10 Formes et enjeux des passages dans « 5 Octobre An Zéro » d’Apedo-Amah

Paméssou Walla

Résumé

Apedo-Amah est un dramaturge très engagé en matière de réformes politiques dans son pays le Togo. Pendant des décennies, il a manié sa plume de dramaturge engagé contre la dictature politique qui, selon lui, dénie au peuple sa liberté de vie et d’épanouissement. Cet engagement politique pour la cause d’un peuple sans voix le passionne même après son admission à la retraite en tant qu’enseignant-chercheur. Pour preuve, il continue de publier des pièces de théâtre visiblement très engagées, en l’occurrence la pièce de théâtre intitulée 5 Octobre An Zéro parue aux Éditions Awoudy en mars 2015. L’auteur y fait une rétroaction des soulèvements populaires des années 1990 qui marquent un passage douloureux, l’aube d’une marche vers une ère démocratique du pays. Cette pièce qui fait l’objet de notre étude alterne entre la poésie et le théâtre dans le but de montrer le chaos politique qui prévaut dans l’espace scénique et le besoin d’un changement. Dans cette optique, cet article, en s’appuyant sur la sociocritique, projette de montrer comment cette pièce de théâtre est vectrice de sens quant à son engagement politiquement.

5 Octobre An Zéro (2015) est un drame. Selon le Petit Larousse, un drame est une pièce de théâtre représentant une action sérieuse ou pathétique, mais n’excluant pas les éléments comiques ou réalistes. En effet, le dramaturge Apedo-Amah s’est inspiré des événements réels de l’histoire du Togo pour réaliser cette pièce, résonnant la révolte d’un peuple longtemps brimé par une dictature persistante. La pièce est une réelle théâtralisation du rêve du dramaturge qui est foncièrement un artiste engagé de par ses écrits et son allure physique au style rasta man. Dans ses écrits littéraires, Apedo-Amah rêve un lendemain meilleur pour le Togo. Pour cela, il l’a toujours présenté comme un peuple en proie à une dictature récalcitrante et fermée à toute tentative pacifiste pour un passage démocratique. C’est pourquoi il croit vivement que le peuple seul a son destin dans ses propres mains car dit-il dans le drame : « Ton avenir est inscrit en lignes de feu dans tes propres mains » (Apedo-Amah, 2015 : 11).

Cet article, en s’appuyant sur la sociocritique, vise à montrer comment le dramaturge représente son peuple aux prises avec un régime dictatorial opiniâtre. Ainsi, nous essayerons de voir comment le foisonnement du théâtre et de la poésie est porteur de sens dans la pièce d’Apedo-Amah. Par rapport à la pertinence de l’approche sociocritique, Pierre Zima écrit : « La sociologie du texte devrait partir de deux théories complémentaires : les unités lexicales, sémantiques et syntaxiques articulent des intérêts collectifs et peuvent devenir des enjeux de luttes sociales, économiques et politiques. » (Zima, 1985 : 121).

L’approche sur l’écriture de mélange de la pièce

Le concept de l’hybridité générique consiste à l’association ou au mélange de genres littéraires. Dans notre cas, il s’agit de l’association du théâtre et de la poésie. C’est un phénomène voisin de la mise en abyme qui consiste à représenter une œuvre dans une autre du même type, par exemple en incrustant une image en elle-même. De la même manière, Apedo-Amah fait cohabiter la poésie et le théâtre de façon insolite dans une même écriture. En littérature, la mise en abyme peut fonctionner comme une espèce de clin d’œil, un subtil clou planté dans le mur qui se redéployera en macrostructure dans la diégèse : la représentation symbolique en plus petit est donc amplifiée dans son double plus grand, qui est la diégèse. L’hybridité des genres désigne un foisonnement de genres, c’est une écriture qui brise le carcan de l’écriture canonique traditionnelle avec des normes bien définies. En tant que procédé d’enchâssement de genre, cette pratique devient le signe d’une transfrontalité et donc d’une transgression avérée des genres.

