6. Adapter le travail hospitalier en temps de pandémie dans deux hôpitaux québécois
Pierre-Marie David, Morgane Gabet, Arnaud Duhoux, Lola Traverson, Valéry Ridde, Kate Zinszer, Lara Gautier
Résumé
Parmi les réponses des hôpitaux à la pandémie de Covid-19, la réorganisation des services et la réaffectation du personnel ont permis d’adapter le travail hospitalier pour faire face à l’afflux attendu de patient·e·s. Dans cet article, nous examinons la réorganisation du travail induite par la pandémie en identifiant les stratégies opérationnelles mises en œuvre par deux hôpitaux québécois et leur personnel, puis en analysant les implications de ces stratégies. Dans les deux hôpitaux, l’adaptation du travail par la réaffectation du personnel a été l’une des mesures critiques prise pour assurer l’absorption de l’afflux de patient·e·s. Nos résultats montrent que cette stratégie a été conçue et appliquée différemment dans les deux cas. Plus précisément, les stratégies de réaffectation ont révélé de nombreuses disparités en matière de ressources, non seulement entre les territoires de santé, mais aussi entre les différents types d’établissements au sein de ces territoires. La comparaison des stratégies d’adaptation des deux hôpitaux a montré que les réformes passées au Québec ont conditionné ce que ces réorganisations pouvaient accomplir, ainsi que la façon dont elles affectaient les professionnel·le·s et le sens qu’ils et elles donnaient à leur travail.
Mots-clés : adaptation, travail, hôpital, résilience, Covid-19, Canada
Introduction
Les hôpitaux ont joué un rôle crucial dans la gestion de la pandémie de Covid-19 dans le monde (Billings et al. 2021). Non seulement ils ont permis de soigner les patient·e·s, mais leur taux de saturation est devenu un indicateur d’alerte à l’origine du déclenchement d’autres stratégies sociales de prévention (Sorbello et al. 2021), telles que le confinement de la population dans son ensemble ou de sous-populations présentant un risque particulier de développer des formes graves de Covid-19 ou d’infection/hospitalisation. Avec des ressources matérielles et humaines limitées, les hôpitaux ont dû s’adapter pour faire face à la crise pandémique. À cette fin, la réorganisation des services et les réaffectations de personnel ont été les principales réponses des hôpitaux du monde entier à la pandémie de Covid-19 (Billings et al. 2021; Sorbello et al. 2021). Notre objectif était d’examiner les stratégies opérationnelles mises en œuvre par les hôpitaux pour faire face à la crise, et plus particulièrement la réorganisation du travail par le biais de réaffectations de personnel, et d’analyser les implications de ces stratégies pour le personnel de l’hôpital. Nous définissons le travail hospitalier comme les activités réalisées par le personnel hospitalier pour produire des soins, à la fois directement, comme les services fournis par les professionnel·le·s de santé, et indirectement, comme les services fournis par le personnel auxiliaire et de soutien (technicien·ne·s de laboratoire, aides-soignant·e·s, personnel d’entretien ménager, etc.).
Au début de la pandémie, le Québec était la province la plus touchée par la Covid-19 au Canada (Canada 2020). L’urgence de santé publique a été déclarée le 13 mars 2020 par le gouvernement du Québec. Le 11 juillet 2020, le Québec avait enregistré environ 56 000 cas de Covid-19 et 5 643 décès liés au Covid-19 pour une population de 8,5 millions d’habitants (soit la deuxième province canadienne la plus peuplée). La grande majorité de ces décès (92 %) sont survenus chez des personnes âgées de 70 ans et plus, et 69 % des décès sont survenus chez des personnes vivant dans des établissements résidentiels et de soins de longue durée (« Données COVID-19 au Québec », Institut National de Santé Publique, 2021). Entre mars et avril 2020, la préservation de la capacité des hôpitaux à faire face à l’afflux massif anticipé de patient·e·s atteint·e·s de Covid-19 était la priorité du gouvernement du Québec. Les communiqués officiels et les ordonnances mettaient l’accent sur l’impossibilité de transférer les patient·e·s des milieux de soins externes, et en particulier des centres d’hébergement et de soins de longue durée (CHSLD), vers les hôpitaux, et sur la façon de faciliter les transferts de personnel d’un secteur à l’autre (Denis et al. 2020). Face à ces nouvelles ordonnances gouvernementales et à la nécessité de s’adapter à la pénurie de ressources humaines, les gestionnaires des hôpitaux ont adopté diverses stratégies. La réorganisation du travail a pris la forme de réaffectations qui ont impliqué le déplacement du personnel dans l’espace (par exemple, vers d’autres départements/services ou d’autres structures/organisations) et dans le temps (par exemple, heures supplémentaires obligatoires, horaires réaménagés).
