11 Pratiques énonciatives et passages générationnels dans les dramaturgies contemporaines burkinabè

Mamadou Bayala

Résumé

Depuis les années 1980, les dramaturgies africaines se distinguent par un changement des formes auquel le théâtre burkinabè n’échappe pas. Si le sujet fait consensus, il reste à identifier les aspects les plus significatifs de ces changements formels dans les dramaturgies burkinabè en particulier. Les pratiques énonciatives semblent en être les manifestations les plus visibles. Chez les trois auteurs retenus dans cette recherche, le traitement des didascalies, des dialogues, des découpages se démarque de celui de leurs devanciers. À partir de la sémiologie théâtrale, nous examinerons les principes de construction et de découpage du texte dramatique et des pièces théâtrales en général.

Mots clés : texte dramatique, énonciation, dialogues, didascalies, séquentialisations, Burkina Faso

Héritage colonial, les littératures africaines en langues européennes ont été longtemps l’objet de débats acharnés sur leur spécificité africaine. De la négation de la paternité des œuvres (Bakary Diallo, Force-Bonté, Dakar, Les nouvelles éditions africaines, [1926], 1985) à l’africanisation du français par des auteurs comme Ahmadou Kourouma (Les soleils des indépendances, Paris, Seuil, 1970), nous observons une histoire des productions littéraires africaines marquée par des prises de positions idéologiques, mais aussi des poétiques qui documentent des changements importants au fil du temps. Ce sont ces nouvelles façons de faire que nous voulons examiner à travers les nouvelles écritures dramaturgiques burkinabè.

L’enjeu pour nous dans cet exercice n’est pas de montrer comment les dramaturgies burkinabè se sont enrichies à la fois en s’enracinant dans les cultures locales ce qui tiendrait vers un positionnement idéologique sans réelle valeur ajoutée, mais de poser un regard décalé sur les évolutions des écritures dramatiques contemporaines africaines à partir de quelques exemples de textes d’auteurs burkinabè. En effet, comme le regrettait Prosper Kompaoré il y a déjà plus de deux décennies :

Il se trouve encore des gens aujourd’hui pour mettre en doute l’enracinement du théâtre dans le contexte culturel africain. Ces personnes sont obnubilées par une seule image du théâtre, le théâtre de boulevard, ou le théâtre classique importé d’Europe à la faveur de la colonisation. Et pourtant, ni les théâtres d’Asie ni même les dramaturgies occidentales rituelles, symbolistes, épiques, ou de toute autre option esthétique ne correspondent aux normes de la théâtralité classique. Au nom de quelle législation devrait-on exclure les improvisations collectives, le théâtre d’intervention sociale, et le langage des instruments de musiques, du champ de la théâtralité? (Kompaoré, 1988 : 1)

Par conséquent, face aux modèles canoniques, nous voulons dans cet article souligner les mutations relatives aux pratiques énonciatives dans les écritures théâtrales africaines, notamment celles burkinabè depuis le premier texte de théâtre édité par Pierre Dabiré en 1969, jusqu’aux derrières tendances amenées par les jeunes auteurs comme Aristide Tarnagda, Sophie Kam ou encore Stanislas Drabo. Jean-Pierre Ryngaert souligne que (2004 : 33), toute œuvre dramatique peut être saisie dans sa matérialité, dans la façon dont son organisation de surface se présente sous forme d’ouvrage. Si les études théâtrales ont souvent privilégié l’étude du spectacle par rapport au texte, il faut noter que l’analyse textuelle a l’avantage d’examiner un support moins évanescent et moins subjectif que le spectacle. Ainsi, une analyse du texte permet de mieux déceler des classes de signes typiques et d’en dégager les schémas organisateurs, les combinaisons et les articulations. Ainsi, dans le cadre d’une analyse littéraire, la forme d’une œuvre renvoie à la manière dont une chose ou un phénomène est ou peut être dit. C’est la façon dont une idée est présentée ou traitée par rapport à ce qui constitue essentiellement la norme ou l’écart. Ce faisant, nous étudierons dans les réflexions qui suivent l’ordonnancement, l’organisation interne et externe des textes que Gérard Genette (1987) inscrit dans le registre du paratexte.

De nombreuses études s’accordent pour dire que le théâtre africain contemporain connait d’importantes mutations depuis le tournant des années 1980, avec un approfondissement de celles-ci depuis au moins deux décennies. Comment s’opèrent ces évolutions au niveau des didascalies, des découpages et des dialogues?

Les didascalies

Pour Patrice Pavis (1996), les didascalies sont des indications données par l’auteur à ses acteurs pour interpréter le texte dramatique. Cela découle d’une certaine tradition dans le théâtre grec, où l’auteur pouvait souvent être son propre metteur en scène et comédien, si bien que les indications sur la façon de jouer sont inutiles et donc totalement absentes du manuscrit. Dans le théâtre moderne, elles retrouvent une place centrale, au point de constituer un des éléments de la théâtralité du texte. Souvent notées en italiques, en gras ou entre parenthèses, elles ne sont pas prononcées par les personnages – comédiens sur scène. Elles sont intercalées dans le dialogue ou le scénario, mais n’en font pas partie. Elles renseignent sur le décor, les déplacements, l’attitude ou le ton des personnages. Elles dessinent l’essentiel du jeu de scène, traçant les relations entre les personnages. Les didascalies permettent juste à l’auteur de la pièce de communiquer par écrit avec le metteur en scène, de lui prodiguer des conseils qu’il est ensuite libre de respecter ou de rejeter. Pour Michel Pruner :

Dans le théâtre grec, ce terme désignait les instructions données aux acteurs pour l’exécution des œuvres et qui, de ce fait, n’étaient pas intégrées au texte lui-même. Il concerne désormais la partie du texte qui n’est pas destinée à être dite par les acteurs (certaines réalisations contemporaines les font parfois prendre en charge dans le dialogue, brouillant ainsi les pistes). (Pruner, 2001 : 14)

Michel Pruner distingue quatre types de didascalies : initiales, fonctionnelles, expressives et textuelles.

