4 Du clos à l’ouvert : prolégomènes à l’esthétique de l’espace de transit

Timbo Adler Vivien Yro

Résumé

La problématique des passages convoque une diversité de notions telles que la traversée, la transitivité, la transculturalité et charrie en son sein également la dynamique de l’espace de transit. Me référant aux espaces des moyens de transport en commun tel que le mini bus urbain, certains espaces de la ville et les toilettes, j’aborde les passages par le biais du graffiti dans la ville d’Abidjan, suivant le postulat selon lequel ils constituent un canal de communication qui fait de ces espaces clos des espaces ouverts sur le monde. Le graffiti en tant qu’outil de communication transgressif s’affichera ici comme vecteur d’ouverture de l’espace clos, mais également comme moyen de dévoilement des identités sous le prisme de la géocritique.

Depuis plus de deux mille ans, les villes sont des points de passage selon Edward Glaeser (2011). D’Occident aux pays africains, ces lieux de transit ou de sédentarisation sont des espaces de rencontre et d’échange des idées. Transiter est le fait de traverser un endroit sans s’y établir. L’espace de transit est donc un espace intermédiaire à séjour bref. Dans la présente réflexion, il s’agira particulièrement de ces lieux de transit francophones que sont la ville d’Abidjan et certains micro-espaces clos (les établissements universitaires, les Gbakas[1] et les toilettes). Ce sont des espaces clos qui, dans leurs fonctions primaires, sont des lieux réservés à des usages particuliers. De façon générale, un espace clos désigne un lieu totalement ou partiellement fermé.

Partant des espaces ci-dessus énumérés, je me penche sur la problématique des passages par l’entremise du graffiti comme canal de communication faisant de ces espaces clos (de transit) des espaces ouverts sur le monde. Comment ces espaces passent-ils du clos à l’ouvert par le biais du graffiti? En tant qu’inscription lettrée ou peinture réalisée légalement ou illégalement sur support public (mur, monuments ou bus), le graffiti est une littérature qui tague les passages urbains. Il est employé pour communiquer. Sa présence dans les espaces de transit s’offre comme mode de communication furtif. Art urbain, le graffiti se présente en modèle d’imitation du réel abidjanais dans ma réflexion. Je l’examinerai à la lumière de la géocritique grâce à laquelle j’évaluerai le passage du réel à la fiction.

En m’appuyant sur la géocritique, je fais mon analyse en deux moments. Dans un premier temps, je procède à l’inventaire des sites graffés parce qu’il s’agit-là d’un street art qui établit une référentialité avec le réel abidjanais. Et dans le deuxième temps, je montre comment ces lieux de transit, dans leurs fonctionnalités, sont des fora cathartiques à ciel ouvert.

Collecte des graffitis et des espaces de transit dans la ville d’Abidjan

Le graffiti est un art crypté qui remonte à l’époque de l’Antiquité. Il se manifeste par de simples griffures ou dessins faits à la peinture. Il est utilisé pour communiquer le plus souvent sur des surfaces non approuvées. C’est en cela qu’il est qualifié d’art du vandalisme. Il diffère de la fresque par son statut illégal. Mais depuis 1960, Brassaï, pseudonyme de Gyula Halaszet, et Pablo Picasso donnent caution au graffiti sous le vocable d’Art (Brassaï, 1964). Ce qui nous autorise à aborder la thématique des passages francophones au travers de cet art urbain.