Pour comprendre ces réorganisations et les conditions dans lesquelles elles ont pu être mises en œuvre, il est important de noter que le système de santé québécois a fait l’objet d’une réforme majeure en 2015 afin d’intégrer les services de santé et les services sociaux. La réforme a modifié la gouvernance de la santé et centralisé la gestion des ressources sanitaires dans 34 centres intégrés (universitaires) de santé et services sociaux (CI(U)SSS), qui relèvent directement du ministère de la Santé. Si la grande majorité des établissements de santé et de services sociaux de chaque territoire ont été fusionnés dans les CI(U)SSS, d’autres, le plus souvent des hôpitaux universitaires, n’ont pas été fusionnés et ont conservé une relative autonomie dans la gestion de leurs ressources. Ce contexte explique certaines des possibilités et des impossibilités de la réorganisation du travail, telles que décrites ci-après dans nos deux cas d’étude.
Pour analyser ces réorganisations spécifiques du travail, nous avons utilisé un cadre théorique sur la résilience des systèmes de santé qui se concentre sur trois dimensions essentielles : l’absorption, l’adaptation et la transformation (Ridde et al. 2021). L’absorption fait référence à la capacité de la structure à offrir des services aux personnes qui en ont besoin. L’adaptation renvoie à la manière dont les pratiques des professionnel·le·s sont modifiées pour faire face à la situation. La transformation réfère aux changements de pratiques, mais aussi aux changements institutionnels à plus long terme. Alors qu’une telle perspective de résilience a souvent été adoptée dans les études portant sur la gestion des crises hospitalières, notre recherche s’est concentrée plus spécifiquement sur l’expérience vécue de ces stratégies par le personnel des deux hôpitaux étudiés.
Une recherche qualitative menée dans deux contextes contrastés au Québec
Pour notre étude, nous avons sélectionné deux cas, l’un à Montréal et l’autre à Laval (qui fait partie de la région métropolitaine de Montréal), les deux villes les plus touchées par la pandémie dans la province du Québec. Ces cas représentaient des types d’organisation contrastés à la suite des réformes de la santé de 2015 décrites ci-dessus.
Notre premier cas (C1), le Centre hospitalier universitaire (CHU) Sainte-Justine à Montréal (Québec), est un établissement non-intégré spécialisé en pédiatrie. Fondé en 1907, le CHU Sainte-Justine est le plus grand centre mère-enfant du Canada et l’un des plus grands centres pédiatriques d’Amérique du Nord. Il compte 550 lits et accueille des patient·e·s de tout le Québec. Sainte-Justine compte près de 5 500 employé·e·s, dont 1 530 infirmier·ière·s auxiliaires, ainsi que 509 médecins, dentistes et pharmacien·ne·s. Si la crise sanitaire a d’abord exercé une forte pression sur le personnel de l’hôpital, cette pression a diminué au cours du printemps 2020 en raison du nombre relativement faible de patient·e·s Covid-19 dans cet hôpital, la maladie étant moins dévastatrice pour les patient·e·s pédiatriques (du moins, pour la maladie causée par la souche originale du virus SRAS-CoV-2).
