5 Microsimulation

Mathias André

Résumé

La microsimulation est une méthode quantitative permettant d’estimer l’impact attendu d’une intervention (par exemple, la modification d’un taux d’imposition) et d’en décrire les effets (gagnant·e·s, perdant·e·s, enveloppe budgétaire, effet sur les indicateurs d’inégalités). Elle repose sur une prise en compte des caractéristiques de la population ciblée (par exemple en termes d’âge, de revenu, etc.) et modélise les effets des politiques publiques concernant cette population. En raison de la diversité des situations qu’elle permet d’intégrer, cette technique fournit des résultats plus précis et plus complets que les estimations à partir d’un raisonnement moyen ou agrégé de type individu représentatif. Son développement a été favorisé par l’amélioration de la puissance des calculs informatiques, la multiplication des informations statistiques (enquêtes ou données administratives). C’est un outil essentiel de l’évaluation ex ante de l’impact des politiques publiques qui peut également être utilisé pour l’évaluation ex post.

Mots-clés : Méthodes quantitatives, modélisation, microsimulation statique/dynamique, démographie, politiques socio-fiscales, retraites

I. En quoi consiste cette méthode?

Les méthodes de microsimulation sont des outils développés par des unités de recherche ou des administrations dans un objectif de modélisation des agent·e·s économiques, principalement des individus ou des entreprises, à des fins d’évaluation des politiques publiques. Elles ont été développées pour dépasser les limites de l’analyse macroéconomique avec un seul agent représentatif de l’économie (Orcutt, 1957). Le principe général repose sur la représentation de l’économie sous la forme d’un ensemble d’unités élémentaires (les individus, par exemple) caractérisées par un certain nombre de variables (l’âge, le statut marital, la taille de la famille, le revenu, par exemple). Par distinction avec une modélisation qui prendrait appui sur un individu moyen, cette description permet de mesurer la disparité des situations et d’en modéliser les évolutions. Par exemple, les méthodes dynamiques qui cherchent à modéliser la démographie vont faire vieillir, mourir et naître des individus, modélisation qui pourra être utile pour évaluer les systèmes de retraite. D’autres modèles peuvent étudier l’effet des changements des impôts ou des prestations sociales sur le revenu disponible des ménages. C’est l’objet de la microsimulation socio-fiscale. Autrement dit, le microsimulateur va s’appuyer sur une variété de données observées et simuler des changements de situations, unité par unité, soit par l’intermédiaire de relations déterministes (si les prestations familiales augmentent, les ménages avec enfant voient leurs revenus augmenter) ou probabiliste (chaque année, des enfants naissent avec une certaine probabilité). La microsimulation est dite dynamique si elle intègre des phénomènes tels que les évolutions démographiques (vieillissement, fécondité, mortalité) ou les ajustements sur différents marchés (l’emploi, le commerce, etc.); elle est dite statique autrement.

La microsimulation s’appuie sur les outils informatiques pour assurer la modélisation de la variété socio-économique. Elle fait appel à des logiciels statistiques dédiés (R ou Python par exemple) pour traiter à la fois les données individuelles et pour l’écriture du modèle à proprement parler. Celui-ci simule les situations à partir des variables observées et s’appuie notamment sur une programmation à partir de la législation qui applique les barèmes en vigueur aux situations des individus (comme l’âge de départ à la retraite ou le calcul de l’impôt sur le revenu). La législation existante est ainsi modélisée par défaut et est comparée aux réformes étudiées, également modélisées pour l’exercice d’évaluation. Concrètement, un modèle de microsimulation va s’appuyer sur trois briques : le sujet traité, les données utilisées et un « calculateur », c’est-à-dire le cœur du code décrivant les évolutions ou les effets des phénomènes socio-économiques étudiés. Dans le cadre le plus répandu de la microsimulation socio-fiscale statique, cela permet par exemple de simuler les effets directs d’une réforme sous la forme d’effets totaux agrégés (le budget d’une modification fiscale par exemple), les effets directs sur les ménages (le nombre de gagnants ou perdants ainsi que les gains et pertes moyennes) et les effets redistributifs (mesurés par les changements dans les indicateurs d’inégalités ou la description des populations concernées). Certains travaux plus élaborés visent à tenir compte des comportements des agent·e·s en réaction aux politiques simulées.

