et religieuses d’inspiration gréco-latine? Comment survivent et se transmettent les réminiscences coloniales dans l’accomplissement du deuil en milieu rural?

Nos observations du processus de deuil dans les communautés rurales indiquées mettent en lumière des formes de traumatismes qui s’enracinent dans les relations sociales. Cette perturbation est une rupture dans le cours des choses, « une rupture dans la continuité des échanges et des relations. (…) Il est cet événement particulier que le Moi ne parvient pas à enclore, un événement sans temporalité » (Bouychou,  Costantino & Platiau, 2013, p. 19).

De l’institutionnalisation des rites de passage (Gennep, 2014) que sont la naissance, le baptême, le mariage, la confession et la mort, l’Église catholique apostolique romaine s’assure d’une présence religieuse et administrative dans l’ensemble des territoires colonisés. Le fœtus est ainsi pris en charge depuis sa conception, sa naissance, son évolution et même après sa mort. Ce dispositif est effectif par l’intermédiaire des structures d’exploitation, de production coloniale et de judiciarisation des rapports entre la Métropole et Saint-Domingue, tel que stipulé dans le Code noir de 1685 (articles 2 à 14). Plus tard, à partir de la période nationale de 1804 à nos jours, c’est par le contrôle et le marquage toponymique que l’Église catholique trouvera sa légitimité et son ancrage dans la structure diocésaine mise en place à partir du Concordat de 1860 dont l’objectif est de régulariser son fonctionnement en Haïti (Clormeus, 2013). Compréhensible ou non par la majorité des fidèles de cette Église, cette convention, paraphée par le pape Pie X et le président Fabre Geffrard de la République d’Haïti, établit que la formule de prière suivante sera récitée ou chantée dans toutes les églises d’Haïti :

Domine salvam fac Rempublicam cum Proeside nostro N… Et exaudi nos in die qua invocaterimus te.

Malgré l’évolution de la société haïtienne vers une certaine laïcisation, ce pacte judéo-religieux permet de gouverner le cycle de vie de plus de 52 % des sujets de l’Église catholique apostolique romaine en Haïti. Les Te Deum, les fêtes patronales ou champêtres, sont des exemples de l’exercice du pouvoir plénipotentiaire de cette Église d’État sur l’organisation sociale. Aujourd’hui, 157 ans plus tard, les pouvoirs politiques haïtiens continuent d’appliquer et de renouveler ce pacte. Sans interroger le sens de la présence assurée de l’Église catholique dans toutes les collectivités territoriales, voire insinuer le jeu syncrétique (catholique-vodou) pendant des fêtes patronales, à l’ouverture des festivités, l’éditorialiste haïtien et ancien ministre de la Culture, Marc Aurèle Garcia, exhorte la communauté chrétienne de chaque ville à fêter leur saint patron protecteur (Ledan, 2016).

Comme constaté, malgré le démantèlement du système colonial survenu à Saint-Domingue entre la fin du 18e siècle et le début du 19e siècle, la période nationale n’a pas permis de mettre fin aux traumatismes religieux longuement imposés aux anciens esclaves durant la période coloniale (1664-1803). Quand bien même la période nationale ne se défait pas de l’enseignement de cette Église complice du déni d’humanité des captifs africains, on peut tenter de comprendre le réflexe des communautés rurales à vouloir toujours se présenter comme chrétiennes, comme civilisées. Cela est dû aux minutieuses impositions (habitus) et autres traumatismes refoulés. Il s’agit ici d’expliciter le mécanisme de domination religieuse mis en place par les tenants du catholicisme dans le but d’instrumentaliser la foi du colonisé et du postcolonisé.

La survivance dans les campagnes haïtiennes de fragments de cantiques et de gestes liturgiques longtemps révolus dans certaines sociétés est peut-être une indication fortement intéressante pour comprendre la nature de ces immatérialités et de leur participation dans la configuration des rites communautaires comme principe de médiation (Lardellier, 2008). Et pourtant, bien qu’obsolètes, ces pratiques se perpétuent et se renouvellent dans le temps et dans l’espace rural haïtien. Elles continuent de définir les lisières de la pensée et de la reproduction socioreligieuse et culturelle des communautés que nous avons observées. Lors des moments de deuil, par exemple, nous relevons dans les rites une ambiance musicale et liturgique particulière. Elle se distingue de l’africanité habituellement dominante dans les campagnes. Il s’agit de fragments liturgiques judéo-chrétiens mis en scène par l’officiant religieux du village, le pè savann, au profit de sa communauté afin de faciliter le processus de deuil (Faure, 2004).

