9 Les formes sophistiquées des romans de Mamadou Mahmoud N’Dongo

Sonia Le Moigne-Euzenot

Résumé

En affirmant : « le sens de mes textes n’a de sens que dans la forme », Mamadou Mahmoud N’Dongo s’inscrit dans la lignée d’auteurs et d’autrices francophones qui, avant lui, ont choisi d’explorer la plasticité de la forme romanesque. En choisissant d’afficher autant d’expressions différentes des procédés littéraires à l’œuvre dans chacune de ses publications, il tend à accorder de plus en plus de prégnance à la passerelle qu’il jette entre fiction et réel. Ces objets littéraires courent sans doute le risque de sembler artificiels. En réalité, la sophistication du processus scripturaire enjoint plutôt à entrer dans cet univers fictionnel pour en savourer les nouvelles perspectives. Face à l’urbanité qui les entoure, les personnages de Mamadou Mahmoud N’Dongo s’interrogent sur eux-mêmes, placés au cœur d’un univers familial fondateur mais troublé.

Photographe, auteur de trois courts métrages, de trois pièces de théâtre, Mamadou Mahmoud N’Dongo a aussi publié dix romans, récits ou nouvelles entre 1997 et 2016. L’action y est urbaine et contemporaine. Le cadre géographique est celui des États-Unis ou de la France. Né au Sénégal en 1970, cet écrivain français ne traite pas des sujets liés à la pigmentation de sa peau. Nous nous proposons de nous intéresser à ses récits qu’il définit comme « romans », « fictions et épisodes », « autofictions ». Interrogé par Marie-Agnès Sevestre lors du festival des Francophonies de Limoges en 2012, au moment où il vient de faire paraître Remington, il affirme : « le sens de mes textes n’a de sens que dans la forme ». L’expérience de l’écriture à laquelle convie la formule ne se départit donc pas du mouvement de déchiffrement du sens du récit. L’exploration de la part « infiniment catalysable » (Barthes, 1977 : 25) du récit fictionnel est d’emblée posée comme assujettie à une interprétation à saisir. L’intégration au sein de la structure de Bridge Road (BR) (N’Dongo, 2009) paru en 2006, de Remington (R) (N’Dongo, 2012), de Les corps intermédiaires (CI) (N’Dongo, 2013), de Kraft (K) (N’Dongo, 2015) ou de Golda Kane (GK) (N’Dongo, 2016) d’éléments formels variés et nombreux est particulièrement prégnante. En ce sens, cet auteur s’inscrit dans la lignée de plusieurs auteurs et autrices africain-e-s francophones qui, avant lui, ont déjà exploré ce que la plasticité du récit romanesque porte en elle de possibilités de renouvellement de la forme académique. La fragmentation du récit est récurrente, le système énonciatif est complexe, la continuité et la discontinuité narrative se côtoient, la forme du journal s’immisce au cœur du récit à la première personne, les références à la littérature, à la musique, au cinéma, à la danse brouillent la frontière entre réel et fiction. L’accumulation de tant d’indices de nature et de fonctions différents participe d’un « boitement structural » (Barthes, 1977 : 50) dont Mamadou Mahmoud N’Dongo exploite les ressources à loisir. L’œuvre est très élaborée.

Nous nous proposons de montrer comment la volonté affichée d’exposer autant de variantes des modalités esthétiques de la fiction narrative dans chaque opus tend vers une forme sophistiquée[1] de l’écriture alors même que chacun des textes maintient un idéal littéraire canonique, celui de raconter une histoire, et plus précisément celle de personnages. La médiation esthétique imposée oblige à interroger ce que ces récits disent d’une expression de soi, balloté entre décentrement et recentrement. Comme celles d’autres écrivain-e-s francophones contemporain-e-s, la lecture des œuvres de Mamadou Mahmoud N’Dongo impose elle aussi, à son tour, une forme d’intranquillité.

Des chemins de traverse pour explorer l’expression contemporaine du présent

Pour exprimer la volonté affichée dans les textes de « partir du réel, du tangible » (CI : 174) en ancrant les personnages dans un présent, dans « un décompte du Temps Présent » (R : 313) l’auteur emprunte plusieurs modalités des passages. Achille Mbembe a souligné comment, pour y parvenir, le roman ne peut en effet se contenter d’« une succession de maintenant ». Le philosophe associe sa remarque au cas du roman nègre, marqué par le travail mémoriel lié à la colonisation et aux dictatures. Il élargit sa réflexion et précise : « En d’autres termes, il n’y a pas de temps en soi. Le temps naît du rapport contingent, ambigu et contradictoire que nous entretenons avec les choses, avec le monde, avec le corps et ses doubles. » (Mbembe, 2015).

