6 Expérience de l’ailleurs et passage de l’enfance à l’âge adulte dans les contes négro-africains

Jacques Raymond Koffi Kouacou

Résumé

La formation de l’individu à la vie sociale par un séjour dans un ailleurs transformateur est le sujet principal de certains contes négro-africains où l’itinéraire des personnages est parsemé d’obstacles. La présente contribution se fixe pour objectif d’enquêter sur les modalités de réalisation de ce processus de construction du futur être social. Elle mettra l’accent sur la manière dont se déroule cette « métamorphose » de l’initié-e qui, tel un papillon, parvient à sortir de sa chrysalide pour prendre son envol. Ce rite initiatique constitue un passage, un entre-deux significatif dont le décryptage passe par la lecture de l’idéologie sociale.

La construction et l’intégration communautaire de l’individu constituent le dénominateur commun à la plupart des contes des sociétés négro-africaines au sein desquelles la promotion des valeurs communautaires est la denrée la plus recherchée par opposition aux élans individualistes et destructeurs. Pour y parvenir, différentes structures d’apprentissage sont mises en place afin de permettre aux membres de la société de prendre conscience de la nécessité d’une vie fondée sur le partage des expériences. Ces structures servent à déjouer les pièges tendus par certaines vicissitudes existentielles.

Dans le passage de l’enfance à l’âge adulte, passage marqué par l’apprentissage et l’adoption des normes sociales en vigueur, l’imaginaire des contes tient, à côté des structures pratiques et opérantes d’enseignement et d’encadrement initiatiques, un rôle d’une haute importance. Aussi offre-t-il l’occasion de découvrir les différentes étapes de l’itinéraire éprouvant et formateur d’enfants ou de jeunes héros et héroïnes dans un monde merveilleux régi par les lois de créatures surnaturelles et effroyables. La présente étude portera sur certains contes négro-africains dont la trame est nouée autour de la quête initiatique d’un « ailleurs », différent de « l’ici ». L’« ailleurs » renvoie, dans les récits convoqués, à une forêt peu ordinaire, naturelle, horrible et épouvantable, présageant des difficultés à y avoir accès et des efforts à déployer pour être en phase avec les règles étranges en vigueur, édictées par les êtres supranaturels qui y vivent. L’« ici » désigne, quant à lui, l’espace réaliste où vivent les êtres humains. Il s’agit, dans l’ensemble, du village où vit la communauté suivant les lois de la tradition léguées par les ancêtres. Il s’agira plus précisément des contes africains de l’orphelin-e et de Kaïdara, récit initiatique peul recueilli par Amadou Hampâté Bâ.

Pour ce qui concerne les contes de l’orphelin-e, le corpus convoqué se compose de « La cruche » et « Le Pagne noir », extraits du Pagne noir de Bernard Dadié; de « L’orphelin », tiré de Les Mensonges de la nuit de Badjo Bernadette Monnet; et de « L’orpheline et sa sœur » que l’on peut découvrir dans Contes de l’Afrique de l’ouest, regroupés et publiés par Gérard Meyer.

Notre réflexion sera sous-tendue par un certain nombre de questions relatives au statut social qu’occupent les candidat-e-s à l’initiation dans la société humaine avant leur quête dans l’ailleurs; au parcours initiatique dans le monde des êtres surnaturels; et à la signification idéologique qui sous-tend le séjour formateur de ces personnages dans ce monde étrange. Pour mieux apprécier les enjeux de l’influence du séjour des personnages dans cet « ailleurs » formateur, nous présenterons d’abord la vie des candidat-e-s à l’initiation avant leur départ de la société des humains; ensuite, les étapes de leur formation dans leur nouvel espace, c’est-à-dire celui des êtres surnaturels. Pour finir, nous nous arrêterons au sens qui se rattache à la représentation littéraire de ce parcours initiatique.

Au seuil du parcours initiatique

Pour appréhender la nature de la transformation des personnages due aux enseignements reçus au cours de leur séjour dans l’univers de leur formation, il nous faut, avant de les analyser dans les différentes étapes de leur parcours, présenter les fondements théoriques et méthodologiques de notre réflexion.

