7 Le fragment comme lieu de mémoire dans « Les propos abracadabrants d’un colonisé » d’Alain Mabanckou
Yelly Kady Ouattara Kignaman-Soro
Résumé
Dans un discours insolite, le personnage-narrateur se déclinant lui-même comme un « nègre colonisé » expose sa vision de la colonisation. Ce faisant, il convoque régulièrement des « éclats », des « fragments » allant des clichés et stéréotypes à l’évocation des textes fondateurs de la critique coloniale. Ces nombreux clins d’œil à travers des noms propres, des signifiants, charrient le passé colonial et ses principaux protagonistes et donnent à la nouvelle de Mabanckou l’aspect d’un lieu de mémoire. Comme dans un délire, le personnage-narrateur égrène les aspects positifs de la colonisation. Dans une approche comparatiste, nous analyserons dans cet article ces fragments à travers leur émergence, leur manifestation et leur portée. Autrement dit, l’analyse des traces de la colonisation dans ce texte va permettre d’interroger la manière dont un-e écrivain-e se sert d’un « déjà-là » historique, culturel et livresque pour lui imprimer une orientation esthétique et idéologique.
Introduction
Servant étymologiquement à désigner un morceau, un éclat, le « fragment » sous-entend un morcèlement, une rupture de quelque chose. Il renvoie à l’existence préalable d’un tout qui se dissémine en morceaux. En littérature, le terme a revêtu plusieurs usages au point de se démarquer comme un discours sur le genre et comme une technique de création. Françoise Susini-Anastopoulos précise que « le fragment renvoie à la violence de la désintégration, à la dispersion et à la perte. Le fragment fonctionne alors comme métonymie, de la partie vers le tout. » (1997 : 2) En effet, le morcèlement d’un tout infère un émiettement -l’ordre se faisant désordre et se démultipliant sous divers aspects. Les prélèvements et assemblages qui l’accompagnent ne se font pas sans rupture.
Ce terme dans notre réflexion s’applique à toute allusion reflet de la colonisation. De fait, celle-ci est le principal sujet du monologue intérieur du personnage-narrateur dans la nouvelle Les propos abracadabrants d’un colonisé[1]. Cette nouvelle est rédigée à la suite de la proclamation par l’assemblée française de la loi de février 2005 qui stipule notamment à travers son article 4[2] du rôle positif de la colonisation. Celle-ci devient un enjeu de mémoire et une forte polémique se fait autour dudit article. Dans une certaine mesure, le récit de Mabanckou fait écho à la faillite de la pensée témoin du chaos à l’œuvre dans la société postcoloniale. La colonisation en tant qu’espace de déstructuration et de chaos s’y fragmente et s’y éparpille. Parodiant l’affirmation relative au bilan de la colonisation, Mabanckou fait graviter son récit autour de l’expression « y a que du positif » pour a priori exalter la mission civilisatrice.
Nous appréhendons donc ce texte comme lieu de composition et dé-composition à travers les nombreux emprunts au temps et au contenu colonial. Il se positionne comme un vivier de bris de cette intégralité, disséminés dans cette forme brève qui, en elle-même et du point de vue narratif est un fragment de récit. Les fragments y font resurgir des acteurs, des faits, des situations, des textes, pour l’essentiel, clins d’œil au passé et qui, à leur tour se posent comme des lieux de mémoire en tant que héritage, lieu à fort capital mémoriel au sens où l’entend Pierre Nora (1997 : xix). Ils incarnent des lieux de souvenir, des lieux-théâtre d’événements significatifs de l’histoire du peuple colonisé. Comme des objets fossiles, ces lieux sont chargés de façon matérielle et/ou symbolique dignes d’être conservés dans le patrimoine et sont constitutifs de l’identité de ce peuple. L’acception de la mémoire que nous retenons est celle qui en fait l’ensemble des faits passés qui restent dans le souvenir des hommes, d’un groupe. La mémoire s’oppose à l’histoire car « ouverte à la dialectique du souvenir et de l’amnésie » et « toujours suspecte à l’histoire, dont la mission vraie est de la détruire et de la refouler » (Nora, 1997 : xx). Dans le même sens, Maurice Halbwachs souligne que
lorsque la réflexion entre en jeu, lorsqu’au lieu de laisser le passé reparaître, on le reconstruit par un effort de raisonnement, il arrive qu’on le déforme, parce qu’on veut y introduire plus de cohérence. C’est la raison ou l’intelligence qui choisirait parmi les souvenirs, laisserait tomber certains d’entre eux, et disposerait les autres suivant un ordre conforme à nos idées du moment ; de là bien des altérations. (Halbwachs, 1925 : 235)
Dans la suite de notre réflexion, nous interrogerons le fragment et cette « ré-invention » à travers ses aspects matériel, fonctionnel et symbolique.
