1. Les réponses à la pandémie de Covid-19 d’un Centre Intégré de Santé et de Services Sociaux du Québec
Morgane Gabet, Arnaud Duhoux, Valéry Ridde, Kate Zinszer, Lara Gautier, Pierre-Marie David
Résumé
Le Québec a été l’une des provinces canadiennes les plus touchées par la pandémie de Covid-19. Confronté à des contaminations importantes, un Centre Intégré de Santé et de Services Sociaux du Québec (Canada) a développé différentes stratégies de résilience. Pour les explorer, une étude de cas a été réalisée, à partir d’une conceptualisation de la résilience basée sur des « configurations » d’effets, de stratégies et d’impacts. Les données qualitatives issues d’entretiens menés en 2020 avec des gestionnaires et des praticien·ne·s hospitalières ont été analysées sous l’angle de situations d’anticipation, de réaction ou d’inaction. Les résultats ont été discutés lors de trois ateliers. Trois configurations ont émergé : 1) la réorganisation des services et des espaces pour accueillir davantage de patient·e·s Covid; 2) la gestion des risques de contamination pour les patient·e·s et les professionnel·le·s; et 3) la gestion des équipements de protection individuelle, des fournitures et des médicaments. Les réponses à la crise ont été fortement influencées par les réformes du système de santé de 2015 au Québec et par des défis organisationnels comprenant un modèle de gouvernance centralisé, un historique de coupes budgétaires dans les soins de longue durée et un manque systématique de ressources humaines[1].
Mots-clés : organisation des soins, résilience, Covid-19, gestion de crise, ressources humaines, gouvernance
Introduction
Le virus du SRAS-CoV-2 a atteint le Canada le 25 janvier 2020 et le premier cas au Québec (Canada) a été identifié le 28 février 2020 (CIHI, 2020). Les taux de mortalité au Québec ont été parmi les plus élevés au Canada lors de la première et de la deuxième vague (43,2 et 1,6 pour 100 000 habitant·e·s, respectivement). Le système dfe santé québécois a été massivement impacté par cette pandémie, notamment au niveau de la rétention des ressources humaines en santé (RHS), déjà précaire en raison d’importantes pénuries de main-d’œuvre et de déficits de ressources dans les milieux de travail (Denis et al. 2021). Diverses mesures de gestion de crise ont ainsi été prises pour maintenir, améliorer et rétablir la santé et le bien-être de la population québécoise (Alami et al. 2021).
Pour mieux comprendre les effets de cette pandémie sur le système de santé québécois, il est essentiel de considérer trois éléments contextuels liés à la réforme du système de santé de 2015. Premièrement, l’intégration des services sociaux aux secteurs médicaux plus traditionnels et la création de « Centres Intégrés de Santé et de Services Sociaux » (CISSS, ou CIUSSS lorsqu’ils sont affiliés à une université), chacun englobant les établissements et services pour une région géographique désignée, y compris les établissements de soins de longue durée (Centre d’hébergement et de soins de longue durée – CHSLD). Un deuxième élément contextuel est la centralité des hôpitaux au sein de ces CISSS, de sorte que certaines clientèles considérées comme des soins non-aigus – telles que les personnes âgées et les personnes en perte d’autonomie – reçoivent moins d’attention. Un troisième élément contextuel est le manque chronique de rétention des RHS. Le CISSS à l’étude, qui possède l’un des plus grands territoires de santé au Québec, connaît un roulement de RHS depuis des années. Cela a donné lieu à des actions telles qu’un sit-in au début de 2018 (Centrale des syndicats du Québec, 2019). Les pénuries étaient par ailleurs déjà importantes dans certains CHSLD (Rapport d’enquête sur l’éclosion de la Covid-19 au CHSLD Sainte-Dorothée, 2022).
