17. Les défis de la prise en compte des inégalités sociales de santé lors de la formulation de la stratégie de dépistage du SRAS-CoV-2 au Mali

Pauline Boivin, Lara Gautier, Abdourahmane Coulibaly, Kate Zinszer, Valéry Ridde

Résumé

Le Mali, déjà fragilisé par des troubles sécuritaires et politiques, n’a pas été épargné par la pandémie de Covid-19. Bien que le pays soit peu préparé, les autorités ont rapidement mis en place des mesures de santé publique, notamment une stratégie de dépistage du SRAS-CoV-2. Cette étude visait à comprendre comment les inégalités sociales de santé (ISS) ont été prises en compte dans la formulation de cette stratégie nationale de dépistage. Une enquête qualitative a été réalisée en mars et avril 2021 à Bamako. Au total, 26 entretiens ont été menés avec des acteur·rice·s clés du gouvernement et des partenaires nationaux et internationaux. Une revue documentaire a complété cette collecte de données. Les résultats montrent que le concept d’ISS n’était pas clair pour les parties prenantes et les ISS pas considérées comme une priorité. Les autorités se sont concentrées sur une stratégie de dépistage basée sur les symptômes, accessible à tou·te·s. Au fil du temps, peu de mesures ont été prises pour s’adapter aux besoins spécifiques de certains groupes de la population malienne malgré des efforts faits pour réduire les inégalités géographiques dans l’accès au dépistage. Cette étude (re)met ainsi en évidence la nécessité de prendre en compte les ISS dès la formulation d’une intervention de santé publique.[1]

Mots-clés : Covid-19, dépistage, formulation, équité, Mali

Introduction

Comme tous les pays d’Afrique de l’Ouest, le Mali a été frappé par la pandémie de Covid-19 en 2020, un peu plus tard que l’Asie et l’Europe. Les deux premiers cas ont été identifiés le 24 mars 2020, deux personnes de nationalité malienne arrivées de France les 12 et 16 mars. Ensuite, cinq vagues épidémiques se sont succédées et les premières études de séroprévalences montrent que le SRAS-CoV-2 a largement circulé dans le pays (Sagara et al. 2021).

Le Mali est confronté à de multiples épidémies depuis plusieurs décennies, comme la maladie à virus Ébola et le VIH, ce qui a donné lieu à divers efforts de contrôle et de prévention. Ces efforts ont été utiles pour agir contre le SRAS-CoV-2 (Gholizadeh et al. 2021). Mais le Mali est considéré comme un pays fragile qui connaît une crise de sécurité depuis de nombreuses années, avec un système de santé peu performant (Touré et Ridde 2022). Les actions de santé publique sont largement dépendantes de l’aide internationale. L’État malien ne consacre que 5,4% de son budget au secteur de la santé et 26,5% des dépenses de santé sont financées par l’aide publique au développement (Organisation Mondiale de la Santé 2021).

A l’instar de la plupart des pays du monde, le Mali n’était pas parfaitement préparé à faire face à une pandémie de cette ampleur. Cependant, comme ailleurs en Afrique de l’Ouest, le Mali a rapidement adopté des mesures de santé publique pour lutter contre la pandémie de Covid-19. Par exemple, les écoles et les universités ont été fermées le 19 mars 2020, suivies par la fermeture des frontières le 20 mars, et un couvre-feu a été instauré à partir du 26 mars. Un plan national d’actions pour la prévention et la réponse à la maladie à Covid-19 a été lancé en mars 2020 pour un budget prévisionnel de plus de 3,3 milliards de Francs CFA (Diarra 2022).

