2 Prolégomènes à l’étude des troubles du langage et d’échec scolaire chez des élèves en situation de handicap
Rochambeau Lainy
Résumé/Rezime Cet article donne une idée d’une étude plus approfondie qui sera publiée en décembre 2020 autour du thème : échec scolaire et troubles du langage. Il invite le public éducatif haïtien à considérer les impacts des troubles du langage sur le progrès intellectuel et le développement psychologique des enfants. Les faits analysés justifient des arguments qui questionnent et lient la responsabilité du système scolaire haïtien à l’affaiblissement psychologique et intellectuel des élèves. Ils sont tirés d’une base de données que le GIECLAT collecte dans trois départements d’Haïti, en partenariat avec la CASAS, le Laboratoire LangSÉ et l’INUFOCAD. Mots-clés : trouble du langage, échec scolaire, système éducatif, bilinguisme, pratique pédagogique, enseignant, élève Atik sa a bay yon apèsi sou yon etid pi pouse k ap pibliye an desanm 2020 sou tèm : Echèk eskolè ak troub langaj yo. Li envite aktè edikatif ayisyen yo pou yo mezire konsekans ak enpak troub langaj yo sou pwogrè intelektyèl ak devlopman sikolojik timoun yo. Menmsi kèk lòt faktè ka koze echèk eskolè kay elèv yo, done ki deja analize yo prezante sistèm eskolè ayisyen an tankou yon sistèm k ap diminye kapasite entelektyèl ak sikolojik kay timoun yo. Agiman sa a chita sou kèk done ke GIECLAT kolekte nan twa depatman nan peyi Dayiti avèk kolaborasyon CASAS, laboratwa LangSE ak INUFOCAD. Mo-kle : twoub langaj, echèk eskolè, sistèm edikatif, bilengwis, pratik pedagojik, anseyan, elèv. |
Introduction
Chaque fois qu’on parle de mauvais rendement scolaire, de comportement psycho-social déviant ou d’avenir risqué et incertain des élèves, on évoque des points qu’on peut ranger dans le paradigme de l’échec scolaire. Cette expression, on la lit dans les journaux et les réflexions des spécialistes en éducation (Bentolila & Gani, 1981; Jolicoeur, 2008; Ménard-Trouillot, 2013; Berrouët-Oriol et al., 2011; Botondo, 2016). On la ressent dans les faits, lorsqu’on analyse des problèmes d’ordre social, politique et économique. On la vit dans les palmarès des résultats que les élèves[1] obtiennent aux examens officiels, à travers un système éducatif haïtien qui peine à répondre aux mutations socioculturelles pour atteindre des objectifs minimaux d’éducation et de socialisation.
L’échec scolaire résulte de contextes socio-économiques, personnels et psychologiques difficiles, impliquant l’inadéquation entre l’offre et la demande, l’écart entre les revenus des parents et la demande de soutien à l’apprentissage. Les actions de rejet, d’exclusion, d’auto-exclusion, de scolarisation tardive d’enfants en porte-à-faux par rapport à l’école, de maladresse et de pédagogies inadaptées le provoquent. Ce phénomène implique une école défaillante, incapable d’aider à mettre en place le socle commun de connaissances et de compétences. Il résulte d’un système éducatif stigmatisant, traumatisant et générant de comportements déviants, passifs et révoltants, corollaire de mauvais résultats.
Ces faits pris à titre indicatif rappellent les causes extra-cognitives de l’échec scolaire. Mais il faut leur ajouter les problèmes liés à l’apprentissage de la lecture, de l’écriture et des mathématiques, pouvant provoquer des troubles de comportement en raison de prérequis insuffisants provoqués par l’enseignement de contenus inadaptés. Le niveau intellectuel des élèves générateur d’insatisfactions et d’incertitudes pour les parents mérite d’être analysé pour montrer en quoi les anomalies et carences caractérisant l’apprentissage du langage écrit et des mathématiques, provenant de facteurs pédagogiques, de politique linguistique et de problèmes environnementaux, sont aussi à la base de l’échec scolaire.
Méthodologie
Cent cinq (105) élèves, scolarisés dans quatre écoles situées dans deux communes du département de la Grand’Anse (Beaumont et Roseaux), ont été sélectionnés lors d’une enquête de terrain. Ces élèves présentaient des signes inquiétants, assimilables aux problèmes de lecture, d’écriture et de calcul. Ils ont été observés in situ pendant sept mois, à raison de cinq jours par mois. Une batterie de tests de contrôle de compétences et de performances langagières (ERTL6), de tests de dépistage des troubles de lecture, d’écriture et d’orthographe (L’Alouette-R et la BALE) et d’épreuves servant à repérer les dyscalculies que sont des difficultés en mathématiques, en compréhension d’énoncés numériques et en orientation visuo-spatiale (Le ZAREKI-R, écrit par Von en 2005), ont été administrés.
