10. La résilience de huit hôpitaux du Sénégal face à la pandémie de Covid-19

Valéry Ridde, Lola Traverson, Adama Faye

Résumé

L’objectif de cette recherche qualitative était de comprendre comment huit hôpitaux régionaux de huit régions du Sénégal ont réagi à la pandémie de Covid-19. Le cadre conceptuel de la résilience des systèmes de santé a été adapté au contexte sénégalais. Une centaine d’entretiens qualitatifs ont été réalisés en mars et avril 2021. La collecte des données a été organisée autour de configurations permettant d’évaluer : les effets de la pandémie sur les routines organisationnelles des hôpitaux, les stratégies éventuellement déployées pour y faire face, les impacts de ces stratégies et leurs effets sur l’accès aux soins des populations. Les résultats ont mis en évidence six configurations principales. Ces stratégies ont eu des impacts positifs ou négatifs sur les routines organisationnelles des hôpitaux et sur les cinq dimensions de l’offre dans le continuum d’accès aux soins. Le système de santé, à travers les hôpitaux, les centres de traitement des épidémies et le personnel mobilisé dans les huit régions, a pu faire face à la pandémie. Son processus de résilience pourrait être décrit comme une adaptation avec pour résultat un retour à la normale.

Mots-clés : Covid-19, résilience, hôpital, système de santé, Sénégal

Introduction

Début 2020, l’épidémie à coronavirus SRAS-CoV-2 se propage partout dans le monde. L’Afrique n’est pas épargnée. Les systèmes de santé du monde entier doivent faire face à ce choc d’une ampleur inédite en déployant des réponses immédiates et en recourant à une mobilisation exceptionnelle des acteur·rice·s de santé. Pourtant, avant même l’arrivée de la crise, ces systèmes étaient vulnérables (Sagan et al. 2020), échouant souvent à fournir des soins efficaces ou à répondre aux attentes légitimes des patient·e·s (Mckee et Healy 2002). Ils étaient également peu préparés, cela démontrant l’incapacité à tirer les leçons des crises passées (European Observatory on Health Systems and Policies et al. 2021). La pandémie a ainsi mis en évidence les limites de nombreux systèmes de santé et y compris des plus performants (Haldane et al. 2021).

L’application du concept de résilience aux systèmes de santé est relativement récente (Haldane et al. 2021), et le concept nécessiterait encore d’être clarifié et stabilisé pour pouvoir être mesuré en pratique (Turenne et al. 2019; Dedet, Kraepiel et Rapp 2021). Ces dernières années, et surtout depuis l’épidémie d’Ébola de 2013-2014 en Afrique de l’Ouest, l’idée que les systèmes de santé doivent être résilients lorsqu’ils sont confrontés à des chocs soudains, tels que des épidémies, a suscité une attention considérable (Kruk et al. 2015; European Observatory on Health Systems and Policies 2020). Compte tenu des probabilités de survenue de futures pandémies et autres chocs majeurs, il est urgent de concevoir des systèmes de santé plus résilients, capables de faire face à une crise tout en maintenant leurs fonctions essentielles. L’analyse de la résilience des systèmes de santé pendant la pandémie peut permettre de renforcer la préparation et la réponse des pays face aux futurs défis sanitaires (Haldane et al. 2021). Ainsi, souhaitant tirer des leçons des expériences vécues de ces deux dernières années de crise (Khalil, Mataria, et Ravaghi 2022; European Observatory on Health Systems and Policies et al. 2021), des auteur·e·s ont notamment étudié la capacité des systèmes à anticiper et prévoir le choc de la pandémie, la façon dont ils ont absorbé et répondu à ce choc, et enfin leur capacité à maintenir l’accès aux soins courants durant la crise (Dedet, Kraepiel, et Rapp 2021; Juárez-Ramírez et al. 2022).

Au cœur des systèmes de santé, les hôpitaux jouent un rôle central dans la prestation des soins (Mckee et Healy 2002). Selon nous, étudier la résilience des hôpitaux correspond alors à analyser « la capacité des hôpitaux et de leurs personnels, confrontées à des chocs, des défis ou des tensions chroniques déstabilisants (imprévus ou attendus, soudains ou insidieux, internes ou externes) à absorber, s’adapter et/ou se transformer afin de maintenir et/ou d’améliorer l’accès à des soins de qualité » (Ridde et al. 2021). La capacité de transformation est essentielle pour relever les défis structurels à long terme des systèmes de santé (European Observatory on Health Systems and Policies et al. 2021).