Les didascalies initiales regroupent la liste initiale des personnages de la pièce. On en rencontre dans Sansoa, Le fou, Le baobab merveilleux, Nos jours d’hier, Qu’il en soit ainsi, La parenthèse de vie, Les caprices du mâle et L’autopsie. Elles apportent des précisions sur les rapports de parenté ou de hiérarchie existant entre les personnages, et parfois des indications concernant leur âge, leur caractère, leur costume. Les noms des personnages, l’ordre dans lequel ils sont cités, la hiérarchie sociale ou scénique que respecte ou bouscule l’auteur sont autant de suggestions faites par l’auteur. Par ailleurs, ces didascalies initiales apportent aussi des informations sur les lieux et le moment où l’action se situe. Ces didascalies induisent un traitement de l’espace et du temps qui est déterminant pour la mise en situation de l’énonciation théâtrale. Il est aisé de retrouver ce type de didascalies dans les textes des premiers dramaturges burkinabè. Les textes comme Sansoa de Pierre et Le Fou de Jean-Pierre Guingané se présentent sous ce format. Cependant, Les voix du silence, Et si je les tuais tous madame ? ou Terre rouge n’ont pas de liste de personnages comme indications didascaliques. Il ressort des textes étudiés que les écritures d’Aristide Tarnagda, de Sophie Hiedi Kam et Stanislas Drabo recourent plus au monologue, à la parole. Ce sont des textes davantage destinés à la lecture. Chez Tarnagda particulièrement, la parole prend du relief dans le sens que lui donne Jean-Pierre Ryngaert :

Un tourbillon énonciatif, une rupture de toutes les règles de prise de parole et d’adresse contribueraient cependant à mettre la parole au centre : ça parlerait encore, d’outre-tombe ou d’outre-personnage, assez clairement en direction du spectateur placé face à une somme d’énoncés hétérogènes, de listes, de fragments de langage. Aucune convention théâtrale tendant à faire croire que tout cela aurait à voir avec une imitation du monde tel qu’il est ne serait indispensable ; on n’y trouverait pas davantage des éléments parodiques rappelant qu’il s’agit de théâtre : il n’aurait jamais été question d’autre chose que d’un espace d’écriture libre et factice, au-delà des conventions. (Ryngaert, 2003 : 109-118)

Ce choix s’inscrit ainsi dans une logique de rupture esthétique qui caractérise l’écriture. Paradoxalement, quand on examine les pièces des auteurs plus jeunes, on est surpris par la posture de Sophie Heidi Kam ou de Justin Stanislas Drabo qui, avec Aristide Tarnagda, brisent les codes. Cependant, comme on peut observer qu’ils conservent une certaine tradition de l’écriture dramatique. Elle semble relever des choix des auteurs et des époques.

S’agissant des didascalies fonctionnelles, elles déterminent ce qu’Anne Ubersfeld appelle la pragmatique de la parole, c’est-à-dire la pratique qui consiste à définir avant chaque réplique l’identité de celui qui parle, condition indispensable à la compréhension du dialogue.  Sansoa, Le fou, Le baobab merveilleux, Les voix du Silence, La parenthèse de vie, Nos jours d’hier, Qu’il en soit ainsi, L’autopsie, soit huit des onze pièces du corpus, usent de cette stratégie d’écriture. Ces types de didascalies restent dominantes, parce que la plupart des pièces du corpus oscillent entre tradition et modernité, contrairement à la dramaturgie d’Aristide Tarnagda : ses pièces Et si je les tuais tous madame ? et Terre rouge, qui sont des monologues écrits pour être dits, ne s’embarrassent pas de didascalies fonctionnelles. L’on peut ajouter à cette liste Les caprices du mâle de Justin Stanislas Drabo, écrite également sous une forme monologuée sans aucune distribution de la parole.

De ce point de vue, les didascalies ne semblent plus adaptées à ces types de textes. En résumé, nous pouvons dire qu’à l’exception d’Aristide Tarnagda, les deux générations de dramaturges se rencontrent et partagent les mêmes choix esthétiques quant à l’utilisation des didascalies fonctionnelles.

Ces didascalies indiquent aussi les grandes séparations dramatiques de l’œuvre (actes ou tableaux) et les diverses unités de jeu (scènes, séquences, fragments, moments…). Elles peuvent parfois avoir un titre comme dans Nos jours d’hier et La parenthèse de vie, ou prendre la forme d’une simple indication chiffrée comme dans Qu’il en soit ainsi. Dans ce sens, au début de chaque découpage, ces didascalies précisent les éventuelles modifications du lieu de l’action. De même, les indications sur l’environnement scénique (organisation, bruitage, musique) ou visuels (projections de photos, vidéo, films) sont fournies par les didascalies fonctionnelles.

Quant aux didascalies expressives, elles précisent l’effet que l’auteur souhaite voir produire par le texte. Elles s’adressent à la fois aux lecteurs, mais aussi,

[…] aux interprètes à qui elles suggèrent parfois comment intervenir : façon de dire le texte (« haussant le ton »), le rythme (« brusquement »), timbre de voix (« rauque », « grave »), débit de la parole (« hésitant »). Elles peuvent exprimer le sentiment qui détermine la réplique (« tristement »), et l’intention qui la sous-tend (« suppliant »), que celle-ci soit liée à l’humeur (« en colère », « souriant ») ou au caractère du personnage (« insolent », « candidement »). Il n’est pas rare qu’elles s’accompagnent d’indications gestuelles. (Pruner, 2001 : 16)

La quatrième et dernière didascalie qu’évoque Pruner concerne les didascalies textuelles, celles que les auteurs font figurer dans le dialogue sans qu’il n’y ait besoin de donner d’autres indications scéniques précisant le jeu scénique. Les rapports gestuels, les mimiques, les mouvements, tout est indiqué pour qui sait lire le texte. Ces didascalies qui font en quelque sorte coïncider le discours scénique et le discours parlé, sont présentes dans presque tous les textes du corpus étudié. Cependant, leur présence est de plus en plus remarquée dans les dramaturgies contemporaines, comme dans Et si je les tuais tous madame ?, Terre rouge, Qu’il en soit ainsi et Les caprices du mâle. Ces didascalies n’ont forcément pas vocation à être dites par l’interprète, elles participent à la narration, à la construction du récit.

Si cette approche des didascalies fait recette dans les dramaturgies contemporaines, il faut noter qu’elle contredit l’approche classique du texte dramatique. L’Abbé d’Aubignac, cité par Pruner, souligne en effet que :

Toutes les pensées du poète, soit pour les décorations du théâtre, soit pour les mouvements de ses personnages, habillement et gestes nécessaires à l’intelligence du sujet, doivent être exprimés par des vers qu’il fait réciter. Certains auteurs contemporains confèrent aux didascalies une étrange poésie qui relève davantage d’un type d’écriture que de l’efficacité théâtrale […]. De façon affirmée, le langage didascalique prend alors une inflexion poétique qui fait oublier sa fonction métalinguistique. (Pruner, 2001 : 17)

Cette façon particulière de présenter les didascalies peut être relevée dans Et si je les tuais tous madame? d’Aristide Tarnagda :

Chante

Chante

Chante Robert

Chante-moi cette chanson certainement mélodieuse que je n’ai jamais entendue dans cette rivière pleine de pisse

d’ange

Chante Robert

Chante ta voix que je devinais au fond de l’eau

Rappelle-toi mon vieux et chante » (p. 16).

