2. L’Hôpital du Mali face à la Covid-19. Analyse des stratégies d’adaptation de l’hôpital et de son personnel
Abdourahmane Coulibaly, Laurence Touré, Fanny Chabrol, Boubacar Sidiki Ibrahim Dramé, Kate Zinszer, Valéry Ridde
Résumé
L’objectif de notre étude était de mettre en évidence les stratégies de résilience mises en œuvre par l’Hôpital du Mali (HDM) et son personnel pour faire face à la pandémie de Covid-19. En utilisant une approche qualitative, nous avons mené 51 entretiens semi-structurés et 229 sessions d’observations dans les unités Covid et non-Covid de l’HDM. Nous avons analysé la résilience de l’HDM au regard de quatre dimensions : la gestion des infrastructures, la gestion des équipements de protection individuelle et des consommables la gestion des ressources humaines et la gestion du risque infectieux. Les stratégies mises en place à l’HDM ont abouti à une résilience absorptive qui a consisté en une gestion transitoire de l’épidémie, sans opérer de changements profonds à moyen et long terme. L’intensité de l’épidémie, son ampleur et les circonstances de sa survenue ont produit des vulnérabilités différentes d’une vague épidémique à l’autre. La deuxième vague a été plus massive, moins bien anticipée et a davantage touché l’établissement de santé que la première. L’étude a révélé que la résilience n’était pas déterminée par les plans et les programmes mis en œuvre par l’institution, mais qu’elle était plutôt portée par le personnel hospitalier en réponse aux situations vécues.
Mots-clés : Mali, Covid-19, hôpital, adaptation, résilience
Introduction
Au Mali, le premier cas d’infection par le SRAS-CoV-2 a été détecté le 25 mars 2020. La pandémie a atteint son pic en mai et juin 2020 (première vague), puis en décembre 2020 et janvier 2021 (deuxième vague). De mars 2020 au 31 décembre 2021, 21 008 cas d’infection au virus SRAS-CoV-2 ont été détectés au Mali[1].
En termes d’accès aux soins, dans la gestion de la pandémie de Covid-19, l’Hôpital du Mali (HDM), en tant que centre de référence tertiaire, a été confronté au double défi d’assurer l’accès aux soins des patient·e·s atteint·e·s de Covid-19 (patient·e·s Covid) tout en maintenant les soins pour les patient·e·s non-Covid. Le contexte des soins dans cet hôpital avait été fortement marqué par une pénurie de ressources humaines qui s’était traduite par l’absence de spécialistes dans certains domaines (gastro-entérologie, néphrologie) ou la présence d’un seul spécialiste dans d’autres (neurologie, médecine interne, infectiologie) (Coulibaly et al. 2021). Les perturbations causées par l’épidémie étaient d’autant plus inattendues qu’il s’agissait de la première expérience de gestion d’un événement de cette ampleur (les cas de contamination par le virus Ébola en 2014 ont été très limités au Mali).
De fait, les stratégies mobilisées par l’HDM et son personnel dans ce contexte ont interrogé leur capacité de résilience. La résilience est un concept polysémique (Folke 2006). La plupart des définitions de la résilience des systèmes de santé se concentrent sur la préparation et la réponse du système face à un choc aigu et sur la façon dont le système peut absorber, s’adapter et se transformer pour faire face à de tels changements (Smit 2000; Adger 2000; Barasa et al. 2017). Dans cette étude, nous nous sommes inspirés de l’approche écologique, dans laquelle la résilience fait référence à la capacité d’un système à maintenir son intégrité et à revenir à un état qui peut être l’état antérieur, l’état stable ou l’état normal, après avoir été soumis à une perturbation (Holling 1973). Cette approche met l’accent sur les différentes stratégies qui donnent à une entité la capacité de se réorganiser lorsqu’elle est confrontée à un changement (Turner et al. 2003; Folke 2006). L’objectif de cette étude était de mettre en évidence les stratégies de résilience mises en œuvre par l’HDM et son personnel lors de la gestion des deux premières vagues épidémiques.