Si la pandémie de Covid-19 a montré des exemples manifestes de résilience (ex : absorption des pressions par le personnel de santé, introduction de nouvelles méthodes de travail ou de nouveaux types de services), elle est survenue dans un contexte difficile pour les hôpitaux et les structures de santé du Sénégal (Paul et al. 2020). Cela a soulevé des questions sur la capacité du système de santé sénégalais à absorber, s’adapter, voire se remettre de ce choc pandémique.

En 2020, lorsque la pandémie de Covid-19 démarre, le secteur de la santé du Sénégal dispose de moins de 5% du budget national (World Health Organization 2022). Les derniers comptes nationaux de la santé (2014-2016) montrent que près de la moitié des dépenses nationales de santé sont payées directement par les ménages et moins d’un quart par l’État. De plus, si le Sénégal s’est engagé dans une politique volontariste de couverture médicale en santé, notamment à travers un programme national de mutuelles de santé communales, moins de 5% de la population adhérait à ces mutuelles en 2019 (Agence Nationale de la Statistique et de la Démographie et ICF 2020). La norme pour les patient·e·s est donc le paiement direct au point de service, mettant en exergue les défis d’équité du système de santé (Paul et al. 2019). Au niveau hospitalier, les 20% les plus riches des utilisateur·rice·s absorbent 53% de l’utilisation des services de santé alors que les 20% les plus pauvres n’en bénéficient que de 12% (Samba 2022). En 1989, 23,1% des dépenses de santé étaient concentrées vers les hôpitaux nationaux et régionaux (Balique 1996). C’est toujours le cas en 2016 car ils absorbent 23,3%, dont 85% concernent des hôpitaux publics (Ministère de la santé et de l’action sociale 2020). En 2013, les hôpitaux nationaux et régionaux absorbaient 66% du total des financements publics destinés aux prestataires de soins, et les hôpitaux de districts seulement 30%. Ainsi, comme ailleurs en Afrique de l’Ouest où l’hospitalo-centrisme est de rigueur, les principaux investissements en santé sont destinés à ces hôpitaux au Sénégal alors que la plupart des maladies devraient être prises en charge au niveau des centres et postes de santé. Plus de 13 milliards ont été investis en 2016 et un plan national d’investissement en santé prévoit une dépense de 574 milliards entre 2020 et 2024, dont 64% pour les infrastructures sanitaires (MSAS 2020). En ce qui concerne l’organisation des soins, le Sénégal disposait de 75 hôpitaux de districts et de 1 499 postes de santé primaires en 2020.

Ce chapitre vise à décrire la résilience de huit établissements publics de santé (EPS) hospitaliers de huit régions du Sénégal face aux premières vagues de la pandémie de Covid-19. Représentant l’échelon supérieur de la pyramide sanitaire sénégalaise, les EPS hospitaliers ont été les premiers sollicités pour la prise en charge des premiers cas Covid. Dans les 14 régions sénégalaises, il y a 41 EPS hospitaliers dont 11 de niveau 1 (hôpitaux départementaux), 15 de niveau 2 (hôpitaux régionaux) et 11 de niveau 3 (hôpitaux nationaux, uniquement dans les régions de Dakar et Diourbel). Au moment de réaliser l’étude, seule la région de Kédougou ne disposait pas d’hôpital régional.

L’étude s’est déroulée entre les mois de mars et d’avril 2021 alors que le pays venait de subir une seconde vague de Covid-19 caractérisée par un fort accroissement du nombre de personnes contaminées. Les hôpitaux ont dû faire face à deux vagues épidémiques (d’avril à août 2020 et de décembre 2020 à mars 2021) et s’adapter à des mesures gouvernementales contraignantes. En effet, à la suite de la déclaration du premier cas de Covid-19, le 2 mars 2020, les rassemblements de personnes et la fréquentation des lieux de culte ont été interdits dès le 14 mars. Le 23 mars, trois nouvelles mesures ont été ajoutées : le couvre-feu, l’interdiction de circuler entre les régions et la fermeture des marchés. Les lieux de culte ont été réouverts le 11 mai, la restriction de la circulation entre les régions a été levée le 4 juin, et le couvre-feu ainsi que la fermeture des marchés ont été levés le 29 juin.