Notre deuxième cas (C2) est l’hôpital de la Cité-de-la-Santé, qui est intégré au CISSS de Laval (Québec). La Cité-de-la-Santé, hôpital général, a été inaugurée le 10 avril 1978 pour répondre aux besoins en médecine communautaire et familiale d’une population de 200 000 habitant·e·s. Aujourd’hui, Laval fait partie de la région métropolitaine de Montréal et sa population est d’environ 450 000 habitant·e·s. L’hôpital compte 621 lits, ainsi qu’un secteur d’hébergement de longue durée de 751 lits. Contrairement à sa voisine Montréal, Laval jouit d’une certaine unité géographique et de services : une île, une ville, un hôpital et un CISSS responsable de la santé et des services sociaux. Laval a été l’un des territoires les plus touchés par la Covid-19 au Canada. Au plus fort de l’épidémie, le taux de morbidité de Laval était le deuxième plus élevé de la province, avec 1 342 cas confirmés par 100 000 habitant·e·s en juillet 2020, comparativement à une moyenne de 662 pour l’ensemble du Québec. En termes de mortalité Covid-19, la ville se situait directement derrière Montréal au moment de cette étude. Entre mars et mai 2020, 11% des résident·e·s des CHSLD de Montréal sont décédé·e·s, alors que ce chiffre s’élève à 14% à Laval (ICI.Radio-Canada.ca, 2021). Étant donné que son mandat englobe également les CHSLD, le CISSS, par extension, s’est impliqué dans le cas (C2), car des questions se posaient quant au territoire de responsabilité de l’hôpital.
Entre juin et octobre 2020, nous avons mené 27 entretiens semi-structurés avec le personnel hospitalier en utilisant une stratégie d’échantillonnage de diversification (Pires 1997). Notre objectif était d’obtenir un échantillonnage ciblé comprenant une diversité de perspectives représentant les différentes catégories de professionnel·le·s (médecins n = 5, infirmier·ière·s n = 10, conseiller·ière·s en prévention des infections n = 5, gestionnaires n = 7). Les participant·e·s aux entretiens ont été recruté·e·s par le biais d’invitations par courrier électronique dans chaque hôpital, puis par une stratégie boule de neige, jusqu’à ce que la saturation empirique soit atteinte. Deux chercheur·euse·s (auteur·rice·s PMD et LG) ont réalisé la grande majorité des entrevues (soit 24 sur 27), et les trois entrevues restantes ont été réalisées par une assistante de recherche qui s’est retirée de l’équipe de recherche à la fin de l’automne 2020.
Résultats
L’adaptation à la pandémie : des fonctionnements et des modes de gouvernance contrastés
Les répondant·e·s ont souligné la gouvernance « non-intégrée » de C1, qui lui confère un statut particulier. Contrairement au personnel des hôpitaux intégrés à un CISSS (ou CIUSSS lorsqu’ils sont rattachés à une université), le personnel de C1 a participé au délestage, c’est-à-dire à la réaffectation sur une base volontaire.
Comme on ne fait pas partie d’un CIUSSS, ils ne peuvent pas décider de nous déplacer comme ça… d’un hôpital à l’autre. [Dans un… dans certains… en fait, dans la plupart des CIUSSS, ce qui s’est passé, c’est qu’ils ont pris des employés… d’un centre CIUSSS pour les envoyer dans un autre centre qui avait des besoins. Ils ne pouvaient pas nous faire ça à Sainte-Justine. (Homme, infirmier, C1)
Dans C1, la réaffectation du personnel a d’abord été conçue comme un projet pilote qui a permis de délester initialement une petite partie du personnel hospitalier vers un seul établissement (l’Institut de gériatrie de Montréal), qui avait déjà une proximité historique et géographique avec le CHU Sainte-Justine. Cette réaffectation a ensuite été étendue à certains CHSLD, à certains hôpitaux intégrés à des CIUSSS sur l’Ile-de-Montréal, et à des centres de dépistage.
Dans C2, la situation était toute autre. La Covid-19 a mis à l’épreuve sa gouvernance intégrée. Comme l’a rapporté un responsable : « C’est la Covid qui a fait le CISSS ». La pandémie a forcé une intégration qui n’avait pas été très efficace jusqu’alors, du moins en ce qui concerne les CHSLD qui avaient été largement négligés. Lorsque l’épidémie est apparue dans les CHSLD, l’hôpital a dû envoyer du personnel à l’extérieur de ses murs, et ainsi adapter le travail à ces nouveaux besoins. Ainsi, pour C2, la réaffectation était nécessaire pour éviter le débordement à l’hôpital, c’est-à-dire que les patient·e·s âgé·e·s en grand nombre arrivent aux urgences et dépassent les capacités des services hospitaliers. La réforme de la santé de 2015 a rendu cette stratégie légitime. Dans les deux cas, l’absorption anticipée dans les hôpitaux a été un déterminant clé des stratégies d’adaptation dans leur territoire de santé respectif.
