Introduction

Rochambeau Lainy

À la suite de l’ouragan Matthew (du 1er au 3 octobre 2016), le GIECLAT (Groupe Initiative pour l’étude de la cognition, de la parole, de l’apprentissage et des troubles) a lancé un projet de recherche intitulé : Students with disabilities and pedagogical practices of teachers in the Sud, Nippes and Grand’Anse Departments. Ce projet de recherche a été mené en partenariat avec un certain nombre d’organismes dont la CASAS (Commission pour l’Adaptation Scolaire et le Soutien Social), l’INUFOCAD (Institut Universitaire de Formation des Cadres) et le LangSÉ (langue, société, éducation). Le projet a réuni des dizaines d’étudiants en sciences de l’éducation et en psychologie de l’Université d’État d’Haïti, de l’Université publique de Grand’Anse, des enseignants-chercheurs, des cadres du ministère de l’Éducation nationale et un partenaire américain professeur-chercheur de Queens College, City University of New York). L’objectif principal de cette recherche, qui se terminera en mars 2021, est d’examiner les conditions socio-économiques et éducatifs des enfants ayant des troubles d’apprentissage et les pratiques pédagogiques des enseignant-e-s.

Les travaux de cette recherche-action ont commencé en mai 2018. Ils touchent des acteurs comme élèves, parents, enseignant-e-s, directeurs et directrices d’école, professionnel-le-s œuvrant dans la prise en charge, autorités territoriales, officiel-le-s du gouvernement et agent-e-s ministériel-les. Parvenu-e-s à vingt mois d’exécution de ces activités, nous allons présenter une analyse préliminaire des données déjà obtenues.

Le GIECLAT réalise cette recherche-action post-Matthew en vue d’identifier et d’observer les manifestations et les impacts du handicap à l’école. Il s’agit d’analyser l’apprentissage des élèves en situation de handicap du fondamental et les pratiques de classe des enseignant-e-s. Cette approche renseignera le Ministère de l’éducation nationale sur l’état de la question et permettra à des organismes nationaux et internationaux d’avoir des données crédibles capables d’aider dans l’amélioration de la situation des élèves et la performance des enseignant-e-s haïtien-ne-s. Les signes du handicap sont bien entendu traités en rapport avec les problèmes psychosociaux auxquels fait face la population scolaire des régions de la Grand’Anse, des Nippes et du Sud, problèmes qui sont amplifiés et aggravés par les catastrophes naturelles d’octobre 2016. Les séquelles épouvantables du cyclone Matthew servent ainsi de prétexte, pour permettre de réfléchir sur une problématique beaucoup plus globale qu’est l’exclusion scolaire en Haïti.

Cette recherche combinant méthode quantitative et méthode qualitative est également conçue pour former des étudiant-e-s-stagiaires et observer des acteurs et actrices scolaires in situ. 2339 élèves ayant des signes assimilables au handicap, 272 enseignant-e-s, 68 directeurs et directrices d’école, 100 parents d’élèves et 20 professionnel-le-s d’ONG, participent ainsi à cette activité, à titre de répondant-e-s. Les enquêteurs et enquêtrices qui y sont engagé-e-s sont des étudiant-e-s finissant-e-s en psychologie et en sciences de l’éducation de l’université publique de la Grand’Anse, de l’université d’État d’Haïti et de l’INUFOCAD.

Les départements du Sud, de la Grand’Anse et des Nippes sont choisis comme lieu d’implémentation de cette étude pilote, parce qu’il est utile et nécessaire de diagnostiquer la situation de la population scolaire frappée par le cyclone Matthew. La Grand’Anse est particulièrement considérée comme zone prioritaire, en raison du fait qu’elle a été sévèrement dévastée par le cyclone et de la demande d’accompagnement exprimée par l’université publique de la Grand’Anse au profit d’un groupe d’étudiant-e-s. Ainsi, les treize villes et les quatre localités (Ravine Blanche, Guinaudé, Lopineau/Fond Cochon et Léon) de ce département accueillent des enquêteurs et des enquêtrices. Près de 2/3 des élèves auprès desquel-le-s nous collectons les données y vivent également.

