5 Territoire et espace dans la littérature burkinabé

Salaka Sanou

Résumé

Les études littéraires mettent au cœur de leurs préoccupations, depuis un certain moment, la prise en compte de l’espace à travers le concept de géocritique. Au-delà du cadre de déroulement de l’action romanesque qu’offre l’espace, celui-ci est considéré comme un élément de littérarité et de littéralité pour reprendre l’analyse de J.-M. Grassin (Westphal, 2000). En inscrivant notre étude dans la perspective de la géocritique, nous entendons mettre en exergue l’importance de l’espace dans la littérature burkinabè, notamment le roman en prenant comme objet d’étude le premier roman burkinabè, Crépuscule des temps anciens de Nazi Boni. Pour mener à bien ce travail, nous présentons d’abord l’évolution de la géocritique. Ensuite, nous faisons un survol rapide de l’espace dans le roman burkinabè avant d’analyser plus en profondeur l’expression et la signification de l’espace villageois dans le roman de Nazi Boni.

Le concept d’espace est en passe de devenir un concept opérationnel pour tous les domaines d’activité humaine. Étant le cadre de déroulement de toute action et de tout événement, il est tout aussi un facteur qui influence ces actions et donc par conséquent peut les orienter. La littérature n’échappe pas à cette situation, notamment à travers le genre romanesque. Dès lors que les romans sont situés généralement dans un contexte géographique donné, il n’est pas inintéressant de s’en préoccuper et d’y réfléchir pour savoir quelles sont les influences et les conséquences que l’espace a non seulement sur l’évolution des personnages mais aussi sur leurs actions, sur l’intrigue.

C’est cela qui a permis à l’espace de devenir un centre d’intérêt pour les études littéraires à travers ce qui est devenu, depuis quelques décennies, une nouvelle science de ces études, à savoir la géocritique. La littérature burkinabè, s’inscrivant dans la pratique littéraire africaine et mondiale, n’échappe pas à cette prise en compte de l’espace. Alors, comment l’espace est-il présent dans la littérature burkinabè, notamment le roman? Cette grande question pourrait se décliner en questions subsidiaires suivantes : quelle place l’espace occupe-t-il dans le roman burkinabè? Comment l’espace est-il réparti ou, en d’autres termes, quels types d’espaces rencontre-t-on dans le roman burkinabè?

Pour répondre à toutes ces questions, nous apprécierons tout d’abord le rôle de l’espace dans la littérature de façon générale; ensuite nous ferons un peu d’histoire sur la place de l’espace dans les études littéraires avec le concept de géocritique; pour finir par présenter la « géographie de l’espace » dans le roman burkinabè à partir de Crépuscule des temps anciens qui se déroule dans un village, Bwan.

L’importance de l’espace dans les études littéraires : la géocritique

Dans la préface à Introduction à l’analyse de l’espace, Denise Pumain affirme que

l’analyse de l’espace est plus que jamais d’actualité. Un intérêt nouveau pour la localisation et la variation de l’espace se dessine dans tous les domaines de la vie. Cette sensibilité nouvelle aux variations locales ou régionales des types et des processus, naturels ou sociaux, imprègne les programmes de recherche et les demandes d’applications. La « géolocalisation » accompagne l’expansion des réseaux sociaux et des instruments de communication. (Cicéri, Marchand et Rimbert, 2012 : 5)

Par cette affirmation, elle met l’accent sur l’impact de l’espace sur la vie des communautés humaines : les particularismes locaux dans « la mise en connexion des personnes et des lieux », « les relations des milieux avec les écosystèmes », « les expressions territoriales des pluralités culturelles », etc.

Ainsi,

l’étude de la perception de l’espace est fondamentale pour, au moins, deux raisons : d’une part parce qu’elle ouvre le cycle information-décision, d’autre part parce qu’elle oblige à réfléchir sur la façon dont les sujets appréhendent les objets spatiaux, c’est-à-dire sur l’épistémologie des sciences humaines.
L’étude de la perception de l’environnement a donc une double vocation : acquérir de l’information spatiale et révéler certaines de nos structures mentales. (Cicéri, Marchand et Rimbert, 2012 : 115)

C’est la raison pour laquelle les études littéraires vont s’intéresser de plus en plus à l’espace, « appréhender la littérature, de la concevoir comme un espace imaginaire » (Grassin dans Westphal, 2000 : ii).