Méthode
Conception et cadre de l’étude
L’étude s’est déroulée à l’HDM, qui est le deuxième site de gestion de la Covid-19 au Mali (96 lits) après l’hôpital du Point G à Bamako. L’HDM fournit des soins d’urgence, des soins généraux et spécialisés. Ses 24 services couvrent 18 spécialités dont, entre autres, la médecine interne, les analyses de laboratoire, les urgences, l’imagerie médicale et l’anesthésie.
Collecte des données
Les données ont été collectées à l’aide d’une approche qualitative basée sur des entretiens semi-structurés et des observations de situations. La collecte des données a eu lieu entre avril et juillet 2020 (première vague) et entre décembre 2020 et février 2021 (deuxième vague). Nous avons réalisé 51 entretiens semi-structurés et 229 observations de situations basées sur des grilles de collecte adaptées pour prendre en compte les différentes dimensions du cadre conceptuel d’analyse de la résilience des systèmes de santé (Turenne et al. 2019). Les observations ont été menées dans des unités dédiées à la prise en charge de la Covid-19 (unité de prise en charge des patient·e·s Covid, unité de triage) et sur plusieurs autres services hospitaliers (endocrinologie et médecine, soins intensifs, urgences, pédiatrie). Différents profils d’acteur·rice·s hospitalier·ière·s ont participé aux entretiens, notamment des prestataires de soins de santé (médecins et infirmier·ière·s des services Covid et non-Covid), des administrateur·rice·s, des représentant·e·s syndic·aux·ales, des travailleur·euse·s des services d’hygiène (hygiénistes et nettoyeur·euse·s), des travailleur·euse·s des services sociaux et des agent·e·s de sécurité.
Approche de l’analyse des données
Notre approche de l’analyse de la résilience a été structurée autour du cadre conceptuel de Levesque et al. (Levesque et al. 2013), qui a été le cadre commun utilisé par chacun des six pays impliqués dans le programme de recherche HoSPiCOVID (Ridde et al. 2021). Les résultats présentés ici se concentrent sur la résilience de l’HDM selon quatre configurations : 1) la réorganisation des services et des espaces; 2) la gestion des équipements de protection individuelle (EPI) et des autres équipements; 3) la réorganisation du travail et le renforcement des ressources humaines (soutien au personnel, bénévoles); et 4) la gestion des risques de contamination. En définitive, l’objectif de notre analyse était de comprendre si, dans ce processus de résilience, l’HDM s’était amélioré, rétabli, détérioré ou avait échoué dans sa fonction de maintien de l’accès à des soins de qualité.
Toutes les données recueillies ont été intégralement transcrites. Les transcriptions des entretiens ont été codées manuellement sur la base d’une lecture systématique des données issues des observations et des entretiens semi-structurés. Une analyse thématique interprétative a ensuite été appliquée en utilisant une approche déductive. Chacune des quatre configurations est présentée ci-dessous, avec des détails sur le contexte, les effets, les stratégies et les impacts. Les résultats sont synthétisés dans le Tableau 1.
Résultats
Ouverture, fermeture, réouverture : les logiques variables de la gestion de l’espace à l’HDM pendant la pandémie
Contexte
Avant l’apparition de la pandémie de Covid-19, dans le cadre d’un projet d’extension de l’HDM, une nouvelle infrastructure avait été construite pour abriter les services d’urgence et de soins intensifs. La disponibilité de ce bâtiment a attiré l’attention du ministère de la Santé, qui y a vu une opportunité d’isoler un site de prise en charge Covid à l’HDM. Le bâtiment de deux étages, dont la construction a débuté en 2018, a été inauguré trois jours seulement avant l’arrivée des premier·ière·s patient·e·s Covid, le 29 mars 2020.
Effets
Le début de la pandémie a été marqué par une forte augmentation des besoins en infrastructures et en équipements. L’HDM n’avait que très peu de capacités pour financer les investissements nécessaires à l’aménagement du bâtiment, qui devait être également équipé pour être opérationnel. Le manque de places a été un problème majeur lors de la deuxième vague, en particulier dans l’unité de triage, qui accueillait les patient·e·s suspect·e·s. Dès qu’une place se libérait, elle était immédiatement occupée par un nouveau ou une nouvelle patient·e.
