V. La diversité des approches paradigmatiques
4. L’utilisation des méthodes qualitatives pour l’explication causale
Joseph A. Maxwell
[Traduit de : Maxwell, Joseph A. 2004. « Using Qualitative Methods for Causal Explanation ». Fields Methods, 16 : 246-251 (Extraits). Traduction par Carine Gazier et Valéry Ridde; traduction et reproduction du texte avec l’autorisation de Sage Publications.]
Une approche réaliste de l’explication causale
La compréhension philosophique de la causalité a connu un changement significatif au cours des cinquante dernières années (Salmon, 1998), changement qui n’a pas été pleinement apprécié par de nombreux spécialistes des sciences sociales. Ce changement est en grande partie le résultat de l’émergence du réalisme comme alternative au positivisme/empirisme et au constructivisme en tant que philosophie de la science (Archer et al., 1998; Baert, 1998; Layder, 1990; Pawson et Tilley, 1997; Putnam, 1990; Sayer, 1992).
Les « réalistes » appréhendent généralement la causalité comme étant constituée non pas de régularités, mais de mécanismes et de processus causaux réels (et en principe observables), qui peuvent produire ou non des régularités. Pour la philosophie de la science en général, cette approche de la causalité a été élaborée de façon plus systématique par Salmon (1984, 1998). Pour les sciences sociales, elle est souvent associée (mais pas seulement) à celles et ceux qui se disent « réalistes critiques » (Archer et al., 1998; Sayer, 1992). La critique adressée par le réalisme critique à la conception de la causalité fondée sur les régularités a remis en question, non seulement le fait de limiter notre connaissance de la causalité aux régularités observées, mais aussi le fait de négliger les influences contextuelles (Pawson et Tilley, 1997; Sayer, 1992) et les processus mentaux (Davidson, 1980, 1993; McGinn, 1991) comme faisant partie intégrante de l’explication causale dans les sciences sociales, et de nier que nous puissions observer directement la causalité dans des instances spécifiques (Davidson, 1980; Salmon, 1998).
Cette vision réaliste de la causalité est en cohérence avec les caractéristiques essentielles de la recherche qualitative, y compris celles mises en avant par les constructivistes. Premièrement, l’affirmation selon laquelle certains processus causaux peuvent être directement observés, plutôt que seulement déduits de la co-variation mesurée des causes et des effets présumés, renforce l’importance accordée par de nombreux chercheurs qualitatifs à l’observation et à l’interprétation directes des processus sociaux et psychologiques. Si une telle observation directe est possible, alors elle peut l’être dans des cas isolés plutôt que d’exiger une comparaison des situations dans lesquelles la cause présumée est présente ou absente. Cela confirme la valeur des études de cas pour l’explication causale. Deuxièmement, en considérant que le contexte est intrinsèquement impliqué dans les processus causaux, elle rejoint l’insistance des chercheurs et chercheuses qualitativistes sur l’importance explicative du contexte et le fait d’une manière qui ne se contente pas de réduire ce contexte à un ensemble de « variables exogènes ». Troisièmement, l’argument réaliste selon lequel les événements et les processus mentaux sont des phénomènes réels qui peuvent être des causes de comportement, converge avec le rôle fondamental que les chercheuses et chercheurs qualitativistes attribuent au sens et à l’intention dans l’explication des phénomènes sociaux et la nature essentiellement interprétative de notre compréhension de ces derniers (Maxwell, 1999, 2004a). Quatrièmement, en affirmant que l’explication causale ne dépend pas intrinsèquement de comparaisons préétablies, elle légitime l’utilisation par les chercheuses et chercheurs qualitativistes de conceptions et de méthodes souples et inductives.
Le réalisme est également compatible avec de nombreuses autres caractéristiques du constructivisme et du postmodernisme (Baert, 1998 : 174; Maxwell, 1995, 1999, 2004b), y compris l’idée que la différence est fondamentale plutôt que superficielle, un scepticisme à l’égard des « lois générales », de l’anti-fondationnalisme et d’une épistémologie relativiste. Lorsqu’elle diffère de celles-ci, c’est principalement dans son ontologie réaliste – impliquant qu’il existe un monde réel, même s’il n’est pas « objectivement » connaissable – et par son accent sur la causalité (bien qu’un concept fondamentalement différent de la causalité sociale que celui des positivistes). Putnam (1990), l’une des figures majeures du développement du réalisme, affirme :
Que la causalité « existe vraiment » ou non, elle existe certainement dans notre « monde réel ». Ce qui la rend réelle au sens phénoménologique du terme, c’est la possibilité de demander « Est-ce vraiment la cause? », c’est-à-dire de vérifier les affirmations causales, d’apporter de nouvelles données et de nouvelles théories à leur sujet… Le monde du langage ordinaire (le monde dans lequel nous vivons réellement) est plein de causes et d’effets. Ce n’est que lorsque nous insistons sur le fait que le monde du langage ordinaire (ou le Lebenswelt) est défectueux… et que nous cherchons un monde « véritable » … que nous finissons par nous sentir obligé-e-s de choisir entre l’image « d’un univers physique avec une structure intégrée » et celle « d’un univers physique avec une structure imposée par l’esprit ». (Putnam, 1990 : 89)
Théorie de la variance et théorie des processus comme formes d’explication causale
La distinction philosophique entre les approches positivistes/empiristes et réalistes de la causalité est remarquablement semblable à la distinction qui existe par ailleurs entre deux approches de recherche, que Mohr (1982, 1995, 1996) qualifie de théorie de la variance et de théorie des processus. La théorie de la variance traite des variables et des corrélations entre elles. Elle est basée sur une analyse de la contribution des différences de valeurs de certaines variables aux différences d’autres variables. La théorie de la variance, qui implique idéalement une mesure précise des différences et des corrélations, tend à être associée à la recherche qui utilise l’échantillonnage probabiliste, la mesure quantitative, la vérification statistique des hypothèses et les protocoles de recherche expérimentaux ou corrélatifs. Comme le note Mohr, « l’interprétation archétype de cette idée de causalité est le modèle de régression linéaire ou non linéaire » (Mohr, 1982 : 42).