La « spatialisation de la notion d’espace » va évoluer dans la pensée occidentale pour aboutir non plus à l’histoire littéraire qui « vise le temps » mais plutôt à la « géocritique qui considère principalement les espaces humains sans cesse déconstruits et recomposés dans le temps par le langage et le verbe. Elle aurait donc pour tâche une théorie de l’espace, de la parole et de la création » (Grassin dans Westphal, 2000 : ii). Dans cette perspective, il trouve en la littérature une « génératrice d’espace »; elle « se définit comme un espace, elle est décrite comme un espace, elle est le mode privilégié de la représentation de l’espace ». Pour illustrer son analyse, il trouve relations possibles entre la littérature et l’espace à savoir que « l’espace est parole », « la littérature est espace » et « le sujet est le lieu de l’espace ».

Concernant le premier aspect, il montre comment, depuis Mme de Staël, la littérature est devenue espace à travers la « fragmentation du champ littéraire en territoires nationaux ». De plus, la littérature est le lieu de construction de l’espace dont le vocabulaire donne une idée des métaphores spatiales : « lieu de l’imaginaire », « construire », « répartir », « course », « foyer du symbolique », « champ de l’imaginaire », « émergence des mondes », etc. Ainsi, comme la littérature est le domaine du langage et que la langue est « en relation dynamique avec les objets spatiaux », elle contribue à créer l’espace, à en faire un objet d’étude comme la géocritique en fait son objectif.

En considérant que la littérature est espace, Grassin aborde la spécificité de la science de l’espace littéraire, ou plutôt la prise en compte de l’espace dans la littérature : quelles relations peut-on trouver entre « littérature de l’espace » et « espace de la littérature »? La première expression, « littérature de l’espace », renvoie aux formes possibles de représentation de l’espace dans les textes littéraires, aux lieux tels que présents dans les œuvres, à la manière de les présenter (description, allusion, sous-entendu, etc.) Quant à l’expression « espace de la littérature », elle « ne peut renvoyer qu’à un espace mental, à moins d’imaginer un espace matériel […] ». Il en conclut que l’espace littéraire « est un lieu réel, matériel, géographique, fantasmé et représenté par la parole ».

Enfin, à propos du sujet qui est un lieu de l’espace, pour Grassin, « ce qui est en cause c’est moins la connaissance de l’objet que la relation du sujet à son égard. » (Westphal, 2000 : xi). C’est pour cela qu’il considère la géocritique comme une science et comme toute science, elle est subjective. Et « pour être une science, elle est d’abord un art », celui d’interpréter selon des critères subjectifs les espaces littéraires […], l’espace de la littérature ou la littérature de l’espace. » (Westphal, 2000 : xi). Il indique par ailleurs que l’imaginaire, en tant que foyer du symbolique, « est aussi un mode de représentation de tout espace ». Partant de ce principe, il rappelle que la théorie littéraire considère la littérature comme un espace dynamique dont les limites se situeraient entre une ouverture et une clôture; « le discours serait un parcours avec ses seuils, son cheminement, ses étapes, ses digressions, ses raccourcis, sa vitesse, son rythme, sa destination, et la lecture un parcours dans le discours. » (Westphal, 2000 : xii). Et c’est ce qui le conduit à redéfinir la géocritique « non plus seulement comme une science de l’imaginaire de l’espace, mais aussi comme art d’interpréter les espaces imaginaires » (Westphal, 2000 : xiii).

Après avoir ainsi présenté l’importance de l’espace pour les études littéraires, il est nécessaire, à mon avis, de définir une autre notion, l’espace littéraire : selon Garnier, « pour que la littérature “ait lieu”, il faut qu’un espace soit là pour l’accueillir, […] son espace vital. L’espace littéraire serait en quelque sorte la condition de la littérature, il lui permettrait d’émerger de tel ou tel texte et de trouver un lieu. » (Garnier et Zoberman, 2006 : 17).