La littérature sur la résilience des systèmes de santé vise à étudier les capacités d’un système de santé confronté à des chocs à absorber, adapter et/ou transformer afin de maintenir et/ou améliorer l’accès universel à des soins et services de santé complets, pertinents et de qualité (Turenne et al. 2019; Azizoddin et al. 2020). Néanmoins, la plupart des études dans le contexte de la pandémie se sont concentrées sur la résilience des hôpitaux. Dans cette étude, nous avons cherché à comprendre comment un CISSS, entendu comme un territoire intégré de ressources en santé, soumis à de telles contraintes, peut être résilient ou non face à une série de chocs successifs, aussi bien structurels (ex. : manque de rétention des RHS) que contextuels (ex. : épidémies) (Turenne et al. 2019).
Méthodologie
Conception et cadre de l’étude
Il s’agissait d’une étude de cas unique portant sur le CISSS de Laval au Québec (Canada), et sur sa réponse à la pandémie, au cours des première et deuxième vagues de Covid-19 (Stake 1995). Le CISSS de Laval est représentatif des CISSS urbains, puisqu’il dessert une zone de chalandise très étendue, tant sur le plan démographique que géographique. Son hôpital général a été créé en 1978 et fournit, avec l’Hôpital juif de réadaptation, des services de santé à environ 450 000 habitant·e·s. Il comprend également de nombreux établissements de soins de longue durée, dont six CHSLD. En 2015, le CISSS de Laval comptait 10 357 employé·e·s, dont 24 % de personnel infirmier. Son budget annuel est d’environ 970 millions de dollars.
Collecte des données
Une stratégie d’échantillonnage ciblé a été utilisée pour sélectionner une diversité de participant·e·s ayant des rôles et des fonctions différents, travaillant dans les unités de soins intensifs, les pharmacies, l’administration, la santé publique et la prévention des infections. Une stratégie « boule de neige » a également été utilisée pour recruter davantage de participant·e·s. Des entretiens approfondis ont été menés au cours des première et deuxième vagues de Covid-19 (été et automne 2020) avec des médecins et pharmacien·ne·s (n = 2), du personnel infirmier (n = 3), du personnel de contrôle des infections et de première ligne (n = 4), et des gestionnaires (n = 3), jusqu’à ce que la saturation empirique soit atteinte à travers la diversité des réponses obtenues. Le guide d’entretien a été élaboré sur la base du cadre conceptuel du projet de recherche multi-pays sur la résilience des systèmes de santé, le projet HoSPiCOVID (Ridde et al. 2021). Ce projet de recherche comportait également un processus de « leçons apprises » (Dagenais et al. 2022) dans le cadre duquel les principaux résultats ont été discutés lors de trois ateliers de transfert de connaissances, visant à discuter les expériences de résilience des équipes. Deux ateliers (printemps 2021) ont été réalisés auprès des employé·e·s du CISSS (n = 116 et n = 87), et un auprès des gestionnaires (n = 12).
Cadre d’analyse des données
Pour l’analyse des données, nous avons utilisé le cadre analytique sur la résilience des systèmes de santé conçu pour le projet HoSPiCOVID (Ridde et al. 2021). Dans ce cadre, la pandémie de Covid-19 représente une série de chocs pour le système (c’est-à-dire des événements externes et internes). Conceptualisées à travers des « configurations », les réponses du système de santé à ces chocs sont définies comme des associations non-linéaires entre a) les effets, positifs ou négatifs, causés par la pandémie; b) les stratégies mises en œuvre pour faire face à ces effets; et c) les impacts, perçus comme positifs ou négatifs par les professionnel·le·s, de ces stratégies sur les routines organisationnelles (Ridde et al. 2021).
Trois configurations sont apparues au cours de l’analyse comme les plus discutées par les participant·e·s, à savoir : 1) la réorganisation des services et des espaces pour accueillir davantage de patient·e·s atteint·e·s de la Covid-19 (patient·e·s Covid); 2) la gestion des risques de contamination pour les patient·e·s et les professionnel·le·s; et 3) la gestion des équipements de protection individuelle (EPI), des fournitures et des médicaments. Deux autres thèmes majeurs, à savoir l’adaptation du travail hospitalier (David et al. 2023) et l’impact des styles de leadership sur la gestion des ressources pendant la crise (Gautier et al. à paraître) ont fait l’objet d’études distinctes. Plus précisément, les situations ont été qualifiées d’« anticipation » lorsque les stratégies anticipaient les effets potentiels de la pandémie et avaient des répercussions; de « réaction » lorsque les effets de la pandémie conduisaient à l’élaboration de stratégies qui, à leur tour, avaient des répercussions; et d’« inaction » lorsque les effets ne généraient pas de stratégies.