Le dépistage des infections au SRAS-CoV-2 est l’une des interventions centrales pour contrôler la pandémie. L’Organisation mondiale de la Santé (OMS) a diffusé de nombreux guides pour aider les pays à mettre en place leurs programmes de dépistage du SRAS-CoV-2, y compris pour des contextes comme celui du Mali (IASC 2020). Cependant, les questions d’équité ne sont pas clairement abordées dans ces lignes directrices de l’OMS (IASC 2020). En effet, l’OMS et la plupart des pays du monde abordent rarement les questions d’inégalités dans leurs politiques (Paul et al. 2019; IASC 2020). Or, nous savons depuis longtemps que des interventions populationnelles qui ne tiennent pas compte des besoins spécifiques des sous-groupes de populations auront tendance à accroître les inégalités sociales de santé (ISS) (Ridde et al. 2007). L’absence de prise en compte des inégalités lors de la formulation des interventions de lutte contre les maladies infectieuses semble une constante historique, comme deux synthèses le montrent pour le dépistage (Ost et al. 2022) et le suivi des cas contacts (Mathevet et al. 2021).

Peu d’études empiriques ont été menées pour chercher à comprendre cette situation et le peu de considération pour les ISS dans la lutte contre la Covid-19 en Afrique, au-delà des appels internationaux à leur prise en compte dans les interventions (Glover et al. 2020). Ainsi, nous avons mené une étude empirique au Mali afin de comprendre comment la question des ISS avait été prise en compte dans la formulation de l’intervention de dépistage du SRAS-CoV-2.

Méthodes

Cette étude qualitative s’est déroulée en mars et avril 2021 à Bamako, la capitale du Mali. Des entretiens individuels semi-structurés ont été menés avec 26 personnes sélectionnées par échantillonnage raisonné. Pour obtenir des descriptions détaillées de l’intervention, nous avons d’abord ciblé une diversité d’acteur·rice·s clés qui ont été impliqué·e·s dans les phases de formulation du dépistage Covid-19 (gouvernement du Mali au niveau central et local, partenaires nationaux et internationaux). Ensuite, par une stratégie de boule de neige, nous avons été dirigés vers d’autres expert·e·s impliqué·e·s dans l’intervention de dépistage.

Nous avons mené des entretiens avec 2 femmes et 24 hommes, dont la majorité relevait du ministère de la Santé et du Développement social (n = 16), notamment des comités de réponse à la pandémie (comité scientifique, coordination nationale, comité de crise). Des responsables du ministère de la Sécurité et de la Protection Civile, auquel est rattachée la plateforme intersectorielle, cadre de concertation en matière de prévention et de gestion des risques de catastrophes, ont également participé à l’étude (n = 2). En ce qui concerne les partenaires techniques et financiers du pays (n = 8), nationaux et internationaux, nous avons ciblé les organisations travaillant avec les groupes vulnérables et celles qui ont joué un rôle majeur par leur soutien matériel et/ou financier aux autorités, telles que la Croix Rouge malienne ou l’OMS.

Les entretiens ont été réalisés à l’aide d’un guide élaboré en collaboration avec les équipes des quatre pays impliqués dans le volet santé publique du programme HoSPiCOVID et testé lors d’entretiens pilotes. Les entretiens ont duré entre 30 et 60 minutes et ont été menés en français. Une revue documentaire des rapports nationaux et des documents politiques, tels que les décrets ministériels portant création des différents comités de lutte, a complété les données des entretiens.

L’analyse des données qualitatives a été réalisée en suivant une approche déductive et inductive. L’approche déductive s’est appuyée sur un modèle conceptuel bricolé adapté pour cette étude en combinant des éléments de trois outils et travaux théoriques. Nous avons d’abord considéré l’outil REFLEX-ISS qui propose une approche réflexive, non normative, pour soutenir les acteur·rice·s de santé publique dans leur prise en compte des ISS (Guichard et al. 2017; 2018; 2019). De plus, nous avons intégré des éléments de travaux théoriques fondamentaux sur la conception des politiques publiques et la planification de la santé publique (Howlett 2019; Pineault et Daveluy 1995). Nous avons ensuite appliqué un raisonnement inductif qui a permis l’émergence de composantes analytiques supplémentaires qui n’auraient pas été spécifiées dans le modèle d’analyse a priori. En effet, en plus des trois catégories clés de l’outil REFLEX-ISS, une quatrième a émergé inductivement des entretiens. Ainsi, basé sur notre approche déductive-inductive de l’analyse, et s’appuyant sur le modèle de bricolage susmentionné, notre modèle analytique comporte quatre catégories : (1) les représentations et les perceptions des  formulateur·rice·s en matière d’ISS, (2) les stratégies pour aborder les ISS et les adaptations ultérieures, (3) la gouvernance et la collaboration intersectorielle dans la formulation et (4) les obstacles à la prise en compte des ISS.