Stratégies de réaffectation : les travailleur·euse·s au cœur des stratégies d’adaptation
Au cours d’une période de sept semaines en avril-mai 2020, 150 membres du personnel de C1 ont été envoyés dans quatre CIUSSS de la ville de Montréal pour aider les CHSLD. L’expérience préalable et les relations personnelles entre le coordonnateur de la réaffectation du personnel de C1 et les chef·fe·s des services de soins de longue durée ou les cadres supérieurs de ces CIUSSS ont été des éléments clés dans le choix du CIUSSS ou de l’établissement à aider. Une grande diversité de personnel de santé et de gestionnaires a été réaffectée : infirmier·ière·s, aides-soignant·e·s, médecins, inhalothérapeutes et conseiller·ière·s en prévention des infections.
Le fait de provenir d’un hôpital pédiatrique non intégré à un CIUSSS a placé le personnel déployé de C1 dans une position « spéciale » par rapport à leurs collègues de C2 qui, eux, avaient été déployés dans des CHSLD sur une base obligatoire. Le personnel des CISSS/CIUSSS a parfois exprimé sa frustration face à l’approche volontaire et enthousiaste de C1 :
On avait un avantage parce qu’on n’est pas fusionné, on n’est pas dans un CIUSSS. La situation n’était pas la même pour les infirmières, par exemple, des CLSC, qui avaient plus d’activités, et qui étaient obligées d’aller dans les CHSLD… Alors, quand je disais tout à l’heure que notre approche n’était pas très bien reçue [par les autres, affiliés à un CISSS ou à un CIUSSS], [je voulais dire] : quand les gens sont obligés d’être là, qu’ils ne veulent pas être là, et qu’en plus, ils vivent toutes ces situations un peu loufoques, c’est compréhensible… (Femme, infirmière, C1)
Dans C2, les stratégies de déploiement du personnel et d’adaptation du travail étaient différentes. Entre février et mars 2020, la réaffectation a été orientée vers l’anticipation de l’afflux et la préparation de l’hôpital. Fonctionnant d’abord sur la base du volontariat, comme dans C1, C2 a rapidement été débordé par le nombre de cas dans ses CHSLD périphériques. La réaffectation visait donc à maintenir, dans la mesure du possible, les cas hors de l’hôpital et à déployer les effectifs en fonction des besoins, qui se sont généralisés dans tous les CHSLD, en matière de prévention/contrôle des infections, d’offre de soins, voire de soins d’hygiène de base (Ministère de la Santé et des Services sociaux 2020). La situation est devenue tellement critique qu’un arrêté ministériel a été pris pour permettre à la direction du CISSS/CIUSSS de réaffecter du personnel dans les structures en sous-effectif. Ce décret exceptionnel suspendait les règles d’organisation habituelle du travail prévues par le code du travail et les conventions collectives.
On travaillait avec le ministère pour obtenir cette permission, parce que dire à un employé « à 4 heures du matin, tu vas dans un CHSLD », il fallait le faire… c’était en dehors des conventions collectives… L’arrêté ministériel nous a donné un peu plus de flexibilité et nous a aussi permis de donner du travail à temps plein à des employés qui avaient des postes à temps partiel. (Femme, gestionnaire, C2)
Finalement, plus de 670 employé·e·s de C2 ont été déployé·e·s, principalement dans les CHSLD du territoire du CISSS. De nombreux membres du personnel ont vécu cette adaptation comme une contrainte.
(…) presque tout le personnel travaillait à temps plein. De gré ou de force. Ensuite… les quelques 660… [étaient] envoyés dans les établissements A, B, C, D, E, selon les besoins. Volontairement ou non. (Femme, cadre, C2)
L’adaptation apparaît alors plus clairement comme un mode de réaction horizontal, c’est-à-dire de collaboration, mais aussi comme un mode d’imposition vertical. En effet, dans le contexte de C2, et comme dans beaucoup d’institutions au Québec, l’adaptation a été couplée à une obligation hiérarchique et verticale : « volontairement ou non » comme cité plus haut, pour ne pas dire « obligatoire ». Ainsi, les professionnel·le·s ont fait l’objet de stratégies d’adaptation imposées plutôt que discutées et, à ce titre, leur expérience vécue de ces stratégies d’adaptation a eu des impacts significatifs sur eux et sur leur travail.