Si au sens de la diversité des expressions culturelles présentes sur le territoire haïtien, on peut considérer les rites chrétiens comme transversaux aux rites funéraires en milieu rural, on peut toujours se demander comment et pourquoi l’univers social et culturel haïtien conserve autant de faits religieux catholiques dans ses manifestations. Issue directement de troubles de l’esclavage, contrairement aux « considérants » des Conventions de 2003[1] et de 2005 de l’UNESCO[2], respectivement sur la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel, la protection et la promotion des expressions culturelles, en quoi cette supposée richesse peut-elle constituer un patrimoine commun de l’humanité? Il est difficile d’envisager que des sociétés qui n’ont pas partagé une même histoire puissent partager une même humanité culturelle. Entre (syncrétisme) et assimilation partielle, comment se développent des complexes sociaux et religieux au sein de ces communautés à partir de ce que nous appelons « mimétisme chrétien » dans ce milieu? Et comment se manifestent-ils dans les rites mortuaires postcoloniaux animés par des pè savann?

Quelques repères du mimétisme religieux

Nous appuyant sur une diversité de sources, trois hypothèses seraient à la base des pratiques cultuelles du pè savann.

  • Dans un entretien que nous avons eu en 2015 à propos des rites funéraires, l’anthropologue Jean Coulanges pense que les offices du pè savann sont originaires de la société de Saint-Domingue. Ils émaneraient surtout de la proximité des esclaves à talents qui imitaient leurs maîtres dans le sacré, les langages, les musiques, les danses, etc. Considérés ici comme des composantes de la culture créole, ces offices se développent au cœur des exploitations coloniales et postcoloniales.
  • La surreprésentation des valeurs religieuses judéo-chrétiennes dans les zones les plus reculées d’Haïti, couplée à la prépondérance de l’analphabétisme, crée des formes d’expression orale diverses et favorise l’invention de rituels propres aux conditions sociales et culturelles de ces communautés.
  • L’insuffisance du nombre de prêtres catholiques pour couvrir le territoire est à la base de l’émergence des offices du pè savan n dans sa communauté.

En lien avec cette dernière hypothèse, l’historien Jean Alix René[3] fait plutôt référence à une pratique qui consistait à sélectionner des individus non ordonnés par l’Église, comme des diacres ou des sacristains, pour diriger certains offices religieux. En ce qui concerne les rites funéraires, il pense qu’il est probable et même certain qu’au temps colonial ces personnes non autorisées ont dû avoir la responsabilité de conduire de tels rituels. D’autant que certains maîtres évitaient que leurs esclaves leur soient égaux devant Dieu. Ce qui résulte que la gestion du sacré et de la spiritualité dans les zones reculées échappe en partie au contrôle direct de la superstructure (l’État et l’Église). Le contrôle religieux se voulant total et discriminatoire, cette Église responsable de l’enseignement de la morale et de la bonne conduite refuse de chanter aux funérailles de celui ou de celle qui n’est pas membre régulier dans sa liste de fidèles. Cette punition ne fait qu’assurer la transmission des injonctions de l’article 2 du Code noir de 1685.

Les maîtres seront tenus de faire enterrer en Terre sainte, dans les cimetières destinés à cet effet, leurs esclaves baptisés. Et, à l’égard de ceux qui mourront sans avoir reçu le baptême, ils seront enterrés la nuit dans quelque champ voisin du lieu où ils seront décédés. […] Tous les esclaves qui seront dans nos îles seront baptisés et instruits dans la religion catholique, apostolique et romaine. Enjoignons aux habitants qui achètent des nègres nouvellement arrivés d’en avertir dans la huitaine au plus tard le gouverneur et l’intendant desdites îles, à peine d’amende arbitraire, lesquels donneront les ordres nécessaires pour les faire instruire et baptiser dans le temps convenable[4].