Ainsi l’espace littéraire renvoie à deux espaces factuels : l’espace du texte et celui de sa référence; ces deux espaces sont nécessaires au texte littéraire dans la mesure où il y a d’une part l’espace des signes et de l’autre celui de la société de référence. Ces deux espaces sont peuplés. Pour l’un, il s’agit des caractères, des signes « froids et juxtaposés » et, pour l’autre, il s’agit d’un espace mouvant, celui de la réalité et de l’imaginaire de l’écrivain-e, des personnages qu’il ou elle y met, donc celui de la vie. Ces deux espaces différents, animés différemment intéressent les études littéraires de façon spécifique. Dans les relations qu’ils entretiennent, ils s’influencent réciproquement.

L’espace dans les romans burkinabè

Parlant de l’importance de l’espace dans le roman africain contemporain, Florence Paravy explique que celui-ci exploite largement la mobilité des personnages, ce qui donne parfois l’impression que « de nombreuses œuvres peuvent ainsi être vues comme des “récits d’itinéraires”, les étapes fondamentales de la vie du héros étant marquées par des déplacements qui sont autant d’épreuves infléchissant le sens de sons destin. » (Paravy, 1999 : 18).

En essayant d’appliquer cette caractérisation du roman africain au roman burkinabè, on peut tenter une classification de ce genre en fonction du rôle de l’espace comme déterminant du parcours du héros ou de l’héroïne, ou tout au moins de certains personnages importants, cette importance pouvant elle-même être déterminée grâce à l’action de l’espace autant sur les personnages que sur l’intrigue. L’observation de la situation du roman burkinabè fait ressortir trois types :

  • Les romans dont l’action se déroule exclusivement ou principalement au village (Crépuscule des temps anciens, La défaite du Yarga, Les deux maris, Au gré du destin, Le retour au village, etc.);
  • Ceux qui ont pour cadre la ville (Le procès du muet, Les carnets secrets d’une fille de joie, Pouvoir de plume, L’homme à la bagnole rouge, On a giflé la montagne, etc.);
  • Ceux qui font évoluer leurs personnages entre le village et la ville (Les dieux délinquants, Le mal de peau, Le miel amer, L’épave d’Absouya, La nuit des chiens, Devoir de cuissage, etc.).

Le village comme un espace romanesque

Nous analyserons l’espace à travers le village en partant de « l’ancêtre » du roman burkinabè, Crépuscule des temps anciens, en nous appuyant sur les différents aspects ou les différentes caractéristiques et les différentes formes dans lesquels le village est rendu dans le roman. Ainsi nous aurons respectivement à étudier le contexte culturel, la topographie, la toponymie, l’anthroponymie, le bestiaire et les genres oraux.

Le contexte culturel du village

L’espace littéraire apparaît « comme un champ privilégié de significations psychologiques, sociologiques, esthétiques ou philosophiques » (Paravy, 1999 : 9). En tant quel tel, il est « d’abord l’espace représenté, espace fictif que le texte donne à voir, avec ses lieux, ses décors, ses paysages, ses objets, ses formes, ses personnages en mouvement » (Paravy, 1999 : 10). C’est dans ce carrefour que se rencontre l’imaginaire créateur, faisant de l’espace un objet poétique.

Cette affirmation de F. Paravy se vérifie dès les premières pages de Crépuscule des temps anciens. En effet, afin de situer tout de suite son lecteur, Nazi Boni n’hésite pas à camper son décor, le lieu de déroulement de son intrigue. Même si le village n’est pas expressément nommé, il n’en demeure pas moins que le roman se déroule dans un village comme l’exprime ces premières phrases du roman :

« Il y a de cela environ trois cents ans moins vingt… »

Ainsi s’exprime « l’Ancêtre du village, le conservateur des traditions du BWAMU, pays des BWABA que l’on appelle improprement tantôt Bobos-Oulé, tantôt Bobos Niéniégués. »

Il y a, dit « l’Ancêtre, de cela trois cents ans moins vingt, le Bwamu jouissait d’un riche trésor de mystères et de magies, d’ineffables délices qui déteignirent sur les aïeux des grands-pères des pères de nos pères (Boni, 1994 : début du chapitre I, 21).

En situant le lecteur et la lectrice sur la localisation de son œuvre, N. Boni affiche clairement son intention : mettre au cœur de ses préoccupations la vie du village, la vie au village, avec ses vicissitudes, ses intrigues, ses joies et ses peines. C’est ce que Louis Millogo exprime en ces termes : « tout le roman traduit l’ensemble extrêmement riche des connaissances de Nazi Boni sur son milieu traditionnel, connaissances acquises de l’intérieur de la société par le vécu » (Millogo, 2002 : 24).

