16. La prise en compte des inégalités sociales de santé dans la formulation du dépistage à grande échelle pour la Covid-19 à Montréal
Marie-Catherine Gagnon-Dufresne, Lara Gautier, Camille Beaujoin, Ashley Savard Lamothe, Rachel Mikanagu, Patrick Cloos, Valéry Ridde, Kate Zinszer
Résumé
Certaines populations marginalisées ont été touchées de manière disproportionnée par la Covid-19. L’objectif de notre étude était d’évaluer comment les inégalités sociales de santé ont été prises en compte dans la formulation de l’intervention de dépistage pour la Covid-19 à Montréal (Québec, Canada). Nous avons mené des entrevues avec 19 personnes impliquées dans la formulation du dépistage ou œuvrant auprès de populations vulnérables pendant la pandémie. Les données issues des entrevues suggèrent que le dépistage pour la Covid-19 à Montréal n’a initialement pas tenu compte des inégalités sociales de santé. Considérant le sentiment d’urgence engendré par la pandémie, les participant·e·s ont discuté des défis associés à l’adoption d’une approche intersectorielle et d’une vision commune des inégalités sociales de santé. Des adaptions ont toutefois graduellement été mises en œuvre pour améliorer l’accessibilité, l’acceptabilité et la disponibilité des services de dépistage. Ces résultats mettent en exergue le fait que les interventions de santé publique doivent cibler les barrières structurelles nuisant à l’accès aux soins de santé en contexte de crise sanitaire. Cela sera nécessaire pour s’assurer que la préparation et la réponse aux pandémies, incluant la formulation d’interventions comme le dépistage, n’exacerbent pas davantage les inégalités sociales de santé.[1]
Mots-clés : Covid-19, SRAS-CoV-2, Canada, évaluation, dépistage, inégalités sociales de santé, équité
Introduction
Certaines populations marginalisées ont été touchées de manière disproportionnée par la Covid-19 (Upshaw et al. 2021). La pandémie a parfois amplifié les inégalités préexistantes, façonnées par des iniquités structurelles de longue date qui influencent les conditions socioéconomiques dans lesquelles les gens vivent. Les systèmes de santé publique ont la responsabilité de protéger la santé de la population, notamment par la préparation aux urgences sanitaires, qui est primordiale pour éviter que les inégalités ne soient exacerbées. La capacité à contrôler la transmission est au cœur de la lutte contre les maladies infectieuses comme la Covid-19. Le dépistage à grande échelle est ici essentiel, permettant la détection des cas et la planification des actions de contrôle subséquentes, incluant le traitement, l’isolement et le suivi des contacts (Ost et al. 2021).
Offrir un accès inclusif et équitable au dépistage pour tous les groupes de la population est central aux efforts de la santé publique (Berger et al. 2020; Ost et al. 2021). Alors que plusieurs études rendent compte des impacts de la Covid-19 sur les inégalités sociales de santé (ISS), notre étude de cas réalisée à Montréal examine comment les ISS ont été considérées dans la formulation du dépistage à grande échelle pour la Covid-19 (Ridde et al. 2021).
Le contexte québécois
Le système de santé du Canada est majoritairement financé par l’État, le gouvernement fédéral apportant un soutien financier aux provinces et territoires, qui sont responsables de l’organisation et de l’offre des services de santé à leur population. Dans la province du Québec, le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) est responsable des soins de santé, incluant la santé publique. Des centres intégrés (universitaires) de santé et services sociaux (CISSS/CIUSSS) et les départements de santé publique territorialement définis sont imputables envers le MSSS. Montréal compte un département de santé publique et cinq CISSS/CIUSSS qui coordonnent les services de santé sur leur territoire.