Plusieurs des romans de Mamadou Mahmoud N’Dongo s’ouvrent sur une situation marquée par l’intrusion de l’inattendu. Il peut s’agir d’une rencontre. Ancré dans la banalité du quotidien, le narrateur de BR se rend à une réunion des Alcooliques Anonymes. Surgit une femme qui, en croisant son chemin, va bouleverser le déroulement habituel de la journée. Elle le prend pour un autre : Javier. De même, GK s’ouvre sur un face à face entre Leib, le fils de Golda Kane, et Éliane Hass. Elle est journaliste, elle veut réaliser un documentaire sur Golda. Son irruption va bouleverser la vie de Leib. Il peut aussi s’agir d’un événement inopiné. Décidé à mettre fin à ses jours, le narrateur du premier épisode de K se rend à Trouville parce que l’endroit lui « semble approprié » (K : 13) quand il découvre que le lieu organise une immense fête. La fête est donnée pour désigner le meilleur sosie de Marilyn Monroe. Chacun de ces personnages semblent vivre un moment de leur vie où la rencontre avec l’autre les fragilise, les rend vulnérables. Miguel, le narrateur de R est dans une situation instable parce qu’il a accepté une colocation au sein de son propre appartement. Elle est devenue envahissante et intrusive sans qu’il ne parvienne à résoudre le problème. Dans CI, Thomas Schoeller est un artiste vidéaste que la rencontre avec Abbas va ébranler, déstabiliser profondément. Leur présent se frotte à l’altérité. L’effet de bascule qui en découle enclenche un entrelacs de fils narratifs qui accentue encore le déséquilibre caractéristique de la suite des événements. Les exemples de BR et de CI sont significatifs. BR est un roman policier dont l’entremêlement des intrigues est particulièrement noué parce que, pour complexifier le motif attendu de l’enquête policière, le livre en mène plusieurs en parallèle. Chacune d’entre elles est néanmoins l’occasion de reconstituer les chronologies concernées. Même si, ce faisant, elles obéissent ainsi aux règles attendues du genre, leur pluralité fragilise pourtant l’édifice narratif parce qu’il n’est pas si aisé de discriminer les points de vues différents. S’ajoute à la complexité du système énonciatif, le fait qu’elles sont aussi l’occasion d’ouvrir plusieurs niveaux de lectures liés à des temporalités historiques qui élargit le champ des enquêtes policières initiées. Moins que les pièces d’un puzzle à reconstituer, BR apparaît comme une tentative de palimpseste où chaque strate temporelle ne parvient jamais à couvrir le présent contemporain de l’écriture.

BR (narration a posteriori)

1ère partie du livre : « L’histoire d’Élodie Laudet » (ouvre et clôt le livre : de l’automne à décembre). Le narrateur rencontre inopinément Élodie Laudet qui le prend pour un autre nommé Javier. Elle se rend à son enterrement.

L’histoire du narrateur. Bribes de son enfance. Le narrateur ne dément pas la confusion, ne dément pas la ressemblance entre Javier et lui. (À partir de ce moment, le je du narrateur a deux identités différentes) Il cherche confusément à séduire Élodie Laudet. Les dernières lignes du livre dévoilent la vérité.

1. Le narrateur entame une enquête sur ce Javier.

1.1. 3ème partie du livre : L’histoire de Javier Montería. Enquête sur le père de Javier, Joachim dit El carnicero.

1.1.1. Remonte au temps de la junte militaire mise en place au Chili « par les Américains pour renverser Allende » (BR : 30).

1.2. la mort de Javier, contemporaine du moment de la narration.

2. 2ème partie du livre : L’Histoire d’Alan Norton. Le narrateur mène une enquête sur la disparition du photographe Alan Norton.

2.1. L’enquête d’Alan Norton sur le lynchage à Bridge Road de Clarence Brown peu de temps après les faits.

2.1.1. Le pogrom subi par les habitants Noirs de Bridge Road en 1928.

2.1.2. 1954 : fin de la ségrégation raciale dans les écoles.

2.2. Le récit des conditions de découverte du corps de Clarence Brown. Les faits.

2.3. Le récit des difficultés du narrateur pour mener son enquête sur la disparition du photographe Norton à Bridge Road.

2.4. Le récit des difficultés du narrateur pour mener son enquête en France (l’histoire d’Élodie Laudet se mêle subrepticement une seule fois à celle d’Alan Norton).

 

L’effet de désorientation né du bouleversement de la chronologie des faits est un plaisir de lecture dont la volonté de tenter de perfectionner les atouts du roman policier est ici la marque singulière. On peut alors s’interroger sur ce qui a pu motiver le choix de l’éditeur de la collection motifs de reconstituer en quatrième de couverture la linéarité du récit constitué par BR!

