3 Lire à travers l’œil du masque

Passages de l’art dans le roman africain francophone et contraintes de la lecture

Isaac Bazié

Résumé

La présente réflexion aborde le lien entre littérature et art en Afrique du point de vue de l’identité et de la quête de légitimité du texte et de son auteur ou autrice. À partir des théories de la lecture, la question de la facture même des textes auxquels on appose l’étiquette « africains » est abordée sous l’aspect de l’organisation interne des récits. Dans ce contexte, il apparaît que le texte littéraire vient comme une somme pensée de propositions mettant de l’avant un ensemble d’éléments voués à l’interprétation. Ces éléments dont la considération des lecteurs et lectrices décidera de la qualité et de l’identité du texte sont, dans le corpus retenu aux fins de la présente réflexion, issus de l’art africain. La question ultime sera de savoir à quel type de contraintes les lecteurs et lectrices et les critiques de métier font face quand le texte multiplie à l’origine les références à un ancrage culturel « africain ».

Quelle lecture pour le texte « africain » ?

L’histoire des théories de la lecture est marquée par un va et vient entre deux manières d’aborder le texte littéraire : l’une, intrinsèque au texte, emprisonne l’acte de lecture dans les limites de l’œuvre et exige que le sens se construise à partir des propriétés linguistiques et esthétiques propres à celle-ci. Adossée au courant formaliste[1] et désireuse de rejeter toutes les récupérations idéologiques et culturelles de la littérature pour privilégier les quêtes « esthétiques », cette conception autotélique du texte littéraire constitue à l’extrême l’un des pôles de ces postures de lecture de l’œuvre littéraire qui s’opposent. À l’autre extrémité se trouveraient toutes les considérations extrinsèques au texte. Qualifiées de transcendantes par Theodor Adorno (1986), elles opèrent à partir d’exigences de sens non tributaires de la logique interne des textes et de leur facture spéciale en ce qui concerne la littérature comme espace d’un discours particulier, avec son mode de fonctionnement propre quant au processus de constitution du sens.

La lecture individuelle reproduit à petite échelle le geste de légitimation que posent les institutions chargées de gérer la masse des productions et d’attribuer le label de qualité selon des processus de canonisation complexes et propres à chaque système. Dans les débats qui entourent ce geste critique visant à faire reconnaître et à mettre en valeur les textes littéraires, plusieurs théories abondent dans le sens d’une lecture a-idéologique, non éthiquement marquée, à la suite de la pensée formaliste du début du vingtième siècle. Au nombre de ces théories, il faut compter celle de Bloom (1994) qui mène dans The western canon une réflexion sur le canon littéraire, les attitudes de lecture, la liberté et la subjectivité du lecteur et de la lectrice face au texte. Cette notion intervient dans une charge vigoureusement menée par Bloom dans le débat sur le texte canonique et les différentes postures de lecture. Ce réquisitoire de Bloom contre ce qu’il appelle les lectures issues du ressentiment, pointe du doigt les « détournements idéologiques » des œuvres au détriment de leur portée foncièrement esthétique. C’est pris à l’envers et dans la démonstration bloomienne, un plaidoyer pour une lecture esthétisante de l’œuvre qui se détourne des grandes causes idéologiques et morales pour se saisir du texte dans l’espace d’une subjectivité élevée au rang d’un critère exclusif et prépondérant dans l’acte de lecture. La pertinence de ce propos pour la lecture des littératures africaines tient des deux éléments auxquels Bloom dispute l’œuvre : l’esthétique et l’éthique, voire l’idéologie et l’identité. Le fait dominant dans l’acte de lecture que Bloom identifie avec l’exercice de la subjectivité lisante, tiraillée, je pense, entre esthétisation du fait littéraire et détournement culturel et éthique de celui-ci, est essentiel à notre propos.