Les entretiens ont été transcrits et codés à l’aide d’un logiciel de traitement des données qualitatives assisté par ordinateur (QDAMiner). Le codage a été guidé par l’approche et les principes de l’analyse de cadre, c’est-à-dire l’utilisation d’un cadre analytique prédéfini (présenté ci-dessus) et l’élaboration progressive de comptes rendus descriptifs et explicatifs pour donner un sens aux données, à la fois des entretiens et des ateliers (Smith et Firth 2011).
Résultats
Réorganisation des services et des espaces pour accueillir davantage de patient·e·s Covid
Effets
Le contexte pandémique québécois, avec le premier arrêté ministériel déclarant l’urgence sanitaire à la fin mars 2020, a d’abord eu pour effet de mettre l’accent sur la nécessité de protéger les hôpitaux contre l’afflux de patient·e·s, y compris en provenance des CHSLD. Cette idée a été rapidement intégrée, entraînant un mouvement général de protection des hôpitaux plus que d’autres établissements. De plus, certaines zones, comme les locaux des services sociaux dans les CHSLD, ont été désignées comme des espaces d’absorption supplémentaires potentiels. Ces effets ont généré de l’anxiété et de l’instabilité organisationnelle et individuelle.
Stratégies
Anticipant ces effets, le CISSS de Laval a commencé à réorganiser ses services en février 2020. Il a d’abord augmenté la capacité de soins intensifs de l’hôpital, en réorganisant les soins intensifs et en installant des roulottes extérieures avec plus de lits. Par la suite, des services de soins intensifs à domicile ont également été développés et divers sites non traditionnels ont été créés. Des satellites pharmaceutiques ont également été mis en place dans certains services, comme les soins intensifs, afin d’adapter la prestation des soins dans un contexte de diminution de la disponibilité des fournitures. Pour aider les employé·e·s dans leurs nouveaux rôles, ces nouveaux espaces ont été soutenus par des réunions régulières du personnel et par le partage d’expériences et d’informations. Une stratégie de zones a été adoptée : « rouges » ou « chaudes » pour les patient·e·s Covid, « vertes » pour les patient·e·s non-infecté·e·s et « jaunes » pour les patient·e·s non-infecté·e·s nécessitant un isolement. Les professionnel·le·s de santé ont été, au moins dans un premier temps, affecté·e·s à un type de zone spécifique. En particulier, des mesures strictes de contrôle de l’infection avec EPI étaient obligatoires dans les zones rouges.
Des stratégies de ressources humaines ont été adoptées pour soutenir ces réorganisations. Des heures supplémentaires obligatoires ont été demandées à l’ensemble du personnel clinique et administratif. Le personnel a également été redéployé vers les départements et les établissements qui avaient besoin de plus de ressources. Le personnel clinique et administratif a été jumelé pour faciliter l’adaptation et surmonter les obstacles traditionnels à la collaboration interprofessionnelle. Au fur et à mesure que les agents de santé ont été infectés, une partie de la stratégie de zonage a été abandonnée. En raison des redéploiements des RHS, il a parfois été impossible de maintenir la séparation entre les zones. D’autres réponses ont été marquées par une certaine improvisation. Pour garantir la sécurité des espaces dans les établissements périphériques (comme les CHSLD), les RHS ont dû être déployées de façon obligatoire, ce qui a souligné l’urgence de la situation et l’imposition hiérarchique de certaines stratégies.