Le principe initial des méthodes de microsimulation date des années 1960 (Orcutt, 1960) mais leur développement dans les années 1980 s’est surtout appuyé sur la généralisation des bases de données d’enquêtes représentatives des populations de la part des instituts statistiques et d’un plus grand usage des données administratives dans les méthodes d’évaluation quantitative dans les années 1990. Avec l’amélioration de la puissance des calculs informatiques et l’accès à une grande variabilité d’informations individuelles, les travaux universitaires ou administratifs se sont généralisés depuis les années 2000. Au Royaume-Uni et aux États-Unis et dans une moindre mesure en France, ce sont des outils installés dans le débat public, notamment dans le cadre de l’évaluation des systèmes de retraites ou des propositions socio-fiscales, lors des débats budgétaires par exemple.

Méthodes installées et reconnues, les techniques de microsimulation traitent une grande variété de sujets : la fiscalité et les transferts socio-fiscaux, les systèmes de retraites, les dépenses de santé et le système d’assurance-maladie, les politiques environnementales ou énergétiques, l’emploi et les trajectoires professionnelles, les choix d’éducation, la démographie, la dépendance, etc.

II. En quoi cette méthode est-elle utile pour l’évaluation des politiques publiques?

La microsimulation est très régulièrement mobilisée pour l’évaluation ex ante des réformes socio-fiscales, éducatives ou environnementales. Ses résultats alimentent les études d’impact des lois ou des travaux d’études publiés par les équipes de microsimulation. La microsimulation s’appuie sur le calcul, la « simulation », de situations fictives. Le cœur de l’évaluation permise par la microsimulation s’appuie sur la comparaison de situations contrefactuelles sous la forme « avec ou sans réforme ». La simulation d’une législation nouvelle ou d’évolutions modifiées par des changements socio-démographiques permet de comparer deux situations. Pour évaluer une modification fiscale par exemple, le modèle compare les situations individuelles en appliquant ou non cette réforme. Par différence, il est alors possible d’estimer les gains et les pertes et d’en déduire les totaux (coûts ou recettes) et les distributions associées. La microsimulation fournit la population concernée : par exemple, les plus aisé·e·s, les retraité·e·s, les familles monoparentales, etc. Les scénarios prospectifs peuvent être nombreux et fournir alors à la fois une aide à la décision au législateur et une évaluation ex ante des politiques publiques.

En France, les services ministériels s’appuient ainsi sur des modèles afin de construire les politiques gouvernementales. La Direction générale du Trésor utilise le modèle Saphir pour ce qui concerne les prestations sociales monétaires et les prélèvements directs comme l’impôt sur le revenu par exemple. La Direction de la Recherche, des Études, de l’Évaluation et des Statistiques (Drees), service statistique du ministère de la santé et des affaires sociales, développe plusieurs modèles, comme Trajectoire sur les retraites, OMAR sur les dépenses de santé, Autonomix pour la dépendance ou INES (co-développé avec l’Insee et la Cnaf et en accès libre depuis 2016) sur les politiques socio-fiscales. Le modèle Prometheus du ministère de l’environnement étudie par exemple des dépenses de chauffage et de transport des ménages français.

C’est également une tradition ancienne des économistes du campus Paris-Jourdan avec le modèle Sysiff développé dans les années 1970-1980 au laboratoire Delta (un laboratoire ancêtre de Paris School of Economics – PSE), la contribution au modèle EUROMOD utilisé par Eurostat et différents laboratoires de recherche en Europe, le simulateur fiscal de Camille Landais, Thomas Piketty et Emmanuel Saez sur lequel repose l’ouvrage grand public Landais, Piketty, Saez (2011). Actuellement, l’Institut des politiques publiques développe les modèles TaxIPP (socio-fiscal) ou PensIPP (retraites). Au Royaume-Uni par exemple, le budget est évalué par un institut (Institute for fiscal studies) en amont des débats au Parlement sur la base de modèles de microsimulation. Aux États-Unis, le modèle TaxSim est développé par le National Bureau of Economic Research (NBER) et accessible aux chercheur·euse·s.

Néanmoins, des usages ex post de la microsimulation sont également possibles. Le principe est identique aux méthodes ex ante mais ils s’appliquent à des politiques publiques effectivement appliquées. L’avantage de cet usage est qu’il ne requiert plus d’effectuer des hypothèses sur l’état de l’économie; il s’agit alors d’appliquer les simulations sur des données observées sur la période d’étude et de comparer la situation contrefactuelle à la situation réelle. La microsimulation ex post fait notamment l’objet d’études dans le domaine socio-fiscal, que décrit la section suivante.