Je pense que la lecture, dans ses déclinaisons multiples, implique à tout le moins des passages de deux ordres : d’une part, celui d’un univers à partir duquel le texte prend forme pour ultimement constituer un microcosme obéissant à une législation – littéraire – autre que celle de la réalité qui l’a inspiré; d’autre part, un passage que je perçois dans l’acte de lecture et qui est relatif à la démarche d’un lecteur ou d’une lectrice s’introduisant dans un univers étranger, et qui, par conséquent, doit s’identifier (ses modalités d’approche, grilles de lectures, volonté de savoir et compétences) en allant à la conquête de ces nouveaux horizons. Cette démarche est plus frappante à mon sens quand elle s’applique à des textes autres, dits « africains » en l’occurrence.

L’altérité de ces textes n’est pas celle déjà postulée et intrinsèque à tout texte perçu comme univers étranger par rapport au réel et au quotidien du lecteur et de la lectrice; c’est surtout celle qui se constitue à partir d’une facture particulière que je rattache à des œuvre issues d’un contexte culturel affichant ses images, ou qui intègre dans la structure même des textes l’empreinte culturelle et locale. Marqués par conséquent au sceau de cette altérité, j’examine les textes africains pour y identifier les modalités de l’inscription de l’art dans l’espace de l’écriture. Ce passage d’une sphère (artistique) vers une autre (littéraire) n’est pas innocent, on s’en doute bien. Il se justifie par le fait que plusieurs écrivain-e-s postulent leur rapport (initial à tout le moins) à la littérature dans l’espace et l’imaginaire africains. Henri Lopes dira : « Le territoire africain délimite ses frontières avec la prise en main de l’écriture par les créateurs africains » (Lopes, 1988 : 128). Dans le même entretien accordé à Edouard Maunick, l’écrivain congolais expliquera, en lien avec son roman en chantier à l’époque, Le chercheur d’Afriques :

Je suis en train d’écrire le premier de mes romans qui se passe hors d’Afrique. L’intrigue est en dehors de l’Afrique mais toute la vie intérieure et psychologique des personnages provient d’Afrique. C’est le souffle et le regard de l’Afrique posés sur des événements qui se passent en dehors de l’Afrique. J’ai voulu montrer par là que peu importe le lieu que prend l’écrivain comme prétexte à son travail, l’essentiel est qu’il travaille en ayant le pas de danse qui est propre à son pays. (Lopes, 1988 : 130)

Ce programme scripturaire ne saurait devenir celui de tous les écrivains, cela s’entend. Par contre, dans le propos lopésien se trouve l’indice (pour lui contraignant) d’un ancrage culturel de l’œuvre, une appartenance concrète ou symbolique qui, ipso facto, exige une certaine orientation à l’étape de l’écriture, tout comme à l’étape de la lecture, celle qui nous concerne le plus.

D’un point de vue théorique, le survol des approches de l’œuvre littéraire montre bien que les préoccupations des théoriciens et théoriciennes, bien qu’ayant la lecture comme premier enjeu, constituent un regard et une définition de ce qu’est la littérature. Il est par conséquent illusoire de penser que le geste critique, en postulant l’esthétisme du texte et son autonomie, ou en procédant d’une systématisation de ses méthodes dans une visée dite scientifique, serait en soit capable d’être hors de toute axiologie. La question n’est donc pas de réfléchir sur la valeur du texte et la manière de lui rendre justice en tant que texte littéraire en soi, mais également d’interroger le programme de base qu’il offre, une fois qu’on le considère comme une proposition de sens, une invitation adressée aux personnes qui lisent, afin qu’elles l’amènent à faire sens. Alberto Manguel constate à ce propos :

Face à un texte, le lecteur peut transformer les mots en message qui résout pour lui une question sans rapport historique avec le texte ni avec son auteur. Cette transmigration du sens peut enrichir ou appauvrir le texte; invariablement, la situation du lecteur déteint sur le texte. Par ignorance, par conviction, par intelligence, par ruse et tricherie, par illumination, le lecteur récrit le texte avec les mots de l’original mais sous un autre en-tête, il le recrée, en quelque sorte, du simple fait de lui donner une existence. (Manguel, 1998 : 250)