Ainsi, dans cette pièce, en dehors de la seule didascalie qui ouvre le texte, il n’en existe pas d’autres dans cette configuration. Quand on en rencontre, elles s’insèrent dans le texte à l’image de celle qui vient d’être mentionnée. De cette manière, la didascalie ne se limite plus à sa fonction classique d’indication scénique. Elle la dépasse pour remplir une fonction poétique. Elle cesse d’être ce bout de texte en dehors du texte, pour devenir un texte intégré. C’est ce que Sanda Golopentia nomme « didascalies littéraires », c’est-à-dire celles qui font de la description et celles qui sont d’essence narrative :

Les didascalies littéraires donnent des informations restreintes sur l’espace, le temps, les personnages et leurs actions intradiégétiques dont les lecteurs ont appris à se servir, en les associant à d’autres expériences littéraires et vécues par le jeu complexe de la lecture et de la relecture. (Golopentia, 1999 : 15-41)

À l’analyse, on remarque que la configuration des didascalies a évolué dans les dramaturgies contemporaines burkinabè. Elles n’ont plus manifestement les mêmes formes ni les mêmes vocations. De façon générale, le constat est que la tendance dans les dramaturgies contemporaines est à la diminution ou l’effacement même des didascalies fonctionnelles, progressivement remplacées par celles textuelles comme on en trouve dans Qu’il en soit ainsi, et qui sont souvent très longues. De la sorte, la didascalie tend à prendre une part active à la narration, comme dans les exemples suivants aux pages 14 et 31 de la pièce :

PHIL sanglote doucement, puis se lâche et pleure à chaudes larmes. Au bout d’un moment, il se calme, remet l’appareil dans le sac, fouille à l’intérieur, fait sortir une flûte et se met à jouer. A mesure qu’il joue, il devient de plus en plus serein.

PHIL continue de jouer. On voit apparaître SAÏDA. PHIL ne la voit pas. Elle porte un voile bleu, des lunettes noires, des gants bleus et une tenue bleue qui lui couvre le corps. Son accoutrement ne laisse voir aucune parcelle de sa peau. Elle a un sac au dos et un bidon qu’elle tient fermement contre sa poitrine.

Elle est fatiguée. Le son de la flûte semble guider ses pas. Elle aperçoit la fontaine, ouvre fébrilement le couvercle du bidon, se précipite vers le robinet, dans l’intention de le saisir. Ses pieds heurtent le dispositif de la fontaine, elle trébuche et tombe. La chute attire l’attention de PHIL, qui arrête de jouer. D’un bond, il se met debout, se tourne et l’aperçoit. SAÏDA se relève rapidement, le bidon toujours serré contre elle (p. 14).

Dans cette configuration, la didascalie devient résolument « littéraire » en ne se limitant plus à quelques indications scéniques ; elle va au-delà de cet usage pour participer à la narration à travers la description de l’espace et des personnages.

On entend les ronflements de PHIL. SAÏDA se lève de la natte et vérifie que PHIL dort profondément. Sur la pointe des pieds, elle s’approche de lui, s’empare de son sac, revient sur la natte et commence à fouiller dedans. Elle en sort l’appareil que PHIL utilise pour téléphoner, l’examine, puis le remet à sa place. Elle regarde d’autres bricoles, s’attarde sur la flûte qu’elle tourne et retourne entre ses mains. Elle prend ensuite le sachet d’argent, compte rapidement pièces et billets, met le sachet dans sa poche, reprend son couteau et le glisse dans son sac. Sur la pointe des pieds, elle va reposer le sac de PHIL à sa place, revient rechercher son sac et son bidon et commence à s’éloigner. Elle fait quelques pas, s’arrête, hésite, réfléchit, puis revient sur ses pas. Prudemment, elle remet le sachet d’argent dans le sac de PHIL et reprend sa position sur la natte.

PHIL se réveille en sursaut et constate la présence de SAÏDA. Rassuré, il se lève, se dégourdit les membres, prend sa flûte et se met à jouer. Dès les premières notes, SAÏDA se relève d’un bond et tend l’oreille. A la fin de la dernière note, PHIL se tourne vers elle en souriant » (p. 31).

Avec ces types de didascalies, le théâtre en tant que genre littéraire se réalise pleinement. Et pour Sanda Golopentia :

Les didascalies littéraires donnent des informations restreintes sur l’espace, le temps, les personnages et leurs actions intradiégétiques dont les lecteurs ont appris à se servir, en les associant à d’autres expériences littéraires et vécues, par le jeu complexe de la lecture et de la relecture. (Golopentia, 1999 : 15-41)

En résumé, les didascalies tendent à s’insérer dans la narration chez certains dramaturges, notamment chez les plus jeunes dramaturges. De ce point de vue, on peut dire que les dernières décennies ont vu cette dimension littéraire des didascalies devenir de plus en plus perceptible dans la dramaturgie burkinabè. Cette évolution a contribué à donner au texte dramatique burkinabè une dimension beaucoup plus littéraire. Des textes comme Et si je les tuais tous madame ? Terre rouge ou Les caprices du mâle tendent ainsi à sortir du champ théâtral en abandonnant le dialogue, les didascalies, les découpages pour investir d’autres genres littéraires comme la poésie, et la nouvelle en particulier.

Au-delà de la fonction littéraire, ces formes de didascalies posent la question de la portée scénique de ces informations. Que font l’acteur et le metteur en scène face à ces mutations ? Cette interrogation nous semble cruciale dans la mesure où, traditionnellement, les indications scéniques étaient destinées à faciliter la mise en scène. Or, les formes littéraires des didascalies semblent ne plus se préoccuper de la mise en scène, elles participent à la narration.