Effets de la réaffectation sur le travail et les travailleur·euse·s
Pour le personnel de C1, l’expérience de la réaffectation a révélé des disparités flagrantes entre les soins prodigués dans un hôpital non-intégré bien doté en personnel et les soins prodigués dans des résidences pour personnes âgées souffrant d’un manque chronique de personnel.
La première semaine, il a donc été plus difficile de s’installer, même en termes de gestion, nous avons vraiment dû nous serrer les coudes… C’était une sorte de choc des cultures… c’était autre chose, vous savez, la pratique, le cadre, donc c’était vraiment une lutte. (Femme, assistante sociale, C2)
Ce contraste a eu divers effets sur le personnel C1. Le sentiment prédominant était la fierté de s’être engagé à travailler dans des conditions difficiles alors que personne ne les y obligeait. Ce sentiment s’appuie également sur une vision humanitaire de cette expérience : limitée dans le temps et en dehors des contraintes habituelles du travail. Cependant, les conditions rencontrées, qui auraient pu être tolérables dans un contexte de crise, ont suscité de profondes réflexions sur les conditions de travail des autres personnels de santé. Leur travail en dehors de l’hôpital les a confrontés aux inégalités de soins et de conditions de travail dans le réseau de santé québécois.
Concernant le personnel C2, les sentiments sont également mitigés. Même si le personnel est fier de ce qu’il a fait, il était épuisé au moment des entretiens, car sa réaffectation a duré plus longtemps que dans le cas de C1. Alors que les adaptations du travail semblaient acceptables pendant un certain temps, leur durée au-delà de ce qui était perçu comme nécessaire ou même acceptable a conduit à un épuisement largement exprimé.
Donc, vous savez, après le mois de mai, juin… il ne se passait rien, mais ils continuaient à nous forcer, avec l’arrêté ministériel…. J’ai deux petites filles et le matin, elles se lèvent entre sept et huit heures…. Je dormais environ quatre heures par nuit, je m’occupais de mes filles, je retournais au travail et c’était comme ça tous les jours. Pas de vacances, rien…. Alors je suis allée voir mon médecin de famille – enfin, je l’ai appelé – et il m’a donné une note pour que je reprenne mon horaire habituel. (Femme, infirmière, C2)
Le fait qu’un billet du médecin pour surcharge de travail soit devenu le seul moyen de modifier l’horaire de travail de cette infirmière illustre la contrainte imposée lorsque les règles de travail régulières sont suspendues par des décrets exceptionnels. Outre la pandémie elle-même, les participant·e·s ont également fait référence à la dynamique qui l’a précédée, directement liée aux réformes du système de santé de 2015 :
Je peux vous donner beaucoup d’idées, mais… tout revient à la base. Il y a eu beaucoup de restructurations, beaucoup de… coupes sur le lieu de travail. On a beaucoup dit « débrouillez-vous avec ce que vous avez » et puis… « oubliez le patient ». C’est ce qui se passe. (Femme, infirmière déployée, C2)
Bien que les mises en œuvre de la réaffectation aient été très contrastées entre C1 et C2 (volontaire ou obligatoire), dans les deux cas, leur expérience a amené les professionnel·le·s à réfléchir aux conditions de travail difficiles dans ces environnements particuliers qu’étaient les CHSLD. L’expérience a mis en lumière la nature hospitalo-centrée du système de santé québécois et l’exclusion des CHSLD de l’accès aux hôpitaux, qui avait été largement reconnue et documentée par diverses commissions avant la pandémie (Clavet et al. 2021; MSSS 2020). En prévision de la pandémie, dans C2, une stratégie explicite a été mise en œuvre pour protéger la capacité d’absorption de l’hôpital, au détriment des patient·e·s plus âgé·e·s, en évitant les transferts des CHSLD vers l’hôpital (Gabet et al. 2023). Cela a soulevé des questions importantes sur la relation de l’hôpital avec les établissements de son territoire et, plus largement, avec la population qu’il dessert (Winkelmann et al. 2022).