Le graffiti est élaboré selon diverses techniques telles que la peinture aérosol, la gravure, le marqueur, la craie, le stylo, etc. Quelle que soit la technique, les graffitis se classent en trois catégories : les graffitis de quartiers, les graffitis du tourisme et les graffitis de toilettes. Sous ces coutures techniques et catégorielles, le graffiti se voit dans les lieux de transit (Gbaka, toilettes, établissement et murs de gares routières). La collecte des différents graffs permet de les classer en trois grands groupes : les graffs à portée élogieuse et publicitaire que sont les portraits de chanteurs et chanteuses africain-e-s (Dicap la merveille, Yorobo, Denco, JJK), celui du footballeur ivoirien (Didier) et de personnalités politiques (Madiba) sur Gbaka. Les graffs à condensé historique (FESCI, GBAGBO VOLEUR) et ceux à caractères religieux et sexuel dans les toilettes : des dessins de sexes en annexe; « donne ta vie à Jésus mon frère »; « s’il y a des gens qui agissent, il faut qu’il y ait derrière ceux-ci des gens qui pensent car l’avenir de ce monde est à ce prix ».

Le Gbaka, en tant que véhicule de transport compartimenté, moyen de transit donc de passage, est un lieu clos dans son usage premier. Cependant, il s’ouvre sur le monde, du fait de sa surface interne, mais surtout externe, utilisée comme espace publicitaire. Les établissements universitaires et les toilettes sont des espaces partiellement ou totalement clos qui s’ouvrent sur le monde du fait qu’une partie de leur surface, c’est-à-dire les murs, sont transformés en espace de communication par le truchement du graffiti. Ils deviennent par le fait même des lieux de débats à ciel ouvert.

La référentialité des graffitis au réel ivoirien

Le graffiti en tant que produit de l’esprit donc de l’imaginaire est un art urbain. Il appartient au monde de la fiction. Le calibrage au monde réel se fera au regard de la référentialité visuelle et des chronolectes[2] qu’ils dégagent.

Le premier groupe de graffiti relève de la catégorie des graffitis touristiques. Il renferme ceux affichés sur les moyens de transport en commun que sont les Gbakas. Ce groupe de graffiti offre une référentialité visuelle à travers deux indices : l’un, le portrait peint et l’autre, le nom. Le portrait peint est le premier indice de référentialité qui capte l’attention. Il est de l’ordre de la sensorialité, selon Bertrand Westphal (2007), soit une référentialité notable dans le processus de paramétrage du monde fictif au monde réel. Les portraits peints sur ces moyens de transports sont automatiquement renvoyés aux chanteurs Fally Ipoupa Nsimba (illustration 1), Ange Didier Houon (illustration 2), Denis Koulaté (illustration 3) et Jean Jacques Kouamé (illustration 4).

1. À la sortie d’Abidjan, mai 2016. Photo de l’auteur.
2. À la sortie d’Abidjan, mai 2016. Photo de l’auteur.
3. À Abobo, mai 2016. Photo de l’auteur.
4. À Adjamé Liberté, mai 2016. Photo de l’auteur.

Par syllogisme, si les portraits peints renvoient à ces artistes cités, les pseudonymes qui les accompagnent renvoient certainement à ces derniers. Dicap la merveille ou Fally correspond à Fally Ipoupa Nsimba, Arafat à Ange Didier Houon, Denco à Denis Koulaté et JJK à Jean Jacques Kouamé. Le même procédé tient pour Didier Drogba (illustration 5) et Nelson Mandela dit Madiba (illustration 6).

 

5. À Adjamé Gare Nord, mai 2016. Photo de l’auteur.
6. Photographie récupérée de http://galerie.rbtcreation.com/index/category/22-galerie_utilitaires/start-60

Le portrait est communément perçu comme une volonté de représentation d’une personne. Il témoigne de l’intérêt accordé à un individu. Sa présence sur le ou dans le Gbaka, lieu ou moyen de transit qui, par sa surface interne ou externe, se révèle comme un outil d’embellissement ou d’agrément à première vue. Mais, au-delà de ce fait, il convoque les absents, créant ainsi l’illusion d’une représentation du réel selon le talent de l’artiste. La présence du portrait d’une personnalité musicale, politique, footballistique, etc. peut être la marque d’un culte de la personnalité comme c’est le cas des portraits des personnalités politiques. Dans un portrait, tout fait sens : de la posture au regard, en passant par l’accoutrement. Les exemples des portraits de JJK et de Denco en annexe mettent en évidence les tendances musicales auxquelles ils appartiennent à travers leurs tenues vestimentaires peints par l’artiste. La vue de ce graffiti sur ce lieu ou cet espace de transit, met en branle une démarche de nature sémiotique marquée par la visualisation-remémoration de tous les actes liés aux personnalités graffées sur ce lieu de transit.