Pour Koutchoukalo Tchassim cette écriture de mélange de genres est une « écriture de folie, c’est également cette écriture de désordre, cette fausse écriture (par rapport à l’écriture traditionnelle codifiée). Elle symbolise le malaise, le désordre, le chaos qu’est la vie elle-même. » (Tchassim 2012 : 176).

Dans son appréciation de l’écriture de mélange, Alain Couprie écrit : « cette absence d’appellation générique a valeur de constat : il n’existe plus d’esthétique unificatrice. Tons, techniques et styles se mélangent et se juxtaposent. » (Couprie 2007 : 106). L’explication de Couprie souligne la libéralisation de l’écriture qui devient de plus en plus personnalisée et singulière, les normes et restrictions traditionnelles sont délaissées au profit d’une écriture libre.

Selon Michel Foucault, l’écriture de mélange qui est une écriture de folie consiste en une « longue série de folies qui, stigmatisant comme par le passé les vices et défauts, les rattachent tous, non plus au manque de charité, non plus à l’oubli des vertus chrétiennes, mais à une sorte de déraison. » (Foucault 1961 : 25).

Tchassim soutient que le mélange de genres ou l’écriture de la folie, tout en instaurant un dialogue entre les genres, tout en décloisonnant les genres littéraires, vise elle-même la dénonciation de la folie qui devient la forme générale de la critique. Dans les farces et les sorties, le personnage du fou, du niais ou du sot prend de plus en plus d’importance. Il n’est plus simplement dans les marges, la silhouette ridicule et familière : il prend place au centre du théâtre comme le détenteur de la vérité. Si la folie entraine chacun dans son aveuglement où il se perd, le fou, au contraire, rappelle à chacun sa vérité (Tchassim, 2012 : 171).

Quant à Sami Tchak, le mélange des genres symbolise le malaise social, le chaos et l’anarchie dans la vie quotidienne : « C’est la vie elle-même qui est tordue, qui veut que ça soit tordu, agaçant, affolant et même lassant. C’est la vie elle-même qui veut que rien ne soit vraiment cohérent. » (Tchak, 2001 : 10).

Avec les écrivains et les écrivaines de la nouvelle génération, c’est-à-dire écrivain-e-s du nouveau roman de l’ère postmoderne, le roman aussi bien que le théâtre, écrivait Pierre N’Da, se « détache des normes canoniques traditionnelles […] pour épouser les techniques d’une écriture fortement exploratrice, novatrice et excentrique. » (N’Da, 2009 : 13). Pour N’Da, ce libéralisme scriptural de l’enchâssement de genres est une forme d’innovation et de révolution de l’écriture.

À en croire Mikhaïl Bakhtine, cette cohabitation de genres est beaucoup plus remarquable avec le roman. En effet, dit-il, « le roman permet d’introduire dans son entité toute espèce de genres, tant littéraires (nouvelles, poésies, saynètes) qu’extra-littéraires (études de mœurs, textes rhétoriques, scientifiques, religieux, etc.). En principe, n’importe quel genre peut s’introduire dans la structure d’un roman […] Ces genres conservent habituellement leur élasticité, leur indépendance, leur originalité linguistique et stylistique. » (Bakhtine, 1978 : 141) Dans le même sillage Josias Semunjanga trouve que : « Le roman est un genre transculturel et intergénérique » (Semunjanga, 1999 : 29). Pour Bernard Valette le roman permet un « mélange genrologique » (Valette, 1995 : 3). Comme ces auteurs le soulignent, de par son essence ou sa nature, le roman se rend plus disponible à l’association avec d’autres genres comme le théâtre et la poésie. Le plus souvent, c’est courant de rencontrer des dialogues enchâssés dans le récit d’un roman. Cependant, le dialogue est un élément caractéristique du théâtre. De la même manière, les chansons, c’est-à-dire des compositions poétiques, sont fréquentes dans la trame ou l’intrigue d’un roman. D’aucuns pensent que les genres littéraires sont malléables parce qu’ils sont des institutions humaines : « Un genre littéraire est une institution […] On peut utiliser des institutions existantes pour y travailler, pour s’y exprimer, on peut en créer de nouvelles, ou s’en accommoder du mieux qu’on peut sans prendre part aux systèmes et aux rituels; on peut aussi y adhérer, afin de les remodeler » (Wellek et Austin, 1971 : 318). Parce que le roman est sujet à la transgénéricité, le théâtre aussi peut l’être : « Quand le roman est maître, tous les autres genres, ou presque, se “romanisent” plus ou moins » (Bakhtine, 1978 : 191).

