22. Le port obligatoire du masque dans la réponse à la pandémie de Covid-19 au Bénin. Entre popularité et scepticisme

Roch Appolinaire Houngnihin

Résumé

Dans le cadre de la réponse à la pandémie de Covid-19 au Bénin, plusieurs mesures ont été prises dont le port obligatoire du masque. Mais ce dernier a très rapidement suscité des réactions marquées par de multiples usages sociaux, affectant ainsi l’objectif de santé publique associé. C’est dans ce contexte que la présente recherche a été menée à Cotonou, aux fins de comprendre les réactions des populations face à ce dispositif de prévention et les déterminants des pratiques observées.

Il s’agit d’une enquête ethnographique initiée auprès de 72 acteur·rice·s sociaux·ales de différents profils et qui a pris en compte la tenue d’un journal de terrain, des entretiens individuels, des observations et des captures d’images.

À partir d’avril 2020, le port du masque a été rendu obligatoire comme mesure préventive contre la Covid-19 au Bénin. Très tôt, à Cotonou, les populations ont adopté ce dispositif médical. Mais cette appropriation ne s’inscrit pas dans une logique sanitaire. Le masque est subitement devenu un support de communication et une opportunité financière, induisant de multiples mésusages. Cette adaptation est articulée autour de logiques à la fois sociales, organisationnelles, géographiques et économiques.

Mots-clés : Covid-19, masque, ethnographie, usages sociaux, Cotonou

Introduction

Le premier cas de la maladie à Coronavirus 2019 (Covid-19) est apparu dans la ville de Wuhan (Chine) en novembre 2019. Très tôt, cette maladie s’est répandue dans toutes les régions du monde; elle a été qualifiée de pandémie par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) dès le 12 mars 2020. L’Afrique a été relativement épargnée par rapport au reste du monde, surtout si l’on compare sa situation avec celle qu’ont connue certains pays durant la crise Ébola (Holding, Ihekweazu, Stuart, Oliver 2019). Environ 12 216 748 cas d’infection dont 256 542 décès ont été déclarés sur le continent, contre plus de 764 474 387 cas confirmés et plus de 6 915 286 décès au total sur la planète, à la date du 26 avril 2023[1]. Sur la base des statistiques officielles, le Bénin fait partie des pays les moins atteints. Le pays a enregistré son premier cas de Covid-19 le 16 mars 2020. A la date du 26 avril 2023, le Bénin comptait 28 014 cas confirmés avec 163 décès[2].

Dès le début de l’année 2020, face à la progression exponentielle des cas à l’échelle internationale, de multiples formes de mesures gouvernementales ont été mises en œuvre dans tous les pays du monde (Ridde et al. 2022). Ces mesures ont consisté en la mobilisation d’outils classiques de réponse aux phénomènes épidémiques aigus (Cambon 2021) : réglementation des sorties, confinement, couvre-feu, fermeture des frontières et des établissements scolaires, suspension des compétitions sportives et autres grands rassemblements, etc. En Afrique, plusieurs pays ont pris une cascade de dispositions avant même que le premier cas ne survienne : état d’urgence sanitaire, couvre-feu, restriction des événements sociaux, fermeture des frontières, des établissements scolaires, des lieux de culte, des marchés et bars, etc. Des gouvernements ont opté pour le confinement total ou partiel, sous une forme géographique (ciblé sur des grappes) ou intermittente. En Côte d’Ivoire par exemple, les autorités ont décidé d’isoler la capitale économique Abidjan et environs (« le Grand Abidjan ») et ses 5 millions d’habitant·e·s, du 26 mars au 15 juillet 2020. La Tunisie, le Rwanda et l’île Maurice se sont, quant à eux, engagés sur la voie du confinement général de la population.

Au Bénin, dès le 30 mars 2020, le gouvernement a mis en place un cordon sanitaire constitué de douze communes (dont la capitale économique Cotonou et la capitale politique Porto-Novo) supposées à risques élevés et situées au sud du pays. Les mesures comprennent, également, la fermeture des établissements scolaires et universitaires, la mise en quarantaine systématique et obligatoire de toute personne venant au Bénin par voie aérienne et la fermeture des lieux de culte.