Cette description de l’activité du lecteur face au texte est complémentaire de ce qu’un écrivain comme Henri Lopes dit de l’orientation et de l’identité de sa production littéraire. Son intention autoriale est à la base d’une coloration particulière de l’œuvre. Auteur de « l’original », pour reprendre les termes de Manguel, Lopes donne un ancrage objectivable à son texte dans le contexte africain. Il lui donne une origine, un enracinement « psychologique », « un souffle » comme il dit. Les manières de le faire varieront d’une personne à l’autre, pour arriver à traduire ce désir auctorial de marquer et d’enraciner l’œuvre littéraire en sol africain. C’est de cela qu’il s’agira dans la suite de la présente réflexion. Nous verrons comment la convocation de l’art africain devient un moyen d’ancrage et d’anthropologisation du texte dans l’univers africain, même quand l’histoire ne se déroule pas en Afrique, comme c’est le cas de Le chercheur d’Afriques de Lopes. Mon objectif est de rester sensible à ce qu’offrent les textes, vu comme une proposition initiale, originale, qu’il appartient à chaque lecteur et lectrice de recevoir et d’honorer avec sa socialité, ses questions et préoccupations et ultimement les compétences nécessaires pour atteindre ses objectifs de lecture.

L’art africain comme moyen d’africanisation du texte littéraire

Dans une réflexion sur la nature du texte littéraire, Frans Rutten (1980 : 73) amorce son analyse en considérant le texte sous sa forme la plus objective possible, qu’il appelle l’artefact et écrit :

Un objet à caractère phénoménal, conçu par un auteur et des instances médiatrices dans le but de provoquer et de rendre possible un processus de lecture; un ensemble structuré d’instructions de lecture produit d’après des conventions plus ou moins connues d’une communauté de lecteurs et d’auteurs. Autrement dit, l’artefact est le texte réduit à ses propriétés objectives et à celles-ci seules. L’artefact est le seul élément constitutif d’un processus de lecture concret qui soit extérieur au lecteur.

Les approches pragmatiques de la lecture ont largement théorisé et exposé les opérations qui prennent appui sur cet artefact. Rutten, quant à lui, les identifie dans une démarche triadique allant de la prise de conscience du lecture face à l’objet, l’artefact comme il le dit, dans sa matérialité et dans son objectivité (1er geste), l’amorce de la sémiosis visant, face aux éléments objectifs du texte, à établir les liens de sens (2e geste); enfin, le mécanisme ultime qui vise à étudier les effets de sens et leur pertinence (3e geste).

Je postule le lien entre l’art et la littérature dans le contexte africain à partir de l’observation selon laquelle l’artefact convoque l’art de plusieurs manières :

  1. L’affichage des objets d’art dans le paratexte;
  2. La mise en scène de la figure de l’artiste dans l’œuvre, ou encore le glissement qu’on peut observer du régime narratif vers un régime métadiscursif, introduisant ainsi la pratique de l’essai dans l’espace de la fiction.

Dans l’un des cas que nous pouvons convoquer à titre d’illustration, le roman Sur l’autre rive d’Henri Lopes, il s’agit de la figure d’une peintre qui devient une sorte d’alter ego de l’écrivain lui-même. Cette occurrence de la figure de l’artiste dans l’espace du roman obéit à un principe éprouvé. Ce principe est caractéristique d’une démarche d’écriture qui vise à créer une adéquation directe entre l’écrivain et l’artiste qu’il déplace de sa scène initiale vers celle de la littérature. Notons que les écritures africaines europhones partent avec une sorte de déficit de représentativité. A priori, il s’agit d’œuvres qui par définition sont conçues essentiellement avec le matériau linguistique qu’est la langue de l’autre, le colonisateur, matériau donc compromis dès le départ, suspect par définition, quasi irréductible à la réalité de son usage « africain », parce qu’essentiellement marqué par l’empreinte originelle de l’autre; alors que les autres formes d’art travaillent loin de cette compromission et avec une sorte d’originalité africaine qui est établie d’office[2]. Par conséquent, cette mise en scène de la figure d’artistes dans l’espace de la création littéraire fait usage d’une passerelle permettant des lectures croisées d’une forme d’art avec une autre. Les occurrences littéraires, la mise en scène d’artistes sur la scène scripturaire servent dans bien des cas de faire-valoir qui, par la corrélation, l’adéquation directe, permettent à la figure de l’écrivain-e d’émerger et de se doter d’un profil, africain en particulier.