Les élèves sélectionné-e-s étaient au premier cycle de l’école fondamentale (1ère-3e année) et âgé-e-s de 7 à 15 ans. Pour avoir accès au lieu d’enquête, nous avions co-signé un document d’éthique et un protocole de consentement avec les responsables d’écoles et des enseignant-e-s. Un guide avec des consignes d’orientation a aussi été rédigé de façon à vérifier s’il existait des problèmes non neurologiques susceptibles d’entraver l’apprentissage du langage et des mathématiques, causant par là l’échec scolaire.
Notre idée de départ est que les troubles de lecture, d’écriture et de mathématiques peuvent résulter des conditions de fonctionnement de la classe et de l’environnement socio-familial des élèves. Nous avons donc étudié les pratiques pédagogiques des enseignant-e-s, le bilinguisme scolaire non maîtrisé, les stigmatisations et traumatismes comme des faits pouvant provoquer les problèmes assimilables aux troubles que nous avons identifiés lors de l’enquête.
Résultats
Suite aux observations effectuées, aux tests et épreuves administrés, nous avons obtenu des résultats préliminaires que nous présentons ci-dessous en quatre points : les pratiques pédagogiques, le bilinguisme en contexte scolaire, les troubles de langage et les problèmes d’environnement.
Pratiques pédagogiques des enseignant-e-s
Les élèves ne sont pas toujours en mesure d’utiliser leurs atouts sensori-moteurs, cognitifs et mentaux pour apprendre. Lorsqu’ils et elles en sont incapables, il incombe aux enseignant-e-s, parents et personnels de soutien de jouer le jeu en apportant les dispositifs efficaces d’accompagnement nécessaires. La situation la plus pénible et décevante pour un-e élève est celle où il ou elle est confronté-e à des problèmes d’apprentissage et d’intégration pour lesquels peu de compréhension et d’opportunités lui sont manifestées et proposées.
Les élèves constituant notre échantillon d’enquête ne semblaient pas souffrir de déficits neuro-anatomiques susceptibles de paralyser le processus d’apprentissage du langage écrit et des mathématiques. Pourtant, les résultats qu’ils et elles ont obtenus sont décourageants. Après quatre ans de scolarité pour certain-e-s et cinq ans pour d’autres, des éléments préliminaires en lecture et écriture comme la connaissance et la reconnaissance de la graphie des syllabes et des mots ou la correspondance son-graphème n’étaient pas encore maitrisés. Les élèves ne semblent pas réussir l’étape d’exercices préparatoires à l’écriture et à la correspondance grapho-phonémique que déterminent des activités sensori-motrices et des soutiens adaptés. Contrairement à ce que Le Roux a écrit, l’école ne semble pas les aider en ce sens. Lisons ce que cet auteur avance : « Ce qui apparaît clairement, c’est que l’enfant doit développer suffisamment ses capacités motrices et perceptives pour pouvoir apprendre à écrire et que l’école maternelle met en place des situations pédagogiques propres à favoriser ce développement » (2003, p. 81).
Les enseignant-e-s semblent ignorer la place du langage dans le développement cognitif des élèves, puisqu’ils et elles adoptent souvent des discours et pratiques qui stigmatisent, qui ne visent pas à faire apprendre par soi et pour soi ou à mobiliser les ressources humaines et matérielles au profit du groupe-classe, mais à susciter des rivalités entre « élèves bons » et « élèves mauvais ». Les enseignant-e-s sont parfois dépassé-e-s par le fait que leurs élèves sont en difficulté et qu’ils et elles enseignent dans des classes jugées « pénibles ». Dans leurs cours, peu de place est accordée à l’improvisation et au développement d’automatismes, alors que le caractère improvisé de tout exercice visant à prendre la parole et à engager personnellement le sujet pourrait servir à organiser l’oral, sans sous-estimer les exercices d’écriture impliquant chaque élève dans une tâche de reconnaissance et d’appropriation des signes du langage.
Un bilinguisme scolaire non maîtrisé
Ces élèves issus de milieux sociolinguistiques marqués par la prédominance du créole ne rencontrent le français qu’à l’école et n’ont pas de moyens réels de l’utiliser en dehors de la classe. Le créole est la langue dans laquelle ils et elles expriment leurs émotions, développent leur pensée, se définissent comme sujet, réfléchissent et interagissent. Cette langue se partage, de façon disproportionnée, l’espace pédagogique avec le français, langue existant généralement dans les manuels, les instructions ministérielles et les référentiels d’éducation. Présents en contexte scolaire, ces deux langues, le créole et le français, sont à la base d’un bilinguisme qui n’aide pas véritablement les enfants dans leur apprentissage.