CI, lui, est construit comme une partie d’échecs. Chaque personnage en est une pièce. Le narrateur Thomas Schoeller connaît parfaitement ses règles. D’abord, Abbas. Il est fils de Nabil Sidi Saïd, guide d’Anwar, pays « riche de son pétrole » (CI : 101) dont la télévision retransmet en direct l’exécution violente par les opposants à son pouvoir despotique. Abbas sera assassiné. Ensuite : son garde du corps Yvan Vanderlest, homme de l’ombre, dangereusement efficace. Il sera assassiné. Puis le sculpteur Qiang Lang, auteur de huit Pin-Up. Les poupées qu’il sculpte sont de taille humaine. Elles fascinent Abbas. Sa mort sera maquillée en suicide. Boris Schneider, copain de lycée de Thomas, mourra défenestré. Dans une atmosphère lourde de suspicions où chacun est soumis à une surveillance sévère, chacun de leurs gestes, chacun de leurs actes est interrogé, analysé, interprété. Les fils narratifs qui s’entrecroisent permettent d’interroger la part cachée de chaque individu dans un jeu subtil entre sincérité et dissimulation. Chacun avance avec précaution sur l’échiquier qu’ils partagent tous. Abbas est un fils de musulman intégriste qui se cache pour s’adonner à des plaisirs iconoclastes; Boris Schneider dont la famille de banquiers s’est enrichie au gré des conflits mondiaux se veut le chantre de la vérité; le narrateur Thomas capable de leurrer Boris en le dénonçant au machiavélique Vanderlest s’étonne des conséquences terribles de son acte. Le présent de l’écriture montre un monde dont les règles sont celles d’un jeu pipé. Un seul personnage n’est présent qu’au début et à la fin du livre : Wittenberg. Son apparence débonnaire dissimule un redoutable joueur d’échec capable de parcourir tout ensemble tous les lieux des grands conflits contemporains. Ces personnages sont des corps vulnérables. Leur temps biologique est mesuré. La mort les cerne et non pas seulement parce que l’actualité géopolitique est signe de dangers (les références précises aux conflits syrien, israélo-palestinien, turco-kurde sont explicites) mais aussi parce que ces corps vieillissent. Ils traversent le temps biologique des générations qu’ils côtoient. Thomas a grandi dans une maison de retraite. Il raconte la transformation des corps soumis au temps qui passe. D’une génération à l’autre, les pièces de ce jeu ancrent leur présent dans la précarité de leur existence tout en reliant les conflits du passé (il est question du sort subi par les Juifs et les Juives à Auschwitz) à ceux d’aujourd’hui pour en désigner la permanence.

L’œuvre de Mamadou Mahmoud N’Dongo cultive l’abondance des indices narratifs plutôt que la sobriété. Les niveaux de lecture imprègnent le récit au risque, peut-être de le saturer. Celui-ci reste néanmoins le plus souvent mené par une première personne à partir de laquelle s’oriente le point de vue retenu.

Le narrateur comme passeur d’une certaine représentation de soi

Entièrement rédigé à la première personne du singulier, R se présente dès la première page comme le récit d’un « je » sans cesse en quête de lui-même. La spécularité qui se met en place dans l’affirmation : « je regarde mon reflet dans le miroir au-dessus du comptoir » (R : 15) est aussitôt informée par la nature du reflet qu’il observe. Miguel, critique culturel au journal Remington, se transpose au cinéma d’abord dans un film de Jim Jarmush avant de fusionner l’image de Rita Hayworth avec celle de la femme accoudée dans le même bar que lui. Pour tenter de traverser le miroir, Miguel brosse les portraits des gens qu’il côtoie. L’atmosphère de R est glauque et oppressante. Le narrateur vit avec son chat Octave. Dario, le locataire qu’il aimerait congédier se drogue et n’hésite pas à partager sa drogue avec le chat. Dans cette ambiance délétère, Miguel brosse des portraits sans concession. Ces ami-e-s et connaissances sont des gens ordinaires, englués dans des problèmes de rapports de couples, dans les difficultés d’un quotidien urbain plutôt banal et familier. Miguel apparaît bien plus cynique qu’eux, plus instable aussi. Ce que raconte en effet Miguel est le récit de sa propre vie, de sa propre perception du monde. Il la lit à partir de ses traumatismes d’enfance, entre un père surnommé l’Ogre, lui-même fils d’un psychiatre renommé dont il lui faut assumer l’héritage tout aussi lourd. Estéban est le frère de Miguel. Son homosexualité fait la risée de son père qui arbore fièrement, quant à lui, ce qu’il pense être les marques de la virilité. Les chroniques qu’il rédige dans son journal, comme les portraits qu’il brosse sont le reflet de lui-même. Miguel dit : « Dans de courts chapitres, comme autant de récits de vie, de récits de soi, je “chronique” les ambivalences d’une génération, ses incertitudes, ses doutes. Ce qui me convenait parfaitement, j’étais un brin blasé, flegmatique et narcissique… » (R : 90) La mise en abyme de la spécularité initiale semble placer le narrateur dans une situation qui ne lui permet pas d’éviter la médiation pourtant déstabilisante du récit. Le personnage poursuit jusqu’à la fin du livre la composition d’un « portrait en miroir » (R : 377); il reste passeur de récits, il se maintient dans ce mouvement qui ne l’apaise pas. La représentation qu’il a de lui-même est émiettée et désarticulée, inscrite dans une représentation dont il ne maîtrise pas la mise en scène. Le livre se termine sur la révélation de photos familiales inconnues alors qu’un spectacle avec R. Hayworth est en préparation. Le narrateur de K ne traverse pas le miroir, la glace qu’il regarde reste sans tain. La structure en boucle du livre étire le processus analysé par Isaac Bazié à propos de L’autre rive, roman d’Henri Lopes, quand le chercheur parle de la succession des récits susceptibles d’emprisonner le personnage et ses doubles alors que celui-ci cherche plutôt à faire le récit « d’une conscience en train de se donner les moyens de s’énoncer. » (Bazié, 2004).