Stratégies
Trois unités ont été créées à l’HDM pour prendre en charge les patient·e·s Covid (site de prise en charge Covid-19) : l’unité de triage, l’unité de prise en charge et l’unité de soins intensifs. Puis, l’unité de prise en charge Covid-19 a été divisée en trois zones en fonction du niveau de risque de contamination pour les soignant·e·s : (i) la zone verte (risque faible) correspondant à la pharmacie implantée dans l’unité de prise en charge, la salle des médecins, la salle des infirmier·ière·s; (ii) la zone orange (risque intermédiaire) correspondant à une zone tampon entre les deux autres zones; et (iii) la zone rouge (risque élevé) correspondant aux chambres d’hospitalisation des patient·e·s infecté·e·s par le SRAS-CoV-2.
Avec la forte diminution du nombre de patient·e·s à la fin de la première vague, les responsables de la réponse à la Covid-19 ont décidé de fermer l’étage du bâtiment et de ne conserver que le premier étage du site Covid. Dès l’arrivée de la deuxième vague pandémique, l’étage du bâtiment Covid a été réouvert pour augmenter la capacité de traitement des patient·e·s. En raison de l’afflux important de patient·e·s, seul·e·s les patient·e·s en détresse (cas Covid graves) étaient soigné·e·s à l’HDM. Les patient·e·s non gravement malades ont été conseillé·e·s et ont reçu un stock renouvelable de médicaments pour leur traitement à domicile.
Impacts
La mise en place du site Covid-19 formé de l’ensemble des unités Covid-19 a entraîné une duplication de l’espace hospitalier, avec la création d’une zone Covid-19 délimitée qui était souvent perçue comme une zone à haut risque de contamination. Elle s’opposait à la zone non-Covid-19 constituée du reste de l’espace hospitalier. La création de démarcations différentes a donné lieu à deux voies de circulation pour les patient·e·s – l’une pour les patient·e·s Covid et l’autre pour les patient·e·s non-Covid – et également à un « parcours soignant·e·s » et un « parcours patient·e·s ». L’autorisation du traitement à domicile lors de la deuxième vague a entraîné une perte de contrôle des soignant·e·s sur le traitement des patient·e·s, notamment en ce qui concerne le contrôle de l’observance. Les mesures prises pour aménager et équiper les unités Covid-19 ont été perçues par les personnes interrogées comme un moyen pour certains services de l’HDM de se constituer un patrimoine par anticipation, notamment en ce qui concerne l’équipement pour les soins intensifs.
Cela a comblé beaucoup de lacunes préexistantes, parce qu’on n’avait pas prévu de faire autant d’aménagements pour pouvoir accueillir les patients. (Membre de la cellule technique Covid-19)
Dans l’unité de prise en charge des patient·e·s infecté·e·s, le choix de n’hospitaliser que les patient·e·s en détresse a permis d’admettre en priorité les patient·e·s les plus gravement atteint·e·s.
Tensions dans la gestion des EPI et autres consommables après une tendance au gaspillage
Contexte
Lorsque l’HDM a accueilli ses premier·ière·s patient·e·s Covid en mars 2020, la pénurie d’EPI et autres consommables était généralisée. Pour aider l’HDM à faire face à la crise, plusieurs dons spontanés d’EPI ont été faits par de nombreux partenaires, notamment des associations, des fondations et même des particuliers. Le suivi des médicaments a été fortement négligé dans un contexte où les stocks n’étaient pas menacés par le nombre relativement faible de patient·e·s.
Effets
La pénurie d’EPI constatée lors de la première vague a été rapidement résolue grâce aux différents soutiens apportés par les partenaires de l’HDM. Le libre-service était devenu la règle, facilité par l’absence de contrôle de l’utilisation des EPI par les personnels. Les ruptures de stock dans les unités Covid ont été particulièrement importantes pour les médicaments, les écouvillons et les tests de diagnostic rapide (TDR). La pénurie de draps était devenue un sujet de conversation.
