19. La prise en compte des inégalités sociales de santé dans une intervention de réponse à la pandémie de Covid-19 en Île-de-France : « faire dans la dentelle » en temps de crise sanitaire?

Zoé Richard, Fanny Chabrol, Lara Gautier, Kate Zinszer, Valéry Ridde

Résumé

En France, différentes études ont montré l’existence d’inégalités significatives de mortalité associées à la Covid-19, corrélées à l’influence de déterminants sociaux de la santé. Les interventions de santé publique sont susceptibles d’accroître les inégalités sociales de santé (ISS) lorsque ces dernières ne sont pas prises en compte dès leur formulation. L’objectif de notre enquête est d’analyser la prise en compte des ISS dans la formulation de deux interventions clés de lutte contre l’épidémie de Covid-19 en France : le dépistage et le suivi des contacts.

Nous avons mené une étude de cas qualitative focalisée sur l’une des premières interventions de santé publique (CoviTCT) mise en place en Île-de-France. Nous avons mené 33 entretiens avec diverses personnes impliquées plus ou moins directement dans la formulation de CoviTCT, collecté des documents et matériaux audiovisuels en lien avec l’intervention.

Nos résultats révèlent l’absence d’une vision commune des ISS dans le cadre de la formulation de CoviTCT malgré une préoccupation généralisée pour les questions d’inégalités. Ils mettent en évidence la prédominance de choix basés sur un référentiel épidémiologique lors de la formulation de l’intervention et la complexité de la structuration et de la mise en œuvre de partenariats intersectoriels propices à la prise en compte des ISS dans le contexte pandémique.[1]

Mots-clés : Covid-19, inégalités sociales de santé, dépistage, suivi des contacts, santé publique

Introduction

Le contexte de la pandémie de Covid-19 a mis en exergue une pluralité d’inégalités. De nombreuses études internationales ont mesuré l’ampleur des inégalités liées à la pandémie de Covid-19 (Bambra et al. 2020). Elles révèlent des inégalités raciales et ethniques, socio-économiques ou territoriales de mortalité associées à la Covid-19, y compris en France (Mangeney et al. 2020). S’ajoutant à des inégalités sociales lui préexistant, la pandémie de Covid-19 a accentué le problème mondial des inégalités sociales de santé (ISS) (Marmot et Allen 2020). De ce fait, le contexte de la pandémie de Covid-19 aurait pu constituer une conjoncture favorable à la mise en œuvre d’une solution pour s’attaquer à la problématique majeure des ISS.

Le dépistage et le suivi des contacts ont été deux interventions centrales dans la réponse à la pandémie de Covid-19. Différentes études ont montré l’impact d’une situation socio-économique vulnérable (Vandentorren et al. 2022) ou de l’appartenance ethnique (Benitez, Courtemanche et Yelowitz 2020) sur le taux de dépistage. Il était de façon générale plus élevé parmi les populations privilégiées sur le plan socio-économique. Les interventions de santé publique sont en effet susceptibles d’augmenter les ISS si leur formulation ne tient pas compte des besoins de la population (Ridde et Guichard 2008; Guichard et al. 2019). Les interventions qui respectent le principe de l’universalisme proportionné sont efficaces pour limiter ou réduire l’impact des maladies infectieuses dans une perspective d’équité. Ce principe veut que l’intervention soit mise en œuvre universellement, pour tous et toutes, mais que certaines activités soient spécifiquement adaptées aux besoins particuliers de sous-groupes de la population. Ces adaptations tiennent compte du gradient social, qui associe position dans la hiérarchie sociale et état de santé des individus, dans la distribution du problème de santé considéré.

En France, les interventions de dépistage et de suivi des contacts ont été généralisées comme des « mesures spécifiques devant permettre la maîtrise du risque épidémique » (Castex 2020) par la commission chargée d’élaborer la stratégie nationale de sortie du confinement, entrée en vigueur le 11 mai 2020. Dans ce chapitre, nous analysons la manière dont les ISS ont été prises en compte dans la formulation des interventions Covid-19 de dépistage et de suivi des contacts.