L’Esthétisation des passages

La pièce de théâtre d’Apedo-Amah intitulée 5 Octobre An Zéro est structurée en deux temps : à savoir la première mi-temps divisée en deux voix off dénommées Tract N°1 et Tract N°2 qui sont des poèmes inductifs et introducteurs des scènes théâtrales, et la deuxième mi-temps qui est aussi divisée en deux voix off dénommées Tract N°3 et Tract N°4 qui sont également des textes poétiques énonçant et annonçant les scènes théâtrales.

Le dramaturge se sert du mélange des genres littéraires alternant poésie et théâtre dans sa pièce de théâtre comme une technique littéraire. C’est ainsi qu’il a recours tantôt au foisonnement de genres, tantôt à l’unicité de genres avec des techniques propres à la dramaturgie, comme l’usage du monologue, afin de révéler aux spectateurs, aux spectatrices ou au lectorat les pensées profondes des personnages. C’est dans cette optique que Martine David trouve qu’« Il arrive cependant que le dramaturge désire faire connaitre au spectateur ce que pense ou ressent un personnage. … Le dramaturge aura recours à un procédé propre au théâtre : le monologue. » (David, 1995 : 105).

Le fait de faire cohabiter le théâtre et la poésie contribue énormément au renforcement des capacités linguistiques et langagières de l’auteur qui cache une idéologie derrière. En effet, l’association du style poétique avec le style dramatique fait bon ménage pour créer une écriture de folie ou de désordre qui symbolise un malaise social profond. Naturellement, la poésie est plus chargée que le théâtre car en poésie le langage est symbolique et condensé. Alors quand on conjugue la poésie avec le théâtre, l’effet est plus remarquable, l’efficacité est plus prononcée. La poésie étant plus chargée charge à son tour le théâtre pour créer un champ lexical énergétique de grande portée car, dit-on souvent, « l’union fait la force ». Le poème de voix off Tract N°1 charge beaucoup l’idéologie des scènes théâtrales de la première mi-temps. Ainsi, ce poème dénonce la souffrance du peuple qui mène « une vie végétative » à cause de la « médiocratie » d’« une clique de voleurs et d’égorgeurs… du pouvoir usurpé » (Apedo-Amah, 2015 : 9). Dans les scènes de la première mi-temps, se constituent fondamentalement des émeutes d’un peuple meurtri, aigri et déchainé, prêt à en découdre avec les tyrans responsables de leurs souffrances. La poésie de voix off Tract N°1 dans son langage symbolique et condensé justifie d’avance les comportements déplacés du peuple dans l’action théâtrale de la première mi-temps. Elle nous fait comprendre par des métaphores que le lectorat va vivre des scènes irrégulières qui émanent justement d’un malaise social profond; c’est en effet une vengeance, une réaction de cause à effet, un désir ardent de se libérer soi-même d’une « médiocratie ».

Étant donné que l’auteur a affaire à un drame, il ne pouvait pas se limiter au langage ordinaire et moche de tous les jours. Il lui fallait intensifier le style à travers un langage poétique plus agressif que celui du théâtre. Cette association de genres a créé un style au lexique merdique et dérangeant. Le symbolisme et le figuralisme poétiques ont créé des allusions moqueuses et arrogantes; la pièce revendique une monstration paralléliste avec d’une part des attributs de prestige, mais qui se muent d’autre part, en stigmates ou en valeurs dégradantes et injurieuses.