De son côté, BR donne la parole à plusieurs narrateurs qui racontent chacun une histoire différente. Sans négliger son propre récit, le narrateur, dont on ne lit jamais le nom, se fait non plus passeur de ses propres voix, mais passeur des voix d’autrui. Ils sont onze. La confusion possible entre ces onze avatars du « je » tend à être évitée parce que chacune des nouvelles prises de paroles est précédée du nom de son émetteur. Le récit encadrant, celui du policier menant l’enquête sur la disparition du photographe Norton facilite le déchiffrement parce qu’il se différencie graphiquement des autres lorsqu’il s’intéresse au lynchage de Clarence Brown. Les récits encadrés ont recours à une police de caractères en italiques. Chacun de ces passeurs d’histoires s’exprime en pensant qu’il détient la vérité sur les faits passés. Leur mémoire tout comme leurs témoignages sont les socles de la vérité qu’ils cherchent à énoncer. La phrase attribuée à Andy Warhol : « Je suis tout ce que mon album de souvenirs dit que je suis » (BR : 140) que cite le photographe Norton élabore une généalogie entre la construction du moi et la part forcément imparfaite de la perception que chaque être a de son passé, entre effacement et souvenir. Le narrateur principal de BR est placé devant des souvenirs circonscrits à deux sphères différentes : celle qui concerne autrui et celle qui le concerne à titre individuel. Ces souvenirs sont l’objet des récits enregistrés sur des bandes magnétiques destinés à être réécoutés par les enquêteurs, en sorte que la forme écrite de leur propos est une forme rapportée. Le narrateur encadrant est le rédacteur de ces entretiens. Le « Je » du policier (récit encadrant) s’approprie les paroles écoutées des onze « je » qui racontent à la fois ce qu’ils savent de la mort de Brown et ce dont ils se souviennent de leur rencontre postérieure avec Norton. Certaines parties des discours rapportés s’adressent donc à un interlocuteur présent au moment des faits, d’autres à l’enquêteur du récit encadrant. Les intentions illocutoires se superposent. Tous répondent aux questions d’un émetteur absent du récit que nous lisons. Ses questions sont éludées dans la transcription des interrogatoires. Le récit rétrospectif qui se construit n’a donc pas de fondements solides car ceux-ci sont matériellement sapés par la nature du support d’enregistrement des traces du passé : les bandes magnétiques sont susceptibles de s’effacer, de se détériorer. La mémoire, par essence faillible est aussi ici manipulée par la façon dont elle est sollicitée. L’intervention du transcripteur est explicite en effet :

Dans mon domaine il n’y a guère de témoignages, plutôt des interprétations. Ce n’est pas ce que les gens nous disent qui est important, mais ce qu’on parvient à leur faire dire. Nous travaillons avec nos préjugés, tout est biaisé, tout est tronqué dés le départ; nous fabriquons des coupables ou des témoins selon les dossiers. (BR : 45)