Ce qui suppose la prise en compte du statut ou de la situation de ces personnages bien avant l’amorce du processus; la dynamique scripturaire de leur transmutation, de leur passage d’une phase de leur vie à une autre tenant compte d’un processus représentationnel inscrit dans la durée. Cette conception du récit comme succession d’événements est celle qu’a développée Claude Bremond dans son article intitulé « La logique des possibles narratifs » (1966). L’auteur y précise que tout récit consiste en un discours intégrant une succession d’événements d’intérêt humain dans l’unité d’une même action. Où il n’y a pas succession, il n’y a pas récit mais, par exemple, description (si les objets du discours sont associés par une contiguïté spatiale), déduction (s’ils s’impliquent l’un l’autre), effusion lyrique (s’ils s’évoquent par métaphore ou métonymie), etc. Où il n’y a pas intégration dans l’unité d’une action, il n’y a pas non plus récit, mais seulement chronologie, énonciation d’une succession de faits incoordonnés. Où, enfin, il n’y a pas implication d’intérêt humain (où les événements rapportés ne sont ni produits par des agents ni subis par des patients anthropomorphes), il ne peut y avoir de récit parce que c’est seulement par rapport à un projet humain que les événements prennent sens et s’organisent en une série temporelle structurée (Bremond, 1966 : 62).

Il ne peut en être autrement si, comme le constate si bien Herman Parret, « les techniques de la métamorphose ne fonctionnent que là où il y a commencement et fin, là où il y a transformation d’une matière dans sa temporalité […]. La métamorphose essentielle est la transformation de la vie dans la mort » (Parret, 2009 : 108). C’est pour cette raison que Koléa Paulin Zigui souligne que la transmutation du personnage « consiste en un jeu de ‘‘renaissances’’ où le personnage se dilate dans une incessante mobilité et une constante présence, vit, renaît sous les traits d’un autre » (Zigui, 1995 : 486-487).

N’Guessan François Kouakou précise, quant à lui, au sujet de la métamorphose subie par le ou la néophyte, candidat-e à l’initiation dans la société humaine, que « le phénomène bien connu de l’initiation […] assure le passage de l’état de nature (état de naissance) à celui de culture (état de connaissance) » (Kouakou, 2012 : 25).

Le dénominateur commun de ces personnages-candidat-e-s à l’initiation dans ces récits est qu’ils et elles sont généralement des enfants ou des jeunes. Ce qui met ainsi en évidence ou en valeur le personnage central, caractérisé, au départ, par sa fragilité, par sa soif d’apprendre et de comprendre; d’où l’importance de la quête initiatique et la possibilité de découvrir in fine la nature de la métamorphose subie.

Une fois cette esquisse des outils théoriques grâce auxquels nous appréhenderons cette phase préliminaire du parcours initiatique des personnages, il s’agit maintenant de les observer dans les textes à l’étude.

Le personnage de l’orphelin-e, l’un des plus récurrents dans les contes traditionnels africains est, avant d’être contraint à l’exil, « le plus souvent en butte à l’hostilité d’une marâtre venimeuse » (Obiang, 2002 : 206) au tempérament grincheux et toujours d’humeur chagrine et agressive.

Dans l’espace traditionnel africain, cette forme d’agressivité dirigée contre l’enfant est mal ressentie par la collectivité, et l’est davantage lorsque le sujet de cette violence se trouve être un-e orphelin-e. Être fragilisé-e déjà par le décès du père ou de la mère, ou encore des deux parents, l’orphelin-e est malheureusement soumis-e à une existence tourmentée et sans lendemain. Sa vie est engluée dans une constante interaction conflictuelle avec les membres du microcosme familial. Cette agressivité, souvent gratuite, dirigée contre l’enfant prend l’allure d’une violence fondée sur la discrimination entre les enfants dans les familles polygamiques quand survient le décès d’une des mères génitrices (Kouacou, 2014 : 27-28).

Les contes africains de l’orphelin-e présentent, dès le début de l’intrigue, l’image d’une figure orpheline invectivée, violentée, puis rejetée par l’autorité féminine supposée l’aider. Ce qui constitue a priori un handicap sérieux dans l’éducation morale et l’ascension sociale de cet être fragile et sans défense.