Au Québec, l’urgence sanitaire a été déclarée le 13 mars 2020, rapidement suivie par la mise en place de centres de dépistage du SRAS-CoV-2. Dès mai 2020, le dépistage est ouvert aux résident·e·s de Montréal avec des symptômes ou ayant été en contact avec un cas confirmé de Covid-19. Pendant la première vague de Covid-19 (25 février au 11 juillet 2020), les départements de santé publique sont responsables d’identifier les priorités en matière de dépistage, alors que les centres de santé s’occupent de développer et d’implanter les services. Pendant les deuxième (23 août 2020 au 30 mars 2021) et troisième (21 mars au 17 juillet 2021) vagues, ainsi que pour les vagues subséquentes, ce sont les centres de santé qui sont responsables du dépistage, soutenus par les départements de santé publique (Institut national de santé publique du Québec 2021). Les services liés au dépistage varient entre les centres de santé, qui incluent des cliniques permanentes ou mobiles de dépistage, avec ou sans rendez-vous.
Méthodes
Nous avons réalisé une étude qualitative descriptive (Merriam et Tisdell 2015). Nous nous sommes intéressé·e·s à la considération des ISS dans la formulation du dépistage pour la Covid-19 à Montréal à travers l’espace (différents centres de santé responsables du dépistage) et le temps (de la première vague de Covid-19 en mars 2020 à la troisième vague au printemps 2021).
Nous avons recruté 19 personnes (17 femmes et 2 hommes) directement ou indirectement impliquées dans la formulation du dépistage, ainsi que d’autres ayant travaillé avec des populations vulnérables pendant la pandémie. Les entrevues ont été menées entre septembre 2020 et avril 2021. Elles étaient centrées sur la formulation initiale du dépistage au cours de la première vague, et ont discuté des adaptations au cours des première, deuxième et troisième vagues.
Nous avons créé le guide d’entrevues et analysé les données en utilisant une approche de bricolage théorique, combinant des théories, outils et/ou cadres conceptuels existants pour créer un cadre « sur-mesure » (Jones, Gautier et Ridde 2021). Nous nous sommes appuyé·e·s sur trois approches (Howlett 2019; Pineault et Daveluy 1995; Guichard et al. 2019) pour développer les quatre catégories de notre bricolage théorique.
La première catégorie représente les façons dont les personnes et leurs organisations comprennent les ISS. La seconde décrit l’approche privilégiée par les parties prenantes pour faire face aux ISS. La troisième catégorie examine la collaboration intersectorielle et l’implication des différents secteurs et/ou milieux dans le dépistage. La quatrième catégorie réfère à la capacité d’adaptation du dépistage. Les adaptations incluent l’amélioration de l’accessibilité, de l’acceptabilité et la disponibilité des services de dépistage afin de répondre aux besoins de certains groupes de la population.
Nous avons analysé nos données par analyse thématique inductive-déductive (Braun et Clarke 2006). Suivant une approche de codification inductive, des codes ont été développés à partir des données pour refléter les mots et les idées exprimées par les participant·e·s. Suivant une approche de codification déductive, ces codes ont été classés dans les quatre catégories du bricolage théorique décrites précédemment (Saldaña 2013).
Résultats
Compréhension des ISS : Visions différentes façonnées par les rôles occupés pendant la pandémie
Les participant·e·s ont différentes compréhensions des ISS. La plupart mentionnent que les ISS sont partie intégrante du mandat et de la vision de leur organisation, avant et pendant la pandémie. Les perceptions à l’égard des ISS semblent notamment liées aux rôles qu’ont joués leurs organisations dans la gestion de la pandémie. Un·e participant·e met l’accent sur ces visions divergentes des ISS au sein du réseau de la santé québécois :
Vous demandiez tout à l’heure s’il y avait comme un accord sur la philosophie ou la perception des inégalités sociales en santé. C’est sûr qu’avec nos collègues au niveau de Montréal, c’est une chose, au niveau du ministère de la Santé de façon plus générale ou même de la Santé publique à d’autres niveaux, ça peut être quand même différent bien sûr, mais bon. (Participant·e 16, réseau de la santé)
La majorité des participant·e·s ont un certain niveau de connaissances par rapport aux ISS. Toutefois, leurs témoignages suggèrent qu’il n’y avait pas de vision claire et unifiée des ISS entre les personnes et organisations impliquées dans la formulation du dépistage à Montréal, soit entre le réseau de la santé et le milieu communautaire, ou encore au sein du réseau de la santé. Par exemple, alors que certain·e·s voient les ISS comme étant étroitement liées au principe d’égalité (offrir les mêmes services à tou·te·s), d’autres les comprennent à travers une lentille d’équité (offrir davantage de services aux personnes dans le plus grand besoin). Cette perception hétérogène des ISS et l’absence de données sur les groupes les plus affectés par la Covid-19 à Montréal semblent avoir nui à la considération des ISS dans la formulation du dépistage.
