5. L’approche matérielle et spatiale d’un hôpital parisien face à la Covid-19. Vers un hôpital dés-affecté?

Fanny Chabrol et Lisa Chotard

Résumé

Ce chapitre donne un aperçu du vécu des trois premières vagues de l’épidémie de Covid-19 à l’hôpital Bichat-Claude-Bernard, un hôpital de référence du nord de Paris, selon une approche matérielle et spatiale analysée dans plusieurs services hospitaliers. Les objets fournissent une matière empirique originale pour penser l’hôpital face à la pandémie de Covid-19. Ils ont une agentivité particulière, une performativité symbolique et concrète que l’on a saisie sous l’angle des affects et des émotions qu’ils ont véhiculés au sein des équipes soignantes. En premier lieu, les bricolages matériels autour des masques et des tenues de soin recyclées ont suscité désarroi et colère dans un contexte d’urgence et de réorganisation managériale. L’afflux inédit de dons commerciaux a ensuite submergé les professionnel·le·s pris·es dans une contradiction entre sincère gratitude et sentiment d’écœurement. Enfin, dans le cas de la chambre mortuaire, les réorganisations spatiales et matérielles ont provoqué des franchissements moraux importants. Une telle approche matérielle du soin à l’hôpital permet de saisir, sous un angle inédit, les transformations de l’hôpital public en cours, et en particulier une forme de biosécurisation qui suscite une désaffection généralisée de l’hôpital public.

Mots-clés : Covid-19, hôpital, espaces, objets, affects

Introduction

« Les masques ». C’est le premier mot employé par une aide-soignante qui a pris la parole lors du focus group que nous avons organisé en juillet 2020 avec l’équipe de nuit du Service de Maladies Infectieuses et Tropicales (SMIT) (Chabrol et al. 2023). Pour répondre à notre question générale sur le vécu de l’épidémie, à ce moment de la redescente du nombre de cas, cette professionnelle poursuivait sur le ton de l’exaspération : « quels masques, quels équipements faut-il mettre pour s’occuper des patients? ». Près de six mois après l’arrivée des premier·ière·s patient·e·s dans le service, sa question résumait ainsi la profonde incertitude des soignant·e·s et nous rappelait la méfiance qui s’était installée à partir du moment où l’Équipe de Prévention du Risque Infectieux (EPRI) avait annoncé, courant mars 2020, l’allègement ou la « dégradation », d’après l’EPRI, des mesures de protection. À l’exception des soins invasifs, le port du masque FFP2 n’était plus obligatoire, remplacé par le masque chirurgical, la surblouse n’était plus nécessaire, remplacée par un tablier, et les gants ne devaient plus être portés systématiquement pour soigner les patient·e·s atteint·e·s de la Covid-19.

Objets emblématiques de la Covid-19, les masques chirurgicaux et les masques FFP2 ont, comme une diversité d’autres objets, cristallisé la mobilisation de l’hôpital. Stockés, portés, déplacés, inadaptés, détruits, consommés, recyclés; ils ont fait partie d’une chaîne d’actions déterminante pour les personnels hospitaliers. En tant qu’outils supports à l’action ou au moral, ces objets ont néanmoins condensé des émotions « difficiles » – la peur, la colère ou le dégout par exemple – au point d’être vécus parfois comme des freins, catalyseurs de tensions interprofessionnelles. En somme, ils ont affecté les professionnel·le·s de santé. Ainsi, la réponse à la Covid-19 dans les hôpitaux a été le fait de professionnel·le·s de santé, gestionnaires, patient·e·s, mais également d’une palette d’act·eur·rice·s non-humain·e·s qui ont fait preuve de leur agentivité (Akrich 2010). Cette agentivité, autrement dit la capacité d’agir sur le monde, les a propulsé·e·s sur le devant de la scène, consacrant leur performativité. S’intéresser aux objets permet ainsi de décentrer les analyses focalisées sur les professionnel·le·s de santé (récits de leur héroïsation dans un premier temps, suivi d’extrêmes difficultés – épuisement, anxiété, dépression – vécues sur le plus long terme).