Un autre exemple dans ce registre est celui d’écrivain-e-s comme Ahmadou Kourouma ou Massa Makan Diabaté qui ont su, par le biais de la figure du griot, se constituer comme le relai de ce garant de l’authenticité africaine qu’est le Djeliba, pour se doter d’une notoriété dans l’espace de la critique. Alors apparaît, avec une évidence éloquente, le titre de « griot écrivain » et le bénéfice immédiat d’un label « africain » qui s’obtient par la juxtaposition et l’effet remorque.

S’ensuit une sorte de passages à plusieurs niveaux, qu’on peut qualifier de destins croisés de la littérature et des autres formes d’art dans le contexte des écritures africaines francophones : travail sur l’artefact d’une part, et d’autre part travail au plan diégétique sous la forme d’une mise en abyme de la figure de l’écrivain-e, par la convocation et la mise en scène de figure d’artistes africain-e-s ou de symboles forts des cultures africaines.

Il devient dès lors incontournable de considérer les conséquences de cette double orientation dans l’avènement du texte africain francophone. Partant des approches de la lecture, j’aimerais m’arrêter sur les implications théoriques de cette présentation objectale de l’œuvre et discuter les propositions qui ont été faites sur le statut du texte africain francophone. Je regarderai par la suite la manière dont les textes nous contraignent, (dans l’acte de lecture dont la caractéristique principale est liée à une liberté relative), nous conduisent, provoquent et orientent en nous « un processus de lecture » (Rutten, 1980) qui apposent une emprunte africaine aux œuvres.

Art africain et constitution d’une communauté de lecteurs et de lectrices à partir d’un horizon particulier du texte

Dans son ouvrage intitulé Littératures francophones et théories postcoloniales, Jean-Marc Moura (1999), à la suite de Dominique Maingueneau, s’étend sur ce qu’il appelle la scénographie postcoloniale et identifie plusieurs enjeux liés à l’histoire des dites littératures, mais aussi à la posture de l’écrivain-e même. Notons à ce chapitre la mention qu’il fait de la valorisation de la culture d’origine de l’écrivain-e, la dimension anthropologique du texte en lien avec la création d’un lieu d’énonciation attestant de l’existence de la littérature, et la question relative à l’ethos. Dans le texte littéraire, l’art comme pratique culturelle autre est une partie constitutive des dispositifs scénographiques visant à permettre l’émergence d’une parole, en veillant à en créer ses conditions de lisibilité d’une part, et d’autre part, ses conditions de licitation.

Ce faisant, l’artefact tel qu’il se présente, s’adresse, en amont de toute l’œuvre littéraire, à une communauté de lecteurs et de lectrices en particulier. Autrement dit, il constitue au seuil du texte et dans sa matérialité, une proposition, un horizon qui est censé coïncider avec l’horizon d’attente de son public de prédilection. À la suite de Hans Robert Jauss (1978), et dans les discussions qui ont suivi ses réflexions sur l’horizon d’attente du lecteur et de la lectrice, la question de l’horizon du texte s’avère importante ici pour bien comprendre quel est l’impact de l’insertion des éléments de l’art africain dans les textes littéraires.