Carte d’Ayiti tirée de Open street map, sous licence Open Database License (ODbL) v1.0 à https://www.openstreetmap.org/search?query=Ha%C3%AFti#map=8/19.068/-73.430

Le GIECLAT a choisi une partie de ses répondant-e-s (élèves et enseignant-e-s, notamment) dans les trois premières classes du fondamental (1ère, 2e et 3e années). Les activités de cette recherche sont donc mises en œuvre par une équipe composée de cinq chercheurs et chercheuses et de 82 étudiant-e-s stagiaires, dont trois sont dans le Sud, trois dans les Nippes et 76 dans la Grand’Anse. Les chercheurs et chercheuses adjoint-e-s sont des étudiant-e-s des cycles supérieurs et de premier cycle qui ont contribué à la collecte et à la gestion des données. Certain-e-s d’entre eux et elles sont de l’Université Publique de Grand Anse (UPGA), d’autres de l’Université d’État d’Haïti et de l’Institut Universitaire de la Formation des Cadres (UNIFOCAD). Les chercheur-e-s comprennent des professeur-e-s et des membres de l’équipe de projet qui ont recueilli, analysé et interprété des données. Le groupe des étudiant-e-s-stagiaires et des stagiaires comprend des étudiant-e-s de la terminale de l’UPGA. Ils ont reçu des formations sur la façon de recueillir et d’administrer des données dans le département de Grand’Anse.

Voici une photographie d’illustration de l’espace scolaire. Assise, l’enseignante a confié la tâche d’effectuer une opération de mathématiques à deux fillettes, pendant que le reste de la classe paraît très évasive sur ce qui se passe. Dos tourné, l’enseignante ne se préoccupe pas de l’état d’inattention de sa classe dont certains élèves semblent bien décrocher. L’espace physique observé (dispositifs, disposition des sièges, rayons solaires, etc.) traduit la situation dans laquelle les activités d’enseignement et d’apprentissage se réalisent.

Cette prise de vue a respecté le protocole de consentement cosigné par le GIECLAT et le responsable de l’établissement

Points liminaires sur le handicap

Aucune société moderne n’aurait dû estimer une catégorie de citoyen-ne-s et sous-estimer une autre catégorie, sous prétexte que cette dernière a des complications d’ordre physique ou mental qui l’empêchent de vivre ou d’agir convenablement. Aucun enfant n’aurait dû être stigmatisé ou victime des préjudices scolaires, en raison de ses conditions physiques, psychologiques ou mentales. Le système éducatif devrait permettre d’accueillir, dans des conditions humaines, en des lieux appropriés, équipés et adaptés, des publics de niveaux académiques et d’origines divers. « L’école se doit d’accorder une place à tous les élèves, quels qu’ils soient, quels que soient leurs besoins » (Saunier & Toullec-Théry, 2017, p. 112).

Ce qui est énoncé ici est de l’ordre de l’idéal pour un ou une citoyen-ne haïtien-ne, puisqu’il n’est pas toujours de mise dans les écoles. En Haïti, les faits précédant le démarrage de cette recherche montrent qu’on préfère cataloguer et stigmatiser les enfants et jeunes en situation de handicap, au lieu de les aider à mettre en œuvre leurs potentialités, à « apprendre ensemble avec les autres pour vivre ensemble avec eux » (Charles, 2013; Joint, 2006; 2008; Fallon et Mazawi, 2014; Lainy, 2017; Lefèvre, 2018[1]). Qu’elle soit privée ou publique, l’école accueille très peu d’enfants ayant des troubles apparents. Les responsables d’éducation sont conscient-e-s de l’existence des déficiences dites visibles et sévères (cécité, surdité, mutisme/autisme, handicap physique), mais sous-estiment tout naturellement d’autres types qui paraissent inoffensifs, pourtant qui suscitent autant de questionnements que les autres[2]. À quoi est due cette sélection?

Aujourd’hui, il demeure une nécessité et une exigence pour les parents, une responsabilité et une mission pour les autorités scolaires et étatiques, de proposer des modes d’enseignement variés et flexibles, capables de satisfaire les besoins de jeunes et réduire les écarts entre les groupes d’élèves. Il devient utile d’adapter les institutions scolaires aux rythmes spécifiques et à la demande de chaque enfant. Pays tropical, frappé périodiquement par des catastrophes naturelles épouvantables provoquant des dommages humains et matériels, Haïti a néanmoins un système scolaire où très peu d’enfants ayant de handicap physique et visible sont accueillis. Qu’est-ce qui explique cela?

L’Office des Personnes Handicapées du Québec (OPHQ)[3] définit le handicap par le fait qu’une « personne a une déficience entraînant une incapacité significative et persistante; cette dernière est sujette à rencontrer des obstacles dans l’accomplissement d’activités courantes ». Notion à connotation subjective, le handicap est souvent mal utilisé et suggère presque toujours ce qui est négatif. Il est systématiquement associé à l’image stéréotypée de la personne en fauteuil roulant ou de la canne blanche. Les termes de « handicap » et de « personnes handicapées » ont progressivement remplacé les termes péjorativement connotés d’infirme, d’invalide, de paralytique, de mutilé, de débile et d’idiot, comme si seules ces anomalies compliqueraient la vie et le fonctionnement normal de l’individu. La réalité dit pourtant tout le contraire, car ce phénomène qui va de la manifestation la plus visible à des anomalies parfois difficiles à identifier, varie énormément.