Méthode

Nous avons mené une étude de cas qualitative dont l’objet d’étude était une intervention pilote de réponse à l’épidémie de Covid-19 en France. Nous nous sommes concentrés sur l’intervention CoviTCT[2], car il s’agissait de l’une des premières interventions à proposer le dépistage du SRAS-CoV-2, le suivi des contacts ainsi qu’une aide à l’isolement à la population générale de la région Île-de-France. Initialement pilotée par l’établissement public hospitalier régional, l’intervention a débuté en avril 2020 et s’est prolongée au cours des mois suivants. L’analyse a porté sur la période correspondant aux première et deuxième vagues de Covid-19, de mars à décembre 2020.

Une phase exploratoire (septembre à novembre 2020) consistant en une revue d’articles de presse, de la littérature grise et une analyse de documents de travail a permis l’identification des membres clés de la formulation de CoviTCT. En utilisant une stratégie d’échantillonnage ciblé, nous avons atteint une diversification en ciblant une variété de personnes impliquées dans la formulation de CoviTCT, à la fois dans ses antennes centrale et locales (Figure 1). Elles reflètent une forme de diversification à travers leurs emplacements géographiques et leurs zones de recrutement (Figure 1).

L’antenne A couvrait des quartiers socio-économiquement diversifiés du nord de Paris, des quartiers riches aux quartiers défavorisés.

L’antenne B couvrait une zone du département de la Seine-Saint-Denis, l’un des plus pauvres de la France métropolitaine, rassemblant une grande proportion de populations immigrées.

L’antenne C couvrait certains quartiers sud de Paris, comprenant des quartiers aisés et des classes moyennes supérieures.

Figure 1 : Sites d’enquête CoviTCT.
Figure 1 : Principaux sites d’investigation CoviTCT, ®Z. Richard, Ceped, IRD, 2021 | Source : © comersis.com.

 

Notre étude a principalement ciblé les antennes A et B et leurs membres, étant donné l’accent mis sur les ISS dans notre enquête. Le site C a été exploré de manière moins approfondie, mais a été inclus dans le cadre de notre stratégie de diversification, et parce qu’il était étroitement lié à l’antenne centrale de CoviTCT. Des acteur·rice·s clés impliqué·e·s dans la réponse gouvernementale à la pandémie ont également été interrogé·e·s afin de mieux comprendre le contexte général dans lequel CoviTCT a été conçue.

Entre novembre 2020 et mai 2021, nous avons collecté divers contenus de presse, de la littérature grise et des documents de travail partageables (n = 15). Entre décembre 2020 et mai 2021, la première auteure a mené des entretiens semi-dirigés avec 21 femmes et 15 hommes d’âges variés (entre 20 et 65 ans), principalement des responsables et membres clés dans les antennes centrales et locales CoviTCT (médecins d’hôpitaux publics pour l’antenne centrale et l’antenne B; médecins généralistes urbains pour les antennes A et C). Ces personnes relevaient pour la plupart du secteur médical. Nous avons également interrogé des professionnel·le·s de la santé publique issu·e·s de diverses agences publiques, des professionnel·le·s de l’humanitaire, des membres d’organisations associatives de la société civile et d’autres profils (par exemple, des étudiant·e·s ou jeunes professionnel·le·s impliqué·e·s dans CoviTCT en tant que bénévoles). Les entretiens ont été menés sur la base de l’outil Reflex-ISS (Guichard et al. 2019), distinguant trois dimensions de la formulation des interventions au regard des ISS : (i) l’analyse des problèmes et des besoins; (ii) les objectifs, la justification et la formulation de l’intervention; (iii) les partenariats intersectoriels et la participation de la population cible. Cet outil de promotion de la santé entend faciliter la prise en compte des ISS à chaque étape des interventions de santé publique (de leur formulation à leur évaluation) dans une perspective d’équité. Au-delà de l’accent mis sur la thématique des ISS, les entretiens ont également donné lieu à une discussion ouverte sur la trajectoire des personnes rencontrées, la façon dont elles percevaient leur travail ou leurs réflexions sur la pandémie et les ISS. Nous avons réalisé 33 entretiens (avec 36 personnes au total) entre le 11 novembre 2020 et le 24 avril 2021, dont 19 avec des personnes ayant été directement impliquées dans la formulation de CoviTCT (Figure 2).