En tant que mesure préventive de santé publique, le port obligatoire du masque a été institué le 8 avril 2020 au sein du cordon sanitaire[3]. Perçu comme l’une des clés de la lutte contre la propagation de la Covid-19, ce dispositif a été généralisé le 28 avril 2020 à tout le pays (Présidence de la République du Bénin 2020). « Officiellement, le respect des gestes barrières constitue l’injonction qui domine la généralisation de cette protection faciale » (Tournay 2020, 1). Désormais, en tous lieux, dans l’administration publique comme privée, dans les réunions, les marchés, les magasins et les boutiques, le port du masque (appelé encore « cache-nez » au Bénin) est devenu obligatoire. Ainsi, le 11 mai 2020, un vaste programme de production et de distribution gratuite de masques a été mis en place par le gouvernement dans les écoles, les collèges et les universités publics. Parallèlement, « un appel à production normée de masques réutilisables a été lancé à l’endroit des artisans, créateurs de mode, stylistes, designers, couturiers, couturières et tailleurs au plan national afin de produire les masques en quantité suffisante »[4]. Des initiatives privées ont donc vu le jour pour participer à « l’effort de guerre » et « aider les populations vulnérables du Bénin à faire face à la crise sanitaire ». À titre d’exemples, l’ONG « Espoirs d’Enfants » a fabriqué et distribué environ 5 000 masques[5], et le projet Africa Tomorrow a fait réaliser par des groupements de femmes, des masques qui ont été « distribués dans les petits centres de santé oubliés par les infrastructures, mais également aux populations aux revenus faibles ne pouvant pas s’en procurer »[6]. Se joignant aux actions gouvernementales, la Jeune Chambre a initié une campagne de collecte et de don de 1 000 masques au profit de centres d’accueil et de suivi des enfants en situation de rue[7].

Mais, comme nous allons le voir, ces mesures ont très rapidement suscité des réactions marquées par de multiples rationalités et usages du masque. L’objectif de santé publique qui est associé au port du masque était donc loin d’être atteint. En outre, le port du masque est bien connu en milieu de soins. La fonction principale du masque à usage médical (communément appelé « masque chirurgical ») est de « limiter la propagation vers l’environnement très proche des germes (bactéries, virus) depuis la bouche, le nez et les voies respiratoires de la personne qui le porte, en retenant les gouttelettes respiratoires (les postillons) » (Institut National de Recherche et de Sécurité 2021, 3). Le masque est souvent utilisé par les soignant·e·s pour prévenir la contamination des malades. Mais c’est son institutionnalisation et sa généralisation pour la prévention de la Covid-19 qui restent une nouveauté. On peut donc légitimement s’interroger sur l’acceptabilité sociale et l’adhésion des populations face à cette mesure, en postulant que la possession du masque n’implique pas son utilisation effective et systématique. Plusieurs facteurs, dont la perception sociale du dispositif, entrent en ligne de compte. Comme dans le cas de la moustiquaire imprégnée étudiée par une équipe de chercheur·se·s au Bénin, « l’efficacité de la politique de prévention dépend de la manière dont les individus perçoivent l’objet et l’utilisent » (Egrot, Baxerres, Houngnihin 2018, 23).

L’objectif de cette recherche est donc de comprendre comment une nouvelle stratégie de santé publique, reposant sur la distribution massive et souvent gratuite d’un objet à visée préventive, est socialement vécue. Il s’agit d’étudier les réactions des populations face à ce dispositif de prévention et les déterminants des pratiques observées. L’approche a consisté à analyser les logiques des différent·e·s acteur·rice·s impliqué·e·s. Dans cette perspective, les sciences sociales ont mis en lumière les barrières sociales, culturelles, politiques et économiques pouvant entraver la mise en œuvre des politiques de prévention (Jaffré 2003; Mwenesi 2005). La recherche s’inspire du cadre de référence proposée en anthropologie des mondes contemporains (Augé 1994) et en anthropologie de la santé (Kleinman 1989; Benoist 1996; Fainzang 2001). Ces théories stipulent que les facteurs politiques, économiques, sociaux, historiques et environnementaux jouent un rôle important et construisent la réalité clinique de la maladie, au-delà des systèmes sociaux et culturels.

Terrain et méthodes

La recherche a été réalisée à Cotonou. La population de cette ville est officiellement estimée (selon les projections) en 2020 à plus d’un million d’habitant·e·s établi·e·s sur une superficie de 79 km² (Institut National de la Statistique et de l’Analyse Économique 2013). L’exiguïté du site de Cotonou et sa forte densité (9 620 hab./km2) ont conduit à une extension des habitations vers Abomey-Calavi, devenue une ville dortoir. Ainsi, Cotonou forme avec Abomey-Calavi une conurbation de plus de 1 720 105 habitant·e·s en 2020 contre 1 088 083 en 2002 (Institut National de la Statistique et de l’Analyse Économique 2020), soit une croissance démographique de plus de 4% par an.