On impose le français à ces enfants créolophones, et on voudrait parallèlement faire accéder le créole au stade de langue d’enseignement, sans réel aménagement linguistique et éducatif visant à accompagner les élèves et les enseignant-e-s dans le processus d’enseignement/apprentissage.
Dans ces écoles, le français est souvent utilisé pour pénaliser et désapprouver. Un enseignant a insulté un élève et se moque de son discours parce que ce dernier a parlé le créole, alors que ce même enseignant ne recourt qu’à cette langue (le créole) au moment d’expliquer une leçon dans sa classe. Les élèves n’ont pas de bons modèles. On leur demande de parler une langue ou de l’utiliser pour apprendre, en même temps qu’on emploie cette langue comme arme et argument de moquerie, de stigmatisation et de catalogage, en dehors de toute considération d’ordre linguistique, psycholinguistique et psychopédagogique.
Des problèmes de correspondances, d’équivalences et d’assimilations sont notés. Ces élèves dont la socialisation a commencé en créole peinent à reconnaître des signes graphiques structurés en français au moment du processus de lecture et d’écriture. La coexistence français/créole n’est pas exploitée à leur profit. De cette réalité résultent des problèmes linguistiques et cognitifs, sans oublier des facteurs combinant approches pédagogiques, dispositifs didactiques et politiques éducatifs inadaptés. Le bilinguisme en soi n’est pas compromettant, mais tel qu’il est utilisé dans les écoles observées, les élèves peinent à en tirer profit. Les acteurs éducatifs n’ont pas arrondi les angles pour permettre aux élèves de se servir de ces deux langues comme atout et opportunité. Car comme l’a noté Sanson, « le bilinguisme harmonieux constitue un atout indéniable pour d’autres sphères de développement de l’enfant. Le principal piège à éviter est de considérer le bilinguisme comme étant la cause de tout trouble ou retard de parole et langage » (2010, p. 52).
Stigmatisations et traumatismes
Les élèves que nous avons rencontrés sont traumatisés. Plusieurs facteurs expliquent les raisons de leur traumatisme : histoires familiales compliquées, environnement socio-psychologique bouleversant, contraintes de communication, verbalisation répressive, situations scolaires marquées par la discrimination et la stigmatisation, traitements humiliants et châtiments corporels. La majorité d’entre eux ont le souvenir des événements épouvantables du cyclone Matthew d’octobre 2016. Ces circonstances fâcheuses créent des conditions d’accueil scolaire précaires.
Un élève AF1 de l’École nationale Christ Roi de la commune d’Anse d’Hainault[2] est devenu bègue après avoir assisté à une scène où un individu menaçait de tuer son père à coups de machette. Traumatisé par un environnement socio-familial violent, il présente d’énormes difficultés dans ses activités d’apprentissage. L’expérience de vie d’élèves sur-âgés scolarisés dans des classes pléthoriques dont les écarts d’âge sont de 5, 7 et 8 ans, de même que le contexte psychosocial des écoles marqué par la précarité et l’insatisfaction, sont aussi sources de traumatisme.
Les conditions d’accès et d’accueil sont problématiques. Certains bâtiments gardent encore les cicatrices des ravages de l’ouragan Matthew d’octobre 2016, malgré les soutiens et certains programmes psychologiques de prise en charge éducatifs. Beaucoup d’élèves sont agressifs, impulsifs, non coopératifs et perturbateurs. Certains ont des déficiences sévères (trisomie 21, psychotique…) et des retards de développement et n’ont pas bénéficié de suivi ni de prise en charge appropriés. Les traumatismes sont aussi provoqués par des comportements tels : moquerie, conflit, hyperactivité, agressivité, excès de langage, disputes, bagarres et provocations.
Quelques faits troublants relevant de l’apprentissage du langage écrit et des mathématiques
Ces élèves stigmatisé-e-s, traumatisé-e-s, fragilisé-e-s et scolarisé-e-s dans les conditions décrites plus haut n’ont pas de bon rendement en langage et en mathématiques. La majorité d’entre eux ne maîtrisent pas les règles de base en mathématiques : numération et calcul, lecture et écriture des nombres (confusion de 25 et 52, 10 et 01, 6 et 9, 77 et 707, 69 et 99, nombre à virgule et nombre sans virgule, signe – et signes +, etc.). Ils et elles ont du mal à distinguer les chiffres et les nombres, à retenir les tables d’addition et de multiplication, à effectuer de simples opérations et à décoder des indices tels que les problèmes d’orientation spatio-temporelle, d’identification des figures géométriques et des symboles.