L’homonymie entre les bandes magnétiques de l’enquêteur dans le cadre de son travail et celles qu’il utilisait enfant pour espionner ses parents relie tous ces passeurs de récits entre eux. Il explique : « Mes parents, ils ne s’entendaient pas. Devant moi ils ne disaient rien. C’est quand je sortais de la pièce qu’ils commençaient à s’engueuler » (BR : 90). Il choisit de les enregistrer à leur insu. Le narrateur se décrit donc depuis toujours en quête de la vérité des êtres. Raconter à la première personne du singulier est donc ici une forme affichée de l’expression d’un Moi incapable de se réduire à une individuation parce que celle-ci lui échappe inexorablement. La volonté affichée d’attribuer au récit à la première personne le rôle de sonder, de fouiller la part d’inconnu que chacun de ces personnages cherche à découvrir ne prémunit pas les récits de Mamadou Mahmoud N’Dongo d’une forme d’affectation quand la voix de « je » risque de se perdre au milieu des modalités variées de son expression. Pourtant, le risque – envisageable – d’une forme d’artificialité de la narration semble minime au regard de ce que cette sophistication des modalités d’expression des voix narratives parvient à exprimer de la difficulté de chacun des personnages à trouver sa place à la fois dans un présent instable et dans la mémoire composite et embrouillée d’une histoire familiale.

En regard de cette omniprésence du narrateur dans les livres que nous avons retenus, il est étonnant de constater que chacun d’eux gomme, efface sa présence chaque fois que le blanc du papier s’interpose entre les paragraphes et parfois entre les phrases du récit.

Les passages intermédiaires entre fiction et réel

L’écriture fragmentée caractérise donc l’œuvre de Mamadou Mahmoud N’Dongo. L’espace de la page est lui-aussi morcelé. GK, son dernier opus, couvre 237 pages dont beaucoup ne sont occupées que par quelques lignes voire par une seule ligne. Le procédé s’amplifie donc depuis BR. Rejoignant la position de l’auteur Mamadou Mahmoud N’Dongo, le narrateur de GK affirme à son tour : « Je me suis ancré dans la forme. Mais la forme n’est qu’une structure » (GK : 126) Il ajoute, parlant d’un journal qu’il veut rédiger : « je suis en train de mettre en place tout un système pour me brider » (GK : 127). De fait, le texte des pages de son journal, typographié en italiques, est très court. La surface de la feuille de papier est majoritairement blanche. À entendre le diariste, la forme fragmentée serait pour lui un procédé destiné à soustraire, à gommer, à retirer une part de sa rédaction. Les narrateurs des autres livres de Mamadou Mahmoud N’Dongo ont la même démarche alors même qu’ils ne rédigent pas de journal. En éliminant une part de la matière textuelle, le récit gagnerait en densité. Le cas de Kraft est sans doute intéressant parce qu’il figure dans K. K est un livre insolite. Sa composition, elle-même, est segmentée. Il réunit une première nouvelle : N° 5; une seconde (qui donne son titre au livre) Kraft; un récit constitué de dix épisodes : Colporteur d’âmes entrecoupé au sixième épisode par un nouveau titre : Guatemala; enfin deux monologues Ground zéro et Suite de danses. Kraft[2] raconte l’histoire du trompettiste Moses Malone. Le narrateur répond aux questions d’une jeune journaliste qui l’interroge sur ce fameux musicien au talent reconnu par les plus grands et dont il n’existe pas de portrait. Malone a subi la ségrégation dont étaient victimes les musiciens Noirs aux États-Unis. Pour monter sur la scène du Cotton Club, il fallait subir le test du papier Kraft : « si tu étais plus noir que ce fichu papier, tu n’avais pas d’engagement! » (Kraft : 34). À force de vouloir blanchir sa peau, Malone s’est défiguré. Il refuse d’apparaître sur ses propres pochettes de disque. Une première ellipse dissimule les questions de la journaliste que les réponses du témoin de la vie de Malone permettent néanmoins aisément de deviner. Une seconde interrompt à plusieurs reprises le cours du récit du narrateur. La fragmentation apparaît comme une forme de respiration peut-être métaphorique du débit de l’homme âgé qui raconte. Elle ne crée pas de rupture dans l’enchaînement des éléments nécessaires à la compréhension de l’histoire racontée. D’un autre point de vue, le destin de Moses Malone est si terrible que cette respiration dans le débit du témoignage permet aussi de soustraire des détails biographiques qui pourraient alourdir inutilement un récit déjà très dense.

BR a recours à la fragmentation pour en donner le même usage : elle accompagne d’abord l’attitude du narrateur. Celui-ci, en train de réécouter les bandes magnétiques, néglige de préciser en quoi consistent ses propres actes. En passant sous silence les moments où il interrompt son écoute, ceux où il la reprend, en oubliant de préciser les rembobinages qu’il effectue, il morcelle le déroulement du récit, il le duplique même parfois. Si le sens de la lecture en est troublé, l’ellipse narrative peut se justifier en tant que métaphore des agissements du narrateur. Dans N° 5, le narrateur est suicidaire. Il a décidé de mettre en scène ce dernier acte de sa vie : il a choisi un lieu, a enfilé un costume acheté tout exprès, a organisé agréablement ses dernières heures dans un bel hôtel en bord de mer. Le contraste entre l’issue fatale programmée du narrateur et la légèreté avec laquelle il théâtralise sa fin est encore accentuée par la proximité inattendue, sur la plage, du concours du plus beau sosie de Marilyn. Les blancs du papier sont ici aussi des ellipses narratives qui visent à court-circuiter le superflu de la narration. À l’évidence, le narrateur cherche à se concentrer sur cette mise-en-scène généralisée pour que le faux et l’artifice prennent le pas sur une réalité trop prosaïque qu’il préfère évacuer de son univers personnel au point de le passer sous silence.