La recherche a été conduite suivant une approche qualitative, inductive et compréhensive. Le choix des populations et des institutions d’enquête a été fait par induction au seuil de saturation de l’information recherchée. La technique d’échantillonnage par choix raisonné a été mobilisée. Deux catégories d’acteur·rice·s ont été prises en compte : la première est constituée des individus en population (conducteur·rice·s de taxi, enseignant·e·s, artisans, couturier·ière·s, commerçant·e·s) et la seconde des professionnel·le·s de santé impliqué·e·s dans la mise en œuvre des stratégies préventives.

Les entretiens semi-directifs approfondis ont été réalisés auprès de 72 personnes dont 26 femmes. Ils ont été appuyés par des séances d’observations ethnographiques. L’analyse et le traitement des données ont requis les méthodes classiques en sciences sociales (analyse linguistique, analyse thématique et analyse sémantique).

Une adoption manifeste du port du masque

Pour différentes raisons, on a assisté à une ruée des populations vers les masques de différentes catégories, témoignant d’un suivi des recommandations officielles.

Le port obligatoire du masque, une mesure socialement acceptée

Le port du masque a été l’un des gestes barrières rendus obligatoires au Bénin au début de l’épidémie de Covid-19, à partir du 8 avril 2020. Il s’agit du masque chirurgical à usage unique dit « de protection à visée collective » à destination de la population générale. Le gouvernement a préféré cette mesure au détriment du confinement « pour lequel le pays n’a pas les moyens »[8]. Dans un entretien en date du 29 mars 2020, le Président Patrice Talon déclarait que « le Bénin ne dispose pas des moyens des pays riches pour prendre des mesures de confinement strictes dans la lutte contre la propagation du coronavirus ». Il ajouta que « si nous prenons des mesures qui affament tout le monde, elles finiront très vite par être bravées et bafouées »[9].

Au regard de l’évolution de la situation épidémiologique, le gouvernement béninois a décidé de rendre obligatoire le port du masque dans « le but de limiter au mieux l’évolution de la pandémie »[10]. Cette mesure a d’abord concerné toutes les personnes vivant au sein du cordon sanitaire, avant d’être élargie à toute la population. Le communiqué du « Comité gouvernemental de suivi de la pandémie de Covid-19 » en date du 6 avril 2020 stipule clairement que, dans les douze communes du cordon sanitaire[11], dès le mercredi 8 avril 2020, « le port du masque de protection est obligatoire en tous lieux dans l’administration publique comme privée, dans les réunions, les rencontres dans les marchés, les magasins, les boutiques, etc., quel que soit le nombre de personnes présentes »[12]. Dans les autres régions du pays, en dehors du cordon sanitaire, cette mesure est « fortement conseillée ».

Ainsi, le port du masque est devenu obligatoire dans les transports en commun et dans tous autres lieux où on est en contact avec le public. Le fait de ne pas en porter est passible d’une amende de 6 000 Francs CFA. « Afin d’assurer la disponibilité des masques à un prix accessible pour les populations, le gouvernement a subventionné et fixé le prix du masque dans les pharmacies à 200 FCFA »[13]. Ce dispositif a été accompagné de multiples messages de sensibilisation sur l’utilité du port du masque en contexte épidémique, sur « comment bien porter le masque pour être bien protégé » et sur la nécessité de continuer à respecter les autres gestes barrières, notamment le lavage des mains et le respect de la distanciation physique. « Le port du masque est utile pour ne pas diffuser la maladie ou recevoir les postillons (toux, éternuements) », pouvait-on lire sur le site officiel du gouvernement.

Très tôt, les populations ont adopté le masque. Celui-ci est devenu un élément essentiel de la réponse à la Covid-19. La mobilisation du secteur artisanal local reste emblématique de cette situation. Ainsi, de nombreux ateliers de couture ont été mués en structures de fabrication de masques. À cette organisation s’ajoute l’implication des organisations non-gouvernementales (ONG) et des églises dans la production et la distribution du masque. Parallèlement, le gouvernement a commandé et distribué une grande quantité de masques dans les écoles primaires, notamment pour les classes d’examen. Les activités académiques avaient été suspendues, dès le 23 mars 2020, pour tous les autres cours, à l’exception des classes d’examen.

Partout, il a été observé une présence massive du masque, marquée par l’existence d’une gamme variée du produit distinguable par la texture, la qualité apparente et le prix.