J’ai cherché des draps trois fois et je n’ai pas pu en obtenir pour les patients. (Infirmière, Unité de soins Covid-19)
Stratégies
Le personnel a procédé à plusieurs adaptations pour faire face aux quantités limitées d’EPI sans assurer une protection optimale.
Souvent, nous portions des sacs en caoutchouc aux pieds comme mesure de protection pour entrer dans les services. (Médecin, Unité de soins Covid-19)
Avant l’intensification des dons des partenaires, les quantités limitées de masques étaient recyclées pour éviter les ruptures. Au cours de la deuxième vague, la gestion des médicaments est passée d’une situation de faible attention à une rigueur beaucoup plus grande, impliquant le stockage des médicaments dans la pharmacie de l’HDM et non plus dans les armoires d’urgence, ainsi que la subordination de la délivrance des médicaments demandés par les médecins à la présentation d’une ordonnance en guise de justificatif.
Impacts
La première vague a été marquée par des ruptures de stock très limitées, grâce à un système d’approvisionnement qui a tenu tout au long de cette période, assurant des quantités suffisantes pour la protection du personnel. Ainsi, les mesures d’approvisionnement ont permis au personnel de continuer à s’occuper des patient·e·s tout en assurant une protection contre les risques de contamination. La mise en place d’une gestion plus rigoureuse des consommables lors de la deuxième vague a entraîné une tension accrue entre les soignant·e·s et la pharmacie de l’HDM. Les soignant·e·s ont trouvé que les critères d’approbation des prescriptions de la pharmacie étaient trop exigeants et que les prescriptions étaient souvent rejetées sur la base de détails mineurs. Une infirmière en colère a expliqué à un médecin que « le pharmacien a rejeté l’ordonnance parce que le numéro de téléphone du patient n’était pas écrit » (Infirmière, Unité de soins Covid-19).
Gestion circonstancielle des ressources humaines
Contexte
L’HDM connaissait déjà une pénurie de personnel avant l’arrivée de la pandémie de Covid-19 et employait du personnel contractuel, appelé « prestataires de garde », pour les activités de garde. Ainsi, en plus des fonctionnaires, les activités de l’HDM dépendaient fortement du travail du personnel contractuel.
Effets
Après le pic de la première vague, le personnel était en surnombre par rapport aux tâches à accomplir. Cependant, avec l’afflux important de patient·e·s lors de la deuxième vague, les unités Covid se sont retrouvées à nouveau en sous-effectif. Dans les services non-Covid, après une courte période de sous-effectif, l’évitement de l’HDM par les patient·e·s par crainte de contamination a également conduit à une inadéquation importante entre le nombre de soignant·e·s et le nombre de patient·e·s (sureffectif).
Avec la diminution de la fréquentation du service en raison de la Covid-19, nous avons constaté qu’en général, nous étions souvent sept soignants pour deux patients par jour. (Infirmière, Service non-Covid-19 de médecine)
Stratégies
Le personnel a été progressivement réaffecté des unités non-Covid vers les unités Covid au fur et à mesure que la charge de travail augmentait au cours de la première vague épidémique. Cette augmentation de la charge de travail a nécessité une nouvelle vague de recrutement de personnel contractuel.
Lorsque Covid-19 est arrivée, nous n’étions pas en mesure de couvrir un autre site sans recruter. (Membre de la cellule technique Covid-19)
Finalement, 64 contractuel·le·s ont été embauché·e·s (22 médecins, 36 infirmier·ière·s et 6 agent·e·s d’hygiène).
Fin juillet 2020, avec la diminution du nombre de patient·e·s, le sureffectif de personnel sur le site Covid devenait de plus en plus difficile à justifier. Ainsi, sur instruction du ministère, une série de licenciements a visé le personnel contractuel, en particulier les six titulaires du diplôme d’études spécialisées (DES) qui assuraient les gardes dans l’unité de soins Covid-19 de l’HDM, ce qui a nécessairement conduit à l’imposition d’un service minimum. Le nombre d’infirmier·ière·s a diminué et a été ramené de 29 à 25. Puis, quelques mois seulement après avoir été licencié·e·s, plusieurs infirmier·ière·s contractuel·le·s ont été contacté·e·s et invité·e·s à reprendre du service pour faire face à l’afflux de patient·e·s, en augmentation constante depuis le début de la deuxième vague.