La présence du fragment dans le récit
Le fragment s’incarne dans un « lieu »[3] qui a compté dans l’histoire, dans la mentalité et le vécu des populations anciennement colonisées. Il devient lieu de mémoire en ce qu’il charrie une dimension symbolique dans l’imaginaire collectif et que son évocation opère une médiation et qu’il cristallise un souvenir. Il représente alors un aspect ou un moment particulier du « temps colonial » et sa présence dans le récit de Mabanckou traduit dans une certaine mesure une réactivation et une résurgence de cette phase historique. Nous distinguons de nombreuses allusions et références textuelles qui ont ainsi valeur de trace et de marque de mémoire. Plus exactement, le discours du « nègre colonisé » fait jaillir un lexique, des clichés et stéréotypes, des auteurs, des textes dont la lecture convoque un moment, partie intégrante de l’histoire.
Au niveau du lexique, un vocabulaire propre à cette période est abondamment mis à jour. Aussi relevons-nous des désignations alors courantes telles que « nègre », « nègre con », « nègre ingrat », « nègre colonisé », « colonisé », « colons », « Noir », « Blanc », « Blanche », « femme blanche », « homme de couleur », « autochtone ». Les termes suivants participent également de cette mise en orbite : « typoye », « colonie », « colonisation », « dette coloniale », « la traite négrière ». Ce bref relevé témoigne de la saturation du texte en vocabulaire relatif à la colonisation. En effet, les substantifs « blanc » et « noir » fondés sur la distinction raciale ont été couramment utilisés pour désigner les principaux protagonistes de la vie en colonie et comme tels, ils ont charrié des codes de pensée. Entre autres, le « blanc » a alors désigné le maître par opposition au « noir », le subalterne, l’indigène ou l’autochtone. Noir et Blanc désignent donc les acteurs de la subjectivation[4] coloniale, fabrique de « modes d’existence et de vie ». Il en va de même pour les substantifs : « colon » et « colonisé » corrélés, eux aussi, par les rapports de domination et de soumission. Le syntagme « nègre colonisé » s’il permet au narrateur de s’auto-désigner, renvoie au sujet qui a reproduit le modèle du maître blanc. Outre la convocation des acteurs à travers les désignations ci-dessus énumérées, la nouvelle de Mabanckou rappelle un indice marquant tel que le « typoye » qui fait référence à un siège avec des porteurs et qui a servi de mode de déplacement privilégié réservé au maître blanc. Pour celui-ci, il a traduit commodité et pour l’autre, le Noir, tâche exténuante. La figure emblématique du tirailleur sénégalais est subtilement présente dans la convocation et l’appropriation par le narrateur du « français tirailleur » ou du « parler petit nègre »[5] : « C’était le règne du participe passé conjugué avec l’auxiliaire ‘Y en a avoir’ (exemple : La banane que moi y en a mangée)[6] » (Mabanckou, 2006 : 141). Cette construction syntaxique est d’ailleurs une des clefs d’encodage de son discours à travers les formulations : « y a que, y avait que, y avait, y avait pas, y a eu » qui comme un leitmotiv rythment les différentes énumérations des « caractéristiques positives » de la colonisation dans la nouvelle de Mabanckou du début à la fin.