Plusieurs variétés de masques disponibles sur le marché

Un essai de typologie fait apparaître trois grandes variétés de masques. Il y a d’abord le masque confectionné en tissu appelé localement « tissu pantalon ». Ce type de masque, de fabrication simple, sans esthétique et sans soins, est disponible partout, dans les rues, les cabines téléphoniques, auprès des couturier·ière·s, à l’entrée des centres de santé ou tous autres lieux de regroupement (lieux de culte, banques), et même aux feux tricolores. Il est adopté par tou·te·s les « petit·e·s » couturier·ière·s. Très répandu, il est confectionné au moyen de morceaux de tissus, généralement en popeline bon marché vendue dans les merceries. Son prix oscille entre 100 FCFA et 150 FCFA. Il est lavable et réutilisable.

Photo 1 : Masque artisanal en « tissu pantalon » de la première catégorie exposé dans un marché à Cotonou © Roch Houngnihin
Photo 1 : Masque artisanal en « tissu pantalon » de la première catégorie exposé dans un marché à Cotonou © Roch Houngnihin

La deuxième catégorie est constituée de masques artisanaux, de fabrication locale, plus raffinés, confectionnés par des artisans plus spécialisés. Ce type de masque fait l’objet de commandes spéciales, avec l’effigie du commanditaire et des messages de toutes sortes. Ces masques sont identifiables par leur bordure dentelée; ils sont prisés par les ONG locales, les responsables d’entreprises, les institutions religieuses, de même que les hommes politiques qui en font un « objet tendance » et qui l’offrent aux bénéficiaires des projets, aux client·e·s, aux adeptes, aux militant·e·s et aux sympathisant·e·s. Il diffère de la première catégorie en ce que la matière première s’achète uniquement au grand marché Dantokpa par les grossistes ou gestionnaires de mercerie. Sa confection exige plusieurs compétences dont celles de couturier·ière, de sérigraphe et de dessinateur·rice. Ce type de masque fait parfois l’objet de transactions financières (entre 250 FCFA et 300 FCFA) lorsque le ou la promoteur·rice y met les logos des marques (« Adidas » par exemple). Il est lavable et réutilisable.

Photo 2 : Masque artisanal spécialisé de deuxième catégorie© Roch Houngnihin
Photo 2 : Masque artisanal spécialisé de deuxième catégorie © Roch Houngnihin

La troisième catégorie est composée du masque pharmaceutique disponible en trois couleurs : bleue, verte et blanche. Il est souvent porté par une classe bien précise d’individus. Son prix est officiel et fixé à 200 FCFA. Au début de l’épidémie, il n’était pas possible de l’acheter à plus de deux unités. Les pharmacies sont instruites pour limiter la cession à deux unités par client afin de rationaliser le stock. Malgré cette mesure restrictive, les masques n’étaient pas toujours disponibles dans plusieurs de ces lieux de vente. Les ruptures de stocks et les pénuries étaient fréquentes. Très rapidement, ce type de masque a été contrefait, faisant apparaître plusieurs variétés, identifiables par les couleurs jaune, rose, noire et multicolore non-disponibles dans les officines de pharmacie.

Photo 3 : Masque pharmaceutique contrefait de la troisième catégorie, porté sur la tête par une revendeuse ambulante© Roch Houngnihin
Photo 3 : Masque pharmaceutique contrefait de la troisième catégorie, porté sur la tête par une revendeuse ambulante © Roch Houngnihin

Le masque pharmaceutique est à usage unique; il est perçu comme étant l’objet idéal pour préserver de la Covid-19. Les autres catégories de masques sont juste tolérées. En effet, ces dernières ne sont pas équipées d’un système filtrant, un dispositif indispensable à une protection adéquate contre la Covid-19.

Celui recommandé est ce que vous et moi avons porté; les autres masques peuvent protéger mais pas contre la Covid-19. (Soignant, 48 ans, Cotonou)

Le masque est devenu un véritable objet du quotidien. Mais cette appropriation spontanée et manifeste ne s’inscrit pas dans une logique sanitaire; elle cache plusieurs rationalités.

Le masque au centre de plusieurs rationalités

L’adoption du masque est structurée autour de plusieurs logiques.