En résonance avec les travaux d’ethnographie hospitalière au Nord comme au Sud qui appellent à ne pas voir l’hôpital uniquement comme pourvoyeur de soins mais à en interroger les modalités organisationnelles, relationnelles et techniques (Strauss 1992; Belorgey 2010; d’Alessandro 2012; Vincent 2017; Kehr et Chabrol 2018), nous saisissons cette institution dans sa complexité et sa multiplicité au-delà du prisme médical, à travers une approche matérielle, affective et émotionnelle de la lutte contre la Covid-19 – c’est-à-dire par les réactions spontanées et les états moraux que nous avons pu observer (Chabrol et Kehr 2020). Notre approche se situe dans la lignée des approches anthropologiques de l’hôpital par le prisme matériel, à la suite par exemple des travaux de Josiane Carine Tantchou sur les artefacts graphiques à l’hôpital au Nord-Cameroun (Tantchou 2018) ou bien encore de la façon dont Marie Detemple a saisi la culture professionnelle de gestion des déchets du nouvel hôpital de référence à Niamey en suivant certains objets spécifiques à travers les espaces de l’hôpital comme les seringues de soin ou les gants jetables (Detemple et al. 2021).

Dans le cadre du projet HoSPiCOVID, nous avons conduit une enquête de terrain étirée sur une année et demie (couvrant les trois premières vagues) dans un hôpital de référence du nord de Paris (Ridde et al. 2021), auprès de plusieurs services (Service des Maladies Infectieuses et Tropicales, Service de Soins de Suite et de Réadaptation, Services des Urgences, Service de Pneumologie, Chambre Mortuaire). L’hôpital Bichat-Claude-Bernard (BCB), dans lequel nous avons enquêté, est l’un des trois centres de référence parisiens en infectiologie et Risque Épidémique et Bactériologique (REB) qui appartient au réseau de l’Assistance Publique Hôpitaux de Paris (AP-HP). Cet hôpital a toujours été un peu « en avance », comme le décrivent certain·e·s spécialistes, pour la mise en place de mesures de prévention des infections et pour la gestion des premiers cas Covid en France en janvier 2020. Conformément au protocole de recherche, nous avons cherché à documenter l’impact de l’épidémie sur l’hôpital et les professionnel·le·s et leurs stratégies d’adaptation pour y faire face.

Dans ce chapitre, nous présenterons les objets en tant qu’ils fournissent une matière empirique originale pour penser l’hôpital face à la pandémie de Covid-19. À travers une lecture de l’agentivité des objets par les émotions et les affects qu’ils ont suscité dans leur déploiement au sein des espaces hospitaliers, nous formulerons des interprétations originales sur l’expérience de la crise Covid à l’hôpital.  Dans un premier temps, nous aborderons la question des masques et des tenues de soin recyclées pour montrer que les bricolages matériels ont suscité désarroi et colère dans un contexte d’urgence et de réorganisation managériale et spatiale. Ensuite, nous porterons notre attention sur l’afflux inédit de dons commerciaux qui a submergé et perturbé les professionnel·le·s pris·es dans une contradiction entre sincère gratitude et sentiment d’écœurement. Enfin, nous évoquerons l’exemple spécifique de la chambre mortuaire et des réorganisations spatiales et matérielles ayant provoqué des franchissements moraux importants (Chotard, Ridde et Chabrol 2022). Nous conclurons ce chapitre en montrant que l’approche matérielle du soin à l’hôpital permet de saisir, sous un angle inédit, les transformations de l’hôpital public en cours, et en particulier une forme de biosécurisation qui suscite ou alimente la désaffection généralisée de l’hôpital public.