Les séquentialisations

Le découpage a été pendant longtemps une caractéristique essentielle du texte théâtral. Jean-Pierre Ryngaert souligne qu’il est une façon de saisir le réel en l’organisant. Ainsi, comme relevé plus haut, les dramaturges africains francophones de la première génération épousaient de façon systématique l’esthétique du théâtre français, notamment la subdivision en actes. Jean-Pierre Ryngaert (2014 :33) soutient que :

La plupart des textes sont organisés en différentes parties. La façon dont elles sont désignées renvoie déjà à une esthétique. Dans l’usage ancien, on parle en actes, les actes sont eux-mêmes divisés en scènes, en fonctions des entrées et des sorties des personnages. (Ryngaert, 2014 : 33)

Ce constat est aussi valable pour le théâtre burkinabè, au regard des différents exemples qu’offrent les pièces du corpus. De la sorte, le geste de segmentation ou découpage fait partie des évolutions les plus remarquables dans les stratégies d’écriture. Ainsi, Sansoa (1969), qui marque le point de départ de l’analyse, se structure comme suit: pièce de six actes, eux-mêmes subdivisés en scènes. De la même manière, le Fou (1986) s’organise en trois actes subdivisés en scènes. Il en est de même pour Les voix du silence (1998) : trois actes, subdivisés en scènes. On observe donc d’un point de vue temporel que cette façon d’écrire est propre aux dramaturges regroupés dans la première génération (datation, même approximative, souhaitable).

Au tournant des années deux mille, les compositions des pièces de la deuxième génération (datation, même approximative, souhaitable) rompent avec cette tradition d’écriture. Et si je les tuais tous madame ? (2011) n’a aucune subdivision explicite ; tout le texte est écrit en un seul jet, tandis que Qu’il en soit ainsi (2012) est subdivisé en Moments I, II et III. Avec L’autopsie (2014), on observe également une autre approche du découpage. Cette pièce s’organise autour d’une seule scène du début à la fin. Hamadou Mandé constatera alors :

L’analyse des pièces (…) fait ressortir deux procédés ou modèles de construction qui semblent correspondre à des choix liés à l’époque. Les pièces théâtrales Le fou (1986) et Les voix du silence (1998) sont composées de trois actes subdivisés en scènes. Ce choix est conforme à la dramaturgie classique qui consacre la division en actes et en scènes des pièces théâtrales. Du point de vue de la structure interne, les pièces Le fou et Les voix du silence sont construites sur des actions qui évoluent de façon linéaire, partant de scènes d’exposition, évoluant à travers des péripéties et aboutissant à des dénouements heureux ou malheureux, selon les cas . (Mande, 2017 : 12-38)

Quand on observe l’évolution des écritures dramatiques au Burkina Faso, l’on note une espèce de convergence d’approches chez les auteurs, en fonction des époques et des générations. La première génération écrit de la même manière, tandis que les plus jeunes partagent les mêmes goûts esthétiques, à quelques exceptions près. Par exemple, Aristide Tarnagda avoue être influencé par Koffi Kwahulé, mais aussi par Bernard-Marie Koltès. On peut remarquer depuis les années 1990, le renouvèlement des formes dans l’écriture dramatique est une réalité. Le phénomène de la mondialisation qui facilite les échanges entre artistes à l’occasion de différents évènements : festivals, résidences d’écriture et autres rencontres ont certainement rapproché les jeunes auteurs des nouvelles tendances à l’image d’Aristide Tarnagda qui avoue être influencé par Koffi Kwahulé. L’on se rend donc compte que les influences ne viennent pas toujours de l’intérieur. Ainsi, il devient délicat de parler d’une écriture « typiquement » burkinabè. On pourrait s’interroger sur la logique qui sous-tend certains choix : découpage des pièces en actes ou en moments ou au contraire, pièces sans découpages.

Les effets de ces choix sur les pratiques scéniques sont remarquables. En effet, les pièces sans divisions se prêtes mieux au monologue, à la lecture publique. Leurs structures qui ne font pas intervenir des textes didascaliques, des dialogues, permettent une fluidité de la parole sans encombre comparativement aux pièces avec découpages, personnages, didascalies, etc.

La division des pièces en actes trouve son origine dans le théâtre grec qui avait établi plusieurs parties bien distinctes, jouées à la suite sans interruption. Aucune pause ne séparait ces parties. Le théâtre classique a repris ce principe de séquences pour des raisons non plus artistiques, mais techniques, parce que les œuvres ne se donnaient plus en plein air, mais à l’intérieur. Il fallait donc de l’éclairage. Or la durée de vie des bougies qui éclairaient la scène était d’une vingtaine de minutes. D’où la codification rigoureuse des scènes en actes, sous peine de finir dans le noir. Au XIXe siècle arrive l’éclairage au gaz. Même si on n’avait plus besoin donc de bougies, les actes ne disparaissent pas pour autant. On les retrouve dans les œuvres du XXe siècle, sans qu’ils n’aient la fonction première de remplacement de bougies, ils permettent des ellipses.

De nos jours, notamment dans les dramaturgies burkinabè, les deux pratiques se côtoient : pièces avec divisions, pièces sans divisions. Ces choix sont des influences des auteurs et des goûts du moment. En plus, il faut relever que le découpage de l’action révèle également une conception de la temporalité. Le théâtre moderne, qui proportionne le nombre des actes à la nature et à l’importance du sujet, n’a donc pas appliqué avec rigueur cette règle. L’on compte des pièces en un, deux, trois, quatre ou cinq actes.

Les anciens rhétoriciens français justifiaient le nombre consacré par le fait qu’il fallait d’abord exposer le sujet, développer ensuite l’intrigue par degrés, arriver au nœud, préparer le dénouement et enfin conclure. En réalité, plusieurs parties de cette multiple tâche peuvent s’accomplir en même temps. Si les dramaturges burkinabè de la première génération s’en inspirent, l’on remarque qu’ils ne suivent pas rigoureusement la règle qui imposait cinq actes. Parmi les pièces qui obéissent à ce découpage en actes, Sansoa en compte (6), Le fou (3) et Les voix du silence (3). Les autres pièces du corpus obéissent à d’autres types de découpages ou n’en disposent pas. Ainsi, Le baobab merveilleux est subdivisé non pas en actes, mais en trois sous-titres : « LE BAOBAB DE TANLARGUIN I », « PREFEREE ET TARLA II », « TARLA LE POLYGAME III ». Ainsi configurée, la structure du texte, qui est inspirée d’un conte, laisse penser qu’en réalité cette subdivision, sans s’appeler actes, ressemble assez bien au fonctionnement de l’acte. De la sorte, le titre I est la situation initiale, le titre II évoque les péripéties et le titre III correspond à la situation finale ou dénouement. L’on assiste là à une contextualisation de l’écriture dramatique qui s’inspire de la littérature orale.

La parenthèse de vie fonctionne sous le même registre, avec une subdivision en sous-titres et en tableaux.