Le masque, un commerce lucratif pour des catégories spécifiques de populations

La filière de vente de masques a explosé depuis le début de la pandémie de Covid-19 au Bénin. L’institutionnalisation du port obligatoire du masque a constitué une opportunité financière pour certaines catégories de populations. Il aura fallu quelques jours seulement après l’adoption de cette mesure pour que plusieurs variétés de masques envahissent le marché à Cotonou. Un commerce très lucratif a été instauré. La mesure a donc été une aubaine pour les artisans locaux qui se sont improvisés « vendeurs de masques ». Le masque de la première catégorie, confectionné en « tissu pantalon », est surtout concerné par ce type de transaction.

Il est également fréquent d’observer le masque de deuxième catégorie au cœur des transactions commerciales. Le recours à ce masque à caractère publicitaire relève d’initiatives isolées d’acteur·rice·s et orientées vers une clientèle spécifique.

J’avais acheté par douzaines le masque et je les avais donnés au dessinateur pour qu’il imprime le nom du collège là-dessus. Comme mon commerce est en face du collège, j’ai choisi de le faire ainsi afin de particulariser les élèves qui vont le porter. Tout le monde saura qu’ils viennent de ce collège. (Vendeur de masques, 35 ans, Cotonou)

La répression policière a été une opportunité saisie par ces acteur·rice·s. Le débat au niveau national sur la qualité du masque n’a pas prospéré, obligeant la police à tolérer le port de tous les types de masques.

Quand la corona était venue et que les policiers réprimaient, nous avons beaucoup vendu. Dans un premier temps, on vendait ça à 500 F, après 300 F et maintenant 100 F. (Vendeuse de masques, 38 ans, Cotonou)

Le prix du masque a connu des fluctuations en fonction de la demande et de la pression policière ou informationnelle.

Ce commerce lucratif a fait émerger des modèles contrefaits du masque pharmaceutique, qui se vendent surtout aux feux tricolores. Le marché d’importation est orienté vers le Nigéria, via le grand marché Dantokpa, principale source d’approvisionnement pour les détaillant·e·s. Il aura fallu l’irruption subite de ces masques contrefaits et des autres types de masques, pour que les pharmacies outrepassent les instructions du ministère de la Santé, en cédant, par crainte d’une mévente, les masques selon la quantité désirée par le ou la client·e. Ainsi, les client·e·s pouvaient en acquérir plus de deux unités.

Le détournement du masque en objet publicitaire

Le masque est devenu un support prisé de communication pour maintes institutions associatives ou confessionnelles. Son introduction a constitué une aubaine, un nouveau moyen de s’adresser au public. Il s’agit surtout du masque de deuxième catégorie sur lequel peut figurer l’effigie des ONG, des associations caritatives, des institutions religieuses, etc. Il fait rarement l’objet de transactions commerciales, en ce qu’il est distribué à titre gracieux.

Cette communication de masse développée au moyen des masques a visé le plus grand nombre possible de récepteur·rice·s. Ce type de communication personnalisée en fait un outil idéal de propagande, dans le but de stimuler l’adoption de comportements au sein d’un public ciblé. Les messages à caractère religieux ont eu plus de succès. Sur fond de matraquage, les associations religieuses s’adressent à une catégorie d’individus bien définie. Elles génèrent d’importantes ressources, à travers une puissante mobilisation des revenus populaires, faisant d’elles de véritables industries. Ces initiatives de détournement du masque en objet publicitaire à visée propagandiste, témoignent de la volonté de ces organisations de s’insérer dans le tissu économique. Ces masques sont loin de répondre au besoin de protection contre les postillons et les projections d’air.

Les déterminants du port du masque à Cotonou

Plusieurs facteurs sont associés au port du masque au niveau des utilisateur·rice·s.

La police pour veiller au respect du port du masque

La répression policière a été un facteur majeur d’adoption du masque. Le non-respect de la mesure expose l’individu à une amende. « Les personnels des forces de défense et de sécurité ont été instruits pour réprimer tout contrevenant, quel que soit son moyen de locomotion », pouvait-on lire sur le site du gouvernement relayé par Médiapart Bénin[14]. De ce fait, la police a été chargée de « veiller au respect des mesures officielles édictées par le gouvernement ». Elle a donc intensifié, à partir du 28 avril 2020 (dès la généralisation du port obligatoire du masque dans toutes les localités du Bénin), des contrôles, à travers sa présence constante au niveau des principaux carrefours de la ville de Cotonou. Des actions « coups de poing » ont été périodiquement initiées. À titre illustratif, le 12 juin 2020, une opération « Piste cyclable, surcharge, non-respect des mesures de prévention contre la pandémie actuelle du Coronavirus notamment » a eu lieu. Cette opération avait « pour but de veiller au respect des couloirs de circulation, des pistes cyclables et des mesures de protection contre le coronavirus dont le port de masque et la distanciation sociale d’un mètre. La hiérarchie policière par message a demandé aux chefs d’unité de la ville de Cotonou, d’instruire une patrouille d’intervention répressive. Tout acte de rançonnement est totalement proscrit et sera sanctionné avec la dernière rigueur, préviennent les responsables de la police »[15].