Stratégie pour faire face aux ISS : Répondre aux besoins de l’ensemble de la population ou des groupes vulnérables
État d’urgence et absence de planification du dépistage
Plusieurs participant·e·s mentionnent que l’état d’urgence engendré par la pandémie était sans précédent. Cela a nui à l’adoption d’une approche de formulation du dépistage basée sur les données probantes, et à la considération des ISS. Par exemple, un·e participant·e ayant contribué à la mise sur pied de cliniques de dépistage mentionne que son centre de santé n’avait pas de protocole bien défini pour faire face à ce genre de situation. Un·e autre participant·e dirigeant une clinique de dépistage souligne que la priorité pendant la première vague de Covid-19 était de développer les services de dépistage le plus rapidement possible pour l’ensemble de la population. En raison du manque de ressources ou d’outils en place, il était initialement difficile de considérer les ISS. Il·elle mentionne que ce manque de formulation du dépistage n’était pas nécessairement mauvais :
Sincèrement, si on se replonge dans le contexte [du début de la pandémie], je me demande à quel point on aurait été capables de réfléchir aux inégalités sociales, parallèlement admettons au fait de monter cette clinique-là puis… Je sais pas. J’ai l’impression que c’est, en soi, c’est peut-être pas une mauvaise chose que de travailler à répondre positivement aux demandes [émergeant du terrain]. (Participant·e 02, réseau de la santé)
Les participant·e·s mettent ainsi en exergue l’absence de lignes directrices préexistantes pour guider la formulation et la mise en œuvre des services de dépistage, faisant en sorte que les efforts de lutte contre la Covid-19 n’étaient pas toujours ancrés dans les leçons apprises d’autres crises sanitaires. L’état d’urgence engendré par la pandémie a donc nui à la prise de décisions basée sur les données probantes.
Primauté d’une stratégie populationnelle pour le réseau de la santé
Conformément aux visions des ISS présentées précédemment, les participant·e·s affilié·e·s au réseau de la santé mentionnent que le dépistage a été d’abord conçu comme une intervention universelle, planifiée pour rejoindre l’entièreté de la population. D’ailleurs, certain·e·s participant·e·s impliqué·e·s dans le déploiement du dépistage expliquent que l’adoption d’une stratégie ciblant l’ensemble de la population d’abord pour ensuite s’intéresser aux ISS représente la suite logique des choses.
Plusieurs participant·e·s perçoivent donc que le dépistage a initialement été planifié et mis en œuvre pour rejoindre l’ensemble de la population, dans l’espoir d’améliorer l’accès aux services pour tou·te·s. Cela suggère que les décideur·euse·s ont priorisé l’adoption d’une stratégie en plusieurs phases, dans laquelle les interventions répondant aux ISS ont seulement été mises en œuvre après l’implémentation du dépistage à l’échelle populationnelle.
