10 L’entretien semi-directif

Clément Pin

Résumé

Technique d’enquête qualitative très répandue, l’entretien semi-directif consiste en une interaction verbale sollicitée par l’enquêteur·rice auprès d’un·e enquêté·e, à partir d’une grille de questions utilisée de façon très souple. L’entretien vise à la fois à collecter des informations et à rendre compte de l’expérience de la personne et de sa vision du monde, dans une optique compréhensive. Il est utile pour différents types d’évaluations des politiques publiques, et notamment pour clarifier les objectifs d’une politique, analyser sa mise en œuvre ou encore étudier sa réception.

Mots-clés : Méthode qualitative, entretien semi-directif, induction, empathie, étude de cas, idéaux-types, évaluation réaliste

I. En quoi consiste cette méthode?

L’entretien semi-directif est une technique de recueil de données très largement utilisée dans la recherche qualitative en sciences sociales. De manière très générale, elle se distingue radicalement de l’enquête par questionnaire qui vise à produire des données standardisées sur une vaste population pour rechercher par traitement statistique des régularités dans la variation des opinions ou des attitudes entre groupes d’individus. La pratique de l’entretien, quelle que soit sa forme spécifique, sert quant à elle à produire des données permettant avant tout de mieux saisir la singularité de l’expérience que des individus ou groupes d’individus ont de leurs relations avec les autres, avec les institutions, ou plus largement celle qu’ils ont de phénomènes sociaux. Si l’étude qualitative et approfondie du singulier peut donner lieu en elle-même à des connaissances ayant un certain degré de généralisation, celles-ci procèdent d’un traitement de données raisonnant par étude de cas et idéaux-types, ainsi que par recoupement avec des données recueillies au moyen des deux autres techniques qualitatives classiques que sont l’observation et le traitement de sources écrites. Les techniques qualitatives peuvent également être mobilisées dans le cadre de recherches adoptant une méthodologie mixte.

La pratique de l’entretien a émergé au XIXe siècle dans le champ de la psychologie clinique et de l’enquête sociale à des fins respectivement médicales et politiques. Elle s’est développée en tant que technique de recherche à part entière au cours du XXe siècle aux États-Unis puis en Europe dans une démarche de sociologie compréhensive dans la filiation des travaux de Max Weber. La fonction de l’entretien est ainsi de recueillir la parole des individus, le postulat théorique général étant que les phénomènes sociaux ne peuvent être compris et donc expliqués indépendamment du sens que les individus donnent à leurs actions. Sur cette base commune, plusieurs pratiques scientifiques de l’entretien ont été progressivement formalisées, les principales étant l’entretien ethnographique, l’entretien non-directif, et l’entretien semi-directif. C’est toutefois ce dernier qui s’est imposé au cours des dernières décennies, en particulier en France, comme la technique la plus utilisée en sociologie de l’action publique (Pinson, Sala Pala, 2017). Dans ce cadre, il est souvent employé si ce n’est comme un mode exclusif de recueil de données, du moins comme un mode privilégié, au motif qu’il permet de produire des données ayant une valeur intrinsèque (et pas seulement par recoupement avec des observations ou de la documentation).

Comme les autres formes d’entretien en sciences sociales, l’entretien semi-directif est une interaction verbale sollicitée par l’enquêteur·rice auprès d’un·e enquêté·e. Mais, dans le cas de l’entretien semi-directif, la situation d’interaction a ceci de particulier que l’enquêté·e est de prime abord placé·e dans un rôle d’informateur·rice, de détenteur·rice d’un savoir (commun, non scientifique) précieux sur le thème d’intérêt de l’enquêteur·rice.

Sur le plan épistémologique, l’entretien semi-directif s’inscrit dans un mode de raisonnement scientifique où le terrain (donc ce que disent les enquêté·e·s) n’est pas qu’une instance de vérification de théories élaborées dans l’abstrait, mais bien ce à partir de quoi s’engage l’élaboration de la question de recherche et des hypothèses : la théorie est produite par induction à partir des données de terrain, selon le principe de la Grounded theory popularisé par Anselm Strauss.

Qu’entend-on par entretien « semi-directif »? S’il convient pour l’enquêteur·rice de préparer une grille organisée de questions qui lui servira de guide pour orienter l’entretien, l’usage de cette grille n’est pas rigide. L’enjeu est que l’enquêté·e fournisse par ses prises de parole le plus d’informations tant objectives (sur les phénomènes, institutions ou processus étudiés) que subjectives (sur ses représentations, son système de valeurs, ses croyances). Il convient dès lors d’interagir avec la personne interviewée de sorte que celle-ci en vienne à endosser activement son rôle d’informatrice, dans une logique de conversation plutôt que de questionnaire administré « de haut ». La qualité d’un entretien semi-directif dépend ainsi en grande partie de l’attitude d’empathie et d’écoute attentive adoptée par l’enquêteur·rice, qui lui permettra de faire l’usage le plus adapté de sa grille de questions en situation (Kaufmann, 2016).