Impacts
Avant la pandémie, le système de santé connaissait déjà de nombreux problèmes de RHS, notamment des inégalités de traitement entre catégories d’employé·e·s ou de services et des charges de travail insoutenables. Les réorganisations susmentionnées ont exacerbé ces inégalités, avec un risque de traitement différencié entre les professionnel·le·s des zones chaudes/rouges et les autres. Dans ces unités, de nouvelles équipes ont dû être créées tout en garantissant leur sécurité, ce qui a entraîné des instabilités et des problèmes d’identité professionnelle. Par exemple, des infirmier·ière·s travaillant dans les services à la jeunesse ont été transféré·e·s vers des ressources pour les personnes âgées, créant une confusion dans leurs rôles et leurs pratiques. Ces instabilités peuvent également avoir provoqué un syndrome de stress post-traumatique chez le personnel déployé dans des services peu familiers et sans orientation. En termes positifs, des preuves de résilience individuelle et de responsabilité sociale de la part des professionnel·le·s ont émergé de cette configuration. Dans l’ensemble, les stratégies ont permis de renforcer le sens de la responsabilité collective. Les personnes interrogées considèrent que les succès de la réorganisation résultent principalement du dévouement des employé·e·s.
Le nombre important de cas Covid traités au début du printemps 2020 a montré une certaine efficacité des stratégies dans les hôpitaux, où des zones rouges ont été rapidement désignées et protégées. Cependant, dans les établissements non-hospitaliers considérés comme périphériques, tels que les CHSLD, la stratégie a pu être identifiée comme un manque d’anticipation. Nos entretiens ont explicité un arbitrage pour faire le choix des espaces à protéger. Ainsi, la protection de l’hôpital a été conçue au détriment d’établissements moins stratégiques comme les CHSLD, du moins au début de la crise. En termes conceptuels, cela signifiait l’anticipation pour l’hôpital et l’inaction, suivie d’une réaction, pour les CHSLD. Diverses stratégies de résilience (c.-à-d. la réorganisation des services et les RHS) se sont entremêlées, révélant des façons d’organiser et de réagir qui s’inscrivaient dans des visions culturelles organisationnelles antérieures à la pandémie.
Gestion des risques de contamination pour les patient·e·s et les professionnel·le·s
Effets
La pandémie de Covid-19 a suscité des craintes parmi les RHS concernant les risques d’infection et de sécurité pour les patient·e·s et les professionnel·le·s. Ces craintes ont conduit à l’expansion des services de prévention et de contrôle des infections (PCI) en dehors de l’hôpital et dans d’autres établissements du CISSS. Cette crise a également mis en lumière la position ambiguë de la PCI au sein du CISSS, nominalement sous l’autorité du département des soins infirmiers, mais avec un statut flou par rapport aux établissements en dehors des hôpitaux. Le responsable de la PCI avait un statut de consultant indépendant, nommé par le ministère, qui n’avait aucune autorité organisationnelle sur les établissements du CISSS. La pandémie a également mis en évidence l’insuffisance des ressources humaines en PCI, avec seulement 20 personnes : 12 au début et huit embauchées après le début de la pandémie. Dans ce contexte difficile, des décisions ont dû être prises (conseils en matière de PCI, EPI, produits sanguins, lits d’hôpitaux, ventilateurs, etc.) pour gérer les risques de contamination parmi les patient·e·s, les familles et les soignant·e·s.
Stratégies
Au départ, les discussions stratégiques sur la gestion de la pandémie au CISSS incluaient la PCI, mais principalement dans un rôle consultatif. Un changement positif majeur a été la mise en place d’un laboratoire autonome sur site pour le dépistage du SRAS-CoV-2 au sein du CISSS à compter du 15 avril 2020, qui pouvait effectuer jusqu’à 3 500 tests par jour – une augmentation significative par rapport aux quelques 50 tests par jour (pendant la saison grippale) constatés avant la pandémie et confiés à des laboratoires externes. Cette capacité élevée a favorisé une gouvernance plus locale de la PCI au sein du CISSS.
De nombreuses stratégies ont été élaborées dans différents établissements afin de dispenser une formation sur la gestion des risques et la sécurité. Avant la pandémie, les équipes de PCI du CISSS effectuaient généralement des visites rapides dans une cinquantaine d’établissements par an; au cours des deux premières vagues de la pandémie, elles ont visité environ 300 centres ou services. Une stratégie clé a été la formation et le déploiement de 140 « coachs » PCI, y compris de nouvelles et de nouveaux employé·e·s. Le département logistique du CISSS a également joué un rôle dans la stratégie de gestion des risques d’infection, voyant son rôle s’accroître pendant la pandémie. Ce département s’est également rendu sur le terrain, visitant les établissements pour contrôler les fournitures et leur utilisation. Enfin, des stratégies qualifiées d’innovantes par les participant·e·s ont été développées, comme la réutilisation des masques N-95 et la production locale d’écrans faciaux.