Dans le cas du décès d’un esclave qui tombe sous le coup de ces clauses, ses proches, dépourvus logiquement de recours juridique, ont créé, depuis, un univers religieux parallèle qui échappe au cadre administratif et religieux de l’Église. Plus tard, tout manquement d’un membre de la communauté sous-entendrait que le concerné, de son vivant, était un rebelle, un désobéissant, un pratiquant de culte vodou. Donc, pas question de le recevoir dans le temple du Seigneur tout-puissant qui a le pouvoir discrétionnaire sur la vie éternelle et le sort de chaque âme.

Père Gilbert Nérilus de l’Église Notre-Dame-du-Mont-Carmel à Duvalier-ville (maintenant Cabaret) soutient que cette restriction communique un double message. Premièrement, le respect de la volonté du défunt qui, de son vivant, ne fréquentait pas l’Église. Deuxièmement, une admonestation aux membres qui ne sont pas fidèles aux principes de cette Église. À noter que la présence de l’Église catholique en Haïti a précédé l’arrivée des Africains comme esclaves. Bien que l’Afrique ait connu des croisades d’évangélisation par les Occidentaux bien avant la période de la traite atlantique, l’imposition de la chrétienté à leurs croyances est un fait de la société esclavagiste auquel même leurs maîtres ne purent échapper :

Interdisons tout exercice public d’autre religion que la religion catholique, apostolique et romaine. Voulons que les contrevenants soient punis comme rebelles et désobéissants à nos commandements. Défendons toutes assemblées pour cet effet, lesquelles nous déclarons conventicules, illicites et séditieuses, sujettes à la même peine qui aura lieu même contre les maîtres qui lui permettront et souffriront à l’égard de leurs esclaves ».[5]

Dans ces conditions, malgré l’insuffisance de prêtres, la forte domination des rituels mortuaires judéo-chrétiens dans la plupart des milieux ruraux n’est pas anodine. Elle est le fait de la colonisation, de campagnes d’évangélisation, du conditionnement religieux, de la socialisation esclavagiste et de l’organisation socioreligieuse du territoire. Le « mimétisme chrétien » identifié lors de notre observation résulte alors de toutes les formes d’emprunt et d’intériorisation du système colonial dans la culture créole.

Les racines du « mimétisme chrétien »

En Haïti, que l’on soit pratiquant vodou ou non, l’impact de l’enseignement de l’Évangile sur la conscience collective est de taille. Réagissant sur les faits syncrétiques, certains courants de pensée de l’ethnologie haïtienne avancent que l’appropriation par le vodou haïtien des rites et représentations figurées de l’Église catholique apostolique romaine est l’expression d’un syncrétisme stratégique conditionné par le rapport entre maître et esclave. Toutefois, nous remarquons que, chrétiens ou non, rares sont ceux et celles qui souhaitent mourir sans avoir reçu le dernier sacrement de l’Église. Par analogie, si un bon chrétien n’est pas nécessairement un bon pratiquant du vodou, un bon pratiquant du vodou, par contre, se réclame du catholicisme. Car dans la vie courante en Haïti, être chrétien, être catholique équivaut à être un bon moun, c’est-à-dire, un être vivant dont la réputation sociale, morale et religieuse est supposément sans reproche.

D’ailleurs, Karl Rahner (cité par Kawas, 2011), avance ce qui suit : « Le vodouisant est un chrétien anonyme, un fidèle qu’il faut comprendre pour mieux le convertir ». Ce qui explique davantage la proximité du vodou à la chrétienté dominante. Dans la construction identitaire, même quand ce choix donne lieu à des faits religieux hybrides, à aucun moment les rites funèbres proprement vodou ne se confondent à ceux du catholicisme, voire du protestantisme. En aucun cas, l’assimilation n’est totale. Dans ce cas, le sociologue haïtien Laënnec Hurbon (1987) conteste la notion d’assimilation et même de syncrétisme, car selon lui l’emploi du concept syncrétisme est une négation du vodou comme culture originale et religion vivante.

Bien entendu, quand un mort fait partie de l’univers religieux vodou, souvent, les responsables font appel à un pè savann pour lui appliquer des rituels (hybrides) judéo-chrétiens avant d’enchaîner avec le bowoun, c’est-à-dire les rites funéraires propres à cette confession religieuse. Pendant les différents moments du rituel – veillée funéraire, funérailles, inhumation, dernière prière, libera et tout autre rite consacré au processus de séparation du mort du monde des vivants, la première partie consiste à exécuter un office à dominance judéo-chrétienne où les paroles dites et entonnées sont tirées de la bible. Nous percevons dans ces scènes de deuil un aspect mimétique, car mimer le blanc, donc l’ancien maître, n’est point une simple question de stratégie, mais bien plutôt une valeur sociale acquise, intégrée et assumée par l’ancien ou néo-colonisé, comme l’a si bien expliqué Frantz Fanon en 1952. Bien entendu, ce phénomène est le produit des échanges inégaux imposés par les faits d’une longue colonisation.