Impacts
Les différentes vagues de recrutement du personnel ont permis au site Covid-19 d’être opérationnel tout au long de la première vague. L’augmentation des effectifs dans les unités de triage et de prise en charge Covid-19, ainsi que la création d’une unité de soins intensifs Covid-19 ont permis de prendre en charge les patient·e·s Covid-19 confiné·e·s à leur domicile ainsi que les patient·e·s hospitalisé·e·s. Les réaffectations de personnel sur le site Covid-19 ont eu un impact important sur les services non-Covid-19.
Les consultations régulières ou les interventions programmées ont été interrompues, à l’exception des interventions d’urgence. Tout cela pour avoir la force de s’occuper de Covid-19. (Membre de la cellule technique Covid-19)
Surprotection du personnel contre les risques de contamination et assouplissement général des mesures de sécurité
Contexte
Face à un virus encore mal connu, la peur et la panique se sont répandues parmi le personnel tout au long de la première vague. Des formations ont été organisées pour aider le personnel à se prémunir contre les risques de contamination. Au Mali, le ralentissement de la courbe épidémique vers juin 2020 et la faible propagation de la maladie ont rassuré les autorités sanitaires et la population. Lors de la première vague, la plupart des cas hospitalisés étaient bénins.
Effets
La diminution du nombre de cas à la fin de la première vague, ainsi que la fréquence des cas bénins, ont entraîné une baisse de la vigilance du personnel quant au respect des mesures de protection. Lors de la deuxième vague, la tendance au relâchement amorcée vers la fin de la première vague s’est maintenue. Le personnel soignant et d’autres catégories de personnel, comme les agent·e·s des services d’hygiène, ont été de plus en plus nombreux à ne pas utiliser les EPI comme prévu.
Stratégies
Pour réduire le risque de contamination lors de la prise en charge de patient·e·s suspect·e·s envoyé·e·s par d’autres services de l’HDM, le personnel des urgences a commencé à exiger un dépistage avant de procéder à la prise en charge du ou de la patient·e.
Aussi, les médecins ont fixé des quotas de consultations afin d’éviter les contacts prolongés avec les patient·e·s.
Souvent, avec le thermomètre, s’ils constatent que le patient a un peu de fièvre et qu’il tousse, ils refusent immédiatement de prendre ces patients et les envoient à l’unité de triage de Covid-19. (Médecin, Unité de triage)
Des rotations régulières des équipes de soins ont été organisées et des mesures ont été mises en place pour suspendre le travail des stagiaires.
Enfin, le nettoyage de l’HDM dans son ensemble est devenu beaucoup plus fréquent qu’avant la période Covid-19.
Impacts
Les déclarations de nos répondant·e·s ont clairement souligné le fait que la prise de conscience du risque Covid-19 lors de la première vague a incité le personnel soignant à respecter plus strictement les normes de protection.
La Covid-19 nous a permis de renforcer les mesures d’hygiène à l’hôpital. Tout le monde porte des gants pour les consultations, des boucliers, on se lave les mains à chaque fois, ce n’était pas le cas avant Covid-19. (Infirmière, Service non-Covid-19 de médecine)
La tendance du personnel à se surprotéger durant cette période a conduit à une surutilisation des EPI dans certains cas. L’imposition de quotas de consultations journalières dans le service d’endocrinologie et de médecine interne a entraîné la réorientation de nombreux·ses patient·e·s vers le service des urgences, qui est resté ouvert 24 heures sur 24. Lors de la deuxième vague, la sous-estimation du risque a entraîné une baisse de la vigilance, ce qui a conduit à une augmentation des pratiques à risque. Le personnel a été fortement exposé au risque de contamination lors de cette deuxième vague. Les pratiques routinières se sont rapidement imposées après une période d’alignement des normes de sécurité théoriques et des normes pratiquées.