  • Enjeux de terre : est composé de deux tableaux que sont : La parcelle (1) et La veuve (2).
  • Désir d’enfant : La vie en trop (tableau 3),
  • Intolérances : La barrière (tableau 4), subdivisé en deux espaces scéniques : chez Gaston, chez Djamilatou et le rendez-vous.
  • Départs et retours : L’aventure (tableau 5), Les fracassés (tableau 6),
  • La dernière nuit : Le verdict (tableau 8), Le salaire (tableau 9), Le geste fatal (tableau 10), La prison (tableau 11), Le prix de l’intégrité (tableau 12), Ne m’appelez plus papa (tableau 13).
  • Sans titre : Dernières paroles (tableau 14), Fin de veillée (tableau 15).

À la différence de l’acte, la subdivision basée sur le tableau est fondée sur un changement d’espace ou d’espace-temps. Le tableau épouse une logique qui n’est pas linéaire, il est plutôt de nature descriptive. On peut alors se demander ce qui se passe entre les deux tableaux. Patrice Pavis (1996 : 345) précise que le tableau est une unité de la pièce du point de vue des grands changements de lieu, d’ambiance, ou d’époque. Il ajoute qu’à chaque tableau correspond, la plupart du temps, un décor particulier. La structuration en tableaux ne s’intègre pas au système acte/scène, lequel fonctionne davantage sur le plan de l’action et de l’entrée et sortie des personnages.  Dans le cas de La parenthèse de vie, les tableaux concentrent en réalité l’ensemble des scènes qui se déroulent dans un décor donné.

Chez Sophie Heidi Kam, la subdivision se fait en moments. Ainsi, dans Nos jours d’hier, les moments ont les sous-titres qui suivent :

Moment 1 :  LE SOLDAT, L’HOMME,

Moment 2 : LE SOLDAT, LA FEMME,

Moment 3 :  LE CHEF, LE SOLDAT, LA FEMME,

Moment 4 : LE CHEF, LE SOLDAT, LA FEMME, L’HOMME,

Moment 5 : LE CHEF, LA FEMME, L’HOMME.

De cette façon on pourra remarquer que la pièce compte cinq moments, comme les cinq actes recommandés dans le théâtre classique. Cependant, dans Qu’il en soit ainsi, le découpage, bien que fait en moments, se limite à quatre, et ne comporte pas de sous-titre. Les moments sont justes numérotés : « MOMENT UN », « MOMENT DEUX », « MOMENT TROIS », « MOMENT QUATRE ».

Ainsi, au-delà des appellations, les dramaturges éprouvent cette nécessité d’aménager des pauses pour les spectateurs et les acteurs, en permettant de changer de décor ou en favorisant la sortie ou l’entrée de ces derniers.

Les trois dernières pièces de notre corpus se présentent autrement et mériteraient qu’on s’y attarde. Ainsi, L’autopsie s’organise de la façon suivante : présence d’acteurs, de dialogues, avec des didascalies, mais ne comporte qu’une seule scène : La scène. De cette façon, toute l’action se déroule en une scène dans un seul décor, pendant la nuit.  Cette organisation semble logique, dans la mesure où tout se passe en un seul lieu : le laboratoire, avec deux acteurs : le Professeur Boubié et son assistant Doumbé.

Par contre, Les caprices du mâle du même auteur ne comporte aucune division. C’est un texte qui met en scène un seul personnage, avec un monologue. Il en est de même pour Aristide Tarnagda, avec Et si je les tuais tous madame? et Terre rouge. Ces deux textes ne comportent également pas de division. Cette tendance dans les dramaturgies contemporaines participe de cette volonté de ramener le théâtre à la littérature.

On peut ainsi relever que la revendication du statut de « texte dramatique » se fait de plus en plus discrète sur l’affichage d’étiquettes des pièces de théâtre. Ainsi, les absences de dialogues, de didascalies, de liste de personnages, confirment les mutations en cours dans les écritures dramaturgiques contemporaines qui, visiblement, tendent à briser les frontières pour ériger des ponts entre les genres.

À la lumière de ces observations, il ressort que la séquentialisation joue un rôle important dans l’organisation des textes dramatiques. De ce point de vue, la présence ou non de découpage suggère un choix esthétique. Si, dans la dramaturgie classique, la fameuse règle des trois unités les rendait presque incontournables, dans les dramaturgies contemporaines, certains auteurs s’en passent. Les pratiques varient ainsi d’un auteur à l’autre.

Le dramaturge écrit un énoncé en apparence essentiellement adressé à son interlocuteur, mais dans les faits il l’écrit aussi à l’intention d’un autre récepteur : le spectateur ou le lecteur. Ainsi, Françoise Rullier-Theuret définit le dialogue dramatique comme :

La manière dont un auteur fait parler ses personnages : on parle de dialogue dramatique et de conversation dramatique, et cette expression inclut toutes les paroles destinées à être prononcées sur scène, même quand elles prennent la forme du monologue ou de l’aparté. (Rullier-Theuret, 2003 : 21).

L’analyse des pièces étudiées fait ressortir deux tendances dans l’élaboration de l’énonciation par les auteurs : les pièces à énonciations et les pièces sans énonciations.

Les pièces à énonciation

L’examen des pièces du corpus montre qu’il s’est creusé un faussé entre les deux générations de dramaturges en matière d’écriture et plus particulièrement sur la composition des dialogues. Ainsi, les dialogues dans Sansoa, Le fou, Le baobab merveilleux, Les voix du Silence, La parenthèse de vie, Nos jours d’hier, Qu’il en soit ainsi et L’autopsie partagent à quelques exceptions près les mêmes configurations. On y voit des personnages qui se relaient pour échanger des propos, à la manière classique du théâtre. Par exemple, Sansoa s’ouvre par un dialogue entre les trois membres de la famille (Kara le père, Ziémé la mère et Sansoa le fils) :

KARA : Zième, le représentant est passé ici dans la journée, pendant que vous étiez au champ. Le Commandant a envoyé ses gardes et demande des porteurs. Il faut que Sansoa parte demain matin.

ZIEME : Ce sont toujours les pauvres gens qui doivent payer. Nous ne sommes que trois dans la famille et le départ de Sansoa ne nous arrangera pas. Il est le seul valide. Il est notre fils, et les champs sont ensemencés. Le Bon Dieu n’a pas voulu que nous ayons d’autres enfants et celui qu’il nous a laissé, il faut encore qu’on vienne nous l’enlever !…

SANSOA : Que deviendrez-vous tous les deux, dans votre état ? Ce n’est pas à cinquante ans que vous pouvez encore tenir une daba. Le mil germe dans les champs et s’il n’y a personne pour s’en occuper, il sera envahi par les herbes et tout sera perdu » (p. 5).