Les événements que nous avons observés se déroulent dans un espace de synthèse des rapports socioculturels. Sur le plan religieux, le découpage du territoire tel qu’hérité du système colonial et renforcé par le Concordat de 1860 crée des conditions d’emprunts absolument défavorables à l’émancipation des fractions sociales paysannes. En guise d’illustration, ne soyez pas étonnés de la syntaxe respective des deux chants ci-dessous par rapport à ce que devrait être le sens original des deux textes. Il s’agit tout simplement d’une appropriation non bien digérée de la part des pratiquants. Dans le cadre de notre observation, l’un des informateurs principaux, c’est-à-dire l’officiant rural Fritz Médélus, nous a chanté aussi une série de chants de deuil de type rekèy et masèy dont deux d’entre eux sont chantés lors des veillées dites traditionnelles. En outre, nous remarquons qu’à chaque scène de deuil, le chant entonné prend un sens particulier qui peut même s’opposer à l’esprit du texte de départ.

Abraham lève-toi

Je mon fils e bien-aimé é é

Que ta mère parle toi qui être

Plus ton cœur avec moi

Parle toi qui être

Sera fidèle, sera fidèle

Sera fidèle, sera fidèle 

Abraham sans pareil.

Josèf la priyè pou yo  

Joseph prie pour eux

Josèf la priyè pou yo

Joseph prie pour eux

Josèf la priyè pou yo  

 Joseph prie pour eux

Josèf lavi n nan men Bondye

 Joseph notre vie est entre les mains de Dieu

Considérant le premier cantique Abraham lève-toi, aussi bien dans les sons articulés que dans la syntaxe, nous relevons des contorsions linguistiques de l’émetteur pour rester dans le registre judéo-chrétien. Toutefois, dans le type masèy, nous avons l’impression que les pratiquants libèrent leurs sentiments. Pourquoi les offices du pè savann se font dans le registre francophone, malgré que ni le célébrant ni l’assistance ne maîtrisent ce langage? Que veulent-ils prouver et à qui? Nos préoccupations sur ces types de comportements croisent non seulement notre intérêt à opérationnaliser le concept « mimétisme chrétien », en même temps qu’elles rejoignent l’une des assertions de Hurbon (1987) : « le christianisme occidental contribue à enfoncer les masses haïtiennes dans le complexe d’infériorité culturelle ». Le réflexe du paysan haïtien de transformer (franciser) son langage coutumier au contact d’un étranger ou d’un citadin a-t-il un rapport avec le passé colonial?

Des auteurs comme Melville Jean Herskovits et Roger Bastide, cités par Hurbon (1987), ont tenté d’expliquer la notion de syncrétisme par le concept de réinterprétation qu’ils définissent comme étant le « processus par lequel d’anciennes significations sont attribuées à des éléments nouveaux ou par lequel de nouvelles valeurs changent la signification culturelle de formes anciennes ». L’encyclopédie Universalis définit ce concept comme étant la fusion de deux ou plusieurs religions ou cultes en une seule formation religieuse ou cultuelle. Mais ce terme syncrétisme est inapte à décrire un phénomène religieux du point de vue de la véritable recherche historique. Selon la « Sociologie en profondeur » de Gurvitch et Bastide, cité par Hurbon (1987), il existe deux niveaux de syncrétisme, formel et institutionnel, c’est-à-dire la mise en place d’une morphologie et d’un système de correspondance entre les dieux africains et les saints catholiques : le vodou fait d’ailleurs coïncider la fonction et la représentation plastique de certaines divinités (lwa) de son panthéon avec certains saints catholiques, incluant le calendrier respectif des fêtes patronales à leurs propres faits religieux.