Impacts
Le principal impact de ces stratégies de PCI a été l’habilitation rapide et exceptionnelle du CISSS à traiter ses propres échantillons de test, un facteur majeur dans la gestion de la pandémie, en général, et dans l’atténuation des risques d’infection parmi le personnel, en particulier. Cette crise a également conduit à la reconnaissance de l’importance de ces équipes, en particulier par la direction stratégique et clinique. Les équipes PCI, confrontées à une pression importante de la part des professions médicales et paramédicales, ont dû faire preuve de diplomatie pour s’assurer que leurs recommandations étaient mises en œuvre, dans un contexte parfois tendu où les équipes cliniques avaient déjà des pratiques et procédures en place.
En termes de « réaction », les ressources ont été augmentées avec le recrutement de ces coach. Les stratégies étaient moins claires pour les établissements périphériques, en raison notamment de la plus grande mobilité des RHS d’un établissement à l’autre. Les tests d’ajustement des EPI n’avaient pas été effectués avant la pandémie, ce qui a entraîné des retards dans la réponse à la crise et l’inadaptation de l’équipement. En outre, les format·eur·rice·s en PCI n’ont pas toujours été bien accueilli·e·s par les équipes, parfois considéré·e·s comme arrivant trop tard et/ou introduisant de nouvelles normes qui contredisaient les normes antérieures, ou des pratiques adaptées au contexte de pénurie, ce qui pourrait nuire à la pérennité des mesures. Dans l’ensemble, les notions d’« anticipation » et de « réaction » se chevauchaient, en fonction des établissements et des espaces considérés.
Gestion des EPI, des fournitures et des médicaments
Effets
La pandémie a entraîné des pénuries d’EPI et de médicaments dans le CISSS. Les pénuries d’EPI ont pu entraîner une utilisation ou une réutilisation inappropriée du matériel, ainsi qu’une augmentation du risque d’infection et de l’anxiété des professionnel·le·s. La pandémie a mis en évidence la nécessité d’une meilleure coordination entre les équipes cliniques et les équipes d’approvisionnement. En particulier, la structure organisationnelle très centralisée du CISSS a eu un impact significatif sur les processus de gestion des fournitures, et plus particulièrement des EPI. Le service des approvisionnements était en effet mal coordonné avec les besoins du terrain. Consistant en un point de service unique pour des centaines d’établissements, aussi bien responsable des collations pour les centres jeunesses que les EPI, il a été débordé lors des vagues successives de Covid-19. Malgré le pouvoir du CISSS (par rapport aux ordres du ministère) et ses ressources (financières et humaines), des pénuries critiques dans certaines structures périphériques, avec une insuffisance de médicaments, d’EPI et de produits d’hygiène, ont été relevées. Plus spécifiquement, les pénuries d’anesthésiques et de respirateurs ont conduit respectivement à des « bricolages thérapeutiques » (combinaison de certains médicaments pour atteindre l’anesthésie) et à des plans de gestion de la pénurie de respirateurs; plans qui n’ont pas eu à être utilisés.
Stratégies
Diverses stratégies ont été mises en œuvre pour faire face à la pression exercée sur les fournitures et autres stocks. Au niveau provincial, le ministère a mis en place des comités statutaires pour faciliter le dialogue entre les directeurs généraux des établissements intégrés et non-intégrés, d’une part, et entre les directeurs de la logistique et de l’approvisionnement, d’autre part. Si l’approvisionnement en matériel relève de la responsabilité de chaque CISSS, qui peut commander lui-même ce dont il a besoin, une partie des acquisitions du CISSS (masques, blouses, compresses) est mise dans la réserve provinciale pour être distribuée à d’autres établissements qui en ont besoin.