Les conducteurs de taxi-moto ont été les principales victimes de cette répression. La police verbalisait et invitait l’usagèr·e à l’achat du masque sur place. La deuxième option, la plus contraignante est la contravention de 6 000 FCFA que les transgresseur·se·s payaient avant de rentrer en possession de leurs engins. Des récits font état d’abus et de pratiques persécutives de la part des agent·e·s de police.

Si ce n’est pas que le cache-nez est obligatoire et qu’en ce moment les policiers répriment, je n’allais jamais porter. (Conducteur de taxi-moto, 42 ans, Cotonou)

La ville de Cotonou a été au cœur de la répression. Les agent·e·s de police y concentraient leurs actions, aux carrefours et feux tricolores. Les coups de cravache, les amendes et surtout les pertes de temps étaient au centre de ce dispositif.

Par ailleurs, le 16 mars 2022 (soit environ deux ans après), le Conseil des ministres a décidé d’alléger les dispositifs de protection édictés pour faire face à la pandémie de Covid-19, à l’exception du port du masque à bord des transports en commun et de l’obligation vaccinale[16].

Cependant, le port du masque avait déjà été abandonné depuis longtemps, au terme de la répression policière. Selon plusieurs avis, la fin du contrôle policier intensif coïnciderait avec la réouverture des classes du cours d’initiation (CI) au cours moyen première année (CM1), le 10 août 2020. Ainsi, l’exécution de cette mesure n’a été effective que pendant six mois environ.

Le masque et les rumeurs persistantes autour de la Covid-19

Les rumeurs persistantes autour de l’épidémie de Covid-19 interfèrent dans l’adoption systématique du masque. Ces rumeurs se réfèrent surtout au masque pharmaceutique, perçu comme étant nuisible du fait de son origine inconnue selon les utilisateur·rice·s.

On a vu sur WhatsApp quelqu’un qui a porté le masque et son visage est gonflé. C’est comme s’il y a quelque chose de toxique dans le masque. (Ménagère, 48 ans, Cotonou)

Ces informations, dont l’exactitude n’est pas établie, se rapportent également au déni de la maladie et du modèle virologique. Pour maintes populations, « la Covid-19 n’est pas une maladie des africains ». Le contexte marqué par l’absence de sources d’informations crédibles sur la Covid-19, les produits de santé disponibles (masques et vaccins surtout) et les effets secondaires associés, alimente l’infodémie ambiante, et fait des réseaux sociaux des canaux d’information très efficaces, mobilisant des stratégies basées sur les émotions (la peur, l’angoisse, la panique, le désespoir, l’insécurité…). Pour une population hautement connectée, cette situation entretient la défiance quant à la sécurité et à l’efficacité du masque.

Pour d’autres, il y a de nombreux facteurs qui prémunissent les Africain·e·s. Les répondant·e·s citent souvent le « soleil d’Afrique » qui aurait des effets neutralisants sur le SRAS-CoV-2 dans le corps humain. Il est donc inutile de porter le masque. Un autre facteur est relatif à la protection que procureraient la chaleur et le soleil, comparativement aux autres régions du monde qui en seraient dépourvues.

Chez les blancs, il y a la neige tout le temps. Chez nous, même en période de pluie, on a chaud et nous savons tous que les virus aiment le froid. (Coiffeuse, 44 ans, Cotonou)

Même dans le rang des soignant·e·s prévaut l’hypothèse d’une prémunition des Africain·e·s du fait des conditions environnementales, notamment le soleil et la chaleur.

Je sais que ça peut paraitre bizarre; mais je pense aussi que cette affaire de soleil trop fort que les populations soulignent peut expliquer la faiblesse des chiffres. (Agent de santé, 45 ans, Cotonou)

De même, la consommation de certains aliments fait partie des mesures populaires contre le SRAS-CoV-2. La composition de ces aliments et de ces boissons locales varie d’un·e acteur·rice à l’autre. Mais trois ingrédients émergent dans tous les récits : l’alcool local à base de palme appelé sodabi, les décotés de clou de girofle (Syzygium aromaticum) et le priment (Capsicum annuum) pour prévenir ou traiter la Covid-19. À cela, s’ajoute un cocktail de suppléments en vitamines et minéraux qui permettraient de traiter la Covid-19.