Pour avoir travaillé sur l’héritage du Noir en Amérique, Herskovits évoque plutôt la question de « réinterprétation » des nouvelles valeurs selon un cadre antérieur. Il précise que l’acceptation ou le rejet d’éléments de culture étrangère est déterminé par la culture préexistante et les circonstances de contact. Nos observations des rituels nous amènent à déduire qu’il s’agit plutôt de superpositions d’un ensemble d’événements religieux où la conscience identitaire dans l’un ou dans l’autre ne s’absente jamais. À bien observer une cérémonie vodou, dans les scènes où interviennent des éléments catholiques, on remarque que ces derniers sont séquentiels, mais non assimilables.

Toutefois, dans les points qui suivent, nous tenons à attirer l’attention non pas sur le syncrétisme comme fait isolé, mais plutôt sur l’enfantement de plus de quatre siècles de domination culturelle et religieuse. Ce phénomène engendre un type de comportement durable dans le système social. Pour les raisons ci-dessous et bien d’autres encore, ce dernier se nourrit non seulement de son propre système, mais aussi de celui de la domination :

  • la déterritorialisation du captif africain dans le sens socioreligieux et culturel du terme;
  • l’introduction forcée de ce captif au christianisme esclavagiste et colonial;
  • la réinterprétation par le colonisé ou le nouveau libre du langage et des rites de la religion imposée;
  • les pirouettes des autorités du Vatican et plus tard de celles du nouvel État en 1860 pour livrer la formation intellectuelle et religieuse haïtienne aux mains du personnel de l’Église catholique;
  • l’inculturation de l’Église catholique des années 1960 à nos jours et la culturalisation de sa mission dans la société;
  • les campagnes et répressions antisuperstitieuses de 1896, ainsi que de 1938 à 1942 orchestrées par l’Église catholique postcoloniale de connivence avec certaines instances de l’État pour l’éradication de la religion des anciens esclaves.

Syncrétisme stratégique, à tort ou à raison, le constat est là. Les colonisés intégraient dans leurs propres rites (principes religieux) des gestes, iconographies, langages et symboles judéo-chrétiens. L’association de certaines divinités vodou aux saints catholiques aurait eu pour objectif de troubler la vigilance du maître esclavagiste. Dans ce cas, les emprunts des offices du vodou haïtien à ceux des judéo-chrétiens nous sembleraient pragmatiques et intelligents dans la mesure où la convocation du Dieu de leurs maîtres et la dissimulation des leurs échapperaient au contrôle des agents du christianisme occidental.

Funérailles vodou d’une manbo à Ti rivière, commune de Léogâne. Photo de Kesler Bien-Aimé.

L’image illustre un peu notre point de vue, puisque les éléments constitutifs de cette iconographie religieuse relèvent de l’univers vodou. Que symbolise cette croix qui se trouve en second plan? S’agit-il de Bawon Samdi ou d’une crucifixion? En tout cas, bien qu’il soit ici question d’un convoi funéraire, ce geste rappelle les processions religieuses du 26 mai (Fête-Dieu) de l’Église catholique apostolique romaine. Dans les deux cas, l’ambiguïté sur l’identité d’une présence divine représentée par cet objet en position d’éclaireur lors de la levée de la dépouille de la manbo défunte persiste.

Pendant le déroulement de cette cérémonie de deuil, les pratiquants semblent jouer sur deux registres identitaires distincts. S’ils sont à la fois catholiques et pratiquants vodou, le niveau formel et le niveau institutionnel de ce (syncrétisme) en mosaïque renvoient à une ambivalence intraitable, résultant des impositions juridico-coloniales. Ce qui contribue largement à l’enracinement et au renouvellement du «mimétisme chrétien » dans les campagnes. Ce comportement prend forme à travers les mécanismes de domination religieuse et les formes d’appropriation par les colonisés du langage, des gestes et des symboles des chrétiens catholiques. Il en advient que l’interprétation et l’expression de ces deux religions sur une scène de deuil en milieu rural ne peuvent permettre, sans risque de se tromper, de discerner un simulacre d’une vraie dévotion.

Conclusion

Éloigné de toute forme de laïcité, l’héritage religieux haïtien déjà quadricentenaire continue d’être dominé par un « catholicisme d’État. Les pratiquants vodou, par contre, se garantissent d’une double représentation religieuse. Le panthéon vodou attribue en effet une représentation « figurative » aux saints catholiques. Le constat de cette double convocation de l’absence des dieux par le biais des images a été l’occasion de revisiter le processus de colonisation religieuse via le Code noir, c’est-à-dire le principal instrument juridique du système esclavagiste à Saint-Domingue. Bien entendu, cette culture mimétique continue d’engendrer des perturbations dans les croyances et le langage des communautés rurales observées. Les traumas sont sensibles et discernables dans les rites communautaires et religieux, notamment ceux des morts tels qu’ils sont pratiqués par le pè savann du village.