Figure 2 : Composition de l'échantillon de l'étude.
Figure 2 : Composition de l’échantillon de l’étude.

 

Notre étude repose sur une stratégie d’analyse à la fois inductive et déductive. Dans le cadre de l’analyse inductive, les transcriptions des entretiens ont été relues plusieurs fois et annotées pour analyser finement les propos des participant·e·s. Cette analyse inductive a favorisé l’émergence d’éléments originaux concernant le profil sociologique et la trajectoire des personnes répondantes, leurs discours et leurs représentations concernant la pandémie, leur métier, leur fonction dans la réponse à la pandémie. Dans le cadre de la stratégie d’analyse déductive, l’ensemble des données a été traité à l’aide du logiciel MaxQDA. Les thèmes émergeant de l’analyse inductive ont été regroupés autour des trois dimensions de la formulation de l’intervention proposées Reflex-ISS. Dans la section suivante, les résultats sont présentés en suivant l’ordre des trois dimensions de la formulation de l’intervention proposées par l’outil Reflex-ISS. Les titres reflètent les principaux éléments qui ont émergé du terrain dans chacune de ces dimensions.

Résultats

Lutter contre les ISS en contexte pandémique : entre urgence et ambivalences

Les ISS au second plan, derrière l’urgence sanitaire

Une certaine ambivalence entoure la notion d’ISS parmi les membres de CoviTCT. La disponibilité qu’ils ont accordé à la réalisation d’un ou plusieurs entretiens à ce sujet malgré la permanence d’une charge de travail intense, ainsi que la curiosité dont ils nous ont fait part à l’égard des futurs résultats, témoignaient de leur intérêt pour cette problématique. Cependant, aucun des documents de travail recueillis ne mentionnait les ISS. En outre, ces dernières n’ont que rarement été évoquées spontanément par les personnes répondantes malgré la mention explicite de notre questionnement autour des ISS à chaque début d’entretien.

À plusieurs reprises, les questions portant sur la prise en compte des ISS apparaissaient secondaires, voire décalées. Certaines personnes répondantes réorientaient les questions sur des enjeux qui leur apparaissent plus cruciaux : le développement des collaborations entre médecine de ville et médecine hospitalière ou le manque de cohérence de la réponse à la pandémie. Plusieurs soulignaient plus ou moins explicitement le caractère subalterne de la prise en compte des ISS dans le contexte de crise sanitaire. Une médecin généraliste a par exemple affirmé l’incompatibilité du contexte de crise sanitaire avec une action proportionnée aux besoins des sous-groupes de la population. Assimilant prise en compte des ISS et « dentelle », elle expliquait que « dans cette situation [de crise sanitaire], on ne fait pas dans la dentelle ». Les discours recueillis ont en grande majorité pris la forme de récits d’actions et de tension positive insistant sur l’urgence temporelle et sanitaire, peu propices à la réflexion critique. Pour la majorité des personnes impliquées dans l’intervention, l’urgence associée à la problématique épidémique apparaissait reléguer au second plan celle des ISS.

Diverses perceptions des ISS : les spectres de la pauvreté et de l’exclusion

Les données recueillies révèlent le caractère polysémique et l’absence de vision commune entourant la notion d’ISS parmi les membres de CoviTCT. Les populations migrantes sont apparues comme la représentation dominante associée aux ISS, quel que soit le parcours professionnel des personnes répondantes. Plutôt que de parler d’ISS, elles ont souvent mis l’accent sur les populations en situation de pauvreté et/ou d’exclusion sociale. Elles ont fréquemment utilisé un vocabulaire interchangeable : populations « en situation de vulnérabilité », « en difficulté » ou « en situation précaire ».