Méthode

Il s’agit d’une recherche qualitative et rétrospective selon une démarche d’étude de cas multiples (Yin 2012). Huit EPS hospitaliers de référence et leurs centres de traitement épidémique (CTE) ont été sélectionnés dans huit régions du Sénégal : Dakar, Kaolack, Diourbel, Louga, Sédhiou, Tamba, Ziguinchor et Thiès. Pour des raisons financières et logistiques, il n’a pas été possible d’étendre la recherche à l’ensemble des 14 régions sénégalaises. Une sélection raisonnée des régions a été effectuée au regard du besoin d’informations du ministère de la Santé et de la distribution de la pandémie (taux d’incidence) de manière à disposer d’une variété de contextes épidémiques. Différents types d’EPS ont été retenus : Dakar (EPS3), Kaolack (EPS2), Diourbel (EPS3), Louga (EPS2), Sédhiou (EPS1), Tamba (EPS2), Ziguinchor (EPS2), Thiès (EPS2). LES EPS 1 sont des hôpitaux de premier niveau, le premier, tant que les EPS 3 sont le plus haut niveau au moment de l’enquête. Ainsi, les EPS et les CTE de ces régions disposaient d’un nombre de lits, de personnels et d’équipements assez variables.

Le cadre conceptuel de l’étude a été élaboré à partir de synthèses de connaissances sur la résilience des systèmes de santé (Turenne et al. 2019; Biddle, Wahedi, et Bozorgmehr 2020; Saulnier et al. 2021) et d’un programme de recherches internationales (Ridde et al. 2021). Il s’est agi d’observer : 1) les contextes dans lesquels la pandémie est survenue, 2) les événements (la pandémie), 3) les effets de la pandémie sur les routines organisationnelles des EPS, 4) les stratégies déployées par les acteur·rice·s pour faire face à ces effets, et 5) les impacts de ces stratégies perçus comme positifs et/ou négatifs par ces acteur·rice·s. In fine, l’objectif était d’étudier 6) l’impact de ces stratégies sur le recours aux soins des patient·e·s (et ses cinq déterminants), ainsi que 7) les processus de résilience des EPS, c’est-à-dire leur capacité d’absorption, d’adaptation et/ou de transformation.

La collecte de données a été réalisée en mars 2021 dans les sept régions hors Dakar et en avril 2021 à Dakar par deux assistants de recherche et VR/AF. Les données reposent principalement sur des entretiens individuels et sur quelques discussions en petits groupes. Au total, 189 entretiens ont été réalisés auprès de 101 personnels médicaux ou de soutien des EPS et CTE (entre 12 et 16 entretiens par région). La collecte des données s’est organisée autour de ce que nous avons appelé des configurations à l’image du concept employé par la sociologie des organisations (Mintzberg 1989). L’analyse des données empiriques a été réalisée selon l’approche analytique des études de cas multiples (Yin 2012), au regard des sept dimensions de notre cadre conceptuel, sans omettre de tenir compte de dimensions nouvelles et d’autres informations émergentes dans une perspective inductive.

Le rapport préliminaire de cette étude a été partagé aux principaux décideurs nationaux pour recueillir des commentaires et son contenu a été présenté lors d’un atelier au ministère de la Santé en juin 2021.

Résultats

Cinq configurations des hôpitaux pour faire face à la pandémie

À partir du cadre conceptuel et des données empiriques récoltées, plusieurs configurations ont été identifiées dans les huit EPS des huit régions. L’analyse de ces configurations a permis de retenir cinq configurations récurrentes (c’est-à-dire génériques et transversales aux régions) :

  • La réorganisation des infrastructures (7 régions concernées);

  • La réorganisation du travail des professionnel·le·s (6 régions);

  • Les actions de communication et sensibilisation menées auprès de la communauté (5 régions);

  • La gestion du risque d’infection (5 régions);

  • L’adaptation de la prise en charge des patient·e·s (5 régions).

Nous proposons, ci-dessous, une synthèse narrative pour chaque configuration.