Le récit encadrant de BR comme celui de GK fragmente, partitionne le récit non pas en tant que trame évènementielle dont le blanc du papier ne perturbe pas le déroulement linéaire mais plutôt dans l’acte de lecture qui s’y associe. Dans le cas de BR, les paragraphes isolés sur la page ont pour effet de créer des interruptions dans le suivi de la lecture. On croit lire le scénario d’un roman policier dont le cinéma aura à cœur de montrer les images et les mouvements manquants. Le texte, lui, est tronqué et la suite évènementielle est privée des enchaînements attendus. Stoppé dans son élan de lecture, le lectorat doit imaginer les passerelles retirées par le narrateur. Elles sont nombreuses et fréquentes. La lecture gagne en dynamisme et en vigueur puisque le lectorat court sans cesse le risque de se perdre dans cet enchevêtrement des fils narratifs. Le personnage éponyme de GK, quant à lui, est une scientifique qui expérimente des « modélisations de thérapie » (GK : 82) sur son fils Leib afin d’« aller à la rencontre de son système inconscient et surtout préconscient » (GK : 82). Elle mène aussi une réflexion sur l’initiation sexuelle chez l’enfant (GK : 89) et impose à chacun des trois siens des « travaux pratiques » aussi pervers que traumatisants. Maureen, la sœur de Leib, se suicidera à l’âge de neuf ans (GK : 40), Leib le fera à l’âge adulte. Éliane, la narratrice propose de reconstituer la vie de Golda Kane à partir des entretiens qu’elle a avec Leib autant qu’à partir du journal tenu par ce dernier. Le fil de la lecture en est perturbé malgré la discrimination typographique des deux formes narratives présentes dans le livre. La difficulté ne vient pas de ce nouvel exemple de puzzle à reconstituer mais de ce que les blancs du papier deviennent envahissants dans la page. Ils interrompent la lecture parce qu’ils prennent le pas sur le texte à lire. Ils soumettent l’acte de lire à un effort qui n’est plus seulement celui du déchiffrement et de l’interprétation de ce qui est écrit sur la page. Lectorat fictif et lectorat réel sont en concurrence dans la mesure où s’établit un lien inévitable entre univers fictionnel et univers réel. Ce va-et-vient entre l’acte où le lectorat interagit avec les personnages du livre qu’il lit et celui qui le renvoie à sa propre réalité de lecteur ou de lectrice en train de lire est suffisamment sollicité ici pour perturber le plaisir que l’on prend ou l’on ne prend pas à cette forme de lecture. Cette modalité est sans doute au service du contenu de l’histoire qui nous est racontée. Éliane racontant l’histoire de Leib, victime d’une mère atrocement abusive, peut raisonnablement éprouver le besoin de reprendre son souffle en délaissant, en « déposant » un moment le récit. Le lectorat la rejoint en partageant avec elle le même besoin. Ces suspensions plus ou moins longues, plus ou moins nombreuses, en mettant en valeur la porosité du récit le constituent comme forme littéraire dynamique capable de décloisonner les frontières entre réel et fiction. Il n’en reste pas moins que puisque la lecture est un moment privilégié d’expression de l’imagination de l’auteur, mais aussi de celle du lecteur et de la lectrice, la passerelle entre fiction et réel doit permettre à celle-ci de pouvoir être empruntée à loisir.

Mamadou Mahmoud N’Dongo manie à loisir les procédés littéraires qui favorisent le passage de cette passerelle. Ainsi, l’un des personnages de R porte le nom de « Mamadou Mahmoud N’Dongo ». Comme lui, il est écrivain et vit à Drancy (R : 313). Dans ce même livre, le narrateur parlant de son frère dit de lui qu’il est  « l’aîné des orphelins » (R : 206), ce qui ne peut manquer d’être une allusion au roman de Tierno Monénembo publié en 2000. Plus significatif est son choix d’une autre forme de transitivité[3]. Pas moins de cent quatorze références musicales et cinématographiques jalonnent ce livre! Elles sont toutes reprises à la fin du livre comme une invitation à poursuivre leur écoute et leur diffusion. Elles sont placées en tête des chapitres comme une incitation à déclencher un juke-box qui serait à disposition du lecteur et de la lectrice pour lire en savourant de la musique. À moins d’avoir une culture musicale aussi étendue que celle du narrateur critique musical de R, il semble pourtant très difficile de profiter de l’invitation à écouter, induite par chacune des références. Dans tous les cas, enclencher un juke-box intérieur ou chercher sur l’internet de son ordinateur placé à proximité de R découple l’acte de lecture. Fiction et réel se heurtent. Ils peuvent même se déranger quand les va-et-vient entre les deux sphères se bousculent tant ils sont nombreux et rapprochés. Lire K sans juke-box reste possible et ne prive la lecture que d’un univers sonore qui n’entrave pas la compréhension générale du récit. Il n’empêche que comme les paroles des chansons associées à telle ou telle attitude du personnage peuvent contribuer à renseigner sur son état d’esprit, sur son état d’âme, se priver de l’accompagnement musical associé à la diégèse devient un acte réducteur.