III. Deux exemples d’utilisation de cette méthode : politiques socio-fiscales et politiques de retraites

Le modèle Ines, à l’époque co-développé par l’Insee et la Drees, a par exemple participé activement à la création de la prime d’activité en 2016, ainsi que du Revenu de solidarité active (RSA) en 2009. Il s’est d’abord agi de construire cette prestation sur la base des objectifs du législateur. De nombreux scénarios ont été chiffrés. Une fois le principe de la prestation et l’enveloppe budgétaire cible fixés, la microsimulation a permis de fixer le montant du barème, ici le bonus individuel, correspondant aux critères. C’est avec ces moyens qu’est ensuite rédigée l’étude d’impact de la loi. La microsimulation a ainsi permis de construire le barème d’une politique sociale de premier plan.

Deux cas d’utilisation répandue de la microsimulation pour l’évaluation des politiques publiques sont l’étude du système de retraites (voir, Cheloudko et Martin, 2020) et celle des réformes socio-fiscales (Fredon et Sicsic, 2020). Sur ce sujet, l’équipe du modèle Ines publie chaque année une évaluation des réformes socio-fiscales de l’année passée et en dresse le bilan redistributif sur la base d’une méthodologie définie précisément (André et al., 2015). L’étude la plus récente (Buresi et al., 2022) fait ainsi état que « les nouvelles mesures sociales et fiscales intervenues en 2020 et 2021, une fois pleinement montées en charge, augmentent de 1,1% le niveau de vie des personnes résidant en France métropolitaine par rapport à une situation sans leur mise en œuvre. Le gain moyen atteint 280 euros par an et par personne : 240 euros pour les mesures de 2020 et 40 euros pour celles de 2021. Cette hausse profite surtout à la moitié la plus aisée de la population, particulièrement concernée par les principales réformes pérennes mises en œuvre ».

Dans un exercice similaire, l’Institut des politiques publiques et l’OFCE publient des évaluations des réformes, ex ante dans le cadre du budget (Fabre et al., 2020) ou parfois de façon ex post sur un quinquennat (Madec, Plane et Sampognaro, 2022). Ces analyses sont souvent reprises dans le débat public, que ce soit dans le champ médiatique avec de nombreux articles de presse qui s’appuient dessus ou dans le cadre de l’activité parlementaire avec des citations dans les rapports ou dans les déclarations des représentant·e·s politiques. C’est également le cas de la réforme de l’imposition des hauts patrimoines avec la transformation de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) en impôt sur la fortune immobilière (IFI) qui a vu un débat s’installer sur la population effectivement concernée par cette réforme et les montants en jeu.

IV. Quels sont les critères permettant de juger de la qualité de la mobilisation de cette méthode?

La qualité d’une méthode de microsimulation repose à la fois sur la qualité des données sous-jacentes et sur celle du modèle utilisé. La représentativité de l’enquête ou des bases administratives assure la validité externe des résultats, c’est-à-dire la capacité du modèle à estimer les effets sur l’ensemble de la population cible. La richesse des variables de l’enquête emploi produite par l’Insee permet par exemple des représentations selon différents angles (statut d’activité, diplôme, etc.) alors que la granularité fine des données administratives fournit des échantillons larges afin de représenter les résultats sur des populations précises (le 1% les plus aisé·e·s par exemple).

Une méthode systématique de comparaison des résultats des modèles avec des sources externes garantit la qualité des simulations. Le modèle Ines fait ainsi l’objet d’une note annuelle dite « de validation ». Chaque prestation et impôt est comparé aux agrégats administratifs réels. Pour l’impôt sur le revenu par exemple, le nombre d’individus imposables, le total et le montant moyen sont des critères de qualité des simulations. Une documentation précise ainsi que la disponibilité du code source au format ouvert, c’est-à-dire accessible à tous, sont aussi un gage de transparence et donc de qualité d’un modèle de microsimulation.

Enfin, des disparités peuvent apparaître entre les résultats de différents modèles. La confrontation des résultats, ainsi que l’explication des écarts, permettent de juger des avantages et inconvénients des différents modèles (André et Sicsic, 2020).

V. Quels sont les atouts et les limites de cette méthode par rapport à d’autres?

Les principaux atouts de la microsimulation résident dans ce qui a motivé sa création : les modèles permettent de rendre compte de la grande diversité des situations individuelles. L’écriture de la législation de façon intégrée permet de simuler des « effets détaillés de politiques dont les règles dépendent d’un grand nombre de caractéristiques individuelles, très souvent non linéaires, par exemple en raison d’effets de seuil ou de plafond » (Blanchet, 2020), comme par exemple les allocations logement ou l’impôt sur le revenu.

