6 Expérimentation en laboratoire

Lou Safra

Résumé  

L’expérimentation en laboratoire permet de mesurer directement les attitudes et comportements des individus et d’évaluer l’effet causal d’une variable sur ces comportements et attitudes. Pour cela, les individus sont mis en situation de réaliser un certain nombre de tâches dont l’on contrôle le plus d’éléments possibles (tels que la durée de la tâche et le type d’informations données aux participant·e·s). Cette démarche peut aider à anticiper ex ante la façon dont des individus vont réagir à une intervention, ou encore être utilisée ex post pour mesurer les changements de comportement à la suite d’une intervention. Elle est notamment utile pour révéler des biais de comportement non conscients.

 

Mots-clés : Méthodes quantitatives, méthode intra-participant·e·s/inter-participant·e·s, expérimentation en laboratoire, effet causal, comportements, attitudes, biais de comportement non conscients, validité interne/externe, réponse automatique/non-automatique

I. En quoi consiste cette méthode?

De façon simple, lors d’une expérimentation en laboratoire, des participantes et participants réalisent une tâche donnée, créée dans le but de mesurer leur comportement. La première étape de l’expérimentation en laboratoire est donc d’établir un protocole expérimental permettant de mesurer le comportement de l’individu. Classiquement, ces expérimentations impliquent la réalisation d’une tâche sur ordinateur, qui permettra de mesurer non seulement les choix des participant·e·s mais également d’autres données pouvant se révéler particulièrement informatives comme le temps de réponse. Ces tâches peuvent aussi bien viser à mesurer les préférences des participant·e·s et leurs perceptions que la façon dont ils et elles apprennent ou raisonnent. Ainsi, les expérimentations en laboratoire sont particulièrement utilisées par les domaines qui s’intéressent directement aux comportements et aux perceptions des individus comme les sciences cognitives, la psychologie, notamment la psychologie sociale, la psychologie du développement et la psychologie politique, ainsi que l’économie et les sciences de l’éducation. La plupart de ces protocoles repose sur la mesure des choix des participant·e·s entre différentes options ou sur l’évaluation de ces options sur une échelle. Pour cela, différents types de matériel (ou stimuli) peuvent être présentés aux participant·e·s (images, textes, vidéos, extraits sonores etc). Cette méthode permet ainsi de mesurer des attitudes et comportements de façon directe, ce qui peut être particulièrement utile lorsqu’il s’agit de comportements ou d’attitudes que les participant·e·s n’ont pas tendance à rapporter ou dont ils et elles n’ont pas conscience, même si ces attitudes peuvent influencer de façon non négligeable leurs comportements, comme c’est le cas pour les biais sexistes implicites.

En plus d’offrir la possibilité de mesurer de façon directe le comportement, l’expérimentation en laboratoire permet également de mesurer la façon dont un comportement peut être influencé par un contexte précis. Il s’agit du cœur de la méthode expérimentale scientifique : en comparant le comportement des participant·e·s dans différentes conditions, une dans laquelle le facteur d’intérêt (celui dont on cherche à étudier l’influence) est présent et une dans laquelle il est absent, il est possible d’évaluer le lien de causalité entre ce facteur et le comportement étudié. Néanmoins, comme il s’agit d’études en laboratoire, ce facteur d’intérêt doit être extrait du contexte réel pour être étudié de façon expérimentale. Par exemple, dans le cadre de l’étude de l’acceptabilité d’un nouveau médicament, son prix, son efficacité et ses effets secondaires pourront être étudiés ensemble ou séparément à l’aide de choix fictifs afin d’estimer leurs influences sur les perceptions des participant·e·s. Ainsi, les expérimentations en laboratoire nécessitent d’effectuer en amont une analyse approfondie des facteurs pouvant affecter le comportement d’intérêt. Cette notion de comparaison s’étend au-delà des choix eux-mêmes et peut également être appliquée à différents contextes ou conditions. Par exemple, la comparaison entre une condition dans laquelle les participant·e·s ont accès à l’information sur le pourcentage d’élèves filles dans chaque filière d’enseignement secondaire à une condition et celle dans laquelle cette information n’est pas donnée permet d’estimer l’effet de ce type d’information sur les choix d’orientation des élèves.

Ces comparaisons peuvent être réalisées en présentant l’ensemble des contextes ou des choix à chacun des participant·e·s ou en ne présentant qu’un type de contexte ou de choix à chaque participant·e. La première méthode, appelée intra-participant·e·s, permet une estimation précise de ces effets en écartant la possibilité que les différences observées soient dues à d’autres facteurs que ceux manipulés dans l’expérience (comme des facteurs démographiques par exemple). En revanche, la seconde méthode, appelée inter-participant·e·s, ne permet pas de totalement exclure l’existence de variable explicative non-mesurée, mais est nécessaire lorsque les deux conditions manipulées sont incompatibles. Par exemple, dès que les participant·e·s ont reçu l’information sur le pourcentage d’élèves filles dans chaque filière, leurs choix seront très probablement influencés par ce facteur même si cette information n’est plus présente par la suite.