Collaboration intersectorielle : Formulation hétérogène et dépendance envers le réseau de la santé
Changement de leadership dans la prise de décisions
Plusieurs des participant·e·s reconnaissent que le ministère et le réseau de la santé étaient responsables de la formulation, de la planification et de la mise en œuvre du dépistage pour la Covid-19. Certain·e·s participant·e·s mentionnent qu’entre la première vague et les vagues subséquentes, un changement s’opère dans le leadership pour la prise de décisions et la coordination du dépistage, du niveau régional (le ministère de la Santé et les départements régionaux de santé publique) vers le niveau local (les centres de santé) pour mieux desservir les populations sur leur territoire :
On a eu des partenariats pour le dépistage, en fait. À moment donné, on avait toute l’Île de Montréal, puis les CIUSSS ont pris la relève. Donc, on a eu des partenariats avec d’autres CIUSSS parce que justement, au niveau d’inégalités sociales pour les services de santé, dans le fond qu’on fasse déplacer la population, ce n’est pas normal. On devrait offrir le service dans l’endroit où ils sont, donc le ministère a décidé – il me semble que c’était dans l’été [2020], que là, les CIUSSS prennent la relève. (Participant·e 05, réseau de la santé)
Plusieurs personnes identifient effectivement les centres de santé comme les « acteurs principaux » pour le dépistage, mettant l’accent sur le fait que « la planification est très différente en fonction du CIUSSS » (Participant·e 13, santé publique). Considérant le rôle clé qu’ont joué les centres de santé dans le dépistage, certain·e·s participant·e·s œuvrant dans le milieu communautaire mentionnent que même si les organismes communautaires ont pris part à des groupes de travail, ces derniers n’avaient pas vraiment d’autonomie ou de pouvoir dans la prise de décisions.
La responsabilité pour la prise de décisions liées à la pandémie de Covid-19 à Montréal a donc changé du niveau régional à un niveau plus local au fil de temps, avec une implication variable d’autres acteur·rice·s.
Tentatives de formalisation d’une approche intersectorielle pour le dépistage
Alors que le niveau de collaboration avec les partenaires varie entre chaque centre de santé, plusieurs participant·e·s du réseau de la santé sont d’avis que la pandémie a permis d’améliorer la collaboration entre différent·e·s acteur·rice·s et milieux. La collaboration entre les milieux a été formalisée par la création d’unités de crise et de groupes de travail impliquant les hôpitaux, les départements de santé publique, les décideur·euse·s au niveau de la ville et des quartiers, ainsi que des organismes communautaires.
Cette collaboration gravitait autour des centres de santé, qui consultaient et partageaient l’information pour soutenir les autres organisations travaillant auprès de la population. Certain·e·s acteur·rice·s du milieu communautaire ont l’impression que leur implication dans la formulation du dépistage était minime, alors qu’ils et elles ne recevaient pas suffisamment de soutien du gouvernement pour adéquatement intervenir auprès des communautés.
Ainsi, le réseau de la santé joue un rôle dans la formulation du dépistage, collaborant avec certain·e·s partenaires en leur partageant les lignes directrices gouvernementales et en leur offrant un certain soutien. Toutefois, les témoignages des participant·e·s suggèrent que les ressources étaient insuffisantes pour agir sur les ISS.
Capacité d’adaptation : Efforts graduels communs pour rejoindre les groupes vulnérables
Accessibilité du dépistage
Plusieurs adaptations ont été mises en œuvre pour améliorer l’accès au dépistage pour certains groupes de la population, ciblant notamment des barrières d’accès à l’information et d’accès physique et géographique aux services. L’accès à l’information est la principale barrière identifiée par les participant·e·s. L’adaptation la plus discutée est d’ailleurs la traduction de l’information sur le dépistage en plusieurs langues. Certain·e·s participant·e·s mentionnent aussi que l’information sur le dépistage a été simplifiée afin de convenir à tous les niveaux de littératie. Ces adaptations sont souvent faites en collaboration avec des organismes communautaires.
D’autres adaptations discutées par les participant·e·s incluent le développement du dépistage ambulatoire pour améliorer l’accès au dépistage pour les personnes à mobilité réduite, à faible revenu ou âgées :
[Certains centres de santé] nous demandaient en fait d’aller faire du dépistage à domicile pour des gens, souvent à mobilité réduite, qui était incapables de se déplacer dans les centres de dépistage. […] Cette offre de services a pris de l’ampleur […], c’est pour répondre justement à notre soutien à domicile : les patients en [résidences publiques et privées pour les personnes âgées], en [centres de réadaptation en déficience intellectuelle], en [centres] jeunesse. (Participant·e 02, réseau de la santé)
Plusieurs adaptations ont donc été mises en œuvre après la formulation initiale du dépistage pour améliorer son accessibilité informationnelle, linguistique, physique et géographique.