Discussion
Les stratégies d’adaptation du travail, mises en œuvre après l’émission d’un décret ministériel exceptionnel, dépendaient grandement de la marge de manœuvre accordée à chacun des deux établissements par les réformes antérieures. Elles ont notamment structuré les ressources humaines en santé, leur gouvernance et la responsabilité sociale des hôpitaux à l’égard de leur territoire et des établissements qui y sont rattachés, comme les CHSLD (Gauthier et al., 2023). Les expériences de réaffectation ont révélé de nombreuses disparités en matière de soins de santé au sein d’un même territoire (Chabrol et David, 2023). En définitive, dans l’analyse de la gestion des pandémies, la résilience est souvent située au niveau des hôpitaux ou des systèmes de santé de manière abstraite, alors que nos résultats suggèrent la nécessité de reconnaître à quel point les professionnel·le·s ont porté le fardeau de cette résilience.
Non seulement le personnel hospitalier a supporté une lourde charge mentale liée à la pandémie (Sun et al. 2021), mais il a aussi, de manière moins médiatisée, soutenu la résilience de ses institutions par la matérialité de son travail (heures supplémentaires obligatoires, réaffectation, vacances reportées ou annulées, etc.) (Gelly et Spire 2021). En analysant l’organisation du travail dans les hôpitaux pendant la pandémie et en discutant des processus de résilience à l’aide de concepts tels que l’« absorption », l’« adaptation » et la « transformation » (Saulnier et al. 2021), il est important de garder à l’esprit la dynamique historique des réformes de la santé qui ont influencé la capacité d’adaptation des hôpitaux. En effet, la réforme de la santé de 2015 au Québec a entraîné des « réductions budgétaires importantes (7,1%) » et des « structures administratives mal adaptées à la priorisation de l’action sur les grands déterminants de la santé » (Denis et al. 2020).
L’adaptation du travail hospitalier : une perspective temporelle
De mars à juin 2020, les hôpitaux ont été en mesure d’absorber la grande majorité des patient·e·s Covid dans des conditions qui ont rarement dépassé leur capacité d’accueil (qui avait été augmentée).
Pour C2, l’absorption s’est faite par des stratégies d’adaptation qui ont protégé l’hôpital, notamment en limitant les transferts en provenance des CHSLD. Finalement, le personnel hospitalier a élargi ses services à l’extérieur de l’hôpital par des initiatives telles qu’un service de « soins intensifs à domicile », des sites de soins non-traditionnels et un soutien aux équipes des CHSLD. La capacité d’absorption de l’hôpital a donc été maintenue en limitant les flux de patient·e·s et en adaptant le travail du personnel hospitalier. La résilience de l’hôpital doit également être mise en relation avec la charge soutenue par le reste de la société : excès de mortalité chez les aînés et flexibilité du droit du travail pour le personnel hospitalier.
Du fait de son statut non-intégré, C1 n’a pas été contraint par les décrets ministériels, ce qui a permis une adaptation personnalisée des équipes et des professionnel·le·s. Pour C2, le décret rendant obligatoire les réaffectations CISSS/CIUSSS a entraîné un épuisement des professionnel·le·s et un sentiment de perte de sens au travail, ce qui peut expliquer en partie les nombreuses démissions dans ce secteur depuis l’été 2020 et les différentes mesures gouvernementales pour tenter de retenir les personnels de santé. Cependant, ces problèmes ne sont pas nouveaux, puisqu’ils étaient déjà largement rapportés par le personnel de santé avant la pandémie (« Des «sit-in» pour dénoncer le manque de personnel à la Cité-de-la-Santé de Laval | JDM » 2021), ce qui soulève des questions sur les réformes de 2015 (Gautier et al. 2023).