En outre, le narrateur va puiser quelques représentations, stéréotypes et clichés, fragments de l’imagerie populaire de l’époque. Il revisite entre autres, les stéréotypes relatifs au sexe surdimensionné des Noirs et à la malédiction de Cham[7]. Dans le même sens, l’assimilation des terres colonisées à des « ténèbres », à un enfer ou à un lieu de mort s’y retrouve : « y avait les moustiques, les diables, les sorciers, les mambas verts, la maladie du sommeil, la fièvre jaune, bleue, orange, arc-en-ciel… » (Mabanckou, 2006 : 136). L’anthropophagie et la barbarie du colonisé ne sont pas occultées de la peinture de Mabanckou. Par ailleurs, allusion est faite à l’école de « Tonton Jules Ferry » à travers sa pédagogie et les paradoxes tels que le symbole[8] et le célèbre « nos ancêtres les Gaulois ». Il y revient sur cette autre contradiction inhérente à l’enseignement dans les colonies concernant la très bonne connaissance de l’environnement d’origine du colonisateur au détriment de celui des élèves africains. En témoigne cet extrait : « vous vous rendez compte qu’on ne connaissait même pas le grand fleuve Congo -un des plus grands du monde-, alors qu’on était certain que sous le pont Mirabeau coulait tranquillement la Seine, un petit bras de rivière ridicule et dont on faisait tout un pataquès? » (Mabanckou, 2006 : 141)
La résurgence de cette phase historique se relève également à travers des références littéraires emblématiques et des écrivains-phares. Un récapitulatif des titres d’ouvrages énumérés par le narrateur l’atteste : Le devoir de violence (Ouologuem, 1968), Le vieux nègre et la médaille et Une vie de boy (Oyono, 1956), Ville cruelle (Mongo, 1954) et Le pauvre christ de Bomba (Mongo, 1956), Batouala, véritable roman nègre (Maran, 1921). Des textes tels que Discours sur le colonialisme (Césaire, 1939), Comment faire l’amour à un nègre sans se fatiguer? (Laferrière, 1985). Nous relevons en outre des allusions à Nations nègres et culture (Diop, 1954), à Peau noire, masques blancs (Fanon, 1952) et à Je suis noir et je n’aime pas le manioc (Kelman, 2003). À côté, des figures du pouvoir comme Léopold II, Chaka Zulu, Mobutu, Idi Amin Dada, Sékou Touré sont convoquées.
Ce relevé taxinomique confirme l’effectivité des fragments en rapport avec la colonisation qui se retrouve réécrite sous divers aspects. Il importe à présent d’analyser leurs manifestations et leurs modes d’insertion dans le récit.
Manifestations du Fragment
A ce niveau, le narrateur opère sur deux tableaux. Nous distinguons d’une part le fragment propre au discours colonial et d’autre part, celui relatif à la lutte anticoloniale. Les fragments d’un bord sont d’abord convoqués, puis déconstruits par ceux de l’autre bord à l’exemple de l’extrait portant sur la traite négrière et l’esclavage :
Tiens, y avait longtemps que notre petit fonds de commerce de nègre désespéré c’était l’esclavage ou précisément la traite négrière. Un truc bien. Un truc pour taquiner les Blancs, les colons et autres distributeurs de civilisation clés en main. Et ça nous donnait à nous autres des raisons de larmoyer, de dire aux Blancs qu’ils n’étaient que des méchants loups. Y a eu des groupuscules de nègres qui demandaient même réparation partout partout. Oh! mon Dieu, c’est fini ça aussi. C’étaient d’ailleurs bien fini dans ma tête depuis qu’un écrivain noir, comment déjà qu’il s’appelle, avait commis l’hérésie de dire que nous-mêmes les nègres nous n’avions pas les mains blanches en ce qui concerne l’esclavage. Nous sommes coupables, complices et tout ce que vous voulez. Ah! oui, son livre c’est Le devoir de violence, mais j’ai oublié le nom de l’écrivain, ça me reviendra… (Mabanckou, 2006 : 138-139)
L’allusion à la traite négrière et l’esclavage permet au narrateur d’indexer les tenants de la thèse de l’accusation de l’Occident et ceux de la victimisation et de montrer finalement que les Africains ne sont pas exempts de tout reproche en matière d’esclavage. Pour ce faire, il convoque Le devoir de violence du Malien Ouologuem[9] qui, entre autres, dévoile que les Africain-e-s n’ont pas attendu l’arrivée des Européen-ne-s pour pratiquer l’esclavage. La volonté de déconstruction est flagrante et l’auteur innove. Et ce procédé consistant à mettre en balance les deux principales figures de la colonisation est récurrent. Aussi rapproche-t-il les atrocités commises par les troupes de Chaka dans sa volonté d’étendre son hégémonie à celles subies par les populations pendant la colonisation occidentale : « la colonisation, si elle n’existait pas, de toute façon, Chaka Zulu l’aurait inventée […] Chaka Zulu aurait décrété aussi tout le Zaïre comme sa propriété privée puisque Léopold II le fit »[10], clame-t-il (Mabanckou, 2006 : 139).