Les bricolages matériels et le redéploiement spatial : des objets affectés et affectifs

Face à l’urgence liée à la première vague de la Covid-19 et à l’afflux de patient·e·s malades, des services ont été fermés, déplacés, souvent complètement réorganisés afin de créer des « services Covid » et de limiter les risques de transmission du virus. Des objets ont été affectés dans les différents services en un temps record. Il s’agissait par exemple de vider certains services pour en réaffecter d’autres, en déplaçant des machines, des lits, des matériels de soin, de nettoyer les chambres de manière inédite (javéliser les murs), de stocker les équipements non-nécessaires dans certaines salles, d’installer un nouveau système informatique. La pénurie de matériels de soin, notamment des masques et des tenues, est apparue tôt, imposant des contraintes aux soignant·e·s devant être réactif·ve·s et inventif·ve·s pour prendre en charge les patient·e·s contaminé·e·s.

L’annonce par l’EPRI, au plus fort de la première vague (mi-mars 2020), du remplacement des masques FFP2 par des masques chirurgicaux simples a provoqué une grande réprobation sinon une nette opposition des équipes soignantes. La justification donnée portait sur la confirmation scientifique et le risque associé à un mode de transmission du virus dite « par gouttelettes » ou « aérosol », à l’instar d’autres virus saisonniers respiratoires. Le port de masques FFP2, en dehors des soins invasifs, n’était donc plus nécessaire. Toutefois, les soignant·e·s l’ont interprété avant tout comme une gestion de la pénurie des masques, ce qu’ils et elles ont vécu de manière très négative dans un contexte où l’hôpital connaissait un véritable manque de matériel. Plusieurs soignant·e·s ont clairement exprimé leur méfiance à l’égard de cette décision, l’associant avant tout à une « gestion du manque » leur faisant courir un risque plus élevé de contamination. Les médecins cherchaient à justifier ces ajustements par des données scientifiques peu accessibles et discutées avec l’ensemble du personnel soignant et notamment les personnels paramédicaux, contribuant rapidement à leur caractère controversé :

Je pense qu’à un moment donné, j’étais très déçue quand on a changé les masques, quand on nous a dit : « plus les FFP2, les masques chirurgicaux, parce que finalement ça suffit. » On sait qu’il faut des FFP2. On aurait préféré, comme je l’ai dit, qu’on nous dise la vérité. […] Quand tu fais la toilette à un patient et qu’il vous éternue dessus ou qui vous tousse dessus et qui a envie de vomir, c’est pas un masque chirurgical qui va vous sauver… Plus un FPP2 qu’un chirurgical. (Aide-soignante, SMIT, juin 2020)

De même, au cœur de la première vague à l’hôpital, des tabliers plastiques ont remplacé les surblouses traditionnelles qui constituent le revêtement requis en cas de suspicion Ébola ou coronavirus-MERS. Le passage de la surblouse au tablier plastique a été tout aussi mal perçu et vécu par les infirmier·ière·s et les aides-soignant·e·s. L’agentivité de la surblouse et du tablier se retrouve ici dans le degré de protection supplémentaire qu’ils sont censés offrir, le tablier représentant un bricolage vestimentaire discrédité, attribut du « mode dégradé » dans lequel l’hôpital était plongé, là où la surblouse incarne une composante efficace de l’attirail anti-virus. Un autre « bricolage » organisé a consisté à recycler des tenues à usage unique, qui est une contradiction dans les termes, grâce à l’acquisition de machines à laver. Avant le recyclage, la seule mise en place des tenues jetables pour tou·te·s les soignant·e·s pour remplacer la tenue en tissu traditionnellement revêtue se révélait déjà comme une expérience parfois déroutante, témoignant de la valeur symbolique, de l’attachement et du pouvoir d’identification des vêtements au métier :

Avant normalement on est en tenue, en vraie tenue ! Là on est en tenue papier, en tenue papier on n’a pas de poche on n’a rien. Et ça, ça change complètement parce qu’une infirmière ben c’est bien connu mais on a plein de trucs dans nos poches, on a toujours plein de matériels au cas où. (Infirmière, SMIT, avril 2021)

Concernant le recyclage, les soignant·e·s étaient parfaitement conscient·e·s de cette absurdité qui répondait à un « manque ».