L’application de ces principes méthodologiques n’aura jamais pour effet de couper court aux débats propres au champ de la recherche qualitative et sur les différentes formes d’entretiens, que ces débats portent sur la validité des données recueillies (leur degré d’objectivité/subjectivité, leur véracité/facticité, leur partialité etc.), ou entre paradigmes scientifiques (constructivisme/réalisme critique), si bien qu’il n’y a de bon usage de l’entretien semi-directif qui ne soit réfléchi, méthodiquement élaboré, et explicité.

II. En quoi cette méthode est-elle utile pour l’évaluation des politiques publiques?

La réalisation d’entretiens semi-directifs peut servir à traiter trois grands types de questions évaluatives. Elle peut en premier lieu aider à rendre intelligible l’ensemble souvent complexe des objectifs initiaux d’une politique publique. Les entretiens semi-directifs peuvent ensuite être utilisés dans une démarche d’évaluation visant à retracer les processus de mise en œuvre de la politique, de comprendre comment ses objectifs se traduisent concrètement dans des interventions et des pratiques des agents administratifs. Enfin, bien que moins reconnue pour cela dans le contexte français, l’enquête par entretiens semi-directifs peut contribuer à produire des évaluations en documentant la réception d’une politique par ses bénéficiaires et plus largement par ses destinataires. Si ces trois usages peuvent être combinés dans une même recherche évaluative, nous précisons successivement leurs apports respectifs.

Dans la perspective de clarification des objectifs d’une politique, l’entretien semi-directif apparaît comme un des rares moyens d’approcher empiriquement le travail gouvernemental et plus précisément les processus de décision intervenant dans la mise à l’agenda de problèmes publics et la définition de programmes d’action pour les traiter. En raison de leur caractère hautement politique, les sphères gouvernementales restent d’un accès difficile pour conduire des observations. Les sources écrites, par leur caractère officiel et consensuel, restent quant à elles pauvres en informations pour saisir les débats et controverses entre acteurs décisionnels mus par des idéologies, des logiques institutionnelles et des intérêts particuliers. L’entretien semi-directif est alors utilisé comme technique permettant d’accéder de manière rétrospective à des informations de première main indispensables pour décoder les enjeux ayant présidé à la formation des compromis et arbitrages ne s’exprimant que très implicitement dans la formulation officielle des objectifs d’une politique.

Dans une démarche d’évaluation centrée sur l’étude des moyens effectivement déployés (outputs) en application d’une politique, l’usage de l’entretien semi-directif apparaît au premier abord moins central. D’une part, les données nécessaires ayant par définition un caractère administratif et technique prononcé, elles sont souvent disponibles sous forme écrite. De plus, les pratiques des agentes et des agents étant considérées comme plus ordinaires, elles se prêtent davantage à l’observation. L’enquête se fait alors plus ethnographique, de manière à saisir les pratiques d’adaptation de la règle à la diversité des situations et des publics concernés (voir chapitre séparé sur l’observation directe). L’entretien semi-directif peut toutefois être mobilisé en complément pour croiser les hypothèses explicatives portant sur les pratiques des agent·e·s avec le récit qu’ils et elles font de leurs situations de travail et les représentations expertes qu’ils et elles élaborent au sujet de « leurs » publics.

L’usage de l’entretien semi-directif dans l’étude des effets (outcomes) d’une politique se conçoit dès lors qu’on ne réduit pas cette étude à la seule mesure (quantitative) des impacts mais que l’on cherche à comprendre (qualitativement) le processus de production de ces effets. Ce type d’analyse, formalisé dans les années 1990 par les pionniers de l’évaluation qualitative tels que Michael Patton, souligne qu’une même politique peut revêtir des significations différentes selon les populations concernées, et que cette diversité produit une variation importante dans ses effets. Le concept de réception (Revillard, 2019) aide à analyser les interactions entre les logiques d’appropriation (cognitives et pratiques) et les effets (symboliques et matériels) d’une politique. L’étude empirique de la réception passe par la réalisation d’entretiens semi-directifs dont la particularité est d’accorder la primauté à la dimension compréhensive plutôt qu’informative, l’examen portant en premier lieu sur la subjectivité des destinataires. Une autre pratique de l’entretien semi-directif, moins subjectiviste, est également développée dans la démarche d’évaluation propre au courant de l’évaluation réaliste. Nous la présentons dans la section suivante.