Des fragments incriminant le colonisateur ont pour vis-à-vis ceux indexant le colonisé. Par exemple, face à la déclaration des bienfaits de la colonisation, le narrateur suggère celle relative aux bienfaits des actions des dictateurs africains d’après les indépendances. Suivons son propos :
Moi, je dis que les dirigeants africains devraient s’inspirer de cette loi qui redore le blason de la colonisation. Par exemple, une république bananière qui promulguerait une loi reconnaissant les bienfaits de la dictature d’Idi Amin Dada, du parti unique de Mobutu, de la torture des camps de la mort de Sékou Touré… (Mabanckou, 2006 : 137).
Toutefois, toute cette littérarisation de l’histoire par le canal du fragment se fait à la lumière de l’ironie. Ce procédé littéraire est la pièce maîtresse de l’écriture de la nouvelle de Mabanckou. Il est quasiment présent à tous les niveaux. Procédé de l’écart entre le dit et le pensé, il se lit à travers de nombreux signaux. Prioritairement, il se décline à travers la permanence de l’antiphrase, figure le plus souvent terminée par un point d’exclamation. Nous dénombrons plus d’une trentaine de syntagmes s’achevant par cette ponctuation. Le fragment dans son emploi a une structure antinomique de type oppositionnel. En tant que tel, il implique deux niveaux sémantiques de façon simultanée : le sens explicite et le sens implicite.
Un autre signal du processus ironique réside dans la relation entre l’énonciateur, le récepteur et la cible. La présence du premier est très marquée dans le récit. Il se trahit par les pronoms de la première personne, « je, moi, nous, notre » et celle du récepteur par les pronoms de la deuxième personne : « tu, vous, vos, votre ». Cet énonciateur s’adresse constamment au récepteur. Les nombreuses adresses à son endroit telles que : « Si vous voyez le truc », « Sinon que vous dire de plus ? ». « Ne le dites à personne », « Tout ça grâce à quoi, mes amis? », « Laissez-moi en rire », « je vous dis », « Et puis, entre nous, une vie de boy c’était bien », « la colonisation c’était super. Laissez-moi vous en parler avec mes mots à moi… » ou encore « je devine ce que vous pensez de moi là maintenant. Ne me jugez pas si vite, je ne fais que dire les choses comme je les vois. Pas la peine de me garder une dent » le prouve. De ce bref relevé, transpire la volonté de l’énonciateur d’avoir le lecteur de son côté. L’emploi régulier des pronoms de la première personne du pluriel « nous, notre, nos » conforte cette impression ; comme pour dire que « je » et « vous » sont du même bord, de la même communauté, du même côté de l’histoire. Ce mécanisme traduit la nécessité de l’énonciateur d’établir et de maintenir une complicité, une connivence avec son lecteur. Celui-ci est souvent interpellé sous la forme de phrases exclamatives ou interrogatives. Tout ceci donne à ce récit la forme d’un monologue intérieur de type dialogique. En effet, les nombreuses apostrophes du récepteur établissent une forme de dialogue entre le narrateur et son lecteur et ce, d’autant plus que le langage du narrateur relève plus du discours oral que du discours écrit ou soutenu. A ce niveau, le narrateur de Mabanckou s’apparente par endroits à un conteur. Par ailleurs, ce narrateur personnage est a priori sans épaisseur et ce choix participe, nous semble-t-il, à discréditer son propos. En effet, vu la dimension provocatrice de ce propos, il préfère garder l’anonymat. Les fragments relatifs à ce « Nègre colonisé positivement », selon ses propres termes, lui donnent l’apparence d’une personne aisée; en