Ces bricolages incarnent l’agentivité des objets techniques. Un objet technique est en effet doté d’une multitude de possibilités d’action et son usage n’est pas limité au programme d’action défini par son concepteur. Il est source de « créativité culturelle » (De Certeau 1990), inscrit dans un « cadre d’usage » plus large que la relation qu’il noue entre concepteur et usager (Flichy 2008). Le sens qu’il prend dans l’action se construit « bien au-delà des frontières du laboratoire ou de l’atelier » (Akrich 2010). « Permettant de prévenir ou compenser un dysfonctionnement » (Marion 2017), le bricolage représente une forme d’usage de l’objet et la possibilité d’accomplir les virtualités techniques qu’il incarne en lui donnant un autre sens que celui affecté lors de sa conception. Néanmoins, bien plus que (ré-)affectés, la crise Covid a montré à quel point les objets sont aussi affectifs, c’est-à-dire dotés d’une charge affective qui a provoqué chez les soignant·e·s des réactions physiques qui ont fait le terreau de leurs émotions.

Les objets et leur bricolage ont alors servi de support à une dénonciation des ruptures d’approvisionnement à l’échelle nationale et de la mise en place de procédures de contingentement (distribution des Équipements de Protection Individuelle, « EPI », en fonction des besoins par jour et par service) à l’échelle de l’hôpital. Certains objets comme les masques, objets élémentaires de la vie professionnelle soignante, sont devenus en contexte de pandémie de Covid-19 des objets de rareté, qui ont brillé par leur absence et catalysé l’insatisfaction et la lassitude des soignant·e·s.

Ce contexte de pénurie contraste avec l’abondance soudaine de dons commerciaux qui ont afflué vers l’hôpital par « solidarité » avec le travail des soignant·e·s, en suscitant des affects contradictoires.

L’afflux de dons commerciaux : une abondance décalée

Dès la mi-mars 2020, les manques étant relayés par la presse et les médias, des dons divers ont afflué à l’hôpital, notamment des dons commerciaux. Derrière cette accumulation soudaine et massive, ils ont incarné le support matériel d’un soutien général. Néanmoins, la qualité et la quantité de ces dons, la surprise de leur afflux et les difficultés logistiques qu’ils ont engendrées pour des professionnel·le·s en pleine gestion de crise, encouragent une lecture de ces tensions à la lumière du contexte sous-jacent de l’« état » de l’hôpital public en France, selon l’expression employée par de nombreux·ses professionnel·le·s de santé.

En effet, le service logistique de l’hôpital BCB a reçu un nombre considérable de dons commerciaux qu’il s’est agi de réceptionner, valider – pour des questions de sécurité – et distribuer au sein de l’hôpital. Cela a représenté un travail soudain et intense pour les équipes logistiques et soignantes, qui ont dû jongler entre bricolage et improvisation. En décembre 2020, au cours d’un entretien, la responsable adjointe du service logistique dresse une liste non-exhaustive des produits qu’elle a croisés dans son service : palettes de muguet pour le 1er mai, palettes d’orchidées (qui ne peuvent pas monter dans les services de médecine à cause de la terre), beurre et fromage à distribuer tout de suite sinon quoi la restauration estime que la chaine du froid a été rompue, chocolats de Pâques, chocolats de Noël, cafetières X après avoir déjà reçu des cafetières Y, crèmes hydratantes pour les mains et pour le visage, mais aussi des gels de douche, 1 000 kits de rasoirs car « la barbe c’est embêtant sous les masques », des gants offerts par des tatoueurs, de magnifiques poufs cousus main à faire homologuer par la sécurité incendie, des caisses de Bordeaux grands crus, etc. Si les dons sont devenus des cadeaux oppressants, c’est entre autres parce que leur gestion s’est vite avérée loufoque sinon absurde et logistiquement intenable, estompant rapidement l’effet apaisant et unificateur du don. Ils sont devenus une affaire de logistique mise en tension par des enjeux de stockage et de répartition dans les services :