Les personnes répondantes appréciaient différemment la problématique des ISS. Le champ d’activité, le territoire d’action et l’expérience de la réponse aux épidémies, notamment les plus socialement différenciées, sont apparus comme des facteurs – non exclusifs – corrélés à différentes visions des ISS. Ces dernières peuvent être situées sur un continuum allant d’une vision biomédicale des ISS (focalisation sur le virus, stratégie universelle ou ciblée sur les populations en situations de grande précarité et/ou grande exclusion, absence de connaissances formelles sur la notion d’ISS) à une vision de promotion de la santé (focalisation sur les ISS, stratégie sur les déterminants sociaux de la santé, prise en compte du gradient social de santé par l’universalisme proportionné, connaissances formelles sur la notion d’ISS). Les professionnel·le·s de la médecine libérale exprimaient davantage une vision biomédicale. Les professionnel·le·s de la médecine publique ou de l’humanitaire ainsi que les professionnel·le·s de la santé publique avaient tendance à se concentrer davantage sur une vision promotion de la santé des ISS. Enfin, les personnes ayant une expérience significative de la réponse aux épidémies (particulièrement tuberculose ou VIH/Sida), apparaissaient plus familières de la notion d’ISS que celles n’ayant peu ou pas d’expérience dans le domaine.

Un consensus : la dimension inégalitaire de la pandémie

L’intégralité des personnes répondantes s’accordaient sur la dimension inégalitaire de la pandémie de Covid-19. Selon les individus rencontrés, ce constat apparaissait associé à une forme de sensibilité humanitaire pour ces problématiques, un intérêt généralisé pour les questions de santé publique, et/ou une préoccupation pour les inégalités résultant de leur expérience sur le terrain dans le cadre des efforts de réponse à la pandémie de Covid-19.

Toutes les personnes interrogées ont convenu que différents facteurs socio-économiques risquaient d’accroître la vulnérabilité de certaines populations au risque d’infection par le SRAS-CoV-2. La plupart des participant·e·s ont souligné différents attributs du logement (taille, nombre d’habitants, (in)salubrité) comme des éléments à considérer. Ils sont identifiés comme susceptibles de favoriser la circulation virale entre les personnes y évoluant et de les empêcher de mettre en œuvre les mesures permettant de s’en protéger. Il en allait de même pour la précarité économique, identifiée comme pouvant empêcher d’accéder aux équipements de protection individuelle (EPI). Quelques participant·e·s ont mentionné des obstacles liés à la langue et aux connaissances en matière de santé pour comprendre l’objectif et l’orientation des différentes mesures de réponse à l’épidémie.

Le défi de l’opérationnalisation de la lutte contre les ISS en période de crise sanitaire

Référentiel biomédical, pragmatisme et adaptations en contexte d’urgence

La formulation de CoviTCT a débuté en avril 2020. Elle s’est déroulée dans un contexte d’incertitude scientifique concernant le virus et ses modes de transmission, ainsi que de pénurie de tests en raison de contraintes matérielles et de ressources. Anticipant la levée progressive des restrictions de confinement et l’augmentation de la transmission virale, un médecin hospitalier spécialisé dans les maladies infectieuses et tropicales, ayant une importante expérience humanitaire, a lancé CoviTCT. Cette intervention pilote de réponse à l’épidémie reposait sur le travail d’équipes mobiles se rendant au domicile des patient·e·s pour y réaliser dépistage, suivi des contacts, et conseils d’aide à l’isolement. L’intervention découlait du transfert d’un modèle précédemment mis en œuvre en Haïti pour lutter contre une épidémie de choléra.

L’intervention consistait en la mise en œuvre d’une intervention centrée autour des cas[3]. Cette stratégie préconisait le déploiement de l’intervention autours des cas avérés et suspects de Covid-19 (« hotspots ») selon un mécanisme en trois temps : détection, analyse, réponse. L’étape de la détection illustrait la force de l’argumentaire épidémiologique et la position centrale du virus dans la stratégie de l’intervention. La présence avérée ou confirmée du virus motivait l’intervention des équipes.

Cette logique de détection apparaissait en décalage avec une approche de réduction des ISS :

J’avais émis des propositions comme je vous dis sur les unités mobiles, aller vers les publics les plus vulnérables pour rétablir certaines inégalités et d’aller vers les publics qui n’allaient pas se saisir du dispositif. […] Je crois que ma proposition était peut-être un peu surprenante et puis ce que j’avais compris c’est que ça marchait pas comme ça […]. Pour eux je pense que ma proposition était un peu abstraite. (Partenaire CoviTCT, ONG de lutte contre le VIH/Sida)