La mise en place et l’utilisation des expérimentations en laboratoire nécessitent donc plusieurs étapes de réflexion théorique, appuyées sur la connaissance de cette méthode mais aussi sur une analyse fine des politiques publiques, afin de garantir la qualité des données récoltées via le protocole expérimental (la validité interne de l’expérience) ainsi que leur capacité à expliquer des comportements et des situations pertinentes pour les politiques publiques (la validité externe de l’expérience).

II. En quoi cette méthode est-elle utile pour l’évaluation des politiques publiques?

La méthode d’expérimentation en laboratoire a une double utilité pour l’évaluation des politiques publiques. Tout d’abord elle offre un nouvel outil pour mesurer les comportements cibles des politiques (les comportements que les politiques cherchent à modifier), offrant des mesures complémentaires aux outils existants comme les questionnaires. Elle peut donc être intégrée dans le panel d’outils mobilisables ex post pour mesurer les changements de comportements à la suite de la mise en œuvre d’une intervention ou d’une politique publique.

Elle permet également de mieux connaître le comportement d’intérêt, d’en évaluer les composantes clés et d’éclairer l’élaboration des politiques publiques. Elle enrichit ainsi empiriquement la connaissance ex ante des comportements cibles pour permettre l’élaboration de politiques publiques mieux adaptées et ainsi potentiellement plus efficaces.

III. Exemples d’utilisation de cette méthode pour l’évaluation des politiques publiques dans les domaines de l’éducation, de la lutte contre les discriminations et de la propreté urbaine

Les méthodes d’expérimentation en laboratoire ont notamment été utilisées dans le domaine de l’éducation pour évaluer l’efficacité de différentes interventions, comme la pratique du sport, de la méditation ou du théâtre, sur les fonctions exécutives des enfants et des adolescent·e·s. Les fonctions exécutives sont un concept issu des sciences cognitives regroupant les processus psychologiques impliqués dans l’exécution d’action orientées vers un but, nécessitant entre autres le recours à la planification des actions, à l’inhibition de comportements concurrents et le passage de façon fluide d’une action à l’autre. Elles ont été montrées comme associées à plusieurs mesures de réussite scolaire, académique et professionnelle, ce qui a mené au développement d’interventions cherchant spécifiquement à les améliorer chez les enfants et les adolescents. Les fonctions exécutives étant mesurées de façon robuste par des expérimentations en laboratoire, comme des tâches lors desquelles les participant·e·s doivent inhiber une réponse automatique afin de fournir une réponse non-automatique, des expérimentations en laboratoire ont été utilisées pour évaluer l‘efficacité de ces interventions. Ainsi, afin d’évaluer l’efficacité d’un programme de méditation de quatre semaines destiné à des élèves entre 9 et 11 ans, Parker et collaborateurs ont utilisé une tâche de Flanker, une tâche bien connue de mesure des fonctions exécutives, comparant les taux de bonnes réponses des participant·e·s dans différentes conditions : quand elles ou ils doivent indiquer l’orientation d’une image cible entourée d’autres images similaires et quand il leur est demandé d’indiquer uniquement l’orientation de ces autres images (Parker et col., 2014). Si cet exemple illustre la façon dont les concepts de sciences cognitives et les méthodes associées peuvent être mobilisés pour l’évaluation des politiques publiques, il est important de noter que ces méthodes peuvent être combinées avec des outils issus d’autres champs comme les questionnaires. Ainsi, plusieurs interventions visant à réduire les biais racistes ont combiné des mesures de racisme explicite, obtenues à l’aide de questionnaires, et implicites, mesurées à l’aide d’expérimentations en laboratoire, afin d’obtenir une vision la plus complète possible des effets de ces interventions. À titre d’exemple, nous pouvons citer l’étude publiée par Devine et collaborateurs en 2012 qui a montré qu’une intervention combinant une explication sur l’existence de biais racistes implicites et la présentation de stratégies de réduction de ces biais conduite sur des étudiant·e·s américain·e·s n’avait pas d’effet significatif sur les biais implicite mais entraînait une réduction des biais racistes sur une durée de deux mois (Devine et col., 2012).