Pour une intelligente médiation interreligieuse, l’article 51 de la Constitution impériale de 1805 donne la marche à suivre : « la liberté des cultes est tolérée » (Bien-Aimé, 2010). Pendant que cette disposition charpente le profil composite et non exclusif du système religieux haïtien, faut-il souligner qu’elle ne tient pas compte du cadre historico-religieux absolument défavorable aux échanges équitables entre les deux religions. Au contraire, le catholicisme a toujours imposé sa morale, son évangile dans les lieux les plus intimes d’un pratiquant vodou. Cet article de la Constitution de 1805 fait preuve de civilité et de tolérance envers l’altérité et constitue l’agencement du nouvel État naissant pour aménager une possibilité de cohabitation durable dans le pays de différents univers religieux, quels qu’ils soient.

En guise de résultat, cette généreuse intention n’a malheureusement pas mis fin au déséquilibre des rapports entre les deux principales représentations religieuses en Haïti, jusqu’à présent (catholicisme et vodou). Du prosélytisme ambiant et dominant à la folie assimilationniste des judéo-chrétiens catholiques et protestants, quel mécanisme éducationnel pourrait-on mettre en place dans les communautés rurales pour résorber le « mimétisme chrétien » et traiter les traumatismes religieux qui s’enracinent dans les rites de passage haïtiens?

Références

Bien-aimé, K. (2010). Les morceaux de l’Empereur Jacques premier. Bukante Editorial: Santo Domingo.

Bouychou, M.  Costantino, C.  & Platiau, J. (2013).  « Du traumatisme aux voies thérapeutiques possibles ».  Cliniques 1 (N° 5), p. 14-22. DOI 10.3917/clini.005.0014

Bureau National d’Ethnologie (2014). Chant de deuil traditionnel haïtien : Enjeux de patrimonialisation. Bulletin du Bureau national d’Ethologie, Parution hors-série. Haiti.

Clorméus, A. L. (2013). « Haïti et le conflit des deux France ». Chrétiens et sociétés no 20, p 63  84. http://chretienssocietes.revues.org/3543

Fauré, C. (2004). Vivre le deuil au jour le jour. Paris : Editions Albin.

Gennep, A.V. (1909 [2014]) Les rites de passage : Étude systématique des rites, Édition numérique réalisée à Chicoutimi, Ville de Saguenay, Québec.

Hurbon, L. (1987). Dieu dans le Vaudou Haïtien. Port-au-Prince : Éditions Henry Deschamps.

Kawas, F.S.J. (2011). Vaudou et Catholicisme en Haïti à l’aube du xxi siècle, des repères pour un dialogue. Port-au-Prince : Imprimerie Deschamps.

Lardellier, P. (2008). Théorie du lien rituel. Anthropologie et communication. Paris : L’Harmattan.

Ledan, R., (2016). Calendrier des fêtes champêtres d’Haïti. Port-au-Prince : Presses nationales.

Métraux, A. (1958). Le vaudou haïtien. Paris, éditions Gallimard.

Paul, E.C. (1962). « Panorama du folklore haïtien ». Présence africaine en Haïti. Port-au-Prince, Haïti : Imprimerie de l’État.

Webographie

Le Code noir de 1685. L’aménagement linguistique dans le monde, Article 14 

Textes fondamentaux de la Convention de 2003 pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel, Édition 2016.


  1. Textes fondamentaux de la Convention de 2003 pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel, Édition 2016.
  2. Convention de l’UNESCO sur la protection et la promotion de la diversité culturelle des expressions culturelles, http://www.unesco.org/new/fr/culture/themes/cultural-diversity/cultural-expressions/the-convention/convention-text/
  3. Propos recueillis en 2011.
  4. Article 14 du Code noir, http://www.axl.cefan.ulaval.ca/amsudant/guyanefr1685.htm
  5. Article 3 du Code noir de 1685, http://www.axl.cefan.ulaval.ca/amsudant/guyanefr1685.htm