Face au texte-artefact, j’identifie deux avenues qui s’offrent à toute personne s’engageant dans un processus de lecture:

Le texte postule une appartenance

L’œuvre situe un cadre d’énonciation, porte une emprunte culturelle qui se veut africaine. Plusieurs critiques ont été émises face à l’usage du paradigme identitaire dans la classification des littératures africaines. Dans cet ordre d’idée, Pierre Halen (2001) soulève dans un article fort à propos ce qu’il appelle les « insuffisances de l’identité culturelle ».

Ce que Pierre Halen remet en question, c’est la catégorisation a priori des textes selon les appartenances culturelles et identitaires par la critique. Ces classifications déterminantes pour la lecture des œuvres singulières deviennent des cadres qui ne rendent pas toujours justice à la facture des textes. À lire des critiques comme celle de Pierre Halen, on pourrait avoir l’impression que la question identitaire comme perspective de lecture des textes littéraires biaiserait la démarche interprétative. J’abonderais aussi dans ce sens à partir du moment où le texte se trouverait pris sous la loupe exclusive du culturel et de l’identitaire. Mais si on se retourne vers l’objet-texte, c’est justement lui, grâce à ce que Rutten appelle « un ensemble structuré d’instructions de lecture », qui pousse à inférer la dimension identitaire et instruit la démarche visant à créer un lien entre le textuel et l’identitaire, à travers l’accueil que le premier fait en son sein au second.

L’image et tout l’appareil paratextuel structurent de manière contraignante et non aléatoire la lecture du texte. Dans les rayons des librairies, les livres avec leurs couvertures combien éloquentes, interpellent le lecteur et la lectrice pour qu’il et elle enclenche un processus de recherche du sens orienté immanquablement vers l’Afrique. C’est la raison pour laquelle on devrait laisser à ce type de texte leur facture et l’appel qu’il lance en prenant appui sur un socle culturel et identitaire très fort. Tout cela, en n’étant pas dupe du fait que ces choix d’illustrations, jusqu’aux figures africaines complexes dans les récits eux-mêmes, participent aussi souvent d’une réponse du pôle de la production à des questions et à des besoins émis ou identifiés dans la sphère de consommation des biens symboliques et qu’organise l’institution littéraire. Choix éditorial ou intention auctoriale, peu importe une fois que le texte, en tant que potentiel sémiotique, sort des mains qui l’ont écrit, et franchit le seuil de la maison d’édition qui l’a fabriqué, pour devenir un bien de consommation, dont la facture est particulière.

L’africanisation du texte francophone par le biais d’une monstration explicite de l’art africain procède donc nécessairement d’une stratégie qui vise à asseoir un certain type de discours. Les lectures identitaires du texte africain s’objectivent ainsi grâce à l’insertion (dans leur processus de création et de mise en marché) de produits et de pratiques artistiques reconnus au préalable comme « africains ». Ces passages sont aussi les voies par lesquelles l’art africain en général vient prédiquer l’art littéraire dans sa quête de localisation et de coloration.

Le texte postule un espace

Comme je l’ai énoncé en introduction, le texte francophone d’Afrique postule un espace, en l’occurrence interculturel, mixte, ambivalent et sous-tendu par des valeurs liées à l’étrangeté de la langue. Il n’est donc pas difficile de le ranger dans la catégorie de la littérature et des pratiques artistiques d’une époque marquée par l’ouverture des frontières, comme le proposent Semujanga (1999) entre autres. Cette perception fait de l’éclatement et de l’intégration des productions esthétiques et culturelles environnantes, son mode de fonctionnement. Moura (1999 : 4) dira à ce sujet :

Les oeuvres auxquelles s’intéresse la critique postcoloniale considèrent les formes et les thèmes impériaux comme caducs, s’efforcent de les combattre et de réfuter leurs catégories (lors même qu’ils sont dominants dans la société où elles paraissent) avant de proposer une nouvelle vision d’un monde caractérisé par la coexistence et la négociation des langues et des cultures.