Les méthodes d’expérimentation en laboratoire ont également été appliquées pour évaluer ex ante les possibles effets de nouvelles politiques. Par exemple, en s’appuyant sur la littérature en politiques publiques sur l’importance de la visibilité des poubelles dans la réduction des déchets de rue, Abdel Sater et collaborateurs ont évalué en laboratoire, l’efficacité possible d’une intervention consistant à changer la couleur des sacs des poubelles de rue. Pour cela, ces chercheurs ont comparé la capacité des participant·e·s à détecter des poubelles dans des photos de rue en fonction de la couleur des sacs poubelle. Celle-ci avait été manipulée par ordinateur à partir de photos réelles, pour que la tâche expérimentale soit la plus proche possible de conditions réelles mais également la plus contrôlée possible : seule la couleur des sacs poubelles différenciait les photographies avec les sacs de couleurs gris et de celles avec les sacs de couleur rouge. Cette étude a permis de mettre en évidence l’efficacité potentielle de cette intervention simple et à faible coût sur la visibilité des poubelles (Abdel Sater et col., 2020). Bien que cet exemple n’ait pas encore été traduit en l’implémentation d’une intervention réelle, il illustre la façon dont les expérimentations en laboratoire peuvent être intégrées au cycle d’élaboration des politiques publiques.

IV. Quels sont les critères permettant de juger de la qualité de la mobilisation de cette méthode?

Que son utilisation soit ex post ou ex ante, le premier élément à prendre en compte pour évaluer de la pertinence de l’utilisation de l’expérimentation en laboratoire pour l’évaluation des politiques publiques est l’alignement entre le comportement d’intérêt, celui qui est directement lié à la question de politiques publiques, et le comportement mesuré en laboratoire. Cette idée est fondamentale pour que les expérimentations en laboratoire soient réellement utiles pour l’évaluation des politiques publiques et ne soient pas un simple outil marketing. En effet, l’expérimentation en laboratoire utilise parfois des tâches abstraites, souvent construites initialement pour évaluer des mécanismes psychologiques fondamentaux tels que la motivation. Il faut donc s’assurer que le comportement mesuré expérimentalement est bien associé de façon robuste aux comportements d’intérêt tel qu’il est observé dans les situations réelles. Cette question est d’autant plus importante que les expérimentations en laboratoire permettent de mesurer non seulement des attitudes explicites, celles que les participant·e·s sont prêts à rapporter lors d’entretiens ou d’enquêtes, mais aussi des attitudes implicites, dont les participant·e·s eux-mêmes et elles-mêmes n’ont pas forcément conscience. Si ce dernier type d’attitude présente un fort intérêt théorique, il est seulement faiblement prédictif des comportements des individus dans la vie courante et ne permet de prédire le comportement que dans des situations précises, comme quand les individus doivent prendre une décision extrêmement rapidement. Ainsi, une intervention peut ne pas avoir d’effet significatif sur les attitudes implicites mais tout de même modifier le comportement des participant·e·s. Ces deux niveaux de mesure peuvent avoir un intérêt pour l’évaluation en profondeur des politiques publiques et l’anticipation de potentiels effets non prédits mais n’utiliser qu’une mesure au niveau implicite pour l’évaluation des politiques publiques peut en revanche entraîner des interprétations erronées de leur efficacité.

D’autre part, il est important, comme pour tout outil mobilisé dans le cadre de l’évaluation des politiques publiques, de considérer la taille des effets obtenus. En effet, le contexte artificiel dans lequel sont observés les effets dans le cadre des expérimentations en laboratoire appelle à la prudence lors de la mobilisation de ces résultats pour l’évaluation des politiques publiques. Ces conditions et tâches souvent très artificielles, bien qu’elles permettent d’isoler le plus possible le comportement et les facteurs d’intérêt, peuvent également mener à des interprétations biaisées au moment de généraliser ces résultats à des situations réelles. En effet, une expérimentation dans laquelle un seul type d’information est donné (par exemple, le nom du journal ayant diffusé un article), peut mener à surestimer le poids de ce type d’information dans les décisions des individus, car contrairement au contexte expérimental, en contexte réel les individus peuvent fonder leurs choix sur une multitude d’informations disponibles. La mobilisation de l’expérimentation en laboratoire pour l’évaluation des politiques publiques nécessite donc de prendre en compte le protocole expérimental utilisé dans son ensemble, c’est-à-dire non seulement le type de choix qui a été mesuré, mais également le type d’informations auxquelles les participant·e·s avaient accès.

Enfin, s’il s’agit d’une utilisation ex ante, il est également important de prendre en compte la population sur laquelle les résultats ont été obtenus afin d’évaluer si ces résultats sont mobilisables pour la population cible de la politique publique. En effet, des résultats comportementaux obtenus uniquement sur une population particulière peuvent ne pas être valides dans une autre population. Ces différences entre populations sont également importantes lorsque l’analyse porte spécifiquement sur la comparaison entre populations ou consiste en l’utilisation d’un protocole expérimental pour une population différente de celle sur laquelle il a initialement été testé. Dans ces deux cas, il est nécessaire de considérer que les variations de comportement observées expérimentalement peuvent être dues à la structure du protocole expérimental lui-même et non à des différences dans le comportement d’intérêt. Par exemple, des différences sur le niveau de concentration des participant·e·s sur la tâche à réaliser en laboratoire peuvent générer des différences de comportement qui ne reflètent pas des différences réelles dans le comportement cible. Il est donc crucial que le type d’expérience choisi soit cohérent avec la ou les populations cibles afin de ne pas créer artificiellement des différences de comportement entre populations ou de ne pas sous-estimer ou surestimer l’existence de certains comportements dans ces populations.