Aïwa, Koffi, Tiyène et les autres orphelin-e-s anonymes que les récits traditionnels africains présentent, vivent ce triste sort commun en raison du décès de leur mère génitrice. Leur épanouissement est compromis par la présence étouffante d’une marâtre au portrait outrancièrement noirci.

Dans les contes initiatiques d’Amadou Hampâté Bâ, tel Kaïdara, Hammadi, Hantoudou et Dembourou sont trois jeunes qui, avant d’entreprendre leur voyage initiatique au pays souterrain et mystérieux de Kaïdara, étaient animés du désir de changer ou d’améliorer leur condition sociale. Mais, alors qu’Hammadi caressait le désir de connaître une ascension sociale par l’acquisition de la connaissance et de la sagesse, Hantoudou et Dembourou, eux, recherchaient respectivement la richesse ou l’aisance matérielle (l’avoir) et le pouvoir pour soumettre leurs semblables.

En tout état de cause, les candidat-e-s au voyage initiatique, qu’ils ou elles soient issu-e-s des contes de l’orphelin-e ou des contes initiatiques recueillis par Amadou Hampâté Bâ, sont caractérisé-e-s au départ par une situation de manque qui sera comblé ou non en fonction de la qualité, bonne ou mauvaise, de leur attitude à l’égard des personnages initiateurs, qu’ils et elles croiseront sur leurs itinéraires respectifs. Le séjour qu’ils et elles feront auprès de leurs futur-e-s initiateurs  et initiatrices sera chargé d’épreuves diverses dont l’issue tiendra lieu de sanction finale. Cet espace autre (ailleurs) constitue, ce faisant, une matrice de formation de ces futurs êtres sociaux.

Le séjour dans « l’ailleurs » : renaissance à la vie et intégration sociale

Loin de représenter un espace de repos ordinaire où l’on choisit de se rendre pour déstresser après une période d’intenses activités physiques ou intellectuelles, le séjour des personnages dans « l’ailleurs » est plutôt marqué par un incessant mouvement de flux et de reflux de l’esprit en proie aux affres d’une existence énigmatique et problématique.

Cet espace de confrontations est, en effet, celui que l’on retrouve dans le conte en miroir. Ce type de récit est répandu dans toute l’aire culturelle africaine où les héros entreprennent l’un après l’autre une quête au cours de laquelle ils sont soumis aux mêmes épreuves […]. Le conte type est ici celui des Deux filles, de diffusion quasi universelle […]. L’Afrique connaît de nombreuses versions de ce conte, où le rôle des deux héroïnes peut être tenu par deux sœurs ou jumelles (la cadette est la bonne, l’aînée la méchante), deux demi-frères (le bon est orphelin de mère). (Paulme, 1976 : 38-39)

Cette catégorie de contes opère une dichotomie axiologique entre deux personnages en confrontation soumis aux mêmes épreuves dont la typologie oppositive se dresse à la lumière de leur conduite respective, bonne ou mauvaise, face aux exigences ou aux recommandations afférentes à leur quête.

Toutefois, alors que le départ du personnage entreprenant en premier le voyage dans le nouvel espace est placé sous le signe de la quête d’une formation humaine, celui du second, généralement un demi-frère ou une demi-sœur, fils ou fille de la jalouse marâtre, est vu comme répondant à un simple désir du personnage. Le temps passé par ce dernier dans cet espace est, en effet, appréhendé comme un « séjour touristique d’agrément » qui ne saurait s’accommoder d’une soumission à une épreuve quelconque; d’où l’absence de changement notable à son niveau. Aussi contraint de quitter, en raison de sa marâtre, le premier personnage ou héros positif ou héroïne positive est-il ou elle amené-e à faire une irruption dans ce nouvel univers peuplé d’êtres surnaturels, à qui sera désormais confié-e une éducation construite ou forgée au prix de mille et une épreuves.