Handicap et déficience

Le handicap est, au regard de ce qui précède bien réel à l’école haïtienne. Toutefois, comme il est facile de le confondre avec le terme de déficience qui partage avec cette notion des liens sémantiques, une précision terminologique qui servira de fil conducteur à l’ensemble de cette contribution, s’impose.

Nous partons de l’idée que le handicap est la conséquence provoquée par une déficience (motrice, sensori-motrice, mentale, neurophysiologique et neuropsychologique) ou une situation quelconque rendant un sujet inconfortable et incapable de vivre ou d’agir correctement. Ainsi à partir d’une analyse des points préférentiels soutenus par de nombreux chercheurs sur les représentations du handicap physique ou du handicap mental, Alain Giami (1994, p. 55) conclut que « ce terme fonctionne comme un ensemble de représentations dont les différents aspects sont mis en avant et repris sélectivement par les différentes catégories d’acteurs sociaux qui œuvrent dans le champ qui est désigné comme tel ». Il concerne tantôt les notions d’incapacités et de déficiences, tantôt les représentations sociales et médicales. Marcel Calvez (1994 : 62) ne contredit pas cette assertion lorsqu’il note que « la notion de handicap désigne un rapport social qui exploite une déficience physique ou mentale de l’individu pour instituer sa mise à l’écart des relations sociales ordinaires ». Quant à la déficience, même si elle est intimement liée au handicap, elle connote spécifiquement insuffisance ou absence de fonctionnement d’un organe, malformation congénitale, traumatismes, amputations, maladies du système nerveux, défaillance, carences, altérations d’organe et de membres du corps, etc.

À l’école, les déficiences sont souvent perçues comme un obstacle à la formation et un argument d’exclusion. Les élèves qui en souffrent affichent de comportements difficiles à gérer et sont parfois contraints d’abandonner la classe. Les déficiences sont définies comme une situation empêchant quelqu’un de se développer, d’utiliser toutes ses possibilités, de s’engager dans tout type d’apprentissage en mettant à contribution toutes ses potentialités physiques, physiologiques et émotionnelles.

Handicap, élèves en situation de handicap et regard social

Le handicap correspond parfois à un choix social. Ainsi, personne n’a besoin nécessairement d’une déficience pour être en situation de handicap. Dans ce cas, les expériences quotidiennes, les actions politiques et les pratiques sociales ne convergent pas toujours vers l’inclusion et l’équité. À l’école par exemple, les élèves qui ont des déficiences sont vu-e-s comme des cas à part et vécus comme de phénomènes qui susciteraient la pitié et la compassion. Quelles sont les implications de ce genre d’approche et de jugement sur le rendement scolaire et la socialisation réelle de ces derniers? Comment peut-on transformer la classe ayant ce genre d’élèves en lieu de partage évident et d’intégration pour tous et toutes? Le cyclone Matthew a dévasté les régions du grand Sud d’Haïti et a causé des pertes énormes en matériels et en vies humaines, qu’est-ce que cela a provoqué en termes de traumatismes sur les élèves et les enseignant-e-s?

Répartition des contributions

Les données qui vont être présentées et analysées infra sont ainsi collectées grâce à un document de cadrage servant de guide de collecte par questionnaires et observations des acteurs in situ. On essaie de présenter l’état d’avancement du travail et de montrer que le handicap a des impacts considérables sur l’épanouissement des élèves, et qu’il affecte même ceux ou celles que l’on pense être des sujets normaux.

Cette recherche étant introduite et située dans son contexte, il paraît opportun d’évoquer à présent, quelques points par lesquels les chercheurs qui y sont engagés, essaient de vulgariser les résultats déjà obtenus. Certaines contributions présentent une approche mettant l’accent sur la représentation du handicap, l’environnement scolaire et la structure d’accueil; d’autres rendent compte des troubles spécifiques; d’autres encore optent pour l’étude des cas de déficiences dites sévères et visibles.