Les principales limites reposent sur l’exercice sans effet d’équilibre : les unités des modèles sont supposées ne pas modifier leur comportement (surtout dans les modèles statiques) ou d’interagir autrement que par les hypothèses limitées du modèle (démographiques ou choix de retraites dans les modèles dynamiques). Les évaluations sont ainsi qualifiées « de premier tour », c’est-à-dire qu’elles ne prennent pas en considération les effets de bouclage macroéconomique (comme les effets sur le marché du travail par exemple) ou les réactions comportementales (comme les ajustements de l’épargne ou de la consommation par exemple). Néanmoins, la prise en compte des comportements de non recours à certaines prestations sociales est parfois prise en compte dans les évaluations et dans les modèles statiques et constitue ainsi une intégration du comportement des ménages face aux politiques socio-fiscales.

Certaines études visent à tenir compte de ces limites et intègrent des effets de comportement à la suite des estimations des modèles de microsimulation (Paquier et Sicsic, 2021) ou d’effets de second tour (André et Biotteau, 2021).

Références bibliographiques

André, Mathias. et Biotteau, Anne-Lise. 2021. Effets de moyen terme d’une hausse de TVA sur le niveau de vie et les inégalités : une approche par microsimulation. Économie et Statistique, n°522-523.

André, Mathias. et Cazenave, Marie-Cécile. et Fontaine, Maëlle. et Fourcot, Juliette. et Sireyjol, Antoine. 2015. Effet des nouvelles mesures sociales et fiscales sur le niveau de vie des ménages : méthodologie de chiffrage avec le modèle de microsimulation Ines. Insee, Documents de travail, n°F1507.

André, Mathias. et Sicsic, Michaël. 2020. Évaluation des effets redistributifs des réformes socio-fiscales : comment s’y retrouver?, blog de l’Insee. https://blog.insee.fr/evaluation-des-effets-redistributifs-des-reformes-socio-fiscales-comment-sy-retrouver/

Blanchet, Didier. 2020, Des modèles de microsimulation dans un institut de statistique : Pourquoi, comment, jusqu’où?, Courrier des statistiques, n°4.

Buresi, Gabriel. et Cornetet, Jules. et Cornuet, Flore. et Doan, Quynh-Chi. et Dufour, Camille. et Trémoulu, Raphaël. 2022. Les réformes sociofiscales de 2020 et 2021 augmentent le revenu disponible des ménages, en particulier pour la moitié la plus aisée. France portrait social, Insee références.

Cheloudko, Pierre. et Martin, Henri. 2020, Une décennie de modélisation du système de retraite – La genèse du modèle de microsimulation TRAJECTOiRE, Courrier des statistiques, n°4.

Fabre, Brice. et Guillouzouic, Arthur. et Lallemand, Chloé. et Leroy, Claire. 2020. Budget 2020 : quels effets pour les ménages?, Note IPP n°49.

Fredon, Simon. et Sicsic, Michaël. 2020, Ines, le modèle qui simule l’impact des politiques sociales et fiscales, Courrier des statistiques, n°4.

Landais, Camille. et Piketty, Thomas. et Saez, Emmanuel. 2011. Pour une révolution fiscale, La Découverte.

Madec, Pierre. et Plane, Mathieu. et Sampognaro, Raul. 2022. Une analyse macro et microéconomique du pouvoir d’achat des ménages en France : Bilan du quinquennat mis en perspective. OFCE Policy Brief, 104: 1-18.

Paquier, Félix. et Sicsic, Michaël. 2021. Effets des réformes 2018 de la fiscalité du capital des ménages sur les inégalités de niveau de vie en France : une évaluation par microsimulation. Économie et Statistique, n°530-531.

Quelques références bibliographiques pour aller plus loin

Des numéros de revues dédiés à la microsimulation

Courrier des statistiques n°4, avril 2020;

Économie et statistiques (n°481-482, 2015) et Revue économique (vol. 67, 2016);

Économie et prévision (n°160-161, 2003).

Des références généralistes dressant un panorama de la méthode

Bessis, Franck. et Cotton, Paul. 2021. La réforme, le chiffrage, son modèle et ses données, Politix 2021/2 (n°134).

Bourguignon, François. et Landais, Camille. 2022. Micro-simuler l’impact des politiques publiques sur les ménages : pourquoi, comment et lesquelles?, Les notes du conseil d’analyse économique, n°74, septembre 2022.

Legendre, François. L’émergence et la consolidation des méthodes de microsimulation en France. Économie et Statistique, n°510-511-512 – 2019, 201-217.

O’Donoghue, Cathal (éd). 2014. Handbook of Microsimulation Modelling, Emerald Publishing Ltd.