Acceptabilité du dépistage
Des efforts ont été faits en collaboration avec des partenaires à l’extérieur du réseau de la santé pour améliorer l’acceptabilité du dépistage auprès de certaines populations. L’un des principaux obstacles évoqués était la difficulté pour certaines personnes de se conformer aux recommandations d’isolement. Plusieurs dénotent que la position vulnérable de ces personnes pouvait influencer leur décision d’utiliser les services de dépistage si elles recevaient un résultat de Covid-19 positif :
Il y a des équipes en fait de santé au travail, donc qui sont présentes aussi parfois sur le lieu de certaines éclosions […] pour informer les personnes […] de leurs droits pendant les 14 jours [d’isolement]. […] Il y a aussi des discussions qui se font avec la Croix-Rouge pour procurer ce qu’ils appellent comme un « care package » pendant l’isolement. […] [et avec des] fondations pour voir – parce que c’est pas tout le monde qui est admissible aux deux semaines de prestations du [gouvernement] fédéral – donc pour voir comment est-ce qu’on pourrait […] trouver des fonds quelque part pour payer ces personnes pour qu’elles puissent s’isoler. […] Ça, c’est vraiment un mandat de la santé publique aussi puis il y a pas mal d’action qui sont faites dans ce sens. (Participant·e 03, santé publique)
Un·e participant·e mentionne également que des mesures supplémentaires ont été prises pour encourager les personnes sans domicile fixe à se faire dépister et à suivre les directives gouvernementales. Certains organismes communautaires ont aussi défendu le droit des personnes migrantes sans assurance médicale d’avoir accès au dépistage pour la Covid-19.
Des adaptations ont ainsi été mises en œuvre pour améliorer l’acceptabilité sociale du dépistage. Plusieurs de ces changements ont été implémentés à la suite des pressions exercées par le milieu communautaire, qui a milité pour que les barrières au dépistage soient diminuées pour les groupes vulnérables de la population.
Disponibilité des services de dépistage
Certaines adaptations du dépistage visaient aussi à améliorer la disponibilité (physique et temporelle) des services afin de rejoindre les populations dans leur milieu et d’élargir l’offre de services qui leur était destinée. Ces adaptations se sont matérialisées de trois façons. Premièrement, certain·e·s participant·e·s décrivent la création de cliniques mobiles en collaboration avec les organismes communautaires. Deuxièmement, la transition du dépistage sur rendez-vous au sans rendez-vous est identifiée par plusieurs participant·e·s comme étant une adaptation ayant augmenté la disponibilité des services. Troisièmement, les horaires des cliniques de dépistage ont été modifiés pour offrir des heures d’ouverture plus longues.
Ces diverses adaptations ont permis d’améliorer la disponibilité des services de dépistage à Montréal. Bien que certain·e·s participant·e·s soulignent qu’il est difficile de modifier les interventions existantes, il·elle·s reconnaissent que les services ont progressivement été adaptés pour mieux répondre aux besoins de sous-groupes spécifiques de la population. Néanmoins, la plupart des participant·e·s mentionnent que ces changements auraient dû être faits plus tôt et qu’il reste du travail à faire pour s’assurer que les groupes vulnérables et à risque aient accès au dépistage.