L’auteur fait usage d’un langage poétique révolté car son peuple périt sous le joug d’une dictature exacerbée. Un langage ordinaire ne pouvait pas réellement exprimer son mécontentement vis-à-vis de la situation sociopolitique de son pays. Il est révolté parce que son peuple qui n’aspire qu’à la liberté se trouve pris en otage dans un merdier, par une bande maffieuse « clique de voleurs et d’égorgeurs » dans un espace concentrationnaire et tortionnaire ou la mort est omniprésente, le peuple est constamment intimidé et stigmatisé, il ne vit pas réellement, il mène une existence « végétative ».

La théâtralisation d’un régime dictatorial vers un régime démocratique

J’entends par théâtralisation, l’art de représenter ou de mimer une réalité séculaire par des procédés artistiques et littéraires. Le théâtre a pour rôle d’imiter la vie humaine, sociale et sociétale dans toutes ses dimensions. Ainsi, le drame d’Apedo-Amah imite et reflète incontestablement les réalités sociopolitiques de son pays le Togo. La théâtralisation utilise les signes et les symboles pour communiquer. Ainsi, elle se traduit dans la pièce par la symbolisation et la métaphorisation du tabouret par le dramaturge. La conversation entre Maman Ayaba (une détentrice d’un restaurant moins cher appelé la gargote), Monsieur Zolo (un dignitaire du régime au pouvoir) et Tema (un militant révolutionnaire), nous fait une révélation à propos du tabouret comme objet du théâtre :

Maman Ayaba : Asseyez-vous sur ce tabouret, Monsieur Zolo, s’il vous plait, et ne vous occupez plus de Tema. (Monsieur Zolo s’asseoit). Il aime refaire le monde dans la tête, il n’est pas bien méchant, mais sa langue est pire qu’un pistolet.
Tema : Maman Ayaba, tu ne peux pas offrir un siège à ce bâtard; il n’est pas digne d’une telle attention; tu lui fais trop d’honneur. Il ne m’impressionne pas, moi. Je vais m’asseoir sur ce tabouret. (Il arrache le tabouret pour la possession du tabouret. Yabo et Damtaré attirés par les cris, arrivent précipitamment). (Apedo-Amah, 2015 : 26-27)

Ce tabouret dont il est question ici n’est pas simplement un tabouret, il s’agit d’une métaphore, d’un tabouret politisé qui symbolise la pomme de discorde, le pouvoir politique tiraillé entre un régime dictatorial vétuste et une opposition moribonde dans un pays que le dramaturge refuse de nommer mais permet au lectorat de deviner à travers un style réaliste. Apedo-Amah, en tant que dramaturge, essaie de mimer symboliquement la vie réelle en vue d’attirer l’attention du spectateur, de la spectatrice ou du lectorat sur des passages sociopolitiques douloureux de l’heure. À ce propos, Bakary Traoré écrivait que les conteurs et conteuses « ne se contentent pas de raconter les histoires, ils les miment. Ils sont de véritables acteurs faisant parler et vivre leurs héros. Ce sont des scènes à plusieurs personnages représentés par un acteur unique. » (Traoré, 1957 : 35).

À travers la théâtralisation du tabouret, le lectorat comprend aisément que le régime au pouvoir et le peuple sont à couteaux tirés tout simplement parce que le pouvoir est mal géré et ne change pas de mains. Ainsi, la gestion calamiteuse du pouvoir mécontente le peuple qui se révolte et proteste contre le régime en place. L’auteur théâtralise ainsi les mésententes, les disputes, la discorde, la tension et les conflits permanents entre un régime dictatorial et un peuple opprimé. La scène suivante illustre les raisons du soulèvement populaire :

Yabo : Maman Ayaba, c’est parce que nous souffrons tous que nous nous révoltons contre ce régime assassin et corrompu. […] (p. 16)
Tema : Du sang! Parlons-en! Combien d’étudiants massacrés à l’université par votre soldatesque? Six cents? Deux mille? La grève des transporteurs, combien de chauffeurs trucidés? La grande manifestation de l’opposition du mois dernier n’a fait que six mille morts. Une peccadille! Juste quelques moustiques écrasés contre un mur, le mur de la terreur. (Apedo-Amah, 2015 : 25)

Cette scène nous fait comprendre qu’au pays du dramaturge, toute forme d’expression du peuple est réprimée dans le sang. Il n’y a vraiment pas de liberté de grève, de manifestation ou de protestation, les blessé-e-s et les mort-e-s se comptent par milliers chaque fois que le peuple veut manifester ou tente de réclamer ses droits.