Ainsi, la portée culturelle des textes paraît indéniable. Si l’on pousse cette réflexion à l’extrême, le texte n’apparaît plus seulement comme le fait d’une production fermée sur elle-même, mais il fait la part belle à des pratiques puisant abondamment à la source de plusieurs cultures. Je propose de définir cette culture dans une perspective double, qui intègre aussi bien la composante anthropologique que celle purement livresque, sémiotique de la notion[3]. La lecture du roman africain, lorsqu’elle décide d’endosser la culture dans son double sens ainsi mentionné, se veut donc aussi le fait d’une sensibilité de cette charge dans le texte qui cesse d’être seulement textualité franche de tout contexte. Il est donc plutôt question de cette part culturelle et identitaire de la littérature aussi, qui, peut-on l’ignorer, a entraîné la critique dans une quête des spécificités et de l’essence du texte africain.

Conclusion

Ma démarche a consisté dans cette réflexion a abordé le lien entre l’art et la littérature en Afrique du point de vue des contraintes de lecture que posent le texte et les écrivains et écrivaines. Ces contraintes trouvent leur efficacité surtout par le recours fait à des objets et pratiques en Afrique, dont l’appartenance à la sphère culturelle africaine, convoitée par le texte littéraire écrit en français ou en anglais, est établie hors de tout doute. C’est le cas des illustrations de couverture, et aussi de la mise en scène de figures marquantes comme le griot ou les sculpteurs, les sculptrices et peintres.

Dans le jeu des lectures et des appropriations ponctuelles des œuvres littéraires, on pourrait toujours s’offusquer de la teneur anthropologique et identitaire de certaines critiques, dans la mesure où elles travailleraient suivant des extrapolations défigurant l’objet textuel, au mépris de tout le projet esthétique qui le porte. Cependant, l’issue du débat sur l’identité du texte reste cependant tributaire de celle du lecteur et de la lectrice qui lise une œuvre conçue comme un ensemble de propositions (ni naïves, ni ignorantes des modalités d’attribution des labels de qualités littéraires) offrant plusieurs entrées et appropriations possibles. Ainsi en est-il de la lecture de ces oeuvres qui posent par exemple le masque africain sur la page couverture : la défiguration consisterait dans ce cas, inversement, à faire complètement fi de cet œil par lequel toute lecture critique du texte, quelle que soit son issue, devrait passer pour construire le sens de celui-ci.

Bibliographie

Adorno, Theodor W. (1986). Prismes. Critique de la culture et société. Paris, Payot.

Bloom, Harold (1994). The Western Canon: The Books and School of the Ages. New York, Harcourt Brace.

Demorgon, Jacques (2003). « L’interculturel entre réception et invention. Contextes, médias, concepts », Interculturalités. Revue Question de communication, (4) : 43-69.

Eichenbaum, Boris (1925). « La théorie de “la méthode formelle” », dans Todorov, T. (éd., 2001), Théorie de la littérature. Textes des formalistes russes. Paris, Seuil : 29-74.

Halen, Pierre (2001). « Constructions identitaires et stratégies d’émergence : notes pour une analyse institutionnelle du système littéraire francophone », Études françaises, (37) : 13-31.

Jauss, Hans Robert (1978). Pour une esthétique de la réception. Paris, Gallimard.

Lüsebrink, Hans-Jürgen (1997). « Domination culturelle et paroles résistantes. De la dimension conflictuelle dans la communication interculturelle », dans F. Tetu de Labsade (éds.), Littérature et dialogue interculturel. Culture française d’Amérique. Québec, Presse de l’Université Laval : 19-31.

Lopes, Henri (1992). Sur l’autre rive. Paris, Seuil.

Manguel, Alberto (1998). Une histoire de la lecture. Paris, Actes Sud.

Maunick, Edouard (1988). « Le territoire d’Henri Lopès », Notre Librairie, Littérature congolaise, (92-93) : 128-181.