C’est le cas d’Aïwa, l’orpheline éprouvée du Pagne noir de Bernard Dadié, qui, dans l’espoir de le laver, tenta en vain de mouiller son pagne noir dans plusieurs sources d’eau découvertes dans des lieux habités par des créatures étranges lors de son voyage. Son parcours sera toutefois couronné, au prix de mille efforts, par un début de succès dès l’instant où comme poussée par une force prodigieuse, elle franchissait des étapes et des étapes qui la faisaient s’enfoncer davantage dans la forêt où régnait un silence angoissant.

Devant elle, une clairière et au pied d’un bananier, une eau qui sourd. Et elle s’agenouille, sourit. L’eau frissonne. Et elle était si claire, cette eau, que là-dedans se miraient le ciel, les nuages, les arbres. Aïwa prit de cette eau, la jeta sur le pagne noir. Le pagne noir se mouilla. Agenouillée sur le bord de la source, elle mit deux lunes à laver le pagne noir qui restait noir. Elle regardait ses mains pleines d’ampoules et se remettait à l’ouvrage. (Dadié, 1955 : 21-22)

Malgré les efforts de la petite orpheline, le pagne noir que l’eau a fini par mouiller ne devient pas blanc, comme l’a recommandé la marâtre. « Épreuve terrible, insurmontable, dont l’orpheline ne triomphera que par un séjour au pays des morts et avec l’intervention de sa défunte mère » (Obiang, 2002 : 206). Mais, comment une telle rencontre entre une jeune fille encore vivante et sa défunte mère a-t-elle pu être possible? Cette merveilleuse rencontre a été suscitée par le recours à ce chant entonné par la petite orpheline :

Ma mère, viens me voir!

Aïwa-ô! Aïwa!

Me voir au bord de la source,

Aïwa-ô! Aïwa!

Le pagne noir sera blanc comme kaolin

Aïwa-ô! Aïwa!

Viens voir ma main, viens voir ta fille!

Aïwa-ô! Aïwa! (Dadié, 1955 : 22)

Dans le geste de l’orphelin-e, en effet, la présence du chant, exécuté sous la forme d’une complainte, est loin de paraître comme un ornement superflu ou gratuit. Le chant y joue, en fait, une fonction magique, vu qu’il peut être appréhendé ici comme un canal favorable à une rencontre entre l’orphelin-e et sa défunte mère. Aussi, « à peine [Aïwa] avait-elle fini de chanter que voilà sa mère qui lui tend un pagne blanc, plus blanc que le kaolin. Elle lui prend le linge noir et sans rien dire, fond dans l’air » (Dadié, 1955 : 22). Cette rencontre entre l’orpheline et sa défunte mère génitrice est bien la preuve que les paroles d’Aïwa ont été entendues depuis l’au-delà. Le chant devient ainsi un moyen efficace pour entrer en contact ou en communion avec les morts, surtout lorsqu’il est proféré par un-e orphelin-e en détresse.

Les contes de l’orphelin-e témoignent d’un amour naturel. La sollicitude de la mère pour son enfant se manifestant même au-delà de la mort, la défunte mère apparaît à son fils ou à sa fille pour lui apporter le réconfort moral et matériel dont il ou elle a besoin. Il en est ainsi de l’amour entre la défunte mère et le jeune orphelin Koffi qui, vers la fin de son parcours initiatique se « vit en compagnie de sa mère, qui en échange de la clé et de la seconde gourde lui remit trois autres gourdes » (Dadié, 1955 : 29-30).

Qui mieux qu’une mère génitrice pour évaluer, à sa juste mesure, le cri d’alarme ou l’appel au secours d’un enfant fragile, sorti de ses entrailles, et abandonné par une marâtre jalouse et acariâtre à son propre sort? L’intervention in extremis de la mère qui vient mettre un terme à la souffrance de l’enfant en danger et en passe de perdre la vie, est à considérer comme une nécessité de lui donner un autre souffle de vie, de lui redonner le goût et la joie de vivre, de revivre. L’espace du séjour des morts devient alors pour l’orphelin-e le lieu d’une nouvelle naissance, d’une naissance, non plus biologique, mais d’une naissance baptismale accordant au nouveau-né les armes nécessaires et adéquates pour un retour triomphal et incontestable dans sa société d’origine, pour y jouer le rôle qui lui sera désormais attribué en tant qu’acteur essentiel de développement, de promotion et de pérennisation des valeurs.