Les graffitis chronolectes n’échappent pas à ce processus de remémoration. Le chronolecte est l’unité de mesure du temps dans un espace donné. Selon Diandué (2013), la chronosémie s’appesantit sur la sémantique du temps dans un espace donné ou de l’espace dans un temps donné. Selon la précision de la temporalité, il est chronosème ou chronolexème. Chronosème quand le temps exprimé est englobant et manque de précision. Les mots « guerre », « colonisation » et « génocide » peuvent correspondre à plusieurs évènements et à différents espaces. Ces mots renvoient donc à des faits historiques génériques. Chronolexème en sa qualité de précision notable. Les exemples « Première Guerre mondiale », « colonisation française en Afrique » et « génocide rwandais » convoquent des évènements et des espaces précis dénudés de tout quiproquo.

La temporalité s’exprime ici à partir de graffitis lettrés qui évoquent des évènements de l’actualité ivoirienne. Deux graffitis chronolexèmes seront développés sur une collecte importante faite à travers la ville d’Abidjan. Il s’agit des graffitis FESCI et de GBAGBO VOLEUR (illustration 7), deux graffitis collectés sur les murs de l’Université Nangui Abrogoua d’Abobo.

 

7a. À l’Université Nangui Abrogoua, mars 2016. Photo de l’auteur.
7b. À l’Université Nangui Abrogoua, mars 2016. Photo de l’auteur.

FESCI renvoie à la Fédération Estudiantine Scolaire de Côte d’Ivoire née en 1990 pour défendre les intérêts moraux, économiques et sociaux des étudiant-e-s ivoirien-ne-s. GBAGBO fait allusion au troisième Président de la République de Côte d’Ivoire. GBAGBO VOLEUR est certainement, compte tenu de la localité de la collecte du graffiti, l’expression d’un râle face aux remous sociaux qu’a connu la Côte d’Ivoire en 2011. Les murs de l’Université mettent en relief un pan de l’histoire de la nation ivoirienne et fait de ce lieu de transit clos un espace ouvert sur un pan de l’actualité brulante de la Côte d’Ivoire.

La dernière catégorie correspond aux graffitis des toilettes. Dans ces endroits publics de transit, une pléthore de graffitis ou tags à thématiques diverses parsèment lesdits lieux. De la porte aux murs, ces espaces d’intimité échappent à la vigilance du regard. Cette disposition favorise des graffs liés à l’obscène, au sexe et quelquefois à des invitations aux codes de bonne conduite et à la spiritualité. La collecte thématique de graffitis à notre actif est de deux ordres : la première à caractère obscène et la deuxième à caractère religieux. Dessin de sexes (illustration 8), positions sexuelles, « j’ai envie de te foutre ça! », sont les obscénités de ces espaces de transits.

 

8. Dans les toilettes de l’Université Félix-Houphouët-Boigny, mai 2016. Photo de l’auteur.

Ce type de graffitis, selon Stéphanie Lemoine, tient à son lieu d’élection du fait de l’activité qui s’y pratique et qui prolifère dans ces cabinets selon l’entendement que l’on a des toilettes comme lieux d’aisances (Lemoine, 2012). Cependant on y trouve certains messages à contenus religieux invitant à méditer sur le sens de la vie, sur le changement de vie, sur la repentance : « donne ta vie à Jésus mon frère »; « Dieu t’aime »; « le salaire du péché c’est la mort » (illustration 9); des graffs en réponse, dans certains cas, à l’obscène parant les murs des toilettes publics et qui apparaissent certainement comme une invitation, à travers le nom Jésus, au christianisme qui est l’une des plus grandes religions révélées à ce jour. L’on note également des graffitis philosophiques invitant à une prise de conscience relative aux mœurs qui vont à la dérive : « s’il y a des gens qui agissent, il faut derrière ceux-ci des gens qui pensent car l’avenir de ce monde est à ce prix » (illustration 10).