Au début de la pandémie, le manque de ressources matérielles et humaines était une question centrale et est devenu un déterminant majeur de la gestion de la crise. C’est ainsi qu’ont été recruté·e·s, par exemple, des « préposé·e·s aux bénéficiaires », c’est-à-dire des aides-soignant·e·s pour les soins de longue durée et des expert·e·s en matière de prévention des infections. À l’avenir, il n’est pas certain que de tels efforts seront maintenus dans le temps et qu’ils entraîneront une véritable transformation des organisations et des pratiques. Une autre pratique ancienne du réseau, à savoir le recours à des employé·e·s temporaires par l’intermédiaire d’agences privées, a été accentuée par la crise. Avec cette tendance, qui s’est renforcée à chaque nouvelle vague, le travail salarié hospitalier risque d’être décomposé en tâches distinctes pour lesquelles le personnel peut être réaffecté, ce qui contribue à accroître la perte de sens du travail mentionnée par certains de nos participant·e·s. Face à ces adaptations, les syndicats ont proposé de reconnaître les obligations inhérentes aux conventions collectives existantes, mais aussi d’améliorer les conditions de travail. Une entente a récemment été signée entre le gouvernement du Québec et la Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec pour une réévaluation des salaires. Des transformations potentielles par voie législative sont donc en cours, mais la tendance à privilégier des réponses adaptatives avec des solutions à court terme reste très attrayante dans des systèmes de gestion fondés sur des indicateurs de performance plutôt que sur le développement des capacités par l’amélioration des conditions de travail et le renforcement du sens du travail pour les professionnel·le·s de santé (Juven 2018).
Implications conceptuelles et pratiques de l’adaptation
Les termes « adaptation » et « résilience » ont des implications sur l’analyse des situations. Alors que l’adaptation est devenue l’impératif de réformes présentées comme naturelles et nécessaires, il faut reconnaître que ce sont en fait ces réformes elles-mêmes qui ont parfois produit les situations problématiques en matière de ressources humaines vécues lors de la pandémie de Covid-19. Cette adaptation du travail hospitalier, que beaucoup de défenseurs de la flexibilité et de la fluidité hospitalière n’auraient jamais imaginée (Pierru 2020), a des racines plus profondes que la Covid-19 et des implications plus larges que celles de la pandémie.
Par exemple, au Québec, cette adaptation a ouvert la porte à des discussions sans précédent sur le fonctionnement de la prestation des soins de santé. Le 18 janvier 2022, le sous-ministre de la Santé du Québec a présenté un « Guide de priorisation et de gestion des hospitalisations de courte durée dans le contexte de la pandémie de Covid-19 » qui visait à « redéfinir la qualité minimale des soins en contexte de pandémie dans la perspective de soigner plus de personnes à moindre intensité plutôt que moins de personnes à qualité optimale » (« Guide pour la priorisation et la gestion des hospitalisations en courte durée en contexte de pandémie de COVID-19 », MSSS, 2021). Ainsi, l’adaptation au cours de la pandémie, notamment en termes d’organisation du travail hospitalier, a ouvert la voie à la possibilité de fournir des soins « sous-optimaux ». Cette adaptation et les réflexions qui l’accompagnent ont été ainsi porteuses d’un potentiel double standard de soins « optimal » et « sous optimal » questionnable et problématique.
Il est donc d’autant plus important de considérer la réorganisation du travail non pas comme une variable d’adaptation à une situation problématique, mais aussi comme une question de normes, de droit du travail, de conventions collectives et de règles que les institutions ou les équipes se fixent, explicitement ou non (Supiot 2010). En considérant les dimensions politiques des liens entre ces adaptations et transformations (Chabrol et David, 2023), nous suggérons de concevoir le travail également en rapport à ses fonctions normatives et en relation avec les cadres juridiques et organisationnels comme une forme de résistance aux politiques insidieuses d’adaptation.
Conclusion
Le contraste entre les stratégies d’adaptation des deux hôpitaux a révélé comment les réformes sanitaires passées ont contribué à déterminer ce que ces stratégies pouvaient réaliser et comment elles affectaient les travailleurs et le sens qu’ils donnaient à leur travail. Au-delà de la crise Covid, les recherches futures devraient se concentrer sur la manière dont ces adaptations s’inscrivent dans les processus de réorganisation du travail hospitalier à long-terme. Plus précisément, il conviendrait d’accorder une reconnaissance spécifique aux personnels hospitaliers pour leur travail, plutôt qu’à une « résilience hospitalière » abstraite. Il pourrait s’agir d’impliquer davantage les professionnel·le·s dans les stratégies organisationnelles de l’hôpital. Cela pourrait permettre de mieux comprendre comment concevoir des transformations du travail hospitalier qui ne soient pas uniquement liées à l’adaptation à la crise, et plus généralement au management, mais aussi aux conditions de travail et au sens que lui donnent les professionnel·le·s.
Références
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