À côté de la défunte mère, les génies sont perçus dans la plupart des contes de ce type comme les initiateurs des orphelin-e-s. En effet, ce sont eux qui introduisent les orphelin-e-s obéissant-e-s et dévoué-e-s dans l’univers des connaissances ésotériques. C’est encore eux qui facilitent aux orphelin-e-s la réalisation de leur quête initiatique à travers les épreuves irréalisables, voire démentielles à même de les aider à parvenir à la maturité, à la connaissance et à l’intégration au groupe social.

Ces êtres surnaturels initiateurs qui sont soit « un crocodile », « un être étrange », « un diable », de « vieilles femmes » dans « La cruche » (Dadié, 1955 : 24-35), « la femme naine » ou « la femme génie » dans « L’orpheline et sa sœur » (Meyer, 2003 : 197-203), par exemple, vivent dans des lieux craintifs dont la description crée à dessein une atmosphère d’épouvante dans l’esprit des personnages, source de profonde méditation pour les plus avertis sur le sens de leur présence dans cet univers et génératrice d’un sursaut prométhéen conquérant et vainqueur, guidé par une attitude de sagesse. C’est ce qu’il est convenu d’appeler « la pédagogie par la peur[1]». Cette peur qui, loin de freiner le héros ou l’héroïne dans son élan, constitue une source d’énergie dans son évolution vers l’objet de sa quête.

Médiateurs entre les humains et le monde de la brousse, les êtres surnaturels permettent aux orphelin-e-s d’échapper aux tentatives suicidaires des humains pour revenir finalement dans leurs sociétés d’origine, comblés de richesses matérielles, spirituelles et sociales les plus extraordinaires. Comme le souligne N’guessan François Kouakou, « le système éducatif qui permet à la société sa reproduction est parsemé d’un ensemble d’embuches que les cohortes successives d’individus doivent surmonter. C’est le phénomène bien connu de l’initiation qui assure le passage de l’état de nature (état de naissance) à celui de culture (état de connaissance). » (Kouakou, 2012 : 25).

Cette métamorphose subie par l’initié(e) est l’émanation d’un parcours jonché d’obstacles de tout genre dont le franchissement reste en grande partie lié au respect des codes d’accès au monde des Esprits et à une soumission totale et entière à l’indispensable secret initiatique[2].

La disponibilité des personnages surnaturels et le suivi à la lettre de leurs instructions sont instigateurs du changement opéré dans le statut des enfants orphelins qui, de leur situation de manque au début du récit, parviennent, au terme de leur aventure, à obtenir non seulement l’objet de leur quête, mais aussi et surtout, à améliorer leur propre condition existentielle.

Ainsi, Koffi réussit-il à ramener la cruche de sa marâtre, Aïwa, à revenir avec le pagne « aussi blanc que le kaolin », l’orphelin du conte guinéen intitulé « L’orpheline et sa sœur », à remettre à sa marâtre la calebasse « irremplaçable », avec pour récompense de leur bonne conduite la richesse matérielle et, surtout, la considération sociale. Tous, connaissent un sort similaire en revenant de leur odyssée avec l’objet recommandé et l’amélioration substantielle de leur condition : de leur situation de rejet et de servitude du départ, synonyme d’une vie de solitude, bien que vivant dans la maison de leur père, ces orphelins retournent dans une liesse populaire avec richesses et serviteurs. (Kouacou, 2016 : 128)

Alors, surprise par la réussite de la jeune orpheline demeurée sage et respectueuse lors de son passage dans l’univers des génies, la coépouse du conte intitulé « L’orpheline et sa sœur » ne peut que se rendre à l’évidence en ces termes : « Elle n’a plus de père, elle n’a plus de mère, et elle est devenue tellement riche! » (Meyer, 2009 : 201).

La richesse ne se réduit pas ici au seul bien matériel. Il prend surtout en compte la réussite sociale dans tous ses aspects, la capacité de l’individu à vivre en parfaite harmonie avec les normes de sa société et d’être reconnu par ladite société comme une personne humaine intégrée, importante et utile à son bon fonctionnement.