Résultats

Une représentation confuse des inégalités sociales de santé

La majorité des réponses laissent penser que les participant·e·s n’étaient pas familier·ière·s au concept d’ISS. On constate peu de connaissances spécifiques sur les ISS qui n’ont pas été d’emblée considérées comme une priorité. Une minorité d’acteur·rice·s, formé·e·s en santé publique, semblait mieux appréhender le sujet.

Tout d’abord, le concept d’ISS semblait mal maîtrisé :

Qu’est-ce que vous entendez par inégalités sociales, par rapport à la Covid? (Coordination nationale)

Bon enfin peut-être qu’on n’utilise pas les mêmes terminologies, quand vous parlez de… Votre terminologie ici c’est? (Plateforme intersectorielle)

De plus, pour de nombreux·euses participant·e·s, le fait que le dépistage du SRAS-CoV-2 soit ouvert à tou·te·s, sans discrimination, a été considéré comme reflétant la prise en compte des ISS. En effet, lorsque les ISS ont été évoquées, les participant·e·s ont souvent répondu que le dépistage Covid-19 avait été égalitaire et universel :

C’est une stratégie globale donc qui vise toutes les catégories. Telle qu’elle a été faite, il n’y a pas une catégorie qui ne soit pas visée quoi. (Comité scientifique)

En outre, le fait de retrouver parmi les malades des personnes vulnérables mais aussi une diversité de profils montre, d’après les personnes répondantes, qu’il n’y a pas eu d’inégalités en termes d’accessibilité au dépistage.

Si on décrypte un peu la typologie des cas il y a un peu de tout. (…) Maintenant les professions, toutes les professions sont, le corps médical a été aussi victime (…). Je ne vois pas en quoi il y a eu inégalité sociale dans le dépistage. (Coordination nationale)

Pour certain·e·s participant·e·s, la prise en compte des ISS a été réduite à un seul déterminant. Le fait de prendre en compte l’aspect financier (dépistage gratuit) ou l’aspect géographique signifiait que les ISS étaient prises en compte.

Le fait que le dépistage soit gratuit, le fait que l’équipe d’intervention rapide se transporte gratuitement pour aller prélever, ce qui veut dire que les inégalités sociales sont prises en compte. (Coordination nationale)

Une approche universelle d’abord, puis adaptée aux besoins, ensuite

Une réponse globale

Dans le plan de riposte, certaines sous-populations étaient mentionnées (par exemple, les enfants, les femmes enceintes, les personnes handicapées, les personnes âgées) afin d’adapter les soins médicaux à ces groupes. Aucune référence explicite aux populations plus vulnérables n’était faite dans le programme de dépistage, qui se concentrait exclusivement sur les cas symptomatiques et les contacts. Les participant·e·s ont confirmé que la notion d’ISS n’a pas été explicitement discutée dès le départ, la limitation de la propagation de l’épidémie étant la préoccupation première des acteur·rice·s.

Je pense que c’est une réflexion qui n’a pas été de facto et d’emblée dans notre manière de faire. (…) Personnellement j’ai pas pensé quoi, moi tout ce qui m’intéressait c’est de suivre l’évolution, de définir des stratégies pour rapidement casser l’évolution de la maladie. (Partenaire international)

Avec un vocabulaire axé sur l’égalité, il y avait une forme de fierté à dire que personne n’avait été laissé de côté lors du dépistage :

Il n’y a pas eu de discrimination, tout le monde est égal, que ce soit la prise en charge, tout. Il n’y a pas eu de distinguo. (Ministère de la Santé)

Une logique de rationnement

Le choix de restreindre le dépistage aux personnes présentant des symptômes a été justifié par les faibles capacités matérielles. Malgré les dons de leurs partenaires, les autorités ont été confrontées à un manque d’intrants (écouvillons, matériel de laboratoire), les obligeant à gérer le dépistage dans une logique de rationnement des ressources et limitant sa promotion.