témoigne ses vêtements de luxe et de marque (Cacharel, Figaret, J. M. Weston, Ungaro)[11]. « Nègre colonisé, il aime la France, les pieds de cochon et les femmes blanches » et se dit reconnaissant à la France pour la colonisation. Il évoque dans son récit, deux figures de son réseau relationnel qui renforcent sa facticité : son oncle défunt et un ami français. L’oncle, souligne-t-il, lui a laissé la lâcheté en héritage à travers un conseil devenu sa devise et qu’il répète à l’envi : « un lâche vivant vaut mieux qu’un héros mort ». L’ami français est son « pote de toujours, un Français donc un Blanc normal[12] qui aime les Noirs, un Blanc qui ne porte jamais le béret basque, un Blanc qui n’aime pas la baguette », mais surtout un Blanc qui considère que les Noirs doivent exiger un remboursement en nature en abusant des femmes blanches en compensation de la dette coloniale (Mabanckou, 2006 : 135). Autrement dit, le personnage-narrateur coïncide avec une tendance des écrivains de la diaspora à mettre en avant des personnages non exemplaires. Cette non-exemplarité situe le narrateur dans un entre-deux et justifie son propos abracadabrantesque qui au fond convoite un double lectorat à savoir les deux principaux protagonistes de l’événement impérial. D’une part, la déconstruction du discours sur le bilan positif vise le colonisateur dans son rapport à ce passé et d’autre part, la déconstruction de l’image idyllique de l’Afrique sans le colonisateur et la thèse de la victimisation visent les descendants des populations précédemment colonisées.
Un autre aspect du jeu entre le narrateur et son lecteur, se trouve dans la fonction que l’ironie assigne au lecteur. De fait, l’encodage appelle un décodage qui situe le lecteur dans un rôle de décrypteur. Philippe Hamon restitue cette caractéristique en soulignant que : « L’ironie construit un lecteur particulièrement actif, qu’elle transforme en producteur de l’œuvre, en restaurateur d’implicite, de non-dit, d’allusion, d’ellipse, et qu’elle sollicite dans l’intégralité de ses capacités herméneutiques, ou culturelles de reconnaissance de référents. » (1996 : 151) En effet, le lecteur pour le repérage et la saisie de l’ironie dans toute sa plénitude se doit d’avoir une connaissance de la situation dont il est question dans le texte. Un « super lecteur » cernera le jeu ironique de Mabanckou dans tout son déploiement tandis qu’un lecteur non imprégné des procédés de l’ironie, du contexte et de la situation évoquée ne transcendera pas les incohérences et discordances du jeu ironique à l’œuvre dans le récit. Autant, le narrateur vise un double lectorat autant, la saisie de son « propos abracadabrant » nécessite un lecteur averti.
Le fragment dans son emploi chez Mabanckou met en abyme le récit habituel sur la colonisation, il introduit un second sens qui fait désordre au niveau de la compréhension. Il importe de noter que ce désordre se lit dans la structure du récit qui est segmenté par de nombreux paragraphes, de nombreux points d’exclamation et de points de suspension qui traduisent une forme d’ellipse et une typographie particulière. À ce niveau, l’auteur recourt à la forme italique à côté du caractère normal. Ainsi, la plupart des titres d’ouvrages sont en italique tout comme quelques termes clés tels que : « indépendance » (Mabanckou, 2006 : 136), « indépendance Tchatcha[13] avec le Grand Kallé« (Mabanckou, 2006 : 136), la « traite négrière » (Mabanckou, 2006 : 138) et « typoye » (Mabanckou, 2006 : 140).
Ici forme et fond se répondent pour porter l’intention de l’auteur.