Enfin, à ces éléments directement liés à la mobilisation des expérimentations en laboratoire à l’évaluation des politiques publiques s’ajoutent les critères généraux d’évaluation de la qualité des expérimentations en laboratoire. Ces critères reposent notamment sur l’évaluation de la sensibilité de l’expérimentation et de ses résultats à l’influence de biais comportementaux et à l’aléatoire. Pour cela, l’utilisation de formulations spécifiques, la répétition des questions, l’utilisation d’une diversité de matériel expérimental contrôlé sur des éléments clés (comme l’utilisation d’une série de visages de femmes et d’hommes différents mais ayant la même expression pour évaluer les biais sexistes) et la présentation de façon aléatoire des différents éléments de l’expérience (l’ordre de présentation des questions et des conditions par exemple) sont classiquement mis en place pour s’assurer de la fiabilité des résultats des expérimentations conduites en laboratoire.

V. Quels sont les atouts et les limites de cette méthode par rapport à d’autres?

Les deux principaux atouts de la méthode expérimentale en laboratoire sont d’une part, de permettre de tester l’existence de liens de causalité entre un facteur ou un contexte et un comportement et, d’autre part, d’offrir un outil de mesure spécifique des comportements et des attitudes. Toutefois, il est important de noter que les critères nécessaires à la réalisation d’une expérience en laboratoire fiable rendent cette méthode parfois plus contraignante que d’autres méthodes. Par exemple, les expérimentations en laboratoire sont souvent plus longues que les enquêtes par questionnaires, rendant cette méthode plus coûteuse. Parallèlement, la nécessité de contrôler un grand nombre de facteurs limite le caractère exploratoire de cette méthode et la rend plus appropriée à la mesure d’un comportement précis ou l’évaluation d’une hypothèse donnée.

De plus, le contexte très contrôlé des expériences en laboratoire limite la possibilité d’interpréter directement les résultats de ces expériences en termes de comportements en dehors du laboratoire. Les comportements d’intérêt sont d’ailleurs parfois mieux prédits par des réponses explicites que par des mesures réalisées lors d’expérimentation en laboratoire. Toutefois, les expérimentations en laboratoire permettent de mesurer des comportements qui sont difficiles voire impossibles à mettre en évidence lors d’entretiens ou à mesurer dans des enquêtes classiques. En effet, celles-ci offrent la possibilité de mesurer comportements implicites et sont moins sensibles aux biais récurrents observés avec les autres méthodes, notamment le biais de désirabilité sociale, c’est-à-dire la volonté des participant·e·s de se montrer sous leur meilleur jour et de répondre selon ce qu’ils ou elles perçoivent être une norme sociale, bien que cela reste tout de même un risque dans les expérimentations en laboratoire. Ainsi, les expérimentations en laboratoire sont particulièrement prometteuses pour l’évaluation de l’efficacité des politiques publiques à modifier non seulement les comportements des individus mais également les biais implicites pouvant avoir des effets importants à long terme.

Références bibliographiques citées dans le texte

Abdel Sater, Rita. et Mus, Mathilde. et Wyart, Valentin. et Chevallier, Coralie. 2020. A zero-cost attention-based approach to promote cleaner streets.

Devine, Patricia. et Forscher, Patrick. et Austin, Anthony. et Cox, William. 2012. Long-term reduction in implicit race bias: A prejudice habit-breaking intervention. Journal of experimental social psychology48(6): 1267-1278.

Parker, Alison. et Kupersmidt, Janis. et Mathis, Erin. et Scull, Tracy. et Sims, Calvin. 2014. The impact of mindfulness education on elementary school students: Evaluation of the Master Mind program. Advances in School Mental Health Promotion7(3): 184-204.

Quelques références bibliographiques pour aller plus loin

Bordens, Kenneth. et Abbott, Bruce. 2014. Research Design and Methods: A Process Approach. McGraw Hill.

Gawronski, Bertram. 2009. Ten frequently asked questions about implicit measures and their frequently supposed, but not entirely correct answers. Canadian Psychology/Psychologie canadienne50(3): 141-150.

Reis, Harry. et Judd, Charles. 2000. Handbook of research methods in social and personality psychology. Cambridge University Press.