Pourtant, les personnes impliquées dans les premières étapes de la formulation du CoviTCT revendiquaient au cours de nos échanges leur volonté de se démarquer des stratégies gouvernementales de réponse à l’épidémie critiquées pour leurs dimensions uniforme et coercitive. L’intervention avait été conçue comme « pragmatique », basée sur la confiance et « contextualisée ». CoviTCT comprenait en effet une composante sociale visant à rendre la stratégie opérationnelle compatible avec une diversité de situations sociales, et donc à améliorer son acceptabilité. Les équipes mobiles déployées ont donc pu faire appel à des services humanitaires, associatifs, ou sociaux locaux pour mettre en place des formes de soutien social (hébergement, livraison de provisions, de médicaments) pendant la période d’isolement. Si le cadre de prestation médicale de CoviTCT était clairement défini (prélèvement de l’échantillon pour le dépistage, questionnaire médical…) sa formulation laissait une large place à l’improvisation concernant la composante sociale de l’intervention. Celle-ci, moins discutée et moins formalisée, a été fortement associée à la capacité d’adaptation et d’improvisation des équipes de terrain. La formulation centralisée de CoviTCT a permis de fournir un modèle opérationnel général commun à tous les sites. En raison de l’urgence temporelle de la situation et des risques sanitaires, CoviTCT a été mise en œuvre moins d’une semaine après le début de sa formulation. Le processus de formulation s’est alors prolongé parallèlement à sa mise en œuvre. Les antennes locales ont développé et expérimenté des modèles opérationnels adaptés à leur contexte, ce qui a entraîné des différences non-négligeables entre les antennes, notamment au regard de la prise en compte des ISS.

Diversité des tentatives et des formes de prise en compte des ISS dans l’intervention

Des différences se sont dessinées entre les antennes parisiennes (A et C) et l’antenne de la banlieue nord de Paris (B) en ce qui concerne la façon dont les ISS ont été prises en compte dans la formulation de leurs modèles opérationnels respectifs. Initialement centrée sur les visites à domicile, l’antenne locale A a ouvert un centre de dépistage en octobre 2020. Jusqu’en décembre 2020, il était nécessaire d’être référé par un médecin pour y accéder. La coordinatrice de l’antenne expliquait qu’à l’approche des potentiels rassemblements lors des fêtes de fin d’année, l’équipe a « fait sauter les verrous » pour encourager le dépistage de masse de la population. Conformément à une vision médicale traditionnelle de la relation soignant·e·soigné·e, la confiance a été soulignée comme le principal facteur d’adhésion à l’intervention dans cette antenne. Les déterminants socio-économiques n’ont pas toujours été reconnus comme impactant la mise en œuvre de l’intervention.

Du côté de l’antenne périphérique B, le choix de s’organiser autour d’un réseau municipal de santé s’est vu motivé par « une véritable envie d’aller au plus proche des gens et [de toucher] une population particulièrement précaire par rapport à la médecine libérale », selon l’ancienne coordinatrice de l’antenne. Les visites à domicile proposées par cette antenne faisant l’objet de nombreux refus, son modèle opérationnel a été rapidement adapté. Afin d’améliorer l’accessibilité et l’acceptabilité de l’intervention, une alternative de dépistage et de suivi des contacts a été développée au sein de centres du réseau municipal de santé, de cabinets libéraux et d’un hôpital public local. Les patient·e·s pouvaient se présenter sans rendez-vous, contrairement aux sites A et C. Les personnes impliquées dans la formulation du modèle du site B ont formulé une réflexion critique sur le modèle CoviTCT et leur propre action en matière de lutte contre les ISS. Lors de l’entretien, l’initiateur du site B a souligné un « manque très clair de perception des inégalités dans le département », au sein de l’équipe ayant conçu le modèle opérationnel initial de CoviTCT. Il a insisté sur la nécessité d’adapter le modèle d’intervention au contexte socio-économique local.