Irradiation du fragment
Par sa permanence, l’ironie se fait le principal élément structurant du récit de Mabanckou tout en lui imprimant une tonalité particulière. Dans cette perspective, le fragment se place au cœur de la stratégie de déstructuration. Comme le rappelle Philippe Lejeune, un énoncé ironique
fonctionne comme subversion du discours de l’autre : on emprunte à l’adversaire la littéralité de ses énoncés, mais en introduisant un décalage de contexte, de style ou de ton, qui les rende virtuellement absurdes, odieux ou ridicules, et qui exprime implicitement le désaccord de l’énonciateur. (1990 : 24-25)
Lorsque nous nous figurons le passé colonial, c’est dans l’attente d’une lecture plus ou conforme à ce que nous en savons et sommes disposés à une réactivation de nos souvenirs sur la question. Pourtant, ici, un écart se glisse entre le souvenir collectif et l’impression de lecture. Le texte devient porteur d’un sens différent de son sens « premier » donnant place à une construction chiasmique au niveau sémantique. Là où le lecteur s’attend à une condamnation, il y a une apparente exaltation et vis-versa. Et l’ironie autorise cette subversion. La première impression est déstabilisante. Mais ensuite, une fois entrepris le rôle que le jeu de l’ironie assigne à son lecteur à travers l’opération de décodage, les repères en la matière sont remis en place. Ainsi plutôt que de lire « y a que du positif » il faudrait plutôt entendre « tout n’a pas été positif ». À l’analyse, une volonté du narrateur de tourner en dérision la cible est flagrante. L’objet de son discours étant de discréditer sa cible qui ici n’est autre que le discours sur le bilan positif, l’auteur use des mêmes règles que le discours de cette cible dans son contre-discours. Le fragment irradie alors et fait « contresens », un nouveau paradigme émerge et fait désordre. À la version officielle de l’histoire, l’auteur adjoint une version officieuse et « non sérieuse ». Un sujet aussi lourd que la colonisation par ses implications historiques et mémorielles devient matière à « rire ». Il fait fonctionner deux niveaux de conscience : celle de celui qui sait la version officielle et celle qui altère cette version officielle. Toutes deux se superposent. La vision de l’énonciateur brise la vision de la cible. L’apparente exaltation de l’entreprise coloniale n’est qu’une feinte, voire une feinte « feinte ». Elle lui permet de déconstruire le discours fondateur de la colonisation tout comme celui de la décolonisation. Ce faisant, il s’attaque aux constructions communes pour montrer qu’aucun des protagonistes de l’action coloniale n’est irréprochable. Il remonte même plus loin dans le temps, à la période anté-colonisation pour évoquer les batailles de Chaka Zulu dont la fin tragique a peut-être mis un terme à une tyrannie plus cruelle que celle du colonisateur qui va lui succéder. Il rappelle également aux amnésiques l’esclavage des Africains par eux-mêmes avant celui instauré par l’altérité occidentale. Et cela à travers ses références à Devoir de Violence de Yambo Ouologuem. Il semble considérer que dès l’instant où l’on est dans la perspective de dominer, les abus et travers qui en découlent ne sont pas l’apanage d’une race. L’exemple de l’esclavage, œuvre des Africains et de Chaka Zulu exterminant tout son voisinage dans le but d’étendre son rayonnement est probant.
La contestation de l’orientation que l’histoire cherche à donner à la colonisation dans les mémoires à travers l’article 4 de la loi de février 2005 est manifeste dans le texte. Est également manifeste la déconstruction de l’image d’un passé africain idyllique sans la colonisation. Cette appréhension situe l’auteur dans le dépassement. Comme il le souligne lui-même dans Le sanglot de l’Homme Noir, « Je ne conteste pas les souffrances qu’on subies et que subissent encore les Noirs. Je conteste la tendance à ériger ces souffrances en signe d’identité. » (Mabanckou, 2011 : 4ème de couverture)
L’auteur met dos à dos les deux tendances pour en dénoncer les abus et les tares. L’accession au pouvoir des Noirs à la suite des indépendances n’est pas occultée. En effet, en passant, il n’omet pas d’égratigner les nouveaux tenants du pouvoir d’après les Indépendances : « n’y avait pas de Noirs qui nous commandaient en ce temps. C’est mieux. N’y avait pas de retard dans le salaire de mes grands-parents » (Mabanckou, 2006 : 140). De fait, le récit de Mabanckou, produit d’une commande contextuelle, plus que de tourner en dérision sa cible pour montrer l’absurdité de sa démarche dénonce la démesure inhérente à toute forme de domination. En effet, suscité par la controverse sur l’interprétation du passé colonial en France, Mabanckou met en exergue les contradictions inhérentes à ce passé. Il n’est pas partisan d’un tout homogène : ni avec les tenants de la victimisation réclamant reconnaissance et dédommagement, ni obsédé par un retour en arrière ; tout n’ayant pas été parfait. Il soulève ici la question du rapport à l’histoire mais il est surtout dans le dépassement. Il faut sortir de la récrimination du passé pour construire l’avenir mais ce faisant, il n’est pas nécessaire de vouloir idéaliser ce qui ne l’a pas été.