On retrouve cette même disposition dans Qu’il en soit ainsi de Sophie Kam et dans L’autopsie de Justin Stanislas Drabo. Le nom du personnage intervenant est écrit clairement, suivi des deux points (:), indiquant ainsi que c’est son tour de parole. Il intervient, puis il est remplacé par un autre intervenant. Ce procédé est le même dans Le Fou :

R1 : NABOU – Ah! Enfin te voilà! Je commençais sérieusement à m’inquiéter. J’ai même envoyé Parka chez Joseph à ta recherche.

R2 : TINOAGA – (s’asseyant). Excuse-moi, femme. Je me doutais bien que mon retard vous inquiéterait. Et où est Parka?

R3 : NABOU – Il doit être allé chez les voisins jouer avec ses camarades. (Elle sort, revient avec une calebasse d’eau, s’agenouille et la tend à son mari).

Tiens, voici de l’eau. Tu dois être mort de soif.

R4 : TINOAGA – Merci, mais vraiment je n’ai pas soif (p. 13).

À la différence de Sansoa et Qu’il en soit ainsi, au lieu des deux points, le nom de l’intervenant-e ici est suivi d’un tiret qui est, par excellence, le signe qui indique le dialogue. Il permet en effet d’indiquer que l’on change d’interlocuteur. Cependant, le fait de mentionner le nom de l’intervenant et de le faire suivre d’un tiret semble redondant. Le nom mentionné, indiquant déjà que l’on change d’interlocuteur, aurait suffi. Du même auteur, la distribution de la parole dans Le baobab merveilleux se présente différemment.

R17 : FEMME – Me chasser, à cette heure de la nuit ? Où veux-tu que j’aille?

R18 : MARI – Au diable si tu veux, sorcière! Est-ce que tu te posais cette question quand tu dévorais tes propres entrailles?

R19 : FEMME – Moi, dévorer mes entrailles?

R20 : MARI – Moi-même! Pour qui nous prends-tu? (Se tournant vers le public) Regardez bien cette femme, c’est une sorcière. Hier seulement, elle vient de manger son troisième enfant (p. 12).

On peut ainsi remarquer que les noms des intervenants sont centrés et clairement identifiables. Jouant sur les entrées et sorties des acteurs sur la scène, chaque personnage s’affiche avec son identité et prend la parole pour répliquer à son vis-à-vis ou, au contraire, faire progresser la fable. Il en va ainsi des dialogues dans Les voix du silence où les noms des personnages sont mis en gras et centrés, de même que dans La parenthèse de vie et Nos jours d’hier où ils sont centrés, mais pas en gras.

Chez Sophie Kam, il y a un va-et-vient entre le dialogue classique et le monologue-soliloque qui permet également aux personnages de convoquer leur passé pour expliquer leurs détresses présentes. Dans un jeu subtil, les dialogues et/ou les monologues sont un prétexte pour interroger l’inconscient des personnages dans un jeu métathéâtral. Ainsi, les personnages jouent un théâtre dans le théâtre. Par ce moyen de la mise en abyme, les dramaturges rendent compte des conflits intérieurs qui opposent leurs désirs profonds aux codes sociaux qui en sont des limites.

Au total, huit sur onze pièces du corpus étudié sont des pièces à dialogues dans lesquelles les interlocuteurs sont clairement identifiés par leurs noms et par des dispositions particulières comme les deux points, les tirets, par le gras ou par la centralisation des noms.  Cette manière de procéder a caractérisé l’écriture dramatique depuis ses origines. Dès lors, on peut noter que le théâtre burkinabè, malgré ses évolutions, n’a pas rompu avec la pratique courante de l’écriture théâtrale.

Les pièces sans dialogues

Si le dialogue constitue la principale caractéristique du théâtre, son absence ou son usage particulier devient un sujet de curiosité.  Dans le corpus que nous avons examiné, Aristide Tarnagda s’illustre par un usage particulier du dialogue. Avec lui, la logique du dialogue devient complexe. Par exemple, dans Et si je les tuais tous madame? il y a comme un simulacre de dialogue entre Lamine et la dame dans la voiture. Lamine parle en effet à la dame qui ne lui répond pas. Il y a comme une impossibilité de dialogue entre les deux personnages issus de conditions sociales radicalement opposées. Devant ce dialogue impossible, Lamine qui a beaucoup à dire, se vide dans une logorrhée. Pour Christophe Konkobo :

Lorsque Lamine improvise un dialogue avec la femme, il ne donne à entendre aux spectateurs que sa propre voix, et jamais celle de la femme à la voiture qui ne parle qu’à travers lui. Une lecture de cette pièce sous l’angle du métathéâtre verrait en Lamine une sorte de maître de cérémonie du jeu, faisant du théâtre dans le théâtre, en utilisant sa voix et son corps comme objets de médiatisation de spectres ou de personnages en latence qui vont, tour à tour, s’exprimer à travers lui. (Konkobo, 2017 : 39-53)

Et quand par le jeu de la mémoire le récit fait surgir un personnage absent, les paroles apparaissent décousues, comme dans l’exemple suivant :

Le sac, Lamine! Il y a beaucoup de fric dans le sac. Beaucoup de fric en liquide. Elle va le jeter à la banque, la banque Lamine, une connerie; c’est ce que tu disais, la banque c’est une connerie, les gens, ils vont jeter leurs sous à la banque, tandis que nous on en a besoin… dans son sac, il y a un million en liquide, elle va le mettre à la banque…

Non Robert

Si Lamine

Badine pas, dans le sac, il y a le portefeuille, le portefeuille Louis Vuitton? Dans Louis Vuitton il y a la carte bleue, dans cette carte il y a beaucoup de fois un million…

Tais-toi Robert, tais-toi Robert, tais-toi Robert (p. 12).

Pourtant il ne faut pas s’y méprendre, toutes ces paroles gardent leur cohérence interne qui caractérise le texte dramatique. Le jeu auquel se livre Lamine à travers le monologue-soliloque est celui du dédoublement du personnage qui lui permet à la fois de porter sa voix, mais aussi celle des autres. De ce point de vue, Lamine porte à la fois la voix de la dame, celle de Robert, de la mère de son enfant, de son père et, de façon générale, la voix de la société. Françoise Rullier-Theuret (Rullier-Theuret, 2003 : 21) abordant la question de l’énonciation précise :

Il ne s’agit pas pour autant d’une collection d’énonciations indépendantes; cette hétérogénéité que le texte construit, il la répare et la dissimule dans le même temps, de sorte que l’ensemble des répliques forme un unique continuum, fragmenté, certes, mais organisé et complet.