Discussion
Cette étude qualitative a examiné la prise en compte des ISS dans la formulation du dépistage pour la Covid-19 à Montréal (Québec, Canada). Les résultats suggèrent un manque de vision commune des ISS entre les personnes impliquées dans le dépistage à Montréal. L’ampleur sans précédent de la pandémie, combinée à l’absence de lignes directrices préexistantes entourant la préparation aux urgences sanitaires, a mené à la priorisation d’une approche d’intervention populationnelle. De plus, le fait que la réponse à la Covid-19 ait été centrée sur le ministère et le réseau de la santé a représenté un grand défi pour la mise en place d’une collaboration intersectorielle. Plusieurs adaptations ont tout de même été faites pour accroître l’accessibilité, l’acceptabilité et la disponibilité du dépistage. Le milieu communautaire a joué un rôle clé dans ces adaptations. Cette étude est importante car, à notre connaissance, elle est l’une des premières à examiner la prise en compte des ISS dans les efforts de dépistage. Nos résultats pourront être utilisés pour améliorer la formulation du dépistage lors de pandémies futures.
Nos résultats démontrent l’absence d’une vision unifiée des ISS entre les parties prenantes impliquées dans le dépistage à Montréal. Des études menées ailleurs soulignent que la façon dont différentes personnes comprennent et représentent les ISS, leurs causes et leurs conséquences influencent la manière dont les interventions sanitaires sont conçues (Ridde et Guichard 2008). Dans notre étude, il semble contradictoire que plusieurs personnes reconnaissent la nécessité de rejoindre les groupes vulnérables pour ne pas exacerber les inégalités, mais que la stratégie générale adoptée pour le dépistage cible l’ensemble de la population. Cette stratégie, qui vise à offrir les mêmes services à tou·te·s, est toutefois centrée sur une vision d’égalité plutôt que d’équité (Potvin, Ridde et Mantoura 2018). L’adoption d’une vision commune des ISS pour l’élaboration de mesures de santé publique telles le dépistage aurait pu jouer un rôle clé dans l’identification des stratégies les plus appropriées pour atteindre certains groupes de la population (Tam 2020).
L’état d’urgence engendré par la Covid-19 a fait en sorte que le dépistage soit formulé rapidement, sans utiliser les leçons tirées de la gestion d’éclosions de maladies infectieuses précédentes. Des études menées ailleurs suggèrent que les gouvernements à travers le monde ont eu de la difficulté à adopter un processus décisionnel basé sur les données probantes pendant la Covid-19, notamment en ce qui concerne la formulation du dépistage et la considération des ISS (Solinas-Saunders 2020). Cette constatation résonne avec les conclusions de récentes revues de littérature, telle que celle du présent livre par Mathevet et collègues et celle d’Ost et collègues (2021), soulignant que les ISS sont rarement prises en compte dans la conception et l’évaluation d’interventions de santé publique.
Les données démontrent que des approches d’intervention populationnelle peuvent accroître les ISS (Frohlich et Potvin 2008). Effectivement, les bénéfices associés à ces approches ne sont pas répartis de manière équitable au sein de la population comme elles ne s’attaquent souvent pas aux conditions sociales qui désavantagent certains groupes (Frohlich et Potvin 2008). Au contraire, des approches d’intervention centrées sur l’universalisme proportionné – où les services sont offerts à l’ensemble de la population, mais où l’intensité de l’effort est adaptée au niveau de désavantage social de divers groupes de la population – sont plus prometteuses, s’attaquant aux conditions qui empêchent certains groupes d’utiliser les ressources de santé publique pour améliorer leur santé (Marmot et Bell 2012). Une approche populationnelle a néanmoins été la stratégie initiale adoptée à Montréal, malgré le fait que le Plan canadien de préparation en cas de grippe pandémique indique que les décideur·euse·s doivent identifier les populations, environnements et besoins spécifiques pour développer les services de prévention ou de traitement (Public Health Agency of Canada 2018).