« Partenariats » intersectoriels en temps de crise sanitaire : entre collaborations et formes de défiance

D’une hypercentralisation à la multiplication des acteurs

Au début de l’épidémie, la formulation de CoviTCT s’est caractérisée par sa dimension hypercentralisée. L’approche générale de l’intervention a été pensée par un nombre réduit de membres influents de l’institution hospitalière publique régionale, avant qu’une multiplicité d’acteurs et d’actrices de différents secteurs ne soient progressivement impliqué·e·s. La mise en œuvre de l’intervention a été rendue possible par la mobilisation massive de volontaires bénévoles, dont plusieurs centaines d’étudiant·e·s et de jeunes professionnel·le·s. La plupart des volontaires ont rejoint les équipes de terrain, après une formation théorique d’une demi-journée. Élaborée par une association de lutte contre le VIH/Sida ayant une grande expérience dans le domaine des ISS, la formation comprenait des modules sur l’interculturalité, l’entretien motivationnel et la posture de non-jugement. La participation des bénéficiaires dans l’intervention a pris la forme d’un partenariat entre les patient·e·s et les équipes de terrain dans le cadre du processus de suivi des contacts et d’organisation de l’isolement. L’implication des bénéficiaires n’a pas concerné le niveau plus structurel de la formulation de l’intervention.

Les profils des membres des équipes variaient selon les antennes CoviTCT. L’influence de l’initiateur de chaque site est apparue déterminante dans la (re)mobilisation de réseaux préexistants à la pandémie. Le médecin de l’hôpital public ayant lancé CoviTCT a mobilisé d’anciens collègues humanitaires, ainsi que des collègues du milieu hospitalier. Progressivement, suivant une volonté de ne pas adopter une approche centrée sur l’hôpital, CoviTCT a été de plus en plus repris par des acteurs et actrices de la médecine de ville, libérale ou publique. Les médecins généralistes libéraux qui ont participé à lancer les antennes A et C ont par exemple largement mobilisé les Communautés Pluriprofessionnelles Territoriales de Santé (CPTS) locales. De ce fait, ces deux antennes reposaient sur l’implication d’une majorité de professionnel·le·s des champs médicaux et paramédicaux libéraux. Concernant l’antenne B, les initiateurs hospitaliers se sont appuyés sur le réseau de santé public municipal et territorial déjà mobilisé dans la lutte contre d’autres maladies infectieuses (tuberculose, VIH/Sida). Par conséquent, les principales personnes impliquées étaient membres de services de santé municipaux, professionnel·le·s de l’hôpital ou de santé libéraux mobilisé·e·s via leur organisation représentative.

Une dynamique d’élargissement similaire a été observée concernant les organisations dites « partenaires » de l’intervention. Des services publics locaux ainsi que des organisations associatives ont été impliqués en fonction des besoins. L’été 2020 a également été associé à l’augmentation, en nombre et en puissance, des responsables clés impliqué·e·s dans le déploiement des stratégies gouvernementales de dépistage et de suivi des contacts avec lesquels s’est articulée CoviTCT. Cette dynamique a rassemblé de nombreux partenaires intersectoriels, y compris des associations et des ONG médicales, des municipalités, services sociaux et/ou de santé publique. Les personnes répondantes soulignaient avoir apprécié cette collaboration multi-sectorielle et décentralisée, considérée comme une occasion précieuse d’expérimenter une structure de gouvernance alternative, différente des silos traditionnels du système de santé. Toutefois, elles insistaient aussi sur les défis de ces collaborations. Donner vie à ces « partenariats intersectoriels » s’est révélé complexe du fait des manques de ressources chroniques, des rapports de pouvoir et incompréhensions persistant entre les personnels de différents secteurs, notamment au regard de la problématique des ISS.

Faire face aux complexités des « partenariats » intersectoriels

Au cours des entretiens, les personnes répondantes ont mentionné différentes barrières à la mobilisation de partenaires intersectoriels. Malgré ses tentatives, l’équipe de l’antenne A n’est pas parvenue à mobiliser des assistant·e·s sociaux·ales du fait d’un manque de ressources humaines, de complexités administratives et des craintes liées à la situation épidémique. Si d’autres exemples de mobilisation de collaborations intersectorielles se sont avérés fructueux, la dimension équitable des collaborations peut être relativisée. Les professionnel·le·s du champ médical ou paramédical ont été majoritaires dans le processus de formulation. À l’inverse, les organisations associatives et les acteurs et actrices du champ social ont été impliqué·e·s au fil des besoins identifiés sur le terrain, développant une action plus centrée sur l’opérationnel. Ces personnels ont aussi constitué un vecteur de ressources humaines complémentaires pour la mise en œuvre de l’intervention.