C’est juste vers la fin de l’année 2020 qu’on a commencé un peu à augmenter le nombre de tests parce qu’on avait peur de finir les tests. (…) On n’avait pas assez de tests donc on ne pouvait pas faire autant, il fallait limiter. (Partenaire national)

Promouvoir l’accès au dépistage et à l’information

Trois stratégies principales ont été déployées pendant la pandémie pour faciliter l’accès au dépistage et à l’information sur la Covid-19 : le dépistage gratuit, les équipes d’intervention rapide et un numéro vert. Les participant·e·s ont souvent utilisé l’exemple de ces stratégies pour montrer que des efforts avaient été faits pour lutter contre les ISS.

Les équipes d’intervention rapide (EIR), rattachées aux Directions régionales de la santé, se sont d’abord rendues au domicile des cas suspects pour prélever des échantillons. Ils étaient ensuite acheminés par ces équipes vers l’Institut national de santé publique, chargé de centraliser les échantillons et les résultats des tests. Ce mouvement d’« aller vers » et la gratuité du service visaient à promouvoir l’accès géographique au dépistage. Cependant, les équipements de protection portés par les membres des équipes ont conduit à la stigmatisation des familles visitées. Compte tenu de ces difficultés et du nombre croissant de cas, le déplacement de ces équipes à domicile a été limité et des prélèvements au niveau des centres de santé de référence (hôpitaux de district) ont été organisés.

Enfin, le numéro vert, gratuit et disponible 24 heures sur 24, était géré par un centre d’appel qui dépend du ministère de la Santé. Entre mars 2020 et mars 2021, près de 700 000 appels ont été reçus, principalement depuis Bamako. Ce numéro a servi de premier contact avec la population générale. Il s’agissait d’un outil pour faciliter l’accès à l’information tout en fournissant des données pour la surveillance épidémiologique. Les informations recueillies lors des appels (l’âge de la personne, la raison de l’appel, etc.) ont été utilisées pour informer les mesures de réponse à la pandémie, comme les outils de lutte contre les rumeurs.

Des initiatives visant à réduire les inégalités géographiques

La décentralisation des capacités des laboratoires a été l’une des premières préoccupations des autorités, face à l’inégalité géographique entre les zones urbaines et rurales, étant donné que les quatre laboratoires capables de réaliser le diagnostic par RT-PCR étaient situés dans la capitale Bamako. L’objectif était de faciliter l’accès au test pour les zones rurales et aussi de soulager les quatre structures de Bamako.

Le plan de décentralisation des diagnostics de laboratoire comprenait principalement des aspects liés au renforcement des capacités des laboratoires régionaux et également la mise à disposition de tests de diagnostic aux différents niveaux de la pyramide sanitaire, avec l’introduction de tests antigéniques rapides au niveau des cordons sanitaires et des districts de santé. Le déplacement d’un laboratoire mobile, le recrutement d’agent·e·s de santé communautaires-sentinelles (ASC-S) et une campagne de communication de proximité ont été, d’après les participant·e·s, des stratégies qui ont permis de faciliter l’accès à l’information et au dépistage de la Covid-19.

Financé par le gouvernement malien, le laboratoire mobile a été déployé pendant plus d’un mois mi-2020, d’abord à Tombouctou puis à Mopti. Étant donné la difficulté d’envoyer des échantillons de Tombouctou à Bamako, la Mission des Nations-Unies pour la Stabilisation au Mali (MINUSMA) a fourni un soutien logistique pour le transport du laboratoire mobile dans la ville. Toute personne souhaitant se faire tester pouvait le faire, ce qui a été bien accueilli par la population et a permis de réduire la transmission dans la zone, selon les participant·e·s. L’équipe s’est ensuite déplacée à Mopti pour reproduire le programme de dépistage de proximité. Mais cet effort n’a finalement pas abouti, car les agent·e·s de santé et la population étaient préoccupé·e·s par les préparatifs de la fête de Tabaski.