Au Québec, la formulation du dépistage relevait principalement du ministère et réseau de la santé. Conséquemment, les participant·e·s du milieu communautaire à Montréal percevaient leur implication comme limitée, ne disposant pas les ressources suffisantes pour s’attaquer aux ISS bien qu’il·elle·s aient travaillé auprès des populations vulnérables tout au long de la pandémie. D’autres études suggèrent qu’une gouvernance intégrée et inclusive de la santé est cruciale pour lutter contre la Covid-19 (Rajan et al. 2020). Celles-ci mettent l’accent sur l’importance d’approches multiniveaux et multisectorielles, combinées à la participation de la population et à la collaboration avec les organismes communautaires, pour offrir des protections sociales et accroître l’équité (Rajan et al. 2020). Bien que la création de partenariats mutuellement bénéfiques avec le milieu communautaire et la population soit présentée comme faisant partie intégrante de la santé publique au Québec, les interventions impliquent rarement les acteur·rice·s communautaires et ne sont pas toujours adaptées au contexte local en pratique. Cela aurait été crucial dans le contexte de la Covid-19, comme la collaboration est essentielle pour rejoindre les populations vulnérables lors de crises sanitaires (Gautier 2021).
Le dépistage a été adapté de façon itérative afin d’accroître son accessibilité, acceptabilité et disponibilité. Des études récentes sur la Covid-19 suggèrent que la méfiance envers les services de santé, l’impossibilité de respecter la distanciation physique, les conditions de travail précaires et l’accès limité à l’information pourraient en partie expliquer l’utilisation inégale des services comme le dépistage entre différents groupes de la population (Dodds et Fakoya 2020; Valeriani et al. 2020). Parmi les adaptations mises en œuvre pour améliorer l’accès au dépistage à Montréal, on retrouve la traduction et la simplification de l’information, le dépistage à domicile, la création de cliniques mobiles, le soutien à l’isolement et l’élargissement des heures d’ouverture. D’autres études traitent d’adaptations apportées au dépistage dans divers contextes. Des cliniques mobiles ont été déployées en collaboration avec des organismes communautaires dans des quartiers défavorisés aux États-Unis (Kim et al. 2020), et ont été combinées à des visites à domicile en Italie (Nacoti et al. 2021). Des mesures pour soutenir les personnes en isolement (ressources financières, alimentaires ou autres) ont été mises sur pied par les gouvernements à Singapour, au Japon, en Chine, en Corée du Sud, aux États-Unis et au Royaume-Uni (Chung et al. 2021). La traduction des informations relatives à la Covid-19 a été faite pour les populations migrantes dans plusieurs pays, notamment au Qatar (Ahmad et Hillman 2021).
L’adaptation des interventions de santé publique pendant qu’elles sont mises en œuvre peut améliorer leur efficacité, démontrant qu’elles sont assez flexibles pour répondre aux besoins émergents du terrain (Pérez et al. 2020). Les efforts de sensibilisation ciblés auprès des communautés, l’implication des leaders et organismes communautaires, ainsi que l’adaptation culturelle des services ont été identifiés comme des stratégies prometteuses pour accroître l’accessibilité, l’acceptabilité et la disponibilité du dépistage (Jacobson et al. 2020; Valeriani et al. 2020). L’adaptation des interventions aux différents contextes en partenariat avec les acteur·rice·s communautaires – comme cela a été graduellement fait pour la Covid-19 à Montréal – représente une étape importante dans l’atténuation des effets négatifs des interventions de santé publique sur les ISS (Craig et al. 2018).
Conclusion
De la Charte d’Ottawa à la Commission sur les déterminants sociaux de la santé, des appels répétés ont été faits pour que la santé publique améliore la justice sociale (Ridde, Guichard, et Houeto 2007). Malgré cela, notre étude suggère que les ISS n’ont initialement pas été priorisées dans la formulation du dépistage pour la Covid-19 à Montréal. La pandémie de Covid-19 démontre que nous devons continuer à faire un plaidoyer pour que les ISS soient au cœur des initiatives de santé publique. La préparation et la réponse aux pandémies doivent inclure un engagement à « ne laisser personne derrière ». Cela ne se fera pas sans volonté politique et une augmentation des ressources investies pour la santé publique et la réduction des inégalités, au Québec comme ailleurs.
Références
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- Ce chapitre est une traduction adaptée de l’article de Gagnon-Dufresne et al. 2022. « Considering social inequalities in health in large-scale testing for COVID-19 in Montréal: a qualitative case study ». BMC Public Health 22(1): 749. ↵