La question de l’abondance des références à la sphère extratextuelle est ici posée dans la mesure où l’effet dilatoire du procédé aspire la diégèse vers un ailleurs qui peut, peu à peu, la siphonner à moins d’un effort particulièrement senti pour ne pas s’échapper du récit mené par le narrateur de R. De son côté, Colporteur d’âmes fait aussi entendre la musique : il s’agit de celle que diffuse la radio de Jamal à l’intérieur de son taxi. Après avoir été dans l’armée, Jamal a repris l’entreprise de son père à Paris. Il a adopté ses principes selon lesquels les clients et clientes doivent se soumettre à un code de conduite : « pas de politesse : la personne était priée de descendre, ton péremptoire : elle prenait le taxi de derrière » (K : 42)[4]. Les déplacements dans Paris au gré des montées et des descentes des clients et des clientes offrent l’occasion d’une galerie de portraits essentiellement composée d’échanges de paroles. Le taxi est le point de départ et d’arrivée de Jamal qui croise les gens, s’arrête pour les écouter, reprend son chemin pour en rencontrer d’autres, susciter délicatement les confidences dans un road-novel dont la profonde humanité du chauffeur de taxi constitue le fil conducteur. Les histoires de chacun et particulièrement l’histoire d’amour de Simone pour Ada sont autant de pièces d’une représentation sensible de la population urbaine et contemporaine parisienne. Les références musicales, théâtrales, picturales deviennent ici des instruments de communication entre Jamal et ses passagers et passagères. La culture les rapproche parce qu’elle suscite l’envie de partager des goûts et des émotions desquels le lectorat n’a aucune raison de se sentir exclu.

La présence de didascalies souligne la présence des sons liés à l’activité de la ville. Elle crée aussi la confusion sur le genre auquel appartient cet élément particulier de K. Il est récit à la troisième personne : « Jamal posa sur le siège passager le livre, et démarra la voiture. » (K : 85). Le point de vue est aussi omniscient s’agissant du personnage de Simone : « La dernière fois qu’elles avaient fait l’amour… c’était un vendredi, de l’année 1970. » (K : 67). Les échanges entre les passagers et passagères et Jamal sont rapportés au style direct tout en laissant entendre une autre voix, celle-ci destinée à un metteur en scène : « Elle se lève, sons de bottines » (K : 105) alors même que ce qui pourrait être découpé en scènes ou en actes l’est en épisodes. L’enregistrement radiophonique en mars 2015, rediffusé en mai 2016, de Colporteurs d’âmes dans une réalisation de Michel Sidoroff pour France Culture dégage la théâtralité du texte en remplaçant la voix omnisciente du récit par une voix off qui isole judicieusement celle du colporteur Jamal sans l’éloigner de la musique que l’on perçoit en fond sonore. À l’évidence, Mamadou Mahmoud N’Dongo ne préserve jamais son lectorat d’une forme d’affichage des ressources formelles de son expression qui permet très certainement dans le cas de Kraft de mesurer le temps qui passe en écoutant autant la musique de la radio de Jamal que celle des voix des personnages dont le taxi, en leur offrant une sorte de huis clos, laisse écouter une forme de vérité à propos d’eux-mêmes.

Mamadou Mahmoud N’Dongo écrit dans la continuité de beaucoup d’écrivains et d’écrivaines francophones qui avant lui ont exploré les atouts du roman. Nous pensons à Kossi Efoui, à Tierno Monénembo, à Koffi Kwahulé ou à Léonora Miano, aux démarches novatrices de Wilfried N’Sondé ou d’Emmanuel Dongala pour ne retenir que ceux et celles qui sont les plus proches de nous. Sa singularité repose sur sa résolution à vouloir déployer dans un même ouvrage ses possibilités génériques, formelles pour qu’apparaisse au cœur du récit l’expression contemporaine de personnages en quête d’eux-mêmes au sein d’une société urbaine sans repères mémoriels mythiques. Le « je » qui se constitue au fil des « autofictions » dont la trame ne se cache pas, est un « je » détaché d’un « nous » collectif mais non pas détaché d’un « nous » familial dont le moment de l’enfance semble particulièrement fondateur. Le raffinement formel que revendique Mamadou Mahmoud N’Dongo cisèle l’expression du présent de ces personnages placés désormais face à autrui. Son œuvre apparaît sophistiquée.