Toute l’action du roman se déroule dans un contexte traditionnel, où les valeurs de référence de la société sont enseignées à ses membres comme le dit N. Boni « pour conserver intact le patrimoine de nos Ancêtres, nous devons d’abord apprendre à nous connaître nous-mêmes, découvrir notre origine et notre histoire. » (Boni, 1994 : 45).

C’est dans ce cadre que l’histoire de la constitution de Bwan est contée aux enfants afin de les y familiariser, de leur permettre de savoir comment la communauté s’est constituée, les différentes attaques dont elle a fait l’objet, la résistance qu’elle a opposée, etc.

Le village bwaba, c’est aussi la formation physique des hommes à travers la lutte, qui est un sport national auquel tous les jeunes doivent s’adonner pour être en mesure de défendre la « nation », de la protéger contre d’éventuels envahisseurs : « tous les sports ordinaires depuis la course de vitesse ou de fond jusqu’au hand-ball d’endurcissement, en passant par l’exercice de tir à l’arc… » (Boni, 1994 : 61). En plus de la défense de la communauté, le sport permettait au jeune Bwaba d’être parmi « les grands hommes, beaux et forts ou petit de taille mais massifs et bien campés » (Boni, 1994 : 61). C’est ce modèle d’homme que Térhé représente à Bwan :

géant à la carrure herculéenne, musclé et membru, parfaitement charpenté, il a une allure prestigieuse et martiale, le regard olympien, un port tout de noblesse, qui n’appartient qu’à lui » (p. 80). C’est pour cela qu’on « l’admire, on le contemple, de loin, on le montre du doigt; on applaudit à son honnêteté. Il ne triche ni au jeu ni au combat. Guerrier loyal, il ne s’embusque jamais. Il abhorre tous les béros, y compris Kya, le téméraire. Il tue pour se défendre et pour défendre sa patrie. Il tue pour préserver l’honneur de sa famille, le sien. Il tue pour délivrer les opprimés. Il tue par devoir. (Boni, 1994 : 83)

Un des traits les plus importants des traditions bwaba est l’initiation au Do, la puissance spirituelle des masques; c’est cette initiation qui permet de faire la distinction sociale entre les différentes catégories de la communauté, notamment les bruwa ou non initiés et les yénissa, c’est-à-dire ceux auxquels revient le devoir de défendre la cité. L’importance de ce rituel est annoncée des pages 109 à 115.

La communication est essentielle dans toute communauté, qu’elle soit traditionnelle ou moderne; ainsi chacune se donne des moyens appropriés pour l’assurer. C’est ainsi qu’à Bwan, cette fonction est assurée par le ti’mbwoani.

Comme on peut le voir, le village reste le lieu d’expression par excellence des traditions, de certaines valeurs cardinales de la société; il incarne alors la société traditionnelle dans toutes ces expressions, dans toutes ses dimensions, même si nous n’en avons abordé que quelques-unes ici. Mais le village c’est aussi une géographie, un espace avec son mode de répartition, d’occupation, d’organisation que nous analysons dans les lignes qui suivent.

La topographie

Comme le dit Pierre Zoberman « un espace se définit et se comprend par la manière dont il s’organise, se distingue d’autres espaces, se divise, se structure, mais aussi se perçoit. Un espace est aussi défini par ce qu’on y inclut et ce qu’on rejette à la marge ou à l’extérieur. » (Garnier et Zoberman, 2006 : 81). N. Boni ne semble pas être un adepte de la description de l’espace villageois; c’est ainsi que la seule idée que l’on peut avoir de la géographie du village de Bwan se trouve à la page 36 : « dans le labyrinthe des rues qui serpentaient entre les cases, les gens circulaient […] D’un quartier à l’autre, les balafons échangeaient leurs notes mélodieuses. Sur les places publiques, les enfants s’exerçaient à la lutte, se vautraient dans la poussière. » Au détour de quelques phrases, on apprend que certains habitants du village possèdent des animaux (chiens, chevaux), qu’il y a des arbres comme des fromagers et des rôniers, que les hommes et les femmes se lavent en plein air la nuit, etc. Comme le dit Millogo, « la description est toujours avare. Il y avait des places publiques pour les palabres, les cérémonies, les jeux et les sports. Elles en sont pas décrites pour elles-mêmes mais les activités qu’elles accueillent les signalent ou les supposent » (Millogo, 2002 : 171).