Réorganisation des infrastructures

Avant l’arrivée de la pandémie de Covid-19, les capacités d’accueil des patient·e·s étaient limitées dans certaines régions, du fait de l’absence de CTE et de laboratoire d’analyse et de la saturation rapide de certains CTE. Un manque de personnel qualifié, d’équipements de protection individuelle (EPI) et de matériel pouvait régulièrement être observé. La pandémie a entrainé une augmentation des admissions de patient·e·s, la saturation rapide des CTE et une surcharge de travail pour les professionnel·le·s. Pour faire face à ces effets de la pandémie sur les routines organisationnelles des structures de santé, plusieurs stratégies ont été mises en place par ces dernières et leurs personnels telles que la création de CTE, le réaménagement des services, la création de zones de prise en charge et de circuits de circulation spécifiques, l’augmentation du nombre de lits disponibles pour les patient·e·s Covid et l’acquisition de matériel adapté. Ces stratégies ont amélioré la capacité de prise en charge des patient·e·s Covid, même les plus graves, et ont limité la propagation du virus au sein des structures de santé. Néanmoins, ces nouveaux aménagements étaient souvent provisoires. De plus, les soignant·e·s ont souffert de charge de travail élevée et la fermeture de certains services (à la suite du réaménagement des services) a diminué l’offre de soins pour les patient·e·s non-Covid.

Réorganisation du travail des professionnel·le·s

Avant l’arrivée de la pandémie, les soignant·e·s respectaient peu les mesures d’hygiène (ex., port du masque). Il était possible d’observer un manque de propreté dans les structures de santé, et un manque de personnel qualifié, d’EPI et de matériel. La pandémie a entrainé une augmentation des admissions et une surcharge de travail pour le personnel. Ajoutée à la méconnaissance du virus et à la peur d’être contaminé·e·s, cette surcharge a augmenté les risques et les cas de contamination des professionnel·le·s. De plus, la baisse de fréquentation des structures a conduit à une baisse globale de leurs activités et au retard des paiements des salaires du personnel (payés à partir des recettes). Pour faire face à ces effets de la pandémie, plusieurs stratégies ont été mises en place par les hôpitaux telles que le redéploiement et le recrutement de personnel, l’introduction de nouvelles mesures d’hygiène et de protection (ex., port obligatoire du masque, distanciation physique), l’isolement du personnel contaminé et le changement des pratiques des professionnel·le·s (ex., fin de la chirurgie programmée, relais et tours de garde des soignant·e·s). Ces stratégies ont amélioré la capacité de prise en charge des patient·e·s Covid, même les plus graves, et ont limité la propagation du virus au sein des structures de santé. Une forte solidarité est apparue entre les soignant·e·s qui se sont véritablement engagé·e·s dans la lutte anti-Covid. Néanmoins, le personnel avait une charge de travail qui restait trop élevée et les retards de paiement des primes ont entraîné leur baisse de motivation. Ajouté à leur stigmatisation par les populations, cela a conduit à leur fatigue, lassitude, désengagement, et a même impacté leur santé mentale sur le plus long terme.

Actions de communication et de sensibilisation auprès de la communauté

La pandémie de Covid-19 s’est propagée rapidement dans les communautés. Le gouvernement a mis en place des mesures barrières contraignantes et peu appréciées des populations, souvent sans impliquer suffisamment les acteur·rice·s communautaires. Ajouté au déni de la population quant à l’existence du virus, cela a mené au non-respect de ces mesures barrières et à la stigmatisation des structures de santé et des soignant·e·s par les populations, ainsi qu’à la circulation de fausses informations. Pour faire face à ces effets de la pandémie sur les hôpitaux, le personnel soignant a été formé à la prise en charge médicale et psychosociale des patient·e·s Covid et à la sensibilisation des communautés. Des actions de communication et de sensibilisation impliquant les acteur·rice·s/leaders communautaires ont été mises en place dans les quartiers. Ces stratégies ont mené à une plus grande croyance des populations en l’existence du virus, à leur confiance et leur mobilisation, et à une hausse de la fréquentation des structures de santé. Cependant, le personnel soignant était toujours inquiet du non-respect des mesures barrières par la population.