La persistance de conflits, de formes d’opposition, de déséquilibres dans les rapports de pouvoir et de concurrences entre acteurs et actrices de différents secteurs a été fréquemment évoquée au cours des entretiens. S’inscrivant dans des débats anciens entre différentes cultures professionnelles, certaines divergences concernaient directement la problématique des ISS et les modalités de leur prise en compte, à l’image des discordances entre médecine libérale de ville et hospitalière :

Nous, on avait monté [notre action] comme une opération purement de santé publique, la dimension financière n’intéressait pas et n’intervenait pas dans mon esprit et là je me suis heurté à cette première chose qui était que les généralistes libéraux en tout cas via leur organisation […] voulaient des garanties que leurs patients leur échapperaient pas […] et ça moi je suis tombé de ma chaise parce que je me suis dit mais qu’est-ce ces considérations-là viennent voir alors qu’on est en pleine crise sanitaire et que les gens tombent comme des mouches. (Infectiologue, membre de l’antenne Nord de Paris)

Ces désaccords n’ont toutefois pas empêché la structuration d’une collaboration précieuse par la suite. Les collaborations expérimentées entre médecine hospitalière et médecine de ville ont été fréquemment mentionnées par les personnes répondantes comme l’un des succès de l’intervention. Elles livraient un discours plus mitigé sur certaines (non)collaborations, notamment entre le secteur médical et celui de la santé publique entre lesquels des formes de défiance et d’incompréhension ont persisté aux dépends de démarches de réduction des ISS.

Discussion

Notre étude de cas a mis en lumière certains des défis soulevés par la prise en compte des ISS dans la formulation des CoviTCT dans la riposte à la Covid-19 en Île-de-France (Tableau 1).

Tableau 1. Liste des principaux résultats par dimension de la formulation de l’intervention.

Les résultats ont révélé la diversité des visions et des appréhensions des ISS parmi les membres de CoviTCT, ainsi que la complexité de la mobilisation et de la mise en œuvre des partenariats intersectoriels. L’intervention étudiée a pris racine et s’est inscrite dans un contexte complexe de « crise organisationnelle » (Bergeron et al. 2020), de sidération généralisée et d’incertitude scientifique accrue. Nos résultats mettent en exergue une formulation de l’intervention reposant sur la mobilisation de configurations existantes d’acteurs et actrices, de modèles stratégiques et opérationnels préexistants : un phénomène largement observé dans les processus de prise de décision en contexte de crise (Graham et Zelikow 1999).

L’urgence d’agir sans délai a précipité le processus de formulation de CoviTCT et a conduit à sa centralisation initiale autour de professionnel·le·s des champs médical et paramédical. À l’image de la réponse à la pandémie en France, le manque de préparation a donné lieu à une surreprésentation des élites médicales par rapport aux professionnel·le·s et institutions de santé publique (Rozenblum 2021). Ces circonstances ont laissé peu de place à la co-création ou la structuration de l’action collective autour de la prise en compte des ISS dans la formulation de CoviTCT.

Parmi les membres de CoviTCT a primé une assimilation de la problématique des ISS aux situations de grande précarité ou de grande exclusion et aux populations migrantes, soit à l’extrémité du gradient social de santé. S’inscrivant dans la continuité d’une pratique française de longue date (Aïach 2008; Fassin et al. 2000), ces résultats reflètent les enjeux de perception des ISS et plus largement des enjeux populationnels par les professionnel·le·s du champ sanitaire. La formation et la culture professionnelle de ces professions ne laissent que peu de place à ces questions (Carini-Belloni et Vuattoux 2020).

L’analyse des politiques publiques invite à s’attarder sur les représentations du problème des ISS et sa problématisation (Bacchi 2016) dans le contexte pandémique. Initialement conçue et mise en œuvre pour répondre à une urgence médicale humanitaire (le choléra) en Haïti, l’intervention a été transférée en urgence en France pour lutter contre la Covid-19. Pour Ridde et Guichard, « la manière dont les causes des inégalités de santé sont comprises et socialement construites influencera non seulement la décision d’agir mais aussi les méthodes d’action » (Ridde et Guichard 2008). Cette transposition souligne les liens de CoviTCT avec les approches humanitaires, la médecine sociale et l’épidémiologie sociale, toutes largement développées dans les pays du Sud. Pour autant, centré sur le virus et les contaminations, autour des personnes positives à la Covid-19, le modèle de CoviTCT a participé à la (re)production d’un cadrage biomédical clinique prédominant dans le contexte pandémique. Dans le cadre de CoviTCT, lorsque les ISS ont été prises en compte, il s’agissait d’un élément complétant la stratégie biomédicale de l’intervention et soutenant son objectif clinique ultime : briser les chaînes de transmission virale.