Pour les produits pharmaceutiques, des mini-pharmacies ont été mises en place dans certains services de l’hôpital, ce qui a permis de décentraliser les services d’approvisionnement et de gestion des stocks. Certaines équipes se sont également tournées vers les pharmacies communautaires ou d’autres cliniques privées pour compléter leurs approvisionnements insuffisants.
En ce qui concerne les pratiques professionnelles, de nombreuses stratégies d’adaptation ont également été utilisées, telles que les échanges de médicaments, parfois décrits comme une « improvisation pharmaceutique ». D’une manière générale, une certaine solidarité a été observée entre les départements d’approvisionnement de la région métropolitaine de Montréal, avec des réunions informelles pour échanger des fournitures lorsque cela était nécessaire et possible.
Impacts
N’ayant pas encore réellement eu l’occasion d’exercer sa responsabilité et son autorité territoriales telles qu’envisagées par les réformes de 2015, la pandémie a mis en évidence la difficulté pour le CISSS de gérer les fournitures pour un territoire de santé aussi vaste. Le partage réalisé entre établissements est un aspect positif, compte tenu du contexte concurrentiel dans lequel tous les établissements du système de santé sont devenus des « client·e·s » indépendant·e·s du ministère, un processus déjà à l’œuvre depuis les réformes précédentes, mais renforcé par les réformes de 2015. Un autre aspect positif a été une reconnaissance de la créativité et de l’inventivité des départements logistiques. En effet, ceux-ci ont réussi à démultiplier certaines initiatives individuelles ou collectives pour améliorer la gestion des approvisionnements et le suivi des stocks, par le biais de « l’improvisation thérapeutique » ou de réunions informelles.
L’administration a fait preuve d’une forte capacité de « réaction ». La montée en puissance des services logistiques s’est traduite par un renforcement de la coordination, car ils ont été légitimés à prescrire certains usages, comme le port des masques. Cependant, ces stratégies ont donné l’impression aux RHS et aux médias que les normes d’utilisation des EPI étaient adaptées aux stocks réels, et non l’inverse. Certains membres du personnel de santé ont ressenti cela comme une rupture de confiance avec les responsables, voire comme une mise en danger.
Discussion
Notre étude est l’une des rares au Québec (Canada) à s’intéresser aux stratégies de résilience adoptées par un CISSS lors de la pandémie de Covid-19. Nous y avons décrit trois configurations de résilience employées pour répondre aux effets de la pandémie lors de la première et de la deuxième vague. Cette étude a mis en évidence que les perceptions des situations d’« anticipation », de « réaction » et d’« inaction » dépendaient du type d’établissement considéré (hôpital ou établissement de soins de longue durée) et contribuaient à leur tour à la différenciation des espaces et des populations desservies. Le cadre temporel de l’étude peut également expliquer certaines variations entre ces concepts, notamment parce que les leçons tirées de ces configurations ont pu conduire à de meilleures réactions lors des vagues ultérieures de la pandémie. En termes de résilience, le CISSS semble avoir adapté et transformé ses services dans la mesure du possible, compte tenu de ses ressources limitées (Blanchet et al. 2017), et dans un contexte où la capacité de résilience est façonnée par les réformes passées (Burke et al. 2021; Barbash et Kahn 2021).
Initialement, une solide préparation à la gestion de crise, acquise grâce à des expériences antérieures similaires, a permis de mobiliser les ressources et les capacités existantes, c’est-à-dire d’anticiper. Il a également été possible de capitaliser, dans une certaine mesure, sur les expériences des vagues successives. Le fait que cette anticipation ait été orchestrée par le ministère pourrait représenter un aspect positif d’un système de santé centralisé face à une crise, ce qui a également été noté dans des systèmes de soins de santé comparables (Hood, Rothstein, et Baldwin 2001). Dans un environnement de travail fortement hiérarchisé, un autre résultat positif peut avoir été la création de nouveaux espaces de discussion et de collaboration, au-delà des professions ou des statuts (Azizoddin et al. 2020). Malgré ces aspects positifs, les établissements de soins de longue durée au Québec n’étaient pas préparés. Dans un contexte marqué par une action tardive (ou « inaction ») dans ces établissements, les stratégies de réaction sont principalement issues d’initiatives, individuelles ou d’équipes, répondant à des besoins non-satisfaits. Cela met en évidence un manque de prise en compte de la complexité organisationnelle inhérente à la structure centralisée et intégrée du CISSS (Touati et al. 2019), ainsi qu’une possible culture de différenciation des soins, dans laquelle les soins hospitaliers se voient attribuer une plus grande valeur par rapport aux autres établissements. Le compromis établi pour protéger un secteur (les soins aigus) par rapport à un autre (les soins de longue durée) pourrait être une conséquence de la structure et de la culture susmentionnées, combinant de manière critique hospitalo-centrisme et « agisme systémique » (soit le manque de considération pour les personnes âgées lors de la crise de la Covid-19) (Hébert 2023).