Bibliographie

Barthes, Roland et al. (1977). Poétique du récit. Paris, Seuil.

Bazié, Isaac (2004). « Roman francophone : écriture, transitivité, lieu », Les formes transculturelles du roman francophone, (75) : 136.

Mbembe, Achille (2015). Critique de la raison nègre. Paris, La Découverte.

N’Dongo, Mamadou Mahmoud (2006). Bridge Road. Paris, Le Serpent à Plumes.

N’Dongo, Mamadou Mahmoud (2012). Remington. Paris, Gallimard.

N’Dongo, Mamadou Mahmoud (2013). Les corps intermédiaires. Paris, Gallimard.

N’Dongo, Mamadou Mahmoud (2015). Kraft, Paris. Gallimard.

N’Dongo, Mamadou Mahmoud (2016). Golda Kane. Paris, Gallimard.

Biographie

Sonia Le Moigne-Euzenot a publié, en 2010, Sony Labou Tansi : La subjectivation du lecteur dans l’œuvre romanesque, fruit de sa thèse soutenue en 2007. Depuis 2014, chercheuse associée à l’ITEM (manuscrits francophones, groupe Sony Labou Tansi – http://www.item.ens.fr/francophone) dirigé par C. Riffard et N. Martin Granel, elle a collaboré au travail d’édition de l’ouvrage Poèmes de Sony Labou Tansi, paru en 2015 à Paris, aux éditions du CNRS.

Ces publications récentes : 2018. Contribution au dossier Écrire le fleuve Congo après Conrad, sous la coordination de M. Le Lay et J.P. Orban; « Ceci n’est pas le fleuve Conrad », table ronde, dans Continents manuscrits; 2018. « Williams Sassine et Sami Tchak, l’écriture d’un monde « fendillé » », In F. Paravy (dir.), Williams Sassine n’est pas n’importe qui, Bordeaux, PUB : 53-64; 2015. « Aisthésis » & « tiers pictural », In K. Éfoui (dir.), La Fabrique de cérémonies et « Et si Dieu me demande, dites-Lui que je dors de S. Bessora », In A. Pewissi (dir.), Littératures et civilisations, Lomé, FLESH : 196-215.

Courriel : sonialemoigneeuzenot@gmail.com

Abstract

By affirming: « the meaning of my texts only makes sense in the form », Mamadou Mahmoud N’Dongo joins the line of French-speaking authors who, before him, chose to explore the plasticity of the novel form. By choosing to display as many different expressions of the literary processes at work in each of his publications, he tends to give more and more prominence to the bridge he builds between fiction and reality. These literary objects undoubtedly run the risk of seeming artificial. Though, the sophistication of the scriptural process rather enjoins to enter this fictional universe to savor its new perspectives. Faced with the urbanity that surrounds them, Mamadou Mahmoud N’Dongo’s characters question themselves, placed at the heart of a founding but a troubled family universe.


  1. Dans Remington, parlant des photographies exposées par Oumou, le narrateur utilise ce qualificatif pour valoriser la démarche esthétique de la jeune Sénégalaise : « Photographe reconnue, elle exposait dans les plus grandes galeries, plusieurs musées avaient fait l’acquisition de ses portraits sophistiqués aux couleurs saturées avec une forte connotation surréaliste » (R : 114). De même dans Les corps intermédiaires, parlant des tableaux vivants de l’artiste Abbas, le narrateur observe la même exigence : « Il avait besoin, ne serait-ce que pour être excité, de mise en scène sophistiquées à l’exemple de ce qui m’avait intéressé au départ, et suscité ma curiosité : ses tableaux avec modèles vivants. » (CI : 198).
  2. Nous choisissons de faire figurer le titre complet : Kraft pour distinguer la nouvelle du livre où elle se trouve : K.
  3. Dans son article « Roman francophone : écriture, transitivité, lieu », Bazié (2004) définit ainsi la transitivité : « Ce dénominateur commun est la notion de transitivité, qui arrache l’écriture romanesque aux essentialismes des lectures premières pour faire de l’éclatement et de l’intégration de productions esthétiques et culturelles environnantes son mode de fonctionnement ».
  4. De fait, c’est ce qui va arriver au client du 10e épisode que Jamal va abandonner sur le bas-côté.

Licence

Partagez ce livre