En outre, elle ajoute :

Écrire un dialogue de théâtre c’est plus ou moins renoncer à sa langue d’auteur et à un style propre pour mettre en place des langages imaginaires : on appelle « parlure » ou « sociolecte » la caractérisation sociale de la parole, et la personnalisation de l’expression. (Rullier-Theuret, 2003 : 22)

C’est en cela que l’exercice du dédoublement du personnage devient très complexe et exigeant dans la mise en scène. Si à l’écrit la chose semble simple, la mise en scène consistera à faire parler ses personnages selon leurs caractères, leurs conditions leurs classes et leurs rôles.

En outre, la question du dialogue renvoie également à celle de la langue d’écriture des dramaturges et le rapport que les différentes générations entretiennent avec elle. D’office, on observe que toutes les pièces du corpus sont écrites en français. Cependant, chaque auteur semble avoir un rapport particulier avec cette langue. Ainsi, Pierre Dabiré dans Sansoa use d’un français standard qui respecte les règles de l’écrit, tandis que Jean-Pierre Guingané et Prosper Kompaoré bien qu’étant tous deux enseignants-chercheurs à l’Université, recourent à la fois à un français familier et standard, comme dans Le fou, Le baobab merveilleux, Les voix du silence et La parenthèse de vie. On le voit, la volonté est de faire parler les personnages en fonction de leurs statuts. Or, du fait que les drames font intervenir des personnages aux statuts variés, l’on observe ce va-et-vient entre le français standard et le français populaire. C’est pourquoi, selon Françoise Rullier-Theuret :

Pour que la créature de papier soit crédible et paraisse vraisemblable, il faut que sa manière de parler soit en relation avec sa manière d’être. (…). Les oppositions entre un style bas et un style élevé, qui correspondent à des répartitions sociales, servent un souci de vraisemblance : les maitres ne parlent pas comme les valets, même quand ils échangent leurs rôles […] (Rullier-Theuret, 2003 :  22)

On remarque ce phénomène chez les dramaturges de la deuxième génération également, surtout chez Aristide Tarnagda et Sophie Heidi Kam. Avec cet auteur et cette autrice, il se donne à voir une adaptation du dialogue à l’environnement, à l’univers des personnages. Ainsi, Lamine, dans Et si je tuais tous madame ?, adopte un langage vulgaire :

Lui que tu as foutu dans mon ventre avant de te barrer,

Qu’est ce que j’en fais? (p. 8)

Ou encore,

Qu’est ce papa c’est un chien qui après l’avoir pissé dans

Le trou de sa maman s’est volatilisé dans un autre coin

foutu de la terre, à la recherche d’autres chiennes (p. 9)

Il en est de même pour Nos jours d’hier qui adapte son langage au jargon militaire. Dans le cas de Et si je les tuais tous madame? Lamine est contraint au dialogue dans un récit où il s’offre seul le beau rôle. C’est ce que Christophe Konkobo explique en écrivant que :

La formule du récit monologué qu’il adopte au départ vise à lui donner cette exclusivité dans l’exposition des faits. Le dialogue qui lui est imposé de façon métathéâtrale par ces personnages fantômes de son passé lui dénie cette exclusivité et détruit le statut de personnage conféré à la femme dans la voiture, en ne s’adressant jamais à elle et en l’associant uniquement à la matérialité de son portefeuille Louis Vuitton et à l’argent qu’il contient. (Konkobo, 2017, 39-53)

À l’analyse, on comprend que l’énonciation au théâtre ne se résume pas à l’échange entre deux personnages sur scène. C’est un terme englobant et polysémique. Le critère essentiel de l’énonciation est l’échange et la réversibilité de la communication. Dans le théâtre classique, l’énonciation sonne comme une évidence. Le dialogue entre personnage apparait souvent comme la forme fondamentale et exemplaire du drame. Ainsi, dès qu’on conçoit le théâtre comme présentation de personnages agissants, le dialogue en devient la forme d’expression privilégiée.

Qu’il s’agisse d’Aristide Tarnagda avec Et si je les tuais tous madame ? ou de Sophie Kam avec Qu’il en soit ainsi, le dialogue fait intervenir des absences, des fantômes comme Robert, mais aussi Freddy. Cette stratégie de recours systématique au passé et à la mémoire semble justifier chez ces jeunes auteurs l’usage du monologue-soliloque.

Ainsi, parlant du monologue, Patrice Pavis estime qu’il apparait plutôt comme un ornement arbitraire et même gênant qui convient mal à l’exigence du vraisemblable dans les relations interhumaines. C’est pourquoi, de son point de vue, le dialogue semble le plus apte à montrer la manière dont les locuteurs communiquent : l’effet de réalité est alors le plus fort, puisque le spectateur a le sentiment d’assister à une forme familière de communication entre personnes. De la sorte, son absence rend l’énonciation invraisemblable. Mais, pour Jean-Pierre Ryngaert, la distinction entre monologue et dialogue est moins évidente qu’il y parait, d’autant plus que l’un et l’autre prennent des formes diverses selon les dramaturgies :

La conversation entre deux personnes, définition stricte du dialogue, ne prend pas toujours au théâtre la forme animée d’un véritable échange. Ainsi, dans le théâtre classique, le dialogue s’apparente parfois à une série de monologues mis bout à bout, tant l’étendue de l’intervention de chacun des personnes est importante. Un effort peut même être nécessaire pour comprendre en quoi les personnages dialoguent vraiment, quand les relations entre différents énoncés ne sont clairement établies. (Ryngaert, 2004 : 88)

Il convient alors de souligner que le monologue peut s’analyser comme un dialogue avec soi-même, avec un personnage imaginaire, avec un objet, avec le public, comme on a pu le voir dans les exemples indiqués plus haut.

Terre rouge fonctionne exactement comme Et si je les tuais tous madame? Il y a comme un dialogue de sourds entre les deux frères, celui qui est parti et l’autre qui est resté. Ils se parlent sans dialoguer, tout comme Robert, le personnage absent, s’invite dans l’imaginaire de Lamine dans Et si je les tuais tous madame?  Dans les deux cas, on ne peut parler véritablement de dialogue dans la mesure où le dialogue suppose un échange entre un émetteur et un récepteur qui s’écoutent. Or, dans ces deux pièces, le dialogue est imaginaire, improbable, à l’image de ce personnage fantôme qu’est Robert qui donne des injonctions à Lamine.