Alors au début on reçoit une palette de crème pour les mains, pour les soignants qui ont les mains abimées à cause du gel hydro alcoolique, ça a du sens, et, euh… sauf que quand on reçoit 19 palettes de gel douche, euh… on fait comment? (Responsable logistique, décembre 2020)

La gestion des dons commerciaux a mis les soignant·e·s face à une profonde ambivalence; gratifié·e·s que l’on pense à elles et eux, mais aussi affecté·e·s par l’excès étouffant, lourd, insensé, « comme si on allait mourir demain » nous a répété la cadre de la chambre mortuaire, là où en pneumologie « les équipes s’allongeaient sur des palettes de coca-cola », d’après le récit d’une infirmière de ce service en juin 2021. Les soignant·e·s ont témoigné d’une forme de rassasiement, de dégout, d’indécence et d’opulence qui leur ont semblé aberrantes dans des temps marqués par les restrictions et les pénuries de matériels. De nombreux dons étaient des produits gras et sucrés, symboles de la société de consommation, comme si la satisfaction immédiate gustative pouvait offrir une compensation, quasi infantile, à l’effort colossal fourni par les soignant·e·s.

Les équipes logistiques ont quant à elles éprouvé des dilemmes moraux dans la répartition de tous ces dons : devaient-elles les distribuer seulement aux services Covid « au front » ou bien à l’ensemble des équipes? La circulation des dons a pu donner l’impression à certains services, comme la chambre mortuaire ou le service de brancardage, d’être oubliés, et d’être par conséquent peu reconnus. Les dons, dont la valeur était d’abord symbolique puis consommatrice et logistique, ont ainsi représenté des objets ambigus, catalyseurs de tensions interprofessionnelles, créant des jalousies entre les services. Pourvoyeurs de lien social en première vague, ils se sont ainsi rapidement transformés en produits, marchandises, à consommer, stocker, distribuer, pour ne devenir que des souvenirs les plongeant dans une nostalgie amère à partir de la troisième vague. Les ressentis ambivalents autour des dons s’expliquent aussi par les timides tentatives de rationalisation d’une mansuétude capitaliste qui apparaissent dès la deuxième vague. Les soignant·e·s finissent par se sentir « obligé·e·s » de formuler des remerciements. La relation entre don et contre-don étant mise à mal (Mauss 2012), il s’ensuit l’expression d’une déception teintée de ressentiment :

Après quand on avait l’insistance des entreprises pour faire des photos des palettes, avec les blouses blanches, hein, […], on savait que c’était de la grosse comm’, et que, c’était affiché derrière, y avait un but commercial derrière. (Responsable logistique, décembre 2020)

Ainsi, polarisé·e·s entre l’euphorie et la méfiance, la gratitude et le dégoût, les soignant·e·s ont vécu une expérience éminemment sensible des objets qui ont inspiré une affectivité ambivalente. En ce qui concerne les dons, avec un peu de recul, les soignant·e·s ont été troublé·e·s par un afflux d’objets de consommation dans une institution de soin, caractérisée avant tout par sa vocation de service public. Les objets sont donc chargés d’affects et d’émotions mais ils contiennent aussi une charge morale mise en tension et façonnant là aussi un autre versant de leur fragilité.

Des objets controversés : de l’agentivité à la fragilité matérielle

La chambre mortuaire de l’hôpital BCB nous a accueillies pour conduire une enquête qui a duré environ quatre mois. Une dizaine de séances d’observation et une quinzaine d’entretiens ont permis de comprendre et d’analyser les adaptations de ce service à la pandémie. Le prisme matériel et les défis logistiques ont été nombreux, avec l’apparition de trois objets devenus emblématiques de la gestion de crise en chambre mortuaire : les racks, le camion réfrigéré et la housse mortuaire. Ces adaptations matérielles ont entraîné de nombreuses perturbations que nous analysons au regard des enjeux éthiques et moraux posés qui ont fragilisé l’agentivité de ces objets[1].