 

10a. Dans les toilettes de l’Université Félix- Houphouët-Boigny, mai 2016. Photo de l’auteur.
10b. Dans les toilettes de l’Université Félix- Houphouët-Boigny, mai 2016. Photo de l’auteur.

La collecte de ces graffitis est due au fait que ceux-ci tournent autour de trois thématiques : sexe, religion et sagesse. Ceci fait des toilettes des espaces de libertinage, d’invitation à la conversion et à la méditation. Dans ces lieux, le graffiti devient expulsion. Il caractérise donc le passage métaphorique de l’expulsion physique à l’expulsion symbolique, expression de l’imaginaire. Le graffiti, par sa présence dans ce lieu d’intimité individuel clos, transforme ce lieu en un espace d’intimité collective ouvert, du fait qu’il devient un indicateur de présence. Il arrive que cet indicateur de présence transforme dans certains cas les murs des toilettes en un espace d’échange. On pourrait dire qu’il fait de cet espace initialement clos un espace ouvert.

Conclusion

Le parcours géocritique des différents graffitis dans les espaces évoqués sont révélateurs de l’homologie spatiale du réel ivoirien, encodé dans les graffitis collectés dans les différents sites de la ville d’Abidjan. Les chronolexèmes se définissent comme de véritables instruments de lecture du réel ivoirien et offrent aux lieux de passage ivoirien d’autres fonctionnalités au-delà de leurs fonctions primaires. Ainsi, au terme de cette analyse, les lieux de transit s’appréhendent par le truchement des graffitis comme des espaces publicitaires, de libertinage, de méditation et de rappel historique. Ils sont des livres ouverts de libre expression et de communication. C’est en cela qu’ils mutent du clos à l’ouvert.

Bibliographie

Brassaï, Georges (1964). Conversations avec Picasso. Paris, Gallimard.

Diandué, Parfait (2013). Topolectes 2, Publibook.

Glasear, Edward (2011). Des villes et des hommes. Enquête sur un mode de vie planétaire. Paris, Flammarion.

Lemoine, Stéphanie (2012). L’art urbain. Du graffiti au street art. Paris, Gallimard.

Westphal, Bertrand (2007). La géocritique : Réel, Fiction, Espace. Paris, Minuit.

Biographie

Yro Timbo Adler Vivien est Maître assistant à l’Université Peleforo Gon Coulibaly (Korhogo, Côte-D’Ivoire), spécialiste de littérature générale et comparée (option  géocritique). Il est l’un des auteurs et autrices de l’ouvrage collectif Une géocritique des lieux inertes, cimetière et mondes possibles (2016).

Courriel : yroadler26@yahoo.com

Abstract

The concept of passage calls up a diversity of notions such as crossing, transitivity, transculturality and also promotes the idea of transit space. Referring to the spaces of public transportation such as the urban minibus or toilets, I approach the passages in this article through the graffiti in the city of Abidjan, according to the postulate that they constitute a channel of communication which makes of these closed spaces open areas. Graffiti as a tool of transgressive communication will be displayed here as a vector for opening the closed space, but also as a means of unveiling identities under the prism of geocriticism.


  1. Gbakas : véhicules de transport en commun qui transportent plusieurs passagers en Côte d’Ivoire.
  2. Le chronolecte est issu des théories de la chronosémie, une étude qui s’appuie sur la sémantique du temps dans un espace donné. C’est l’une des manifestations de la spatio-temporalité, soit premier principe de la géocritique qui préconise que l’espace doit toujours être appréhendé dans un lien avec le temps pour établir un bon coefficient de référentialité réel–fiction.