Gestion du risque d’infection

Avant l’arrivée de la pandémie, il était possible d’observer le non-respect par le personnel des mesures d’hygiène et de protection (ex., port du masque), un manque de propreté dans les structures de santé, et un manque de personnel qualifié, d’EPI et de matériel. La pandémie a entrainé une hausse des admissions ainsi que l’augmentation de la charge de travail, du risque d’infection et des cas de contamination des professionnel·le·s. Pour faire face à ces effets de la pandémie, plusieurs stratégies ont été mises en place telles que l’introduction de nouvelles mesures destinées aux soignant·e·s et aux patient·e·s (ex., circuit entrée/sortie spécifique, port obligatoire du masque, lavage des mains et prise de température), l’isolement des cas suspects de Covid et l’interdiction ou la régulation des visites familiales. Ces mesures, jugées efficaces par les professionnel·le·s, ont mené à une limitation effective de la propagation du virus au sein des structures de santé.

Adaptation de la prise en charge des patient·e·s

Avant l’arrivée de la pandémie, les capacités d’accueil des patient·e·s dans les structures de santé de certaines régions, et notamment aux urgences, étaient limitées. Dans ces structures, il était possible d’observer un manque de personnel qualifié, d’EPI et de matériel. Les soignant·e·s respectaient peu les mesures d’hygiène (ex., port du masque). La pandémie a entrainé l’augmentation des admissions, la saturation rapide des CTE et une surcharge de travail pour les professionnel·le·s. Pour faire face à ces effets de la pandémie sur les structures de santé, plusieurs stratégies ont été mises en place telles que l’introduction de nouvelles mesures d’hygiène destinées aux soignant·e·s et patient·e·s (ex., port obligatoire du masque, lavage des mains et prise de température), la prise en charge et le suivi des patient·e·s à domicile et l’opérationnalisation des cuisines des structures pour éviter que les familles aient à apporter de la nourriture aux patient·e·s. Ces stratégies ont facilité l’organisation du travail du personnel et amélioré la capacité de prise en charge des patient·e·s Covid, même les plus graves, tout en limitant la propagation du virus au sein des structures de santé. Cependant, les patient·e·s craignant d’être contaminé·e·s au sein des structures de santé et les professionnel·le·s étant fortement stigmatisé·e·s, les structures restaient peu fréquentées, leurs recettes baissaient, ce qui retardait le paiement des salaires du personnel et augmentait le risque de décès à domicile. De plus, la réduction de certaines activités diminuait l’offre de soins, et notamment pour les patient·e·s non-Covid.

Des configurations à la résilience des hôpitaux

L’analyse globale des configurations permet d’étudier les effets de la pandémie de Covid-19 sur les routines organisationnelles des EPS de référence au Sénégal. Il est essentiel de tenir compte du contexte dans l’étude de la résilience car nous savons, qu’en Afrique de l’Ouest, les hôpitaux évoluent dans un contexte difficile où les infrastructures et les professionnel·le·s ne sont généralement pas en quantité et en qualité suffisante (Paul et al. 2020; Ridde 2021). Comparée à celle des autres régions, la situation à Dakar est souvent privilégiée en termes de ressources humaines et d’infrastructures hospitalières. Mais les défis engendrés par la pandémie restent importants, y compris dans cette région. Ainsi, de nombreux éléments contextuels mis en avant par la collecte de données révèlent ces défis et ces carences, comme ailleurs dans la région : l’absence de personnel spécialisé (anesthésistes réanimateur·rice·s, psychologues), d’équipements indispensables (extracteur d’oxygène) ou de dispositifs essentiels (générateurs d’électricité). Les effets de la pandémie ont également perturbé les routines organisationnelles des hôpitaux, provoquant la saturation des CTE, une surcharge de travail du personnel et parfois leur contamination (ainsi que l’absentéisme qui en découle), de forts risques d’infection des patient·e·s et des professionnel·le·s au sein des structures de santé du fait de la méconnaissance du virus et de ses modes de transmission, ou encore une stigmatisation du personnel et des malades. Comme synthétiquement énoncé plus haut, pour faire face à ces effets et s’adapter à l’urgence pandémique, les hôpitaux ont déployé des stratégies variées (Tableau 1).