C’est par les procédés de la théâtralisation que le spectateur et la spectatrice peuvent se rendre à l’évidence de la complicité du pouvoir avec l’armée et les forces de l’ordre dans la répression du peuple.

Le Flic : Je suis inspecteur de police. Je suis ici pour confirmer la trêve décrétée par le gouvernement afin de permettre aux émeutiers de se ressaisir. Vous disposez de vingt-quatre heures pour effacer les injures des murs et arracher les tracts. Les barricades doivent aussi être démantelées sans conditions.
Yabo : À condition que vous aussi vous démanteliez votre régime archaïque et criminel.
Le Flic : Petite, tu es en train de faire un coup d’État. (Apedo-Amah, 2015 : 18)

À travers cette mise en scène, l’artiste souligne ici l’intimidation et l’absence de liberté d’expression. Selon le dramaturge, toute forme de résistance ou d’expression de mécontentement de la part du peuple est un délit, une atteinte à la sureté de l’État. Dans cette scène, le policier profère des menaces contre un peuple qui ne cherche que sa liberté à travers une révolte légitime et pacifique considérée comme une attaque contre les dirigeants. Une fois le mandat en mains, il ne réfléchit plus, il agit avec véhémence :

Le Flic : Non. (Il sort un tract de sa poche). J’ai ordre à arrêter l’auteur de ce tract qui appelle le peuple à la révolte et s’attaque aux dirigeants du pays. Son arrestation ou sa reddition sous vingt-quatre heures fait partie des conditions de la trêve. Il y va de votre intérêt. Après ce sera l’enfer. Et je suis sûr que vous êtes loin d’imaginer ce que c’est que l’enfer.
Tema : Arrêtez de toujours nous dire où se trouve notre intérêt. Ne confondez pas vos intérêts avec les nôtres. Ils sont inconciliables. Vous êtes une bande de criminels et de voleurs. (Apedo-Amah, 2015 : 19)

L’on comprend par ce dialogue que le policier est fier de réprimer le peuple, de lui faire vivre l’enfer comme lui-même le dit « Il y va de votre intérêt. Après ce sera l’enfer ».

L’esthétisation, à travers l’usage péjoratif de l’onomastique du toponyme du policier « Le Flic », dénonce l’avidité du policier dans notre contexte; pour le dramaturge, les policiers du Gondwana ont une obsession pour l’argent et c’est justement cet amour de l’argent qui les rend aveugles. Pendant qu’eux-mêmes se plaignent que ça ne va pas du tout au pays, ils soutiennent les tyrans contre un peuple impuissant. C’est pourquoi ils se radicalisent et durcissent le ton contre un peuple innocent qui ne demande qu’à vivre heureux sur la terre de ses aïeux.

Par ailleurs, la représentation esthétique montre que pour le révolutionnaire, le policier est manipulé et subi le lavage de cerveau.

Damtare : Ça ne m’étonne pas d’un flic, ça! Votre formation dans les écoles de flics ressemble à du décervelage. Tu es logé à la même enseigne que nous et au lieu de réfléchir, tu nous tapes sur la gueule à coups de matraque avec les autres connards de ton espèce.
Yabo : (renchérit) Regarde tes habits, mec, tu ressembles à un clochard, tu pues le flic mal payé et abruti. Va dire merde à tes commanditaires. On veut leur départ.
Maman Ayaba : (les reprend tous deux ironiquement) Pour mettre qui à leur place? (Apedo-Amah, 2015 : 20)