Grâce à sa sagesse, l’orphelin-e obéissant-e et respectueux ou respectueuse peut donc inverser le cours qui semblait irréversible des choses et passer d’un état de personne « déshéritée, dépossédée de tout » à celui de « maître de son existence », d’« homme libre et socialement accompli ». La recherche de la connaissance et de la sagesse est cette force qui a poussé Hammadi à se soumettre victorieusement à toutes les épreuves et à tous les interdits pour en sortir un « homme complet » ou neddo, riche et roi. Tout au long de leur voyage, Hammadi et ses deux concurrents rencontreront des êtres mystérieux qui ne sont, en fait que des symboles. Chaque étape du trajet parcouru par les personnages en quête constitue un nœud du récit; l’action progressant lors du passage d’un lieu à un autre. Lucide, mesuré et sage, Hammadi parvient à décoder la signification de ces différents symboles et énigmes et à obtenir de la part de Kaïdara ce conseil important qui, contrairement aux autres, permit de se faire une idée de sa maturité d’esprit : « Employez bien l’or que je viens de vous donner, et vous trouverez tout ce que vous voudrez, y compris l’échelle qui grimpe jusqu’au sommet des cieux et les escaliers qui s’enferment jusqu’au sein de la terre! » (Bâ, 2001 : 36).

Donnant des précisions sur ce conseil de Kaïdara à propos de la valeur inestimable de l’or, métal ésotérique, Hampâté Bâ affirme : « […] Cet or, c’est aussi la connaissance dont on peut faire un usage bon ou mauvais […] L’or est inattaquable et l’oxyde ne peut le ronger. Ainsi en va-t-il de l’âme d’un homme arrivé à sa réalisation intérieure plénière. C’est cet homme qu’on appelle « l’homme complet » (neddo en peul, maa en bambara). » (Bâ, 2001 : 88).

Contraint d’effectuer un voyage hors de sa société d’origine à cause de l’action malveillante d’une marâtre ou pour assouvir un désir de bien-être spirituel et social, l’orphelin-e ou le jeune ou la jeune qui foule l’espace étrange et étranger des êtres surnaturels est supposé d’emblée comme un mort en sursis, un individu à oublier et à supprimer de la mémoire collective, tant ces lieux réputés dangereux sont pourvoyeurs de sens péjoratif et dégradant. On y va, dit-on, pour s’offrir à la toute-puissance de la mort. Mais, l’individu qui sait se conduire avec sagesse et obéissance renaît toujours de ses cendres, grâce au concours bienveillant et bienfaisant de créatures providentielles aux actions « destructrices » de l’humain profane et « créatrices » de l’humain nouveau, de l’humain accompli et reconnu comme une valeur par sa société.

L’univers du séjour de l’orphelin-e [ou du jeune candidat à l’initiation] dans cet ailleurs lui sert donc de matrice pour sa future métamorphose, dans la mesure où il correspond, sur le plan mystique, au retour dans l’espace virginal de la nature où il/elle doit se retremper, au contact des ancêtres et des divinités rencontrées, dans l’innocence originelle, et dans le but de renaître dans la plénitude de l’Homme, en tant qu’un être humain socialement apte à prendre sa place et à être consulté dans la prise des décisions devant marquer la vie de la société. (Kouacou, 2016 : 35)

Le séjour dans « l’ailleurs » formateur des contes négro-africains : sens d’une représentation

La représentation tient une place importante dans la mentalité et dans la vie des Africain-e-s. Cette manière de concevoir et de percevoir les choses résulte de l’animisme traditionnel qui fonde leur existence et auquel l’on doit très souvent se référer pour comprendre et donner sens à leurs différentes motivations. Dans l’imaginaire africain, les créatures surnaturelles qui habitent dans les forêts tiennent un rôle déterminant dans la vie des humains. De cet « ailleurs » où ils vivent, ces êtres supranaturels sont sollicités pour intervenir, participer et réglementer les étapes qui rythment leurs marches quotidiennes. Ils fondent, pourrait-on dire, « la dimension surnaturelle aux perspectives coutumières de la réalité africaine. Ils empruntent des formes humaines, animales ou végétales pour s’introduire dans le monde des hommes et viennent, dans la majeure partie des cas, les éprouver lorsque l’ordre social est perturbé » (Konan, 2012 : 187).