Discussion
Les nombreuses mesures imposées lors de la pandémie ont créé une forme de « gouvernementalité » (Köveker 2004). Cette gouvernementalité des corps s’est jouée dans le microcosme hospitalier à travers des mesures restrictives à l’égard des patient·e·s. Les stratégies mises en œuvre pour faire face aux effets de la pandémie ont créé une articulation entre la prévention de la pandémie et la prise en charge des patient·e·s, d’une part, et l’accès aux soins des patient·e·s dans les services Covid-19 et non-Covid-19, d’autre part. Parmi les quatre configurations analysées dans ce travail, celles relatives à l’EPI et aux infrastructures ont eu un fort impact sur l’accès aux soins. Parmi les cinq dimensions du cadre de Lévesque (Lévesque et al. 2013), cette articulation a été retrouvée en particulier pour les dimensions d’accessibilité et de disponibilité des services. Ainsi, les infrastructures ont contribué à l’accessibilité par le biais de tous les sous-espaces techniques qui composaient le site Covid-19 (triage, hospitalisation, soins intensifs).
Les EPI et autres consommables contribuent à la disponibilité des services avec les ruptures de stocks de consommables qui imposent des restrictions quant à la délivrance des soins. De même, les ressources humaines peuvent être associées à la disponibilité des services à travers les différentes spécialités représentées et les différents profils de soignant·e·s avec des tâches spécifiques à chaque corps professionnel.
Les mesures de protection du personnel, avec toutes les restrictions de soins imposées aux patient·e·s par les soignant·e·s, sont également liées à l’accès aux soins. L’application de ces restrictions de soins peut avoir des répercussions éthiques importantes. Entre ce qui aurait dû être fait en termes de soins aux patient·e·s et ce qui a été fait, il y a une dimension éthique et déontologique qui peut déboucher sur les questions de droits d’accès à une offre de qualité (Jaffré 2003). Les différentes mesures mises en place par l’HDM et le personnel soignant étaient toutes des stratégies pour éviter à l’HDM de s’effondrer en devenant pire qu’avant. Cette situation traduit des rapports de pouvoir dont la dynamique montre que dans le fonctionnement quotidien du dispositif Covid-19, le véritable pouvoir est détenu par les soignant·e·s qui opposent souvent des contre-mesures face aux règles définies au niveau national (protocoles thérapeutiques, mesures préventives). En revanche, les rapports avec la hiérarchie de l’HDM sont largement insérés dans les pratiques qui les constituent et les orientent au quotidien. Ces rapports sont faits de compromis de part et d’autre. À travers les mesures qu’ils prennent souvent, ces leaders jouent un rôle important dans la mise en place de la capacité d’adaptation du personnel à travers l’acquisition de nouvelles compétences (formation), le management des tâches en lien avec les risques et les besoins du personnel (diverses restrictions imposées au personnel), le leadership (Fagerdal 2022).
Après l’analyse des données portant sur les deux vagues, nous avons eu assez de recul pour évoquer la résilience à travers ses différentes manifestations. Les contextes représentent un enjeu important dans l’analyse de la résilience de l’HDM face à l’épidémie. On peut dire que les contextes ont fortement influencé le type de résilience. Cette analyse contextuelle repose sur des déterminants individuels, sociaux, environnementaux. Les deux vagues ont été caractérisées par des déterminants communs. Premièrement, il s’agit d’un leadership affirmé des responsables de l’HDM et des responsables du ministère de la Santé, le soutien important des partenaires extérieurs de l’HDM composés d’organisations non-gouvernementales (ONG), d’associations et de particuliers (dons d’EPI et divers matériels). Deuxièmement, les deux vagues correspondent à des modèles de résilience enracinés dans un processus d’absorption pour faire face à l’épidémie plutôt que dans un processus de transformation. En effet, pendant les deux vagues, nous avons assisté à la mise en place d’un mélange de stratégies qui ont permis d’accroitre la capacité de résilience de l’HDM, soit la diversité, l’auto-organisation et l’apprentissage (Dauphiné 2007; Botta, Bousquet 2017). Ces stratégies ont permis à l’HDM de revenir à l’état antérieur dans le cadre d’une résilience absorptive. Aucune transformation dans le sens de la durabilité n’a été notée, notamment en matière d’hygiène où l’application stricte des normes constatée pendant la première vague n’a pas connu de continuité pendant la seconde vague. L’analyse des données sur les deux vagues a montré que l’HDM a pris des mesures pour absorber le choc en mobilisant du personnel dans l’urgence, des matériels, des infrastructures. Les efforts déployés ne visaient pas à opérer de changements profonds à court et à long terme dans le dispositif hospitalier. Les usages linguistiques sont aussi révélateurs de l’omniprésence d’un processus absorptif se traduisant par l’utilisation quotidienne de la terminologie de la consommation voire de la surconsommation (commandes, consommables, stocks, ruptures de stocks, approvisionnements). Les deux vagues ont été caractérisées par des déterminants qui les distinguent. Elles ne se sont pas manifestées de la même manière à l’HDM. L’intensité de l’épidémie, son ampleur et les circonstances de son occurrence ont construit des vulnérabilités variables par le fait même de l’exposition aux perturbations entrainées par l’épidémie, la sensibilité à ces perturbations et les capacités d’adaptation (Adger 2006). La deuxième vague a été plus massive, moins bien préparée et elle a plus affectée le dispositif de soins que la première vague. La fin des deux vagues a entraîné des fermetures d’espaces et une démobilisation du personnel.