Enfin, le déni persistant du modèle virologique repose sur le fait que les populations affirment n’avoir jamais vu un cas de Covid-19, de même qu’un cas de décès dû à la maladie. Ainsi, la morbidité et la mortalité liées à la Covid-19, relativement faibles, renforcent l’hésitation.

Quand on a dit que la Covid-19 existe, et que moi je n’ai jamais vu quelqu’un qui a attrapé la maladie, quelqu’un qui en est décédé et dont le gouvernement a montré les images. (Artisan, 53 ans, Cotonou)

Le refus de prendre en compte l’existence de la Covid-19 et sa transmission par le biais d’un virus est récurrent à Cotonou. Il est un facteur de dédain de l’adoption du masque.

Le masque, un facteur de stigmatisation et un marqueur de différenciation sociale

Beaucoup de personnes réfutent le port du masque dans un souci d’évitement de la stigmatisation sociale. En effet, le ou la porteur·se expose sa provenance et son statut social. Dans un contexte qui ne lui est pas familier, cette identité est vite perçue, et la réprobation sociale se vit à travers le regard désapprobateur des autres, comme si le ou la port·eur·se du masque avait enfreint la norme sociale régie par le rejet du masque.

Au début, je portais mon masque, mais les gens me regardaient. Finalement, j’ai dû l’enlever et ça reste dans ma poche. (Agent commercial, 43 ans, Cotonou)

Dans les quartiers dortoirs de Cotonou, hors des grandes rues et des administrations, le réflexe de port du masque est souvent vite abandonné. Le souci d’intégration sociale rend compte du comportement des acteur·rice·s en défaveur du port du masque. Le masque pharmaceutique subit davantage la stigmatisation. Il est perçu comme la marque des « riches ».

Discussion

Du fait qu’il n’est pas lavable (donc non recyclable) et qu’il coûte plus cher que les autres types de masques, le masque pharmaceutique est l’apanage d’une catégorie spécifique de population, les personnes détentrices d’un statut particulier. Il s’agit, selon la formule de Goffman (1975) de l’identité sociale réelle, se rapportant aux catégories et attributs dont on pourrait prouver que l’individu les possède. Stigmatisé·e·s, les porteur·se·s de masque subissent une réprobation sociale parce qu’ils·elles auraient contrevenu à cette norme sociale; ils·elles sont vu·e·s comme étant déviant·e·s. Selon Goffman, un individu stigmatisé se définit comme n’étant en rien différent d’un quelconque être humain, alors même qu’il se conçoit (et que les autres le définissent) comme quelqu’un à part. Cet attribut constitue un écart par rapport aux attentes normatives des autres à propos de son identité.

La mesure associée au port du masque a fait émerger plusieurs catégories d’individus. Cette identité prend également en compte les aspects financiers et plus particulièrement le coût du masque pharmaceutique. Comme l’ont déjà révélé Kutzin et Nyonator (2003) et Houngnihin et al. (2013), cette participation financière est un obstacle à l’acceptation du produit de santé, ici le masque officiellement recommandé; elle explique la ruée vers les masques artisanaux qui peuvent être confectionnés par les utilisateur·rice·s eux·elles-mêmes et qui reviennent beaucoup moins chers. Dans la plupart des cas, le faible niveau de revenu et le contexte d’économie informelle ont favorisé la réappropriation du masque artisanal au détriment du masque pharmaceutique. Le prix des masques a donc été une barrière importante à l’accès au masque.

Selon Darriet, ces interrogations renvoient à l’adhésion aux outils innovants, en mettant en exergue « les considérations ethnologiques, sociologiques et économiques qui décident de l’acceptabilité de la méthode de lutte » (Darriet 2007, 35). Cette perspective holistique est bien appréhendée par Fontenille (2009) qui insiste sur la nécessité d’intégrer la question de l’acceptabilité sociale des mesures proposées, dans des dimensions à la fois physique, émotionnelle, sociale et économique.