L’auteur critique d’une manière artistique les forces de l’ordre qui accomplissent avec zèle une mission déplacée. Au lieu de protéger le peuple contre les régimes dictatoriaux, ces forces leur servent de chiens de garde contre un peuple souverain surtout lors des soulèvements populaires. D’autre part, la réplique de Maman Ayaba aux révolutionnaires Yabo et Damtare qui veulent à tout prix un changement montre que l’auteur insinue une grande question au sujet de l’opposition presque inexistante. En effet, au Gondwana, c’est-à-dire le Togo ainsi nommé par l’auteur, le régime dictatorial fait tout pour déstabiliser et fragiliser toute forme d’opposition à telle enseigne que le peuple se retrouve dans les régimes politiques de partis uniques au lendemain des Indépendances. Il se crée alors un vide politique au niveau de l’opposition, ce qui fait dire à Maman Ayaba que le pouvoir risque d’être vaquant si le peuple fait partir les tyrans de force. Pour la vieille dame, ce n’est pas la peine de croire à un changement d’ici au lendemain, le changement n’est pas encore à portée de mains, le mieux c’est de laisser le régime dictatorial tranquille surtout que toute tentative de résistance est aussitôt farouchement anéantie par les forces de l’ordre. Pour Maman Ayaba comme pour la majorité du peuple, vivre dans la misère vaut mieux que perdre totalement sa vie dans un système répressif, c’est pourquoi il faut se taire, quelle que soit la situation au pays.

Cependant, l’artiste n’est pas de cet avis, pour lui le peuple ne vit pas encore au sens strict du terme, il expérimente simplement une existence végétative : « Un peuple une vie végétative/Cycle infernal de l’oppression-soumission » (Apedo-Amah, 2015 : 9). Pour l’artiste, un peuple opprimé et oppressé ne peut pas prétendre être en vie, il est simplement pris en otage par « un pouvoir usurpé », par « un despotisme haï », par « de méprisables foutriquets », par des « chiens kleptocrates », par des « despotes », par des « fascistes », etc. Et la liste est encore longue dans un style merdique, dérangeant, moqueur et arrogant. L’artiste dispose en effet d’un arsenal lexical riche en invectives. Apedo-Amah pose les conditions de la vie humaine en exigeant que la dignité, l’humanité et la liberté des peuples soient respectées et préservées par les dirigeants dans un climat de justice et d’équité : « Yabo : Mon humanité, c’est ma dignité d’être humain. Damtare : Pas de dignité sans justice, sans liberté. » (Apedo-Amah, 2015 : 38).

Dans sa quête de liberté populaire, l’auteur préconise une révolte insurrectionnelle ou même une lutte violente, car pour lui on guérit le mal par le mal; qui veut la paix prépare la guerre. Il ne croit plus à une révolte pacifique car le régime refuse un dialogue franc avec l’opposition. Ils se prêtent souvent à des dialogues de façade, à des négociations hypocrites et folkloriques juste pour confondre l’opposition :

Maman Ayaba : N’attisez pas le malheur! Vous le regretterez. J’ai interdit à tous mes enfants de descendre dans la rue… Tous les parents devraient se faire obéir de leurs enfants.
Tema : Chaque génération doit pouvoir s’épanouir en brisant les chaines mentales de la tradition et de l’aliénation. Face à l’arbitraire et la barbarie, la résignation que tu préconises est un pousse-au-crime. Nos bourreaux sont certes des monstres, mais aussi des êtres humains; il appartient aussi aux opprimés de réagir en êtres humains pour dissuader les oppresseurs et faire en sorte que la peur change de camp. Violence contre violence. C’est la force qui arrête la force. (Apedo-Amah, 2015 : 22)