Les ASC sont des soignant·e·s qui interviennent au sein de leur communauté où l’accès aux soins de santé est précaire. Parallèlement à ces activités, des ASC-S ont été déployés dans le cadre de la Covid-19 à l’initiative du ministère de la Santé et de ses partenaires, grâce à des financements reçus du Fonds Mondial et de l’Alliance Mondiale pour les Vaccins et la Vaccination (GAVI). Plus de 500 ASC-S ont été recruté·e·s pour apporter un soutien et une sensibilisation au niveau communautaire. Entre septembre et décembre 2020, les ASC-S ont fait du porte-à-porte dans les quartiers des six communes du district de Bamako. En cas de suspicion de Covid-19, les ASC-S référaient les personnes aux équipes d’intervention rapide pour un dépistage.

Grâce à un financement de l’UNICEF, le Centre national d’information, d’éducation et de communication pour la santé (CNIECS) a mis en place une opération de communication communautaire en recrutant 36 volontaires. Ces personnes ont parcouru les rues de Bamako entre juillet 2020 et janvier 2021 pour sensibiliser aux mesures barrières et diffuser des informations sur la Covid-19.

Une gouvernance peu propice à la considération des inégalités sociales de santé

Les défis de l’intersectorialité

En raison de la nature sanitaire de la crise, le leadership a été confié au ministère de la Santé. Cela a donné lieu à des avis divergents, certain·e·s critiquant ce leadership tandis que le secteur de la santé estimait qu’il y avait un manque d’autonomie, notamment financière. En effet, les ressources allouées à la gestion de la Covid-19 ont été réparties entre plusieurs ministères, ce qui n’a pas satisfait le secteur de la santé, qui estimait que le financement devait être centralisé au ministère de la Santé. L’exemple de l’opération « 1 Malien, 1 masque » lancée en avril 2020 par le Président de l’époque, Ibrahim Boubacar Keïta, a été mentionné à plusieurs reprises par les participant·e·s, car les ressources de ce programme ont été accordées au ministère de l’Industrie et du Commerce.

« 1 Malien, 1 masque » n’a jamais vu le jour, ça s’est transformé en folklore en réalité, je le dis et je l’assume. (…) Ce n’est pas le ministère de l’Industrie et du commerce qui doit porter un tel dossier. C’est aberrant! (Ministère de la Santé)

Certain·e·s participant·e·s ont également déploré le manque de synergie entre les différents comités, cela nuisant à l’approche intersectorielle nécessaire à la prise en compte des ISS.

La politisation des décisions

De nombreux participant·e·s ont regretté que la politique ait pris le pas sur les recommandations techniques. Le comité scientifique a fait de nombreuses recommandations, notamment au début de la pandémie, comme le report des élections législatives. Ces recommandations n’ont pas toujours été suivies. D’autres ont également fait part de leur découragement face au manque de retours après des propositions techniques :

On a proposé plein de choses. Quand nous sommes d’accord, on travaille sur un document pendant des semaines. On tombe d’accord dessus. On envoie et il n’y a même pas de retours, on ne sait pas pourquoi on a refusé. C’est les politiques qui décident. (Plateforme intersectorielle)

La fragmentation du soutien des partenaires

L’appui apporté par des partenaires techniques et financiers (OMS, Banque mondiale, UNICEF, USAID, HCR, PNUD, etc.) a été important et diversifié mais il n’a pas toujours été procuré de manière coordonnée. Cette fragmentation de l’appui n’a pas permis d’élaborer des objectifs et des actions communs.

Les partenaires ne peuvent pas, chacun vient, oui oui j’ai mon argent, je vais, je paye ce que je veux, j’amène, non non c’est pas comme ça. S’il y a un changement c’est par là qu’on doit aller. (Ministère de la Santé)

Cependant, le plan humanitaire Covid-19 publié en août 2020 a été un bon exemple de mise en commun des activités des partenaires humanitaires. Ce plan était largement axé sur les communautés du centre et du nord du Mali. L’idée que les populations vulnérables sont de la responsabilité des humanitaires a été mentionnée à plusieurs reprises par les répondant·e·s.