Aujourd’hui, trois années environ après l’apparition de la pandémie de Covid-19, le masque a disparu des rues de Cotonou. Son offre a cessé d’être effective, malgré « les incertitudes qui subsistent concernant l’évolution potentielle du SRAS-CoV-2 »[17]. La stratégie répressive mise en œuvre a donc montré ses limites en termes d’appropriation et de pérennité. Cette situation caractérise aussi bien les masques cédés dans les officines pharmaceutiques que ceux du marché informel et qui ont émergé en plein contexte épidémique avec les ruptures de stocks et les pénuries observés dans les lieux officiels. Aujourd’hui, pour se procurer un masque, il faut se rendre dans les centres de santé ou dans les officines où les invendus de la crise sanitaire peuvent être retrouvés. Ce phénomène rappelle les pratiques de vente et d’achat de médicaments qui se déroulent hors du cadre formel imposé par l’État, dans les marchés, dans les rues et de porte à porte, par des personnes qui ne disposent pas d’une reconnaissance officielle. « Le développement massif de ce marché de médicaments de la rue date de la fin des années 1970, alors que les pays éprouvent des problèmes de gestion pharmaceutique et de ruptures régulières et importantes de médicaments » (Baxerres 2015, 39).

Conclusion

La recherche a permis de comprendre les motifs de l’adoption du port du masque en contexte de pandémie de Covid-19 à Cotonou. Ce dispositif facial a été socialement accepté, mais cette adaptation est loin de s’inscrire dans la logique sanitaire qui a présidé à son institutionnalisation en termes de prévention de la Covid-19. Cette situation a généré de nombreux mésusages dus à l’absence ou à l’insuffisance d’informations sur le masque et son utilité de santé publique. Le manque d’informations ou la faible qualité de l’information détenue contribue à l’inobservance des recommandations gouvernementales et au renoncement de l’adoption de la stratégie sanitaire, comme l’ont révélé Houngnihin et Sossou (2015).

Quoiqu’ancien et bien connu, le masque reste un instrument nouveau pour les populations en contexte de Covid-19. À ce titre, il est sujet à plusieurs usages sociaux, en tant qu’outil de communication, en tant qu’aubaine financière pour maint·e·s acteur·rice·s qui se sont rué·e·s dans la fabrication et la vente du masque artisanal.

Ce dispositif facial fait intervenir plusieurs acteur·rice·s ayant différents types de savoirs et de rationalités : d’un côté les acteur·rice·s institutionnel·le·s ayant le souci de protéger les populations contre la Covid-19; et de l’autre, des populations qui inscrivent leurs actions dans le déni de la maladie et dans la défiance vis-à-vis des mesures gouvernementales. Dans un tel contexte, le port du masque induit des usages non recommandés par la santé publique. Il est donc nécessaire de remobiliser les populations autour de la logique sanitaire associée au masque et de solliciter les « allié·e·s de la communication », des acteur·rice·s légitimes aux yeux de celles-ci, afin de contrôler les rumeurs persistantes.

Cette recherche a été réalisée dans le cadre des activités du Laboratoire d’Anthropologie Médicale Appliquée (LAMA) de l’Université d’Abomey-Calavi, avec l’appui financier de « The Couffo Collaborative ».

Références

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  10. https://www.gouv.bj/actualite/585/coronavirus---port-masque-obligatoire-benin
  11. Les douze communes concernées sont : Cotonou, Abomey-Calavi, Allada, Ouidah, Tori-Bossito, Zè, So-Ava, Aguégués, Sèmè-Podji, Porto-Novo, Akpro-Missérété et Adjarra
  12. https://www.gouv.bj/actualite/585/coronavirus---port-masque-obligatoire-benin
  13. https://www.gouv.bj/actualite/592/coronavirus
  14. https://mediapartbenin.com/article/715/benin-port-masques-obligatoire-benin-la-police-republicaine-met·en-garde-citoyens-indelicats/
  15. https://lanouvelletribune.info/2020/06/benin-repression-demain-a-cotonou-pour-non-respects-du-code-de-la-route/
  16. Compte rendu du Conseil des ministres du 16 mars 2022 (https://sgg.gouv.bj/cm/2022-03-16/).
  17. Déclaration sur la quinzième réunion du Comité d’urgence du Règlement sanitaire international (2005) concernant la pandémie de maladie à coronavirus 2019 (Covid-19) en date du 5 mai 2023 (https://www.who.int/fr/news/item/05-05-2023-statement-on-the-fifteenth-meeting-of-the-international-health-regulations-(2005)·emergency-committee-regarding-the-coronavirus-disease-(covid-19)-pandemic).

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Hôpitaux et santé publique face à la pandémie de Covid-19 Droit d'auteur © par Valéry Ridde, Lola Traverson, Kate Zinszer est sous licence License Creative Commons Attribution - Partage dans les mêmes conditions 4.0 International, sauf indication contraire.

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