En cela, Mabanckou est en phase avec l’actualité. En effet, comme le souligne Catherine Coquery-Vidrovitch,
le moment n’est plus seulement celui des jugements de moralité qui chercheraient à peser le pour et le contre, « les bienfaits » ou les crimes des ex-pouvoirs coloniaux, des responsabilités ; il vaut mieux les analyser et mesurer l’importance et la signification de ces faits historiques, devenus qu’on le veuille ou non porteurs d’avenir. (1992 : 5-17)
Au fond, l’écriture des « Propos… » met en exergue une situation conflictuelle entre l’énonciateur et son monde. L’ironie à travers une profanation, une désacralisation de faits liés à une mémoire douloureuse, sert à déconstruire et à faire éclater le sens traditionnel accolé ou adjoint à ces morceaux d’histoire. En sondant les profondeurs du passé et ressortant des tiroirs de la mémoire collective, des bouts du passé commun qu’il réutilise, les fragments se sont faits hypotexte dans l’hypertexte pour porter la vision de l’auteur.
Conclusion
Au total, le récit se fait le théâtre d’une mise en scène d’un jeu intertextuel où morceaux du discours colonial et morceaux du discours anticolonial se côtoient. Ce moment historique entre l’Europe et l’Afrique est passé au crible d’un jeu ironique caractérisé par la distance entre l’énonciateur et son énoncé. Aussi bouscule-t-il et indexe-t-il les tenants de discours victimaires en montrant la capacité de l’Afrique à l’autodestruction à travers notamment l’évocation de l’esclavage des Africains orchestré par des Africains eux-mêmes et l’échec des années d’Indépendance. Discours colonial et discours anti-colonial, tyrans et dictateurs, esclavagistes tant occidentaux qu’Africains sont tous renvoyés dos à dos. Aucun peuple n’a le monopole de l’excellence, le contexte d’une situation est à prendre en compte dans son appréciation ou son évaluation. Mais le sens principal de son discours est à l’endroit des tenants de la thèse du bilan positif de la colonisation. Tout ce travail de littérarisation, tout cet arsenal leur est destiné et vise à leur montrer qu’au fond, tout n’a pas été positif dans cette colonisation. D’ailleurs la surabondance de l’ironie renforce l’ambivalence du propos du narrateur lui donnant une connotation encore plus abracadabrantesque et faisant de la nouvelle de Mabanckou une lecture possible parmi tant d’autres et non une lecture visant la véhémente condamnation du discours relatif au bilan positif de la colonisation. L’ironiste Mabanckou donne l’impression de se situer au-delà des parties en conflit. En effet, par sa façon d’écrire et d’appréhender avec légèreté un sujet aussi sérieux et chargé au plan mémoriel, l’auteur vise un franchissement des positions et des postures tranchées sur la question. Mabanckou invite à une saisie synchronique du passé c’est-à-dire, une lecture du présent à la lumière du passé. Par cette inclination à ressortir les travers de chacun des protagonistes, il invite à un dépassement. Point n’est besoin de nier le passé.
Au bal des impertinents tels que Kourouma et Ouologuem parce qu’ils innovent, Mabanckou mérite d’être remarqué parce qu’il fait partie de ces voix nouvelles et discordantes qui écrivent et pensent autrement.