III. Un exemple d’utilisation de cette méthode en évaluation des politiques éducatives

Théorisée par le sociologue Ray Pawson, la démarche d’évaluation réaliste est aujourd’hui bien reconnue dans la littérature scientifique internationale et est mobilisée par de nombreuses organisations gouvernementales (voir chapitre séparé sur l’évaluation réaliste). Sa caractéristique première est de substituer à la question ordinaire « cette politique fonctionne-t-elle? » (au sens de produit-elle les effets recherchés?) un questionnement plus circonstancié sur « quels effets produit-elle? pour qui? dans quels contextes? À quelles conditions? ». Le réalisme (critique) de cette démarche réside dans le postulat que la mesure d’impact d’une politique est insuffisante pour en saisir ses effets, que ceux-ci sont tellement différents selon ses destinataires et le contexte qu’il est indispensable, pour l’évaluer, de comprendre la variété des processus qu’elle active. Évaluer une politique consiste dès lors à formuler et à examiner empiriquement des hypothèses sur la manière dont interagissent les contextes, les mécanismes et les effets (schéma d’analyse CMO, contexts-mechanisms-outcomes).

Le travail de formulation et d’examen des hypothèses s’appuie de manière centrale sur la réalisation d’entretiens semi-directifs conçus selon une logique qualifiée de teacher-learner function (Pawson, 1996), à mi-chemin entre l’entretien directif (structured) et non directif (unstructured). La dimension informative de l’entretien est dominante, l’échange avec l’interviewé-e consistant moins à partir de son vécu et de ses représentations qu’à alimenter une réflexion sur des hypothèses de recherche (theory-driven). Cette pratique d’entretien ne peut toutefois pas être qualifiée de directive dans la mesure où selon les phases de l’enquête, l’enquêteur·rice et l’enquêté·e vont jouer alternativement les rôles d’enseignant·e et d’apprenant·e. Pour aider à anticiper et maîtriser cette permutation des rôles, Ana Manzano (2016) distingue trois phases de l’enquête par entretiens. Le premier ensemble d’entretiens remplit une fonction de glanage de théories (theory gleaning), c’est-à-dire de recensement auprès des acteur·rices d’hypothèses provisoires sur les effets des circonstances contextuelles sur le fonctionnement du programme étudié. Dans une deuxième phase, certaines théories ont été écartées, et les théories sélectionnées sont examinées plus en détail au moyen d’entretiens se faisant moins standardisés pour interroger diversement les interlocuteur·rices dans une visée d’affinage théorique (theory refining). C’est surtout dans la troisième phase de consolidation théorique (theory consolidation) que l’évaluateur·rice se fait enseignant·e en exposant à l’enquêté·e sa compréhension contextualisée du programme, auquel l’enquêté·e peut réagir en mobilisant des exemples dans une logique de vérification ou falsification.

Un exemple récent d’évaluation conduite dans le champ des politiques éducatives illustre particulièrement bien cette pratique de l’enquête par entretien semi-directif. Afin d’évaluer la politique colombienne visant à réduire les inégalités régionales de réussite scolaire en étendant de manière universelle la durée des journées d’école (programme Jordana Unica), Juan David Parra (2022) a réalisé une enquête qualitative comportant 31 entretiens (11 avec des responsables de services centraux et déconcentrés de l’État, 20 avec des directeurs et des éducateurs dans les écoles), 20 focus groups (10 avec des parents, 10 avec des élèves) et 40 heures d’observations non participantes dans des écoles. Il a également administré un questionnaire auprès d’un échantillon représentatif de directeurs d’école (N = 681). Cette enquête lui a permis de formuler, affiner puis consolider des hypothèses sur la mise en œuvre, la réception et les effets de cette politique en soulignant l’importance de raisonner à trois niveaux : celui des logiques de décentralisation des politiques éducatives, du bien-être des enfants et des adolescents, et de la motivation des élèves.

IV. Quels sont les critères permettant de juger de la qualité de la mobilisation de cette méthode?

Un premier élément conditionnant la qualité d’une enquête par entretiens semi-directifs concerne le nombre et le choix des personnes interviewées. La représentativité de l’échantillon n’étant pas un critère de validité, le principe est davantage de réaliser un nombre suffisant d’entretiens (généralement estimé entre 20 et 30) pour recueillir le témoignage de personnes qui, d’un point de vue formel ou informel, occupent des positions et se trouvent dans des situations différentes au regard de l’objet étudié, si bien qu’elles pourront avoir des points de vue différents, autrement dit des expériences, des pratiques et des représentations variées à son sujet.

Un deuxième critère de qualité se joue dans la conduite même des entretiens. L’entretien semi-directif doit permettre d’alterner des moments destinés à recueillir des narrations ou récits produits librement par l’enquêté-e (généralement au moins en début d’entretien) et des moments de plus grande directivité visant à recueillir des informations préalablement ciblées par l’enquêteur·rice. Cet art de l’entretien se prépare en amont via l’élaboration d’un guide d’entretien, évolutif au fil de l’enquête et ajustable en fonction des interlocuteurs. Ce guide ne comporte pas seulement la formulation de consignes initiales et de thèmes généraux de discussion, il établit aussi une série de relances qui permettent d’obtenir les informations recherchées. La conduite des entretiens dépend en outre de la posture qu’enquêteur·rice et enquêté·e adoptent en situation et des techniques de relance utilisées par l’enquêteur·rice.