Les racks et le camion réfrigéré : de l’inattendu à l’incongru

Au deuxième sous-sol du bâtiment principal de l’hôpital BCB, malgré son invisibilité, la chambre mortuaire est un service indispensable qui a fortement été mis à l’épreuve par la pandémie de Covid-19. Deux installations ont transformé l’espace de la chambre : les racks, anglicisme traduisant des sortes d’étagères disposées à l’intérieur de la principale pièce à basse température pour superposer des corps, ainsi que le camion réfrigéré, garé à l’extérieur et à proximité, sur un parking de l’hôpital, pour garder les corps avant leur départ vers le lieu d’inhumation. Avec l’arrivée de ces nouveaux objets censés absorber l’afflux de défunt·e·s, la chambre mortuaire, d’habitude calme et peu souvent remplie, s’est retrouvée en tension entre saturation (racks) et débordement (camion réfrigéré). Les racks ont permis de disposer des corps sur plusieurs niveaux pour gagner de la place et intensifier l’utilisation de la pièce à basse température. Leur utilisation, inattendue, a finalement été vécue plutôt positivement par les professionnel·le·s sous les traits du gain et de l’efficacité :

Je ne voulais pas ça! On a toujours réussi à gérer le flux de nos patients et tout ça, euh… voilà… et là on a les racks. […] Comme les crématoriums sont surbookés et que j’sais pas quoi, voilà, ça traine un peu… on est bien contents d’avoir installé ces racks. […] Là maintenant aujourd’hui l’installation des racks j’regrette pas du tout! C’est-à-dire que là il me reste 6-7 places alors qu’on a augmenté de 21 places! C’est énorme quoi, j’me dis ‘heureusement qu’on a les racks!’ (Professionnelle de santé, chambre mortuaire, mars 2021)

Installé sur le parking de la chambre mortuaire et obtenu via une entreprise spécialisée dans le transport de produits frais, le camion réfrigéré a quant à lui d’emblée suscité le scepticisme et les interrogations de l’équipe qui a été scandalisée à l’idée d’obtenir un camion dont on a détourné l’usage pour non plus transporter des produits mais pour immobiliser des corps. L’une des agentes se rappelait l’installation du camion lors de la première vague :

C’était un camion euh… je sais pas ce camion il venait d’où? En plus on trouvait qu’il avait une odeur de fruits et légumes, donc ça nous marquait parce qu’on s’disait « bon on a nettoyé l’camion mais qu’est-ce que c’camion il va devenir après? Il va pas avoir des fruits et légumes qui vont être remis dedans? » (demi-sourire) […] Ben on a l’impression d’enlever la dignité du défunt en fait. (Agente, chambre mortuaire, mars 2021)

Le camion réfrigéré a été une installation bien plus qu’inattendue. Il a représenté un usage incongru, c’est-à-dire « perçu et revendiqué comme tel par l’usager lui-même, qui s’approprie l’objet par cet usage et son incongruité, […] [et] qui est perçu comme illégitime » (Bonnot 2002). Cet usage associé à une « solution de rustine », comme nous avons souvent pu l’entendre lors des réunions de crise des chambres mortuaires de l’AP-HP, a eu plusieurs conséquences. Les soignant·e·s ne se sont jamais senti·e·s en phase avec cette installation qui a réifié les corps. Cette dégradation symbolique des corps morts s’est traduite par le déplacement supplémentaire et extérieur de corps qui sont habituellement éloignés des regards au sein de l’hôpital. Ce déplacement a sidéré l’équipe soignante qui a répété plusieurs fois le choc psychologique et moral qu’a consisté le fait de devoir « sortir [leurs] morts sur le parking ». Le camion réfrigéré, en déplaçant et franchissant les frontières géographiques de la chambre, a aussi déplacé les frontières morales du regard. À cela s’est ajouté l’effet de la superposition des corps dans le camion qui a davantage été vécue comme un entassement indigne au début de l’épidémie. Le camion, désubstantialisé, est devenu une installation fixe « stockant » au frais des défunt·e·s là où il est censé être un moyen de transport mobile de marchandises. Le décalage a été frappant et symboliquement violent pour l’équipe habituée à « bichonner » ses morts comme la cadre aime à le dire. Des enjeux de flux et de « stockage » ont prévalu, transformant la salle d’attente, souvent vide, en espace de transit, et les salons de présentation des défunt·e·s en espaces de conservation temporaires des corps mis en bière.