Moura, Jean-Marc (1999). Littératures francophones et théorie postcoloniale. Paris, Champion.

Rutten, Frans (1980). « Sur les notions de texte et de lecture dans une théorie de la réception », Revue des sciences humaines, (177) : 67-83.

Semujanga, Josias (1999). Dynamique des genres dans le roman africain. Éléments de poétique transculturelle. Paris, L’Harmattan.

Todorov, Tzvetan. (2001), Théorie de la littérature. Textes des formalistes russes. Paris, Seuil.

Biographie

Isaac Bazié est professeur titulaire au Département d’études littéraires de l’Université du Québec à Montréal, directeur du Laboratoire des Afriques Innovantes et fondateur de la revue Afroglobe. Son enseignement et ses publications portent sur les théorisations et les figurations de l’Afrique dans son rapport au monde, les littératures africaines et le canon de la littérature mondiale, les théories de la lecture et de la réception, le rapport entre littérature, violences, mémoires et identités. Il a publié entre autres : Imaginer la violence : figures, enjeux et horizons. Perspectives Nord-Sud, Québec, PUQ, 2015 (en collaboration avec Carolina Ferrer); Écritures de la réclusion, Québec, PUQ, 2015 (en collaboration avec Carolina Ferrer); DɔnkoÉtudes culturelles, Québec, 2019, Éditions science et bien commun (en collaboration avec Salaka Sanou); « Violences de l’englobement et expériences du lieu originel dans le roman africain », Caietele Echinox / Cahiers Echinox, n° 38/2020 : The Humanities at the Crossroads of the Local and the Post-Global: http://caieteleechinox.lett.ubbcluj.ro/wpcontent/uploads/2020/10/CaieteEchinox38-2020-pp.297-308.pdf

Abstract

My purpose is about the relationship between literature and art from the perspective of identity and the quest for legitimacy of the text and its author in Africa. Based on theories of reading and interpretation, this is considered under the aspect of the internal organization of narratives. In this context, it seems that the literary text comes as an organized system that invites readers to particular interpretations. These elements whose consideration by the reader decide on the quality and identity of the text are in the literary texts and are used to establish a relationship between African art and Literature. The ultimate question will be what kind of constraints the reader and critic face, when the text originally exposes many references to a cultural “African” context.


  1. Voir entre autres l’aperçu de l’un des formalistes, Boris Eichenbaum qui, en 1925, dans « La théorie de “la méthode formelle” », constate, dans sa présentation de cette approche formaliste : « Un autre principe adopté dès le début par les formalistes, c’est de mettre l’œuvre au centre de leurs préoccupations; ils refusent l’approche psychologique, philosophique ou sociologique qui régit alors la critique littéraire russe. C’est sur ce point surtout que les formalistes se distinguent de leurs prédécesseurs : pour eux, on ne peut pas expliquer l’œuvre à partir de la bibliographie de l’écrivain, ni à partir d’une analyse de la vie sociale contemporaine. »
  2. Il suffit de comparer les autres formes d’art en Afrique (sculpture, musique ente autres) aux écritures littératures francophones par exemple pour mesurer, pour voir que la question pour les premières, quant à leur africanité ne se pose pas avec la même crispation que pour les secondes. D’où ce que j’appelle, par le raccourci ici, un déficit de représentativité et d’authenticité relatif à la nature même de l’œuvre.
  3. Voir à ce sujet les mises au point suivantes : Lüsebrink, H.-J. (1997). « Domination culturelle et paroles résistantes. De la dimension conflictuelle dans la communication interculturelle », dans Tete de Labsade, F. (éds.), Littérature et dialogue interculturel. Culture française d’Amérique, Québec, Presse de l’Université Laval : 19-31; Demorgon, J. (2003). « L’interculturel entre réception et invention. Contextes, médias, concepts », Interculturalités. Revue Question de communication, (4) : 43-69.

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