Ces stratégies ont produit des impacts sur les routines organisationnelles des EPS, perçus comme positifs et/ou négatifs. De nombreuses stratégies citées sont assez proches de celles mises au jour par d’autres études dans plusieurs continent (voire les autres chapitres du livre). De manière générale, on constate une amélioration de la capacité de prise en charge des patient·e·s, une réduction des risques infectieux au sein des structures de santé – comme cela a été vu en Chine (Stennett et al. 2022) et au Moyen Orient (Khalil, Mataria et Ravaghi 2022), une amélioration de l’organisation du travail des soignant·e·s, un engagement du personnel, une solidarité importante entre professionnel·le·s. Néanmoins, les acteur·rice·s ont également identifié des impacts négatifs des stratégies mises en place tels que la surcharge de travail, la forte fatigue et/ou anxiété, une moins bonne prise en charge des patient·e·s non-Covid, les défis liés au paiement de leurs primes, ainsi qu’une certaine politisation de la réponse à la pandémie.

La résilience des hôpitaux ne peut être exhaustivement appréhendée sans étudier les impacts de ces stratégies sur l’accès aux soins des populations (Turenne et al. 2019; Blanchet, Diaconu et Witter 2020). Il est essentiel de s’interroger sur les effets de ces configurations sur les cinq dimensions de l’offre dans le continuum de l’accès aux soins : l’accessibilité, l’acceptabilité, la disponibilité, l’accessibilité financière et l’adéquation (Cu et al. 2021). Dans l’ensemble, à l’instar des études en Europe (Webb et al. 2022), nous constatons que l’impact sur l’accès aux soins des patient·e·s Covid dans les structures de santé étudiées a été plutôt positif, notamment sur les dimensions d’accessibilité, d’accessibilité financière et de disponibilité (Tableau 2). En revanche, cela a été plus délicat concernant l’acceptabilité, notamment du fait de l’interdiction des visites familiales, et l’adéquation du fait du manque de lits et d’équipements limitant les capacités de prise en charge des patient·e·s Covid graves. Dans la région, interdire aux membres de la famille élargie de rendre visite aux patient·e·s est un défi insurmontable, tant ils ont un rôle de soutien du malade dans son parcours de soins au sein de l’hôpital (Schnitzler 2014). L’accessibilité et la continuité des soins pour les patient·e·s Covid ont aussi été rendues difficiles du fait des capacités d’accueil parfois réduites, des défis de prise en charge des patient·e·s à domicile, de la mobilisation des fonds dans les temps (ex., non versement des primes pour le personnel). Pour les patient·e·s non-Covid, l’impact a été délétère, comme cela été montré pour le planning familial au Sénégal (Fuseini et al. 2022), du fait de la fermeture ou de la réduction de certains services, de l’interdiction des déplacements entre les régions réduisant leur mobilité, des impacts économiques de la crise réduisant leur capacité financière dans un système où l’utilisateur-rice doit payer les soins. Toutes ces mesures de restriction à l’échelle nationale ont été relativement mal perçues par les sénégalais·e·s (Diallo et al. 2022).

Conclusion

L’analyse transversale montre que les huit EPS étudiés, les CTE et les professionnel·le·s mobilisé·e·s dans les régions ont été en mesure de faire face à la pandémie de Covid-19, mais cela n’a pas été sans conséquences et défis importants pour les soignant.es. En effet, ces EPS ont démontré de grandes capacités d’absorption et d’adaptation avec un résultat final de récupération et de retour à la normale. Au Mali voisin, où les conditions de fonctionnement des structures de santé sont encore plus difficiles à cause du contexte de crise, une étude a également montré la capacité d’un hôpital universitaire à faire face à la pandémie et à maintenir l’accès aux soins (Coulibaly et al. 2022). Cependant, la présente étude ne semble pas montrer de transformation particulière, ce qui peut s’expliquer par un système de santé en manque de ressources depuis des années (Paul et al. 2020) et où certains soignant.es volontaires n’ont toujours pas touchés leurs primes deux ans plus tard.

Au Sénégal, les défis relatifs à la gestion de la crise Covid ont été immenses et les effets de la pandémie parfois compliqués à gérer par les structures de santé et aussi par l’État dans son ensemble (Ndiaye et al. 2021; Ridde et Faye 2022). Mais le système a finalement retrouvé, en avril 2021 (au moment de notre collecte de données), sa situation antérieure, une organisation comportant des faiblesses (Paul et al. 2020) auxquelles le plan d’investissements 2020-2024 est censé répondre (MSAS 2020). Il serait même possible d’évoquer un retour à l’a-normale (Gayer 2018) tant les défis rencontrés par le système de santé sénégalais sont importants et perdurent.

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