Même si notre étude de cas n’a pas la prétention d’épuiser toutes les actions en France, nos conclusions entrent en résonnance avec d’autres travaux mettant en exergue la faible considération pour la promotion de la santé et de son objectif de réduction des ISS (Ndumbe·eyoh et al. 2021) dans la réponse à la pandémie. Notre utilisation de l’outil Reflex-ISS et d’une approche d’analyse des politiques publiques a souligné que, si la pandémie avait été l’occasion d’une « redécouverte » de la question des ISS (Kawachi 2020), elle n’a pas constitué une fenêtre d’opportunité (Kingdon 1984) suffisant à faire de leur réduction un objectif principal dans CoviTCT. Les résultats de cette enquête interrogent quant à la compréhension et la place attribuée à la prise en compte des ISS dans de telles interventions de santé publique en situation pandémique. Ils mettent en lumière le rôle crucial du travail sur les ISS en période de « routine » pour favoriser leur prise en compte en situation de crise, lors desquelles priment les standard operating procedures (Graham et Zelikow 1999).

Conclusion

Notre recherche a mis en évidence les nombreux défis de la lutte contre les ISS dans le contexte de la pandémie de Covid-19. Dans la formulation de CoviTCT, une approche biomédicale a prévalu aux dépends d’une vision collective et d’une action intersectorielle ciblant les ISS. Cette approche biomédicale des interventions de santé publique et l’omission des ISS dans leur formulation est fréquente en France.

Positionner une approche de réduction des ISS en complément des stratégies biomédicales dominantes peut atténuer certains des effets inéquitables d’une intervention. Cependant, cela ne suffit pas à remédier à leur nature systémique et structurelle (c’est-à-dire, en amont). L’expérience de la pandémie de Covid-19 met en évidence la nécessité cruciale de promouvoir et de formaliser les approches de réduction des ISS dès la formulation des interventions de lutte contre les maladies infectieuses. Les évolutions socio-environnementales récentes suggèrent que les sursauts pandémiques risquent de se multiplier dans les prochaines années. Dans une double perspective de justice sociale et de cohérence épidémiologique, la pandémie de Covid-19 a mis en évidence la nécessité de considérer les ISS comme la base de la réponse aux maladies infectieuses, indépendamment du contexte d’urgence. Une telle évolution ne peut reposer sur la seule action individuelle des acteurs et actrices du champ de la santé. Elle ne se fera pas sans une revalorisation structurelle de la santé publique, particulièrement des courants promoteurs d’une équité en santé, qui restent marginalisés.

Références

Aïach, Pierre. 2008. « Conclusion ». In Lutter contre les inégalités sociales de santé, par Pierre Aïach, 271‑79. Presses de l’EHESP. https://www.cairn.info/lutter-contre-les-inegalites-sociales-de-sante–9782859529840-page-271.htm.

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  1. Ce chapitre est une traduction inspirée de l’article Richard, Z., F. Chabrol, L. Gautier, K. Zinszer, et V. Ridde. 2023. "Considering social inequalities in health in COVID-19 response: insights from a French case study". Health Promotion International 38(1).
  2. Pour des questions d’anonymat, le nom de l’intervention a été substitué par "CoviTCT", qui fait référence à "Covid Testing and Contact-Tracing".
  3. Traduction de "case targeted intervention", terme anglais caractérisant la stratégie d’intervention adoptée dans CoviTCT.

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Hôpitaux et santé publique face à la pandémie de Covid-19 Droit d'auteur © par Valéry Ridde, Lola Traverson, Kate Zinszer est sous licence License Creative Commons Attribution - Partage dans les mêmes conditions 4.0 International, sauf indication contraire.

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