À partir de Bwan, qui est le centre du roman, N. Boni donne à lire toute une géographie de la région de la Boucle du Mouhoun : Jacques Prosper Bazié (2002) a dénombré 40 villages présents dans le roman (sans que le nombre ne soit exhaustif) dont « Wakara, métropole du Royaume naissant du Kioho » (Boni, 1994 : 121). La présence de toutes ces contrées ne se fait pas par la description de leur géographie mais surtout à travers l’évocation de leur rôle dans l’aventure du héros.

En lisant le roman de N. Boni, on découvre toute la région ouest du Burkina Faso dont certaines villes sont citées : Sya (Bobo-Dioulasso), Ouahigouya, Ouagadougou, Bamako (au Mali); on n’oubliera pas non plus les ethnies voisines des Bwaba (ou en tout cas celles avec lesquelles ils ont été en contact : les Ko, les Moose, les Bambara, les Lobi, les Samo, les Gurunsi, les Touareg, etc. Comme l’affirme Bazié (2002 : 78-79),

ces lieux, régions, entités ou peuples ont une fonction d’identité géographique, d’enracinement culturel et de repères. Leur énoncé dans la chronique évolue de manière centrifuge, de sorte qu’on va du Bwamu des origines à l’ère de l’ouverture sur le monde avec des centres de présence étrangère qui agissent en indicateurs. On évolue de l’autarcie au grand large. Ils constituent des sphères, des arènes aux espaces desquels se déploient les personnages ainsi que les schémas actanciels du roman.

L’onomastique

De façon générale, l’une des caractéristiques des œuvres littéraires africaines est le recours fréquent à l’intertextualité, l’amalgame linguistique et poétique qui la conduit à être dans l’hybridité. Le principe du dialogisme de Bakhtine a conduit Julia Kristeva à définir l’intertextualité comme l’étude des emprunts que l’œuvre littéraire fait à d’autres textes qui ont existé avant elle. Comme elle le dit, « l’auteur d’une œuvre littéraire (d’un roman) crée un produit verbal qui est un tout unique (un énoncé). Il la crée à l’aide d’énoncés hétérogènes, à l’aide des énoncés d’autrui pour ainsi dire. » (Gignoux, 2005 : 9-11).

L’une des caractéristiques de la littérature africaine est la présence d’éléments culturels spécifiques à l’Afrique dans un contexte discursif étranger à l’Afrique qu’est le roman; c’est cela qui lui donne une dimension interculturelle si importante et qui permet de la distinguer des autres littératures. Nous comprenons le terme interculturel ici « pour qualifier des relations s’articulant autour de l’idée d’une rencontre avec une altérité, ou d’une rencontre entre des cultures différentes pensées comme des îles, ou des entités distinctes, aux frontières clairement marquées. » (Lavanchy, Gajardo et Dervin, 2011 : 25-26). En effet, la pratique romanesque en Afrique emprunte aux cultures africaines des genres, des textes, des discours tout à fait étrangers à la pratique romanesque européenne. Ces emprunts de discours donnent une spécificité au roman africain et permet de qualifier ces textes de « textes africains ».

Chez Nazi Boni, cette pratique est très développée comme l’atteste l’utilisation fréquente des mots et expressions bwaba dans son roman. Ceux-ci « essaiment dans les pages et les chapitres selon des occurrences et des densités variables […] Et chaque mot a son “parcours textuel” qui trace son dynamisme propre et hiérarchise son rôle dans le roman vis-à-vis des autres mots bwamu. » (Millogo, 2002 : 71). Cette présence signifiante et significative du bwamu dans le roman lui permet de l’ancrer dans un univers africain indéniable, l’inscrivant du coup dans un dialogue incessant entre le français et le bwamu, la langue des Bwaba. Le repérage de la pratique intertextuelle dans Crépuscule des temps anciens permet de noter la présence sous forme d’emprunt, de mots bwaba désignant aussi bien des lieux, des personnes que des animaux. Il s’agit d’une pratique intertextuelle qui exprime la volonté de l’auteur de montrer non seulement sa connaissance de sa culture propre mais aussi de la mettre en dialogue avec d’autres cultures, de prôner ainsi une interculturalité, une reconnaissance mutuelle entre les cultures.