La housse mortuaire ou le déni du corps et des affects

La housse mortuaire a fait son apparition pour la gestion des défunt·e·s en période de pandémie et est devenue obligatoire le 9 mars 2020, sur décision de l’AP-HP. Enveloppant juste après la toilette infirmière (sans les familles) le corps des patient·e·s contaminé·e·s décédé·e·s, elle a été préconisée afin de protéger les personnels et les familles d’un risque de contamination à ce moment encore incertain – les mécanismes de transmission post-mortem du virus n’étant pas encore établis avec certitude. Pendant la première vague, l’utilisation de la housse a été systématique et a évolué ensuite au fil des vagues et de l’acquisition de nouvelles connaissances sur la contagiosité post-mortem du virus. Ce protocole était absolument nouveau, jamais auparavant l’hôpital n’avait eu à généraliser le recouvrement et l’enfermement des corps dans une housse mortuaire. Bien que fine et objectivement facile à ouvrir, cette housse a dressé une frontière étanche entre les défunt·e·s et leurs proches, faisant d’elle un dispositif biosécuritaire douloureux et difficile à pérenniser. Traditionnellement, le corps d’un·e défunt·e à l’hôpital est en effet enveloppé d’un drap, objet de la vie courante qui pacifie le regard sur la personne décédée :

On les recouvre toujours avec un drap […] on va dire pour le regard d’autrui, c’est pas toujours agréable de voir quelqu’un décédé donc on a quelque chose qui protège. (Brancardier, avril 2021)

La particularité de ce dispositif biosécuritaire – dans le sens où les mesures préventives de sécurité sanitaire président son choix – est que, une fois houssé, le corps était interdit d’accès et il disparaissait avec la housse. Dès lors, le corps et la personne décédée fusionnaient avec la housse. Cela a entraîné beaucoup de douleur et de souffrance pour les familles, sans aucun doute, mais aussi pour les soignant·e·s dont l’essence du métier était bouleversée malgré ce qu’ils et elles assénaient comme un leitmotiv : « on n’a pas le choix ». Au lieu d’être muni·e·s de paroles rassurantes et de petites mains soignantes, ils·elles se retrouvaient souvent muni·e·s, à expliquer difficilement les modalités de la housse dés-affectant le corps, dépossédant parfois les familles de leur deuil.

Malgré tout, les soignant·e·s ont là aussi bricolé ou permis le bricolage de dispositifs techniques et discursifs pour pallier l’effet des restrictions  provoquées par la housse, en permettant aux familles d’installer un portrait, de disposer les vêtements du ou de la défunt·e comme un simulacre par-dessus la housse, de réaliser des toilettes religieuses « sèches » sans toucher au corps, etc. Néanmoins, ces bricolages n’ont pas concerné la housse en elle-même, mais des objets et des pratiques périphériques; la housse étant devenue une sorte d’objet sacro-saint, intouchable, un « ovni » des pratiques soignantes. Elle ne pouvait et ne saurait ainsi devenir coutumière, rentrer dans l’usage et les habitudes profanes des soignant·e·s, faire sens dans sa pratique. C’est pourtant ce qui aurait permis d’humaniser ce dispositif biosécuritaire. Au fil du temps, son utilisation a évolué et a été redélimitée, oscillant entre des consignes qui paraissaient trop strictes et qui ont finalement conduit à sa suspension. Le soin a alors pu retrouver un sens pour les soignant·e·s.