Toute la gestion de la Covid-19 a été bâtie autour de l’articulation entre les effets, les stratégies et les impacts. Cependant, il est important de noter que ces trois éléments sont loin de former un processus linéaire. Au contraire, ils donnent lieu à de multiples configurations évolutives et instables. Certaines stratégies peuvent changer lorsqu’elles sont jugées moins pertinentes pour répondre à un effet (par ex., le test PCR a été beaucoup moins utilisé pendant la seconde vague à cause du retard des résultats au profit du dépistage par le scanner jugé plus rapide et plus fiable). L’analyse transversale des quatre configurations montre qu’un même effet peut avoir des répercussions sur plusieurs configurations. Par exemple, la baisse du nombre de patient·e·s Covid-19 a provoqué des réactions en chaîne au niveau de la configuration « gestion du personnel » (ex. licenciement des agent·e·s) et de la configuration « gestion des services et des espaces » (ex. fermetures d’espaces). Aussi, un effet peut ne déboucher sur aucune stratégie (ex. l’abandon de l’HDM par les stagiaires des services non-Covid-19 n’a pas été compensé). Nous sommes dans le cas de figure de l’inaction. Certaines stratégies (ex. travaux d’aménagement, premiers stocks de médicaments) ont incarné l’esprit d’anticipation des professionnel·le·s de l’HDM. Nous sommes dans le cas de figure de la réaction. En comparant les deux vagues, le manque d’anticipation, et donc de réaction, tranche avec ce qu’on a constaté pendant la première vague. Cette situation démontre une fois de plus que la résilience a été absorptive, basée sur les réalités de chaque vague. C’est une résilience au cas par cas.
Conclusion
L’approche de micro-contextualisation utilisée en lien avec les différentes configurations analysées a permis de produire une micro-histoire de l’HDM autour du processus effets-stratégies-impacts. Durant les deux vagues épidémiques, l’HDM s’est caractérisé par une résilience absorptive qui consistait à gérer l’urgence en fonction des circonstances. Ce sont les circonstances qui ont le plus souvent déterminé ce qu’il fallait faire. Souvent, rien n’a été fait. Le fait que cette résilience d’absorption se soit répétée d’une vague à l’autre ne reflète ni plus ni moins qu’une réactivité de faible intensité dans la gestion d’une épidémie. En conclusion de cette étude, nous pouvons affirmer que le cadre conceptuel que nous avons utilisé nous a permis d’explorer la résilience à travers quatre domaines différents mais liés. Nous considérons que l’analyse basée sur des configurations a été d’autant plus utile qu’elle s’est focalisée sur des sujets spécifiques choisis par les chercheur·se·s en fonction des contextes vécus. Enfin, cette recherche nous a permis de comprendre que l’étude de la résilience nécessite une approche multidisciplinaire qui combine l’anthropologie clinique, l’anthropologie de la santé publique et l’anthropologie hospitalière.
Références
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- Source : https://www.worldometers.info/coronavirus. ↵