Au Québec, comme en France et au Brésil, des collaborations innovantes et des improvisations réussies ont été observées (Tort-Nasarre et al. 2021). La pandémie a également mis en évidence d’importantes disparités (entre les établissements, les services, les clientèles, etc.) au sein de la structure des CISSS, ainsi que de possibles inégalités entre les CISSS eux-mêmes, notamment dans la distribution et la gestion des fournitures et autres stocks. Ainsi, cette pandémie semble avoir révélé des problèmes préexistants dans le système de santé, comme on l’a vu dans d’autres pays (Mbunge 2020; Tiirinki et al. 2020). En définitive, le fort engagement du personnel, qu’il soit volontaire ou obligatoire, semble avoir permis aux établissements de faire preuve de résilience, tout en mettant en péril leur bien-être. Des études similaires sur la résilience ont également souligné la centralité des ressources en RHS dans l’expérience de résilience des organisations face à la crise (Teixeira et al. 2020; Frowde, Dove, et Laurie 2020), plus que des structures ou les routines organisationnelles (Blanchet et al. 2017). Ces études soulignent également les problèmes structurels et contextuels qui limitent la capacité de résilience, tels que le problème chronique du manque de personnel. Sans le développement durable d’un certain « pouvoir d’agir » pour les établissements et les RHS, qui a été en quelque sorte autorisé provisoirement pendant cette crise, les contraintes organisationnelles préexistantes pourraient persister et entraver la pérennité des changements positifs ou des effets induits par la résilience activée pendant cette pandémie (Barbash et Kahn 2021).
Limites
Cette recherche s’est appuyée sur une étude de cas unique, ce qui présente certaines limites inhérentes à la généralisation. Le biais de perception, le nombre limité de personnes interrogées et le cadre temporel spécifique de l’étude (premières et deuxièmes vagues de la pandémie) pourraient limiter la généralisation de ces résultats à d’autres contextes. En outre, notre cadre conceptuel reposait sur une perception relativement mécaniste de la gestion de crise, ce qui a pu limiter notre analyse d’un phénomène dynamique. D’autres déterminants, tels que la culture organisationnelle ou les effets cumulatifs des réformes antérieures sur les conditions de travail, auraient pu ajouter de la complexité à l’analyse et ne sont pas pris en compte ici.
Conclusion
Comme d’autres études, notre analyse renforce l’hypothèse selon laquelle les récentes réformes de la santé au Québec ont limité la résilience du système. En renforçant une gouvernance très centralisée, ces réformes ont créé une certaine lourdeur administrative et institutionnelle qui a pu limiter les configurations adoptées pour faire face à la crise et conduire à un manque d’anticipation, voire à certaines situations d’« inaction » dans le système. À différents niveaux, la pandémie a révélé des inégalités préexistantes entre établissements ou services, ainsi qu’entre clientèles, qu’il est difficile d’appréhender à travers le concept de résilience. Les futures recherches devraient donc intégrer une perspective plus large du système de santé, en envisageant la durabilité et l’équité des systèmes au-delà de la gestion des crises.
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- Ce chapitre est une traduction adaptée de l’article Gabet, M., Duhoux, A., Ridde, V., Zinszer, K., Gautier, L., & David, P. M. (2023). How did an integrated health and social services center in the Quebec province respond to the COVID-19 pandemic? A qualitative case study. Health Systems & Reform, 9(2), 2186824. ↵