Le premier chapitre est une revue de littérature des travaux sur l’éducation inclusive. Dans cette contribution, Nathalis Wamba rappelle que les dispositions légales en matière de la protection des élèves ayant des déficiences ne sont pas respectées. Rochambeau Lainy propose une contribution dans laquelle il annonce une étude des troubles du langage et d’échec scolaire des élèves en situation de handicap. Samuel Regulus et Vijonet Déméro traitent des faits qui montrent que l’étude du handicap doit être envisagée non seulement du point de vue biomédical, mais également sous l’angle d’une approche juridique et psychopédagogique encourageant l’épanouissement intégral de l’enfant. Samuel Régulus se sert du récit de vie de Marco, un enfant paralysé, comme argument d’illustration d’une autre réflexion énonçant la nécessité d’appliquer les principes de la justice cognitive. Le contenu d’enseignement doit relever du contexte et de la culture des apprenant-e-s. Nelson Sylvestre rappelle l’état actuel de l’environnement des écoles du département de la Grand’Anse. Cette contribution mettant l’accent sur les structures d’accueil des écoles et les pratiques pédagogiques des enseignant-e-s, décrit les infrastructures scolaires et la politique d’accueil privilégiée par les actrices éducatives et acteurs éducatifs. Rochambeau Lainy analyse des données relevant du phénomène de latéralisation et de latéralité. Sa contribution annonce un travail qui paraîtra en 2020, dans lequel il montrera que le fait d’être gaucher, gauchère ou droitier, droitière est un phénomène normal et naturel de la vie, et que seuls les cas de latéralisation imposés par les préjugés socioculturels, les préférences éducatives et les contingences traumatiques relèvent de handicap. Pierre Edher Gédéon soutient l’hypothèse que le bon rendement des élèves aux activités académiques résulte de l’utilisation des stratégies d’apprentissage efficaces, surtout lorsqu’elles tendent à impliquer les apprenant-e-s. Danielo Saint-Cyr analyse le rendement en lecture et en orthographe des élèves en lien avec les pratiques pédagogiques dans quatre écoles du département de la Grand’Anse, des communes de Beaumont et de Roseaux. Stéphanie Florvil étudie la dysphasie dans ses manifestations et ses impacts sur la production et la compréhension, et parvient à l’hypothèse que lorsque les élèves n’arrivent pas à produire et comprendre, en raison de cette anomalie langagière, le processus cognitif est affecté. Dans une autre contribution, Nelson Sylvestre fait le bilan du partenariat entre le GIECLAT et l’Université publique de la Grand’Anse. Le soutien apporté aux étudiant-e-s en sciences de l’éducation de cette institution est analysé comme l’un des impacts majeurs de cette recherche. Louis-Pierre Janvier indique, pour sa part, que le projet de GIECLAT a permis à la CASAS de rappeler aux actrices et aux acteurs d’éducation l’une des préoccupations fondamentales du MENFP, en matière d’éducation et d’inclusion.

Références

Calvez, Marcel, (1994), « Le handicap comme situation de seuil : éléments pour une sociologie de la liminalité », Sciences sociales et santé, volume 12, no. 1, pp. 61-88.

Charles, Wandy, (2013), « Haïti Personnes handicapées/ Intégration : Un système qui handicape ».
https://www.hpnhaiti.com/site/index.php/societe/11166-haiti-personnes-handicapées-intégration-un-système-qui-handicape

Fallon, Gerald & André Mazawi, (2014), « Accès, qualité et gouvernance dans l’éducation fondamentale en Haïti ».
https://www.researchgate.net/publication/268924831_Acces_qualite_et_gouvernance_dans_l’éducation_fondamentale_en_Haiti

Giami, Alain, (1994), « Du handicap comme objet dans l’étude des représentations du handicap », Sciences sociales et santé. volume 12, no. 1, pp. 31-60.

Joint, Louis-Auguste, (2006), Système éducatif et inégalités sociales en Haïti : Le Cas des écoles catholiques, Paris: L’Harmattan.

Joint, Louis-Auguste, (2008), « Système éducatif et inégalités sociales en Haïti », Revue Recherches et Ressources en Éducation et en Formation, no. 2, pp. 17-24.

Lainy, Rochambeau, (2017), Troubles du langage, langue d’enseignement et rendement scolaire : essai de diagnostic du système éducatif haïtien, Paris: L’Harmattan.

Saunier, Déborah & Marie Toullec-Théry, (2017), « Scolarisation d’élèves en situation de handicap : conceptions et pratiques d’une enseignante « ordinaire » et d’une enseignante spécialisée », Les Sciences de l’éducation – Pour l’Ère nouvelle, volume 50, no. 4, pp. 111-131.


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Le handicap à l'école haïtienne Droit d'auteur © 2020 par Sous la direction de Rochambeau Lainy est sous licence License Creative Commons Attribution - Partage dans les mêmes conditions 4.0 International, sauf indication contraire.

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