Les obstacles à la prise en compte des inégalités sociales de santé

L’urgence et l’impréparation

Le contexte d’urgence sanitaire est apparu comme un obstacle à la prise en compte des ISS, obligeant à une réaction urgente des acteur·rice·s de la santé pour limiter la transmission du virus. Leur priorité était de comprendre ce nouvel agent pathogène, d’apprendre les différents protocoles et outils et d’organiser les différents efforts de réponse.

C’était un challenge. Il fallait rapidement réunir les moyens et les opérationnaliser pour que tout cas suspect puisse être diagnostiqué. C’était un nouveau virus, il fallait tout comprendre, il fallait savoir très vite et agir. (Coordination nationale)

Les croyances de la population

Les participant·e·s ont également mentionné que le déni de l’existence de la Covid-19 empêchait la population de percevoir l’importance du dépistage. Cette perception a été renforcée par les cas asymptomatiques et l’« invisibilité » de la maladie. La majorité des participant·e·s ont évoqué la peur générale et la méfiance qui régnaient au sein de la population ainsi que la stigmatisation des personnes touchées par la Covid-19.

Un contexte fragile

Les participant·e·s ont également souligné la fragilité générale du pays sur le plan politique, sanitaire, sécuritaire et humanitaire pour expliquer que les efforts de réponse, y compris les tests, ont été organisés « avec les moyens du bord ».

Nous sommes en train de vivre depuis plus de 10 ans une crise, avec tout ce qui est là comme réalité, urgence. Et après les capacités de l’État n’étant pas au rendez-vous, parce que répondre à beaucoup de choses en même temps était un peu difficile et il fallait faire la priorité des priorités. On a affronté cette pandémie avec les moyens du bord que nous avions. (Partenaire national)

Discussion

Tableau 1. Synthèse des résultats de la présente étude.

 

Malgré l’émergence inattendue et la propagation rapide du SRAS-CoV-2, il était prévisible que la pandémie exacerbe les ISS (Marmot 2015). Si les données quantitatives du Mali sur les ISS dans le contexte de la pandémie ne sont pas encore disponibles, au-delà des différences liées au fait de vivre dans un environnement rural ou urbain (Sagara et al. 2021), des études commencent à confirmer cette hypothèse dans d’autres pays (Bambra et al. 2020; Bajos et al. 2021). Plusieurs participant·e·s à notre étude, parmi lesquel·le·s des responsables de la santé publique, avaient une connaissance limitée des ISS. Ce manque de connaissance explique probablement en partie pourquoi il n’y a pas eu de prise en compte des besoins différenciés entre les sous-groupes de la population malienne. Notre travail dans d’autres pays présenté dans cet ouvrage démontre également que le fait de ne pas prendre en compte les ISS dans les mesures de réponse à la pandémie n’était pas spécifique au Mali mais était en fait omniprésent.

Plusieurs études menées en Afrique de l’Ouest ont démontré qu’il existe un manque fondamental de compréhension du concept d’ISS parmi les acteur·rice·s de la santé publique (Ridde 2008; Paul et al. 2019). Les données de cette étude ont montré la difficulté pour les participant·e·s de faire la différence entre égalité et équité. Il s’agirait de voir si ce manque de compréhension, comme au Burkina Faso (Ridde et Samb 2010), est dû à un manque de formation sur les ISS et ses concepts associés, ou s’il reflète en partie une conception locale de la justice sociale très éloignée du principe du Maximin de John Rawls proposant de donner plus à celles et ceux qui ont moins. Le concept d’universalisme proportionné (Marmot 2015) est largement débattu en santé mondiale mais ne semble pas encore faire partie des formations ou discussions en santé publique au Mali (Gautier et al. 2021). Il existe pourtant de multiples guides et formations, y compris en français, pour soutenir ces approches dans la formulation des interventions, notamment l’outil REFLEX-ISS (Guichard et al. 2019).