Comme cette boutade le souligne, pour le poète dramaturge, ceux et celles qui prônent la non-violence finissent toujours mal; c’est pourquoi il faut agir quelle que soit l’issue. La philosophie de l’artiste est qu’il faut se battre pour sa libération et pour sa liberté, croiser les bras tel que Maman Ayaba le préconise, c’est se vendre à la fatalité. L’inaction du peuple fait le bonheur de ces régimes politiques vieux des décennies : « Tema : La tranquillité des voleurs, c’est le sommeil de leurs victimes. Nous ne voulons plus dormir pour vous avoir à l’œil. » (Apedo-Amah, 2015 : 25). Ainsi, pour le dramaturge, finies les courbettes, le peuple doit se lever et se mettre sur ses deux pieds pour revendiquer sa libération. Seule la mort est fatale et inéluctable, tout ce qui relève du comportement humain est corrigible, les habitudes de l’humain sont malléables et altérables, on peut éviter la corruption si l’on a une conscience morale. « Maman Ayaba : Le temps nous a permis de voir beaucoup plus de choses dans la vie que vous. Que valent vos pierres contre des fusils, des canons et des chars? Laissez-nous vaquer tranquillement à nos affaires. » (Apedo-Amah, 2015 : 16-17). Par la voix de cette femme, le dramaturge souligne l’affichage de la résignation par un peuple las et impuissant. Selon lui, l’inertie du peuple est complice de la tyrannie politique au pays.

En définitive, il s’agit au dramaturge poète de ressusciter à la mémoire du peuple les soulèvements populaires des années 1990 au pays. Pour l’auteur, cette nouvelle génération d’aujourd’hui n’est pas éveillée, elle est trop apathique, dormante et beaucoup plus réservée, ce qui favorise le régime dictatorial. Pour créer les conditions favorables à la démocratie, le peuple de façon unie doit se lever, rompre son silence et son profond sommeil, pour clamer haut et fort son désir de voir s’installer une vraie démocratie dans le pays. Comme partout ailleurs, la démocratie ne se donne pas, elle se mérite; elle s’obtient par des luttes acharnées, parfois même au prix du sang. C’est grâce à ce prix du sang que le vent de la démocratie avait un peu soufflé dans le pays dans les années 1990, un événement historique et mémorial qui devrait inspirer la nouvelle génération.

Conclusion

Il s’agissait dans cet article d’apprécier les valeurs sociopolitiques en situation de transition démocratique telles que le dramaturge Apedo-Amah nous les fait ressentir dans son drame intitulé 5 Octobre An Zéro. Il ressort qu’à travers la mise en association, notamment du théâtre et de la poésie, le dramaturge togolais a réussi à nous faire vivre les passages sociopolitiques difficiles et douloureux dans son pays. Cependant, malgré la fin tragique de la plupart des personnages dans le drame, l’auteur semble nous faire rêver d’un lendemain prometteur en termes de réformes politiques et démocratiques. Ceci se traduit dans la pièce à travers la mort de tous les tenants et de toutes les tenantes du régime dictatorial, vaincu-e-s par les militant-e-s révolutionnaires et partisan-e-s de la vraie démocratie. Enfin, l’auteur semble faire l’apologie de la révolution populaire, des soulèvements insurrectionnels pour assurer un passage des dictatures persistantes vers des régimes réellement démocratiques.

Bibliographie

Apedo-Amah, Ayayi Togoata (2015). 5 Octobre An Zéro. Lomé, Éditions Awoudy.

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Wellek, René, Warren, Austin (1971). La Théorie littéraire. Paris, Seuil.

Zima, Pierre (1985). Manuel de sociocritique. Paris, Picard.

Biographie

Paméssou Walla est Maître-assistant de Littérature anglaise à l’Université de Lomé au Togo.

Courriel: wallapamessou@yahoo.fr

Abstract

Apedo-Amah is a very committed Togolese dramatist concerned with political reform policies in his country Togo. For decades, he has wielded his pen of a committed dramatist against the political dictatorship which according to him, denies people their liberty and wellbeing. This political commitment on behalf of a voiceless people has fascinated him up to his years of retirement as a university lecturer. For proof, he continues to publish committed plays; in this case the play titled 5 Octobre An Zéro appears in Awoudy Editions of March 2015 whereby the author gives a feedback of the popular uprisings in the years 90 that marks the dawn toward political transition, a walk across dictatorship towards a democratic era in the country. This play which is the subject of my study alternates poetry with drama with the purpose of showing the political chaos and a need for change. In this vein, this article while leaning on sociocriticism, intends to show how the play makes sense in terms of politically committed.