Un troisième ensemble d’enjeux réside enfin dans le traitement des données recueillies par les entretiens. Cette étape décisive vise à analyser le contenu des entretiens de manière croisée et comparative de manière à non seulement synthétiser et vérifier par recoupement les informations recueillies, mais aussi à produire une interprétation tout à la fois globale et circonstanciée de l’objet étudié, en référence au cadre théorique et aux hypothèses de recherche initialement formulées. Cette phase de travail nécessite à ce titre de décontextualiser relativement les données recueillies au sein de chacun des entretiens en analysant leur contenu au regard de catégories d’analyse portant sur le fonctionnement du système d’action et/ou des processus étudiés et l’expérience qu’en ont les différent·e·s acteur·rice·s concerné·e·s.

V. Quels sont les atouts et les limites de cette méthode par rapport à d’autres?

L’atout principal des entretiens semi-directifs est de fournir des données indispensables à la compréhension des processus par lesquels une politique publique produit ses effets, depuis la genèse de la multiplicité de ses objectifs et de son contenu (moyens consacrés, instruments élaborés), à ses modalités effectives de mise en œuvre et jusqu’à ses logiques variées de réception. Ces données portent sur les pratiques et les représentations de l’ensemble des acteurs et actrices impliqué·e·s ou plus largement concerné·e·s (a priori) par une même politique. Selon les étapes de l’enquête et les types d’enquêté·e·s sollicité·e·s (acteur·rice·s de la décision, acteur·rice·s de la mise en œuvre, bénéficiaires, destinataires) l’usage de l’entretien semi-directif peut être modulé pour activer en premier lieu sa dimension informative ou compréhensive.

Ses principales limites sont de deux ordres. Premièrement, dans le cadre d’une évaluation strictement qualitative, il est requis que l’administration de la preuve opère en croisant l’usage de l’entretien et d’autres techniques de recueil de données, à savoir l’observation et l’étude des sources écrites. Deuxièmement, en tant que méthode qualitative, il est évident que le recours à l’entretien semi-directif ne permet pas en lui-même de produire des évaluations quantitatives, évaluations par ailleurs très utiles pour fournir des données de cadrage servant à concevoir en amont le questionnement propre à une évaluation qualitative.

Notons enfin que dans le contexte actuel de développement de l’évaluation par mesure d’impact l’enquête par entretien semi-directif peut tout à fait trouver sa place dans le cadre de recherches adoptant une méthodologie mixte (Pin, Barone, 2021). Des entretiens semi-directifs peuvent ainsi contribuer à la conception (en amont) puis à l’interprétation (en aval) d’une expérimentation randomisée. Dans ce cas comme dans d’autres, l’usage de l’entretien sera modulé selon les étapes de la recherche. La technique d’entretien semi-directif sera dans un premier temps utilisée dans une logique de « qualitatif instrumentalisé » pour aider à identifier les conditions contextuelles variées de mise en œuvre d’un programme dont on cherche à mesurer l’impact et affiner de la sorte ses modalités de mise en œuvre. L’entretien semi-directif pourra ensuite être utilisé dans une logique de « qualitatif autonomisé » pour construire des idéaux-types fournissant a posteriori des éléments explicatifs d’ordre qualitatif pour comprendre les processus causaux ayant abouti aux impacts mesurés.

Quelques références bibliographiques pour aller plus loin

Kaufmann, Jean-Claude. 2016. L’entretien compréhensif. Armand Colin.

Manzano, Ana. 2016. « The craft of interviewing in realist evaluation ». Evaluation, n°22: 342-360.

Parra, Juan David. 2022. « Decentralisation and school-based management in Colombia: An exploration (using systems thinking) of the Full‐Day Schooling programme ». International Journal of Educational Development, n°91: 102579.

Pawson, Ray. 1996. « Theorizing the interview ». British Journal of Sociology, n°47: 295-314.

Pin, Clément. et Barone, Carlo. 2021. « L’apport des méthodes mixtes à l’évaluation ». Revue française de science politique, n°71: 391-412.

Pinson, Gilles. et Sala Pala, Valérie. 2007. « Peut-on vraiment se passer de l’entretien en sociologie de l’action publique? ». Revue française de science politique, n°57: 555-597.

Revillard, Anne. 2018. « Saisir les conséquences d’une politique à partir de ses ressortissants : la réception de l’action publique ». Revue française de science politique, n°68: 469-492.