Au Mali, la priorisation de l’efficacité sur l’équité dans les politiques de santé a été évidente, même avant le contexte d’urgence de la pandémie (Gautier et al. 2021). Les politiques ont également influencé la formulation du programme de dépistage, malgré la nécessité d’une prise de décision fondée sur des preuves. Ce problème a également été cité par les technicien·ne·s de première ligne au Mali. Ni les décideur·se·s politiques, qui guident souvent les étapes de formulation des interventions, ni les technicien·ne·s de « première ligne », qui travaillent à leur mise en œuvre mais peuvent également être impliqué·e·s dans les étapes de formulation, ne semblent avoir pris en compte les ISS. Saisir les fenêtres d’opportunité pour agir sur l’équité reste un défi important (Ridde et al. 2007; Farrer et al. 2015).

Les mesures de contrôle et de réponse à la pandémie au Mali ont été largement dépendantes de l’aide et des acteurs internationaux, qui participent aux réunions et activités de planification technique ou financière de haut niveau. Certaines perceptions locales maliennes de cette situation suggèrent qu’il s’agit d’une « affaire de Blancs » (Traoré 2021) et que la Covid-19 est une invention des Blancs. L’OMS ou la Banque mondiale n’ont pas de stratégies claires sur la manière d’aborder les ISS dans leurs programmes (Ridde et al. 2018). De plus, la pandémie de Covid-19 n’a pas atténué la fragmentation des interventions et soutiens de ces partenaires techniques et financiers. L’intersectorialité, propice à la prise en compte de l’équité, n’a pas été suffisamment mobilisée par le gouvernement dans la formulation de cette intervention, comme cela semble être la norme au niveau mondial pour cette épidémie (Rajan et al. 2020).

Enfin, l’étude a montré que les formulateur·rice·s des interventions ont fait preuve d’une certaine réflexivité et ont tenté d’adapter, voire de remanier, le programme de dépistage du SRAS-CoV-2. Ces actions n’ont toutefois pas amélioré la prise en compte des ISS, car elles sont restées ancrées dans une perception égalitaire plutôt que proportionnelle et ont principalement porté sur les barrières financières et géographiques à l’accès au dépistage. Ceci n’est pas surprenant, car se concentrer sur les barrières financières et géographiques ont été les principales priorités des interventions de santé publique délivrées par le système de santé malien (Maïga et al. 1999). Les décideurs auraient pu agir sur les multiples déterminants sociaux de la santé tels que l’éducation et l’alphabétisation, l’environnement social, pour aborder les ISS (Gilson et al. 2007; Marmot 2015).

Conclusion

Compte tenu des nombreux débats et rapports produits sur les ISS dans le domaine de la santé publique, y compris en Afrique, et la Commission de l’OMS sur les déterminants sociaux de la santé (Gilson et al. 2007), il est décevant que les ISS n’aient pas été au premier plan de la politique de dépistage du SRAS-CoV-2 au Mali. Dans le contexte du Mali, notre étude démontre la complexité des facteurs qui expliquent l’absence de considération de l’équité dans la formulation du programme national de dépistage de la Covid-19 pour la population générale. Les efforts doivent être poursuivis pour mettre les ISS à l’ordre du jour national et mondial par le biais de formations, de directives et d’incitations (Bali et al. 2022). Dans le contexte de l’aide internationale, les donateurs ont un rôle important à jouer tout en respectant la Déclaration de Paris et le leadership des pays (Gautier et Ridde 2017).

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  1. Ce chapitre est une traduction adaptée de l’article "Exploring how social inequalities in health have influenced the design of Mali’s SARS-CoV-2 testing policy: a qualitative study", Health Policy and Planning, Volume 38, Issue 3, April 2023, Pages 301–309, https://doi.org/10.1093/heapol/czac097.

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Hôpitaux et santé publique face à la pandémie de Covid-19 Droit d'auteur © par Valéry Ridde, Lola Traverson, Kate Zinszer est sous licence License Creative Commons Attribution - Partage dans les mêmes conditions 4.0 International, sauf indication contraire.

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