Ils et elles confondent les phonèmes de sons voisins ou proches e/é/ai/er/ez et les phonèmes et syllabes a/à, an/en/am/em, font de rajouts irréguliers, omettent phonèmes et syllabes au moment de la lecture et de l’écriture, lisent faussement et abusivement. Chez eux et chez elles, la lecture est hésitante, hachée et incompréhensible. Ils et elles sont incapables de faire correspondre les sons et les lettres, de lire et de segmenter les mots de 3-4 syllabes. En écrivant, ils et elles confondent de manière récurrente les mots français et les mots créoles ayant des sons proches comme bateau/bato, oiseau/wazo, demain/demen, ecolier/ekolye, pain-pin/pen, travail/travay, chemin/chemen; des lettres et syllabes comme p/b, m/n, u/i, é/e, eur/è, un/en, en /an, etc. L’articulation des voyelles et syllabes arrondies en français paraît souvent une opération pénible, surtout lorsque celles-ci ont des sonorités proches de voyelles et de syllabes des mots du créole.
Ces signes identifiés illustrent les difficultés en lecture, écriture et mathématiques. La situation de ces élèves laisse à désirer. Troubles de comportements, lacunes en calcul et système linguistique inefficace sont entre autres ce qui résulte de ces problèmes.
Pour conclure
Les conditions d’accueil, d’enseignement et d’apprentissage pénalisent bon nombre d’enfants. Les problèmes socio-familiaux et économiques causent certes des dégâts, mais le mauvais rendement scolaire des élèves ne s’explique pas uniquement en raison du fait qu’ils et elles sont issu-e-s de milieu familial dans des conditions socioéconomiques précaires. Il découle aussi de problèmes éducatifs et pédagogiques générant des troubles du langage et de comportement. Le cas de ces élèves en situation de handicap continuera d’empirer aussi longtemps que les acteurs éducatifs (enseignant-e-s, directions d’école et fonctionnaires) sous-estimeront la place du langage dans le développement intellectuel et l’épanouissement psychologique de l’humain. Loin de rassurer ces élèves déstabilisé-e-s, ce système scolaire marqué par un bilinguisme non maîtrisé, une pédagogie non différenciée et des problèmes psychologiques et environnementaux ne fait qu’augmenter les obstacles que les élèves essaient de surmonter chaque jour. Cela produit de mauvais rendements et des comportements difficilement gérables.
Références
Bentolila, Alain & Léon Gani, (1981), « Langues et problèmes d’éducation en Haïti », Langages, no. 61, pp. 117-127, J.-B. Marcellesi (dir.), Bilinguisme et diglossie.
Berrouët-Oriol, Robert et al., (2011), L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions, Montréal: Éditions du Cidihca et Port-au-Prince : Éditions de l’Université d’État d’Haïti.
Botondo, Jacques, (2016), La réussite scolaire d’élèves haïtiens performants en classe de 3e secondaire provenant de milieu socioéconomique défavorisé : une étude ethnométhodologique, Thèse de doctorat, Université Sherbrooke.
Jolicoeur, Rhony, (2008), Effets de l’abandon scolaire comme indicateur de l’exclusion scolaire dans les pays en développement : le cas d’Haïti, Mémoire de maîtrise, Université Laval.
Le Roux, Yves. 2003, « Comment les enfants apprennent à écrire », Enfances & Psy, volume 24, no. 4, pp. 81-89.
Ménard-Trouillot, Évelyne, (2013), « L’éducation en Haïti : inégalités économiques et sociales et question de genre. La femme dans l’enseignement supérieur », Haïti Perspectives, no. 363, pp. 35-39.
Sanson, Coralie, (2010), « Troubles du langage, particularités liées aux situations de bilinguisme », Enfances & Psy, volume 48, no. 3, pp. 45-55.
Von, Aster, et al., (2005), ZAREKI-R – Batterie pour l’évaluation du traitement des nombres et du calcul chez l’enfant, Paris: ECPA.
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Rochambeau Lainy est docteur en linguistique et a étudié les sciences de l’éducation à l’Université de Rouen. Il enseigne la sémantique, la psycholinguistique et la psychopédagogie à l’Université d’État d’Haïti. Il anime des séminaires de mise à niveau en sciences de l’éducation à l’Université publique de la Grand’Anse. Il est membre fondateur et coordonnateur du GIECLAT (Groupe d’Initiative pour l’Étude de la Cognition, du Langage, de l’Apprentissage et des Troubles). Ses recherches portent sur la sémantique, l’analogie dans l’émergence de la connaissance et des langues, l’acquisition et les troubles.
Pour citer ce chapitre
Lainy, Rochambeau, (2020), « Prolégomènes à l’étude des troubles du langage et d’échec scolaire chez des élèves en situation de handicap ». In Le handicap à l’école haïtienne. Résultats préliminaires d’une recherche-action dans le grand Sud d’Haïti à la suite de l’ouragan Matthew, sous la direction de Rochambeau Lainy, chapitre 2, pp. 31-39, Québec : Éditions science et bien commun.