La seule pièce véritablement sans dialogue et sans dédoublement de personnage est incontestablement Les caprices du mâle de Justin Stanislas Drabo. Cette pièce qui joue sur le souvenir du personnage ne fait intervenir aucun autre personnage. Elle est toute portée sur l’expérience du personnage. C’est son témoignage exclusif qui est mis en scène. Dans cette pièce, le monologue n’est pas voilé par un dialogue déguisé ou imaginaire. Il semble ainsi ne pas y avoir d’interférence dans la relation des faits. Cependant, même dans ce cas de figure, le théâtre peut ne pas faire intervenir d’autres personnages et utiliser le dédoublement du personnage pour créer le personnage.

À la différence des pièces à dialogues, celles sans dialogues se caractérisent par leurs formes sans divisions. Elles sont écrites en un seul bloc, mettant en scène un monologue. Ce sont des textes portés par un seul personnage. Les paroles sortent d’une seule bouche, mais de temps en temps, il peut y avoir une sorte d’intrusion de figures absentes à travers le même personnage. Dans tous les cas cependant, dialogue matérialisé ou non, le monologue peut s’avérer dialogue, si l’on considère qu’il se fait en direction du public ou du lecteur. De ce point de vue, le personnage en se parlant, parle à un interlocuteur. On ne peut donc soutenir l’existence de pièces sans dialogue dans l’absolu.

Conclusion

Nous pouvons relever que la structure formelle des textes protéiformes est manifestement le signe d’une certaine liberté des auteurs et autrices, mais aussi une espèce de porosité vis-à-vis des appels venus au contact d’autres textes dramatiques. Cette réflexion a permis de montrer la variété des titres dans le temps, de même que la configuration globale des textes. Dans ce sens, on aura remarqué que si certains textes, notamment ceux de la première génération se subdivisaient en actes, en scènes, ceux de la deuxième génération en revanche n’avaient pas un format type. Des trois auteurs classés dans cette catégorie, Aristide Tarnagda et Stanislas Drabo présentent des pièces sans séquentialisation ou découpage. En outre, ces mêmes pièces recourent à des dédoublements de personnages sans jamais aménager des espaces pour des dialogues.  En revanche, Sophie Heidi Kam recourt à la séquentialisation et aux dialogues. D’un point de vue général, la dynamique en cours dans les écritures dramatiques burkinabè tend à une certaine désorganisation de l’instance énonciative qui se construit sans préalable. La parole est au cœur de cette dramaturgie contemporaine. C’est finalement elle qui rythme l’action.

Bibliographie

Corpus théâtral étudié

Dabiré, Pierre (1969). Sansoa, Répertoire Théâtral Africain no 3. Paris : ORTF, DAEC.

Drabo, Justin Stanislas (2014). L’autopsie (suivi de) Les caprices du mâle, La république en jupon. Ouagadougou : Harmattan Burkina.

Guingane, Jean-Pierre (1986). Le Fou. Abidjan : CEDA.

Guingane, Jean-Pierre (2007). Le baobab merveilleux. Ouagadougou : Gambidi.

Kam, Sophie Heidi (2013). Nos jours d’hier. Ouagadougou : Céprodif.

Kam, Sophie Heidi (2014). Qu’il en soit ainsi. Ouagadougou : Sankofa.

Kompaoré, Prosper (1998). Les voix du silence. Ouagadougou : A.T.B.

Kompaoré, Prosper (2009). La parenthèse de vie. Ouagadougou : A.T.B.

Tarnagda, Aristide (2013). Et si je les tuais tous, Madame? (Suivi de) Les larmes du ciel d’août. Bruxelles : Éditions Lansman.

Tarnagda, Aristide (2017). Terre rouge (suivi de) Façon d’aimer. Bruxelles : Éditions Lansman.

Bibliographie secondaire

Bissiri, Amadou (novembre 2012). « Ancrage culturel de la dramaturgie de Jean Pierre Guingané : le conte comme référence de la structure dramatique de ses œuvres », dans Hakili, no 15, p. 7-10.

Cornevin, Michel (1995). Dictionnaire encyclopédique du Théâtre, 2 vol. Paris, Bordas.

Cornevin, Robert (1970). Le théâtre en Afrique noire, Paris, Le livre africain.

Dakouo, Yves (2011). Emergences des pratiques littéraires modernes en Afrique francophones. La construction de l’espace littéraire au Burkina Faso, Ouagadougou, L’Harmattan Burkina.

Guingane, Jean-Pierre (1990). « Du manuscrit à la scène. Panorama du théâtre », dans Notre librairie, no 101, p. 67-72.

Ki-Zerbo, Joseph (2010). A propos de culture, Ouagadougou, Fondation Ki Zerbo.

Konkobo, Christophe (2017). « Théâtre burkinabè contemporain et dramaturgie de l’entre-deux : Aristide Tarnagda et Sophie Kam », dans Présence Francophone no 89, p. 39-53.

Mande, Hamadou (2017). « Mutations dans l’écriture théâtrale au Burkina Faso de 1980 à nos jours », dans Présence Francophone, no. 89, p.12-38.

Pavis, Patrice (1996). Dictionnaire du théâtre, Paris, Messidor/Éd. Sociales.

Pruner, Michel (1998). L’analyse du texte de théâtre, « collection les topos », Paris, Dunod.

Sanou, Salaka (2000). La littérature burkinabè : l’histoire, les hommes, les œuvres, Limoges, collections francophonies, Pulim.

Zimmer, Wolfgang (1992). Répertoire du théâtre burkinabè, Paris, l’Harmattan.

Biographie

Mamadou Bayala est docteur en études théâtrales. Au sein du Laboratoire Discours et pratiques artistiques (LADIPA) et de l’équipe de recherche Discours et pratiques artistiques (DISPRA) de l’Université Joseph Ki-Zerbo (Ouagadougou, Burkina Faso), ses recherches portent sur la littérature théâtrale en Afrique francophone.

Abstract

Since the 1980s, African dramaturgy has been characterized by a change in form, and Burkinabè drama has not escaped this. If there is a consensus on the subject, it remains to identify the most significant aspects of these formal changes in Burkinabè dramaturgy in particular. The enunciative practices seem to be the most visible manifestations. In the three authors selected for this research, the treatment of stage direction, dialogues, and cuttings differ from that of their predecessors. From the theatrical semiology, we will examine the principles of construction and cutting of the dramatic text and theatrical plays in general.

Keywords: dramatic text, enunciation, dialogues, stage direction, sequentialisations, Burkina Faso