Pendant la première vague, il y a ainsi eu une dégradation symbolique du soin, très visible avec le passage du drap à la housse. La housse a incarné l’acmé des tensions morales provoquées par la pandémie, en chambre mortuaire. Elle a produit une forme de déshumanisation des corps infectés et, par conséquent, un déni des affects, créant une distance irrépressible douloureuse pour les familles comme pour les soignant·e·s. En tant que dispositif inédit de prévention des infections, elle s’est inscrite dans un déploiement biosécuritaire plus global (Cambon et al. 2021) qui préfigure peut-être des franchissements plus fréquents de barrières éthiques et morales susceptibles de bouleverser les soignant·e·s.

Conclusion : vers un hôpital désaffecté?

Dans ce chapitre nous avons étudié les perturbations émotionnelles, affectives et morales engendrées par différents objets dans un contexte où ils ont afflué ou manqué, où ils ont fait figure de dispositifs incongrus ou contestés. Les masques et les EPI, objets ordinaires de la vie médicale, se sont exceptionnalisés sous l’effet de la pandémie et ont condensé les incertitudes. Les dons commerciaux ont polarisé les affects des soignant·e·s, entre satisfaction gratifiante et sentiment d’abondance absurde. Les racks et le camion réfrigéré ont perturbé le fonctionnement de la chambre mortuaire, et l’usage exceptionnel de la housse mortuaire s’est douloureusement systématisé. Ces objets sont devenus des points de fixation de la lutte, voies d’accès à des réflexions plus globales sur la prise en compte des affects en contexte biosécuritaire.

Les objets ont une agentivité particulière dans un contexte de soin, provoquant des affects et des émotions qui sont au cœur de la vie médicale et soignante. Jean-Marie Barbier note que les émotions sont des « moments de suspension de l’activité et de transformation des constructions de sens que les sujets opèrent autour d’elles » (2018). La colère des soignant·e·s, leur indignation, tristesse ou désapprobation morale sont des émotions individuelles et partagées qui les affectent bien au-delà de leur vie affective au travail.

Depuis la fin de l’épidémie, les démissions de soignant·e·s se sont d’ailleurs accrues. Toutes ces émotions révèlent et participent à un mouvement plus global de désaffection que connait l’hôpital public aujourd’hui en France. À défaut d’être la cible d’investissements adéquats, l’hôpital public est désaffecté, vidé matériellement et humainement, dénué de sens.

Références

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Alessandro, Eugénie d’. 2012. « Prévenir le risque infectieux à l’hôpital? » Anthropologie & Santé. Revue internationale francophone d’anthropologie de la santé, n°4 (mai). https://doi.org/10.4000/anthropologiesante.835.

Barbier, Jean-Marie. 2018. « Affects, émotions, sentiments : quelles différences? » The Conversation, mars. https://hal.science/hal-04019723.

Belorgey, Nicolas. 2010. L’hôpital sous pression. La Découverte. https://doi.org/10.3917/dec.belor.2010.01.

Bonnot, Thierry. 2002. La vie des objets: d’ustensiles banals à objets de collection. Collection Ethnologie de la France. Paris: Maison des sciences de l’homme.

Cambon, Linda, Henri Bergeron, Patrick Castel, Valéry Ridde, et François Alla. 2021. « When the Worldwide Response to the COVID-19 Pandemic Is Done without Health Promotion ». Global Health Promotion 28(2): 3‑6. https://doi.org/10.1177/17579759211015129.

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  1. Cette monographie de la chambre mortuaire a consacré d’autres analyses qui ont fait l’objet d’un article paru dans la revue Frontières (Chotard, Ridde et Chabrol 2022).

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Hôpitaux et santé publique face à la pandémie de Covid-19 Droit d'auteur © par Valéry Ridde, Lola Traverson, Kate Zinszer est sous licence License Creative Commons Attribution - Partage dans les mêmes conditions 4.0 International, sauf indication contraire.

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