Ils ont toujours une apparence terrifiante, mais, savent se montrer dociles et gentils avec ceux et celles qui les respectent, intrépides et méchants envers ceux et celles qui les méprisent. C’est pour cette raison que le séjour, bref ou prolongé, d’un être humain dans leur univers est source de risques à prendre, d’épreuves à surmonter et de défis à relever dans la mesure où ce dernier doit se conformer à la volonté et aux règles qui régissent le cadre de vie de ses nouveaux maîtres.

Le séjour de ces humains dans l’espace réservé aux Esprits devient par conséquent, une sorte de « stage de formation pratique » incontournable d’expérimentation à la vie qui sera couronnée par son insertion ou son « recrutement à un poste de responsabilité et d’honorabilité » dans la société de ses semblables. La réussite de cette intégration est, en grande partie, si ce n’est totalement, liée à la préparation antérieure, à la vie passée du néophyte, du « stagiaire » avant son test pratique auprès de ses nouveaux formateurs. La manière de vivre avant le séjour dans l’univers formateur est à prendre en considération et à saisir comme une étape préparatoire.

La violence de [la marâtre], cette figure féminine négative de la société africaine, n’est donc pas à considérer uniquement et entièrement comme exclusivement malfaisante pour l’orphelin-e dans sa tension vers un mieux-être social. Elle a, tout au moins, l’avantage de jouer un rôle propulseur ou moteur de déclic et d’amorce pour une progressive et irréversible prise de conscience chez l’orphelin-e de l’inertie, de la passivité existentielle que constitue la vie sclérosée d’un univers familial, du domicile hostile et déprimant de la marâtre. Ce lieu d’épreuve et de brimade représente en soi un cadre de pré-expérimentation ou de stimulation et de mise en éveil de sa persévérance, de son abnégation et de sa bravoure dont le test d’opérationnalisation se fera véritablement et avec succès hors du cadre familial au cours de ses rencontres successives avec les personnages surnaturels [dans l’ailleurs formateur]. La violence familiale subie devient alors un acte formateur pour l’initiation et l’insertion sociale de l’orphelin-e. (Kouacou, 2016 : 34)

Le monde inconnu dans lequel entre l’héroïque orphelin-e ou une jeune personne des contes négro-africains, l’univers des Esprits, est ainsi un espace sacré où il ou elle doit subir une initiation utile, un acte de purification et de sacralisation qui, à terme (donc à la fin de sa longue formation durant plusieurs années), le ou la transmutera en une personne nouvelle et accomplie. Cet espace devient, non pas un univers de non-retour où l’on entre pour ne plus retourner à la vie dans la société humaine, mais le lieu de la recherche de l’équilibre de soi, de la renaissance, de la (trans)formation et de la préparation à une « métanoïa »[3], pour un retour à la vie nouvelle, à une vie désormais acceptable et acceptée par tous et toutes. C’est pour cette raison que le récit subit cette sorte de circularité narrative qui décrit toujours une trajectoire favorable à un retour au lieu de départ, comme pour rendre compte de tout le parcours, surtout des changements notables enregistrés dans la vie des personnages dans leur démarche initiatique.

Conclusion

Les contes africains de l’orphelin-e et ceux portant sur le parcours initiatique de jeunes gens dans un univers autre que le leur habité par les Esprits posent la grande problématique de la formation de l’être humain dans les sociétés traditionnelles. Cette formation utile qui pérennise la tradition et les recettes léguées par les ancêtres a souvent lieu après un rejet, un bannissement de l’individu de sa société, suite à des tensions diversiformes entre l’orphelin-e et sa marâtre ou à un désir personnel de la quête d’un mieux-être social. Les êtres qu’il ou elle rencontre dans ce nouvel espace deviennent des adjuvants incontournables à l’accomplissement de soi. La contribution de ces êtres supranaturels à sa formation humaine et spirituelle est à considérer comme une mission qui dévoile son être et souvent, « une part inconnue de lui-même » (Audeguy, 2007 : 58).