Cette pratique de l’intertextualité participe de la « mise en scène » du village et se retrouve aussi bien au niveau de la toponymie que de l’anthroponymie. On note deux types de pratique, d’usage de mots bwaba :

  1. Les noms des personnes et des lieux sont transcrits en caractères normaux, sans explication. C’est comme si ceux-ci faisaient partie du français courant, ne nécessitant aucune explication de la part du romancier. Cette pratique repose sur le postulat que le lectorat est supposé faire la différence entre les noms propres de personnes et les noms de lieux. Nous avons des exemples comme Térhé, Kya, l’Ancêtre Diyioua, Gnassan, pour les personnes; pour les lieux nous avons Bwan, Wako, Wakara, Bonikuy, Swanko, etc. ;
  2. Les noms des animaux ou des choses sont transcrits en italique et/ou accompagnés de leur traduction en français; dans ce cas nous avons plusieurs formes : les noms d’animaux dont la signification est donnée en même temps que leurs noms en bwamu : MB’woa Samma, l’éléphant, MB’woa Yere, le lion, MB’woa Daro, la panthère d’une part et d’autre part la signification de certaines expressions : MB’woa étant « un titre de noblesse et signifiant Ancêtre ou Grand-père qui incarne la vénération due à l’âge et à la puissance » (Boni, 1994 : 25); « les chasseurs se distinguent par leurs mini-sihans costumes kaki, truffés de gris-gris » (Boni, 1994 : 78).

Cette distinction orthographique opérée par le romancier est un indicateur du dialogue implicite qu’il instaure entre lui et son lectorat : en procédant ainsi, il lui montre ce qui relève du domaine courant ou considéré comme tel et ce qui nécessite des explications pour permettre au lecteur et à la lectrice de le suivre et de comprendre. Il s’agit d’une manière d’occuper significativement l’espace, de l’identifier et pour lui-même et pour ses lecteurs et lectrices.

Les genres oraux

La perception du village est possible aussi à travers des genres oraux qui en sont les formes littéraires les plus employés. Millogo en a dénombré dix : la légende, le proverbe, la palabre, le chant, les récits anecdotiques, le langage tambouriné, la devinette, l’incantation, le conte et la devise. Ces genres oraux occupent tout l’espace du roman en ce sens qu’on les retrouve répartis dans les 15 chapitres de l’œuvre. L’importance du nombre et de la qualité des genres oraux montre, si besoin en était, que N. Boni est bien ancré dans sa culture traditionnelle non seulement qu’il connaît bien mais aussi et surtout qu’il décide de faire découvrir, de faire connaître et de valoriser. Ainsi son roman est comme un ambassadeur de sa culture, un passeur de culture, une occasion de magnifier sa culture.

L’examen de ces genres oraux convainc le lectorat qu’ils participent tous de l’identification de l’espace du village, à l’exception du chant et des récits anecdotiques que l’on peut retrouver dans d’autres espaces. En effet, que ce soit la légende, le proverbe, la palabre, le langage tambouriné, ces expressions artistiques relèvent du village; c’est dans l’espace du village que leur expression est la plus pratiquée et la plus vivante. De façon générale, lorsque l’on parle des textes de littérature orale, on sous-entend qu’il s’agit de pratiques littéraires propres au milieu rural dont l’incarnation est le village, espace spécifique facilement identifiable et identifié par des indices, tels les genres littéraires oraux. C’est ainsi que les fonctions usuellement accordées aux genres de la littérature orale sont rattachées au village. Comme le dit Sié Alain Kam,

le texte oral remplit des fonctions diverses. Les plus importantes sont (a) d’éducation à travers tous les enseignements et la morale qui se dégagent des contes, mythes, proverbes, etc.; (b) de loisirs […]; (c) de cohésion sociale […]; (d) de catharsis, […] À ces fonctions cardinales, on peut ajouter celles relatives au sacré (tout ce qui a trait aux pratiques relieuses, aux croyances, aux rituels…), à l’encouragement pour l’effort et au soutien des activités sociales. (Kam, 2007 : 280)

Comme on peut le constater, les genres de la littérature orale font partie des indices d’identification de l’espace du village en tant lieu de prédilection de leur pratique. En les insérant dans son roman, N. Boni manifeste son intention de bien ancrer l’action romanesque dans un espace bien déterminé.