Bibliographie
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Biographie
Yelly Kady Ouattara Kignaman-Soro est Maître-assistante à l’Université Félix Houphouët Boigny de Cocody, Abidjan, en Côte d’Ivoire. Enseignante-chercheure en Lettres Modernes option Littérature comparée, elle est docteure des universités de Limoges et de Cocody. Sa thèse a porté sur « L’Ailleurs dans le roman africain d’expression française ». Ses axes de recherche gravitent autour des questions relatives à l’altérité, à ses modes de perception et à leur impact dans les relations humaines. Le caractère interdisciplinaire de son champ de recherche la conduit à explorer les aspects de ses sujets relevant entre autres de l’imagologie, de la géocritique, de l’imaginaire, de l’anthropologie, de la sociologie et de l’histoire.
Courriel : yellykady@yahoo.fr
Abstract
In an unusual speech, the narrator-character declining himself as a “colonized negro” sets out his vision of colonization. In doing so, he regularly convenes “bursts”, “fragments” going from shots and stereotypes to mentioning the founding texts of the colonial criticism. These numerous winks through proper nouns and signifiers are carting colonial past and its main protagonists and give to the story of Mabanckou, the appearance of a place of memory. As in a delirium, the narrator character recites the positive aspects of colonization. In a comparative approach, we will analyze in this article these fragments through their emergence, their manifestation and scope. In other words, analysing the stigma of Colonisation in this text will enable to question the way a writer uses an « already there » historical, cultural and bookish knowledge to set up for himself an aesthetic and ideological orientation.
- Cette production est suscitée par une commande initiée par les éditions Vents d’ailleurs et l’écrivain malgache Jean-Luc Raharimanana en réaction à loi de Février 2005 votée par l’Assemblée nationale française. ↵
- « Les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, et accordent à l’histoire et aux sacrifices des combattants de l’armée française issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit », dans Assemblée nationale, Article 4, Loi n° 2005-158 du 23 février 2005 portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés. ↵
- Non au sens topographique. ↵
- La subjectivation est « l’opération par laquelle des individus ou des communautés se constituent comme sujets, en marge des savoirs constitués et des pouvoirs établis, quitte à donner lieu à de nouveaux savoirs et pouvoirs. » Gilles Deleuze, Pourparlers, Paris, Éditions de Minuit, 2003, p. 206. Dans le cadre colonial, elle va susciter une redéfinition des individualités tant chez le colonisé que chez le colonisateur. ↵
- « Français élémentaire qui est usité par les nègres des colonies », in Paul Augé (dir.), Dictionnaire Grand Larousse du XXème siècle en six volumes, Paris, Librairie Larousse, 1928. ↵
- Clin d’œil également au nègre de la publicité « Y a bon banania ». Image et parler du tirailleur qui vont être exploités par la marque « Ya bon » de Pierre Lardet. ↵
- Ce cliché renvoie à la croyance syncrétique qui fait des Blancs les descendants de Japhet et des Noirs ceux de Cham, le deuxième fils maudit de même que sa descendance. ↵
- L’écolier qui était surpris en train de parler sa langue, portait un « symbole » (collier) au cou et ne s’en débarrassait que si à son tour, il surprenait un autre élève en train d’en faire autant. Alors, il lui transmettait son collier et était ainsi libéré. Les écoliers détestaient cette sanction qui faisait d’eux la risée de tout l’établissement. Voir à ce sujet Bernard Dadié, Climbié, Abidjan, Douga, 1996, p. 25-31. ↵
- Texte majeur dans la littérature africaine par son contexte de parution et sa valeur de contre-discours. ↵
- Dans les faits, le roi Léopold II est propriétaire du Congo de 1885 à 1908, date à laquelle le territoire est transféré à la Belgique. ↵
- Dans une certaine mesure, sa description renvoie au phénomène de la Sape : « Société des ambianceurs et des personnes élégantes ». Véritable fait de société au Congo dans les années 1980. Voir à ce sujet Justin-Daniel Gandoulou, Entre Paris et Bacongo, Paris, CCI-Centre Georges Pompidou, 1984. ↵
- Propos révélateur de racisme mais paradoxalement le raciste ici est Noir et non Blanc. ↵
- Chanté par l’artiste Congolais Pépé Kallé, cet hymne d’émancipation du continent africain immortalise en 1960 l’accession à l’Indépendance. ↵