Jeté dans un « ailleurs » qui n’est pas le sien et où il ou elle devra apprendre à en connaître le mode de fonctionnement pour sa survie, le ou la protagoniste retourne dans sa société d’origine, tout transmuté-e, en raison de sa longue et difficile formation. L’« ailleurs », cet espace de purgation et de purification, est un univers d’éducation qui plonge l’initié-e dans des réalités étranges n’appartenant pas seulement à l’ordre de la « Nature », mais aussi et surtout de la « Spiritualité » où seuls les Esprits président à l’évolution des choses. Le séjour de l’initié-e dans le monde des êtres surnaturels devient alors un passage transformateur de l’ancienne vie à une nouvelle vie plus harmonieuse et socialement admise et autorisée.

Le départ des personnages pour un séjour dans « l’ailleurs » n’est donc pas la recherche « du temps perdu », mais une aventure dans un espace formateur où l’on se retrouve, où l’on se détermine, où l’on se construit et construit son devenir social.

Bibliographie

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Kouakou, N’guessan François (2012). Fraternité et secret initiatique dans les cultures de tradition africaine. Abidjan, Éditions Balafons.

Meyer, Gérard. (2009). Contes de l’Afrique de l’ouest. Paris, Karthala.

Monnet Badjo, Bernadette (2003). Les Mensonges de la nuit. Abidjan, NEI.

N’da, Kan Pierre (1984). Le Conte africain et l’éducation. Paris, L’Harmattan.

Obiang, Ludovic (2002). « Sans père mais non sans espoir. La figure de l’orphelin dans le roman francophone subsaharien », Francofonía, (11) : 203-213.

Paulme, Denise (1976). La mère dévorante. Essai sur la morphologie des contes africains. Paris, Éditions Gallimard.

Biographie

Jacques Raymond Koffi Kouacou est Maître de conférences en littérature orale à Université Alassane Ouattara, Bouaké (Côte d’Ivoire).

Courriel : jrkouacou5@gmail.com

Abstract

The training of the individual to social life through a stay in a transforming elsewhere is the main topic of some black African tales in which the course of the characters rhymes with the obstacles. The objective of the ongoing contribution is to investigate the modality of realization of this construction process of the future social being. It will focus on the different stages and the way that « metamorphosis » of the insider takes place and as a butterfly, manages to get out of his chrysalis to take his flight. This school of training constitutes a passage, a significant in between of which decryption is realized through the enlightenment of social ideology.


  1. La pédagogie par la peur est une esthétique littéraire de l’oralité, traduite dans les contes pour adolescent-e-s. Elle peut s’identifier à une sorte de pédagogie de la persuasion, une didactique bien ancrée dans les pratiques éducatives des peuples noirs. C’est un procédé éducatif à effet graduel qui commence d’abord, par les conseils, ensuite des mises en garde, puis des interdictions pour enfin, aboutir à l’application véritable d’une peur édifiante suite à une séparation, voire un bannissement, équivalence de la mort symbolique du héros, aux fins d’une éventuelle réinsertion. Voir à ce sujet : Konan, Yao Lambert. 2012. « Le monstre des contes négro-africains de la pédagogie par la peur : un agent de la régulation sociale », Çédille, revista des estudios franceses, 8 : 194.
  2. Par sa force et sa permanence, le secret initiatique transcende l’individu et le groupe, et ne s’incarne qu’aux termes d’une succession d’épreuves physiques et spirituelles de premier ordre. Son caractère absolu et coercitif est incompatible avec la demi-mesure, la médiocrité et l’incertitude. Aussi, la conférence du secret à l’adepte est-elle une investiture de haute dignité et un hommage aux qualités du bénéficiaire (Kouakou, 2012 : 32).
  3. L’idée de métanoïa renvoie à celle de la repentance, de la conversion ou d’un changement de manière d’être et de vivre. Elle suppose l’adoption d’une nouvelle manière d’être et de vivre, un changement bien plus radical, qui affecte la manière d’être, la façon de penser, l’échelle des valeurs, les priorités, la manière de vivre, l’attitude, le comportement... Voir Sylvain Romerowski, 1999, « Que signifient les mots métanoéô et métanoïa? », Fac-réflexion, (49) : 37-43.