Conclusion

Au terme de cette réflexion, nous pouvons affirmer que l’espace occupe une place importante dans le roman burkinabè. Que ce soit au niveau de son rôle dans l’évolution de l’intrigue ou que ce soit dans sa fonction sémantique, il offre au lectorat des repères dans son rapport à l’œuvre en lui offrant parfois des clés pour la lecture. En partant l’étude du roman de Nazi Boni, nous pouvons retenir quelques éléments essentiels qui marquent l’espace dans le roman burkinabè :

  • L’espace mis en scène est celui du village qui n’est pas décrit mais plutôt suggéré;
  • Son identification peut se faire à partir d’indices comme la tradition, les valeurs culturelles, la topographie;
  • La pratique intertextuelle permet de comprendre que l’espace dont il est question dans le roman est un espace dans lequel les genres sont couramment utilisés;
  • De même, la toponymie et l’anthroponymie permettent d’identifier le village comme espace de déroulement du roman.

Selon Millogo, la pratique de l’intertextualité, notamment celle des genres oraux, témoigne de la volonté de valorisation des traditions chez Boni et Pacéré car,

[il] est frappant de remarquer que Nazi Boni et Titinga Frédéric Pacéré, qu’on peut considérer comme les deux écrivains burkinabè les plus célèbres, partagent le même engagement qui est à la base de leur comportement littéraire : transcrire les valeurs traditionnelles pour les faire connaître du monde entier et à la postérité. (Millogo, 2002 : 141)

Le projet littéraire de Nazi Boni à travers Crépuscule des temps anciens semble assez clairement exprimé dans l’avant-propos : il souhaite que les êtres humaines apprennent « à savoir se parler les uns aux autres, à faire un effort de compréhension et de confiance mutuelles, à sentir qu’ils appartiennent à la même famille » pour que la Paix soit « à la portée de l’Humanité » (Boni, 1994 : 15). Pour que l’Afrique et les Africain-e-s puissent participer à ce dialogue entre les humains et les peuples, il faut qu’ils apprennent à se connaître. C’est dans ce sens qu’il estime que les intellectuel-le-s africain-e-s devraient avoir un rôle particulier à jouer et qu’il lance « un dernier et pressant appel aux chercheurs afin qu’ils redoublent d’efforts dès maintenant, s’ils ne veulent pas laisser sombrer dans la nuit de l’ignorance certains trésors culturels de notre vieux continent. Plus tard, ce sera peut-être trop tard. » (Boni, 1994 : 17).

Bibliographie

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Sanou, Salaka (2000). La littérature burkinabè. L’histoire, les hommes, les œuvres. Limoges, PULIM.

Westphal, Bertrand (2000). La géocritique. Mode d’emploi. Limoges, PULIM.

Biographie

Salaka Sanou est professeur des Universités en Littératures africaines, directeur du Laboratoire Littératures, Espaces et Sociétés (LLES) et responsable du Master Littératures et Cultures africaines à l’Université Université Ouaga 1 Pr Joseph Ki-Zerbo, Burkina Faso. Il est l’auteur d’une quarantaine d’articles scientifiques sur la littérature africaine, la littérature burkinabè, les masques bobo du Burkina Faso. Il a publié entre autres ouvrages : (2000), La littérature burkinabè. L’histoire, les hommes, les œuvres, Limoges, Presses universitaires de Limoges; (2003), Culture, identité, unité, mondialisation en Afrique, Ouagadougou, Presses universitaires de Ouagadougou.

Courriel : tontafabas@gmail.com

Abstract

For some time now, literary studies have been focusing on space through the concept of geocriticism. Space is considered as an element of literality and literality beyond the traditional perception of it as a framework of the action in novels(Westphal, 2000). From the perspective of geocriticism, we intend to highlight the importance of space by analysing the first novel written in Burkinabè literature, Crépuscule des temps anciens of Nazi Boni.

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