La théorie des processus, en revanche, traite des événements et des processus qui les concernent. Elle est fondée sur une analyse des processus de causalité par lesquels certains événements en influencent d’autres. L’explication des processus, puisqu’elle traite d’événements et de processus spécifiques, se prête moins bien aux approches statistiques. Elle se prête à l’étude approfondie d’un ou de quelques cas, ou d’un échantillon relativement restreint d’individus et à des formes textuelles de données qui conservent les liens chronologiques et contextuels entre les événements.
Des distinctions similaires entre les approches de variance et de processus dans les sciences sociales sont celles qui existent entre « l’analyse des variables » et le « processus d’interprétation » (Blumer, 1956), les approches axées sur les variables et les cas (Ragin, 1987) et les théories factorielles et explicatives (Yin, 1993 : 15). Gould (1989) décrit deux approches en sciences naturelles. La première est caractéristique de la physique et de la chimie, domaines qui reposent sur des méthodes expérimentales et font appel aux lois générales, tandis que la seconde est caractéristique de disciplines telles que la biologie évolutive, la géologie et la paléontologie, qui traitent de situations uniques et de séquences historiques. Il affirme que
La résolution de l’histoire doit être enracinée dans la reconstruction des événements passés eux-mêmes – selon leurs propres termes – sur la base de preuves narratives de leurs propres phénomènes uniques… La science historique n’est pas pire, plus restreinte ou moins capable d’aboutir à des conclusions fermes dès lors qu’elle ne procède pas par l’expérimentation, la prédiction et la substitution (subsomption) sous les lois invariantes de la nature. Les sciences de l’histoire utilisent un mode d’explication différent, enraciné dans la richesse comparative et observationnelle de nos données. (Gould, 1989 : 277-279)
Les deux types de théories impliquent une explication causale. La théorie des processus n’est pas simplement « descriptive », par opposition à la théorie des variances « explicatives ». Il s’agit d’une approche différente de l’explication. Les méthodes expérimentales et les méthodes quantitatives impliquent généralement une approche du problème de causalité par la « boîte noire ». Faute d’informations directes sur les processus sociaux et cognitifs, elles doivent tenter de corréler les différences de résultats avec des différences entre les intrants et de contrôler d’autres facteurs susceptibles d’influer sur les résultats. Les méthodes qualitatives, en revanche, peuvent souvent examiner directement ces processus causaux, bien que la validité de leurs conclusions soit sujette à des menaces qui leur sont propres.
Un exemple frappant de la différence entre les approches de variance et de processus est un débat qui a eu lieu dans la New York Review of Books, sur la validité scientifique de la psychanalyse. Crews (1993) et Grünbaum (1994) ont nié que la psychanalyse soit scientifique parce qu’elle ne répond pas aux critères scientifiques de vérification, critères que même les explications psychologiques plus courantes doivent satisfaire :
Pour justifier qu’un facteur X (comme le fait d’être insulté) ait un lien causal pertinent avec une sorte de résultat Y (comme le fait d’être en colère ou de se sentir humilié) dans une classe de référence C, il est nécessaire de prouver que l’incidence de Y dans la sous-classe des X est différente de son incidence dans la sous-classe des non-X… En l’absence de telles statistiques, il n’y a manifestement pas de raison suffisante d’attribuer l’oubli des expériences négatives à leur mécontentement affectif, et encore moins d’attribuer les symptômes névrotiques à la répression de ces expériences. (Grünbaum, 1994 : 54; mis en exergue dans l’original)
Nagel (1994a, 1994b) a convenu avec Grünbaum que les explications générales de Freud à l’égard de nombreux phénomènes psychologiques sont suspectes, mais considère la principale contribution de Freud, non pas comme la promulgation d’une telle théorie générale, mais comme le développement d’une méthode de compréhension basée sur des interprétations et des explications individuelles. Il a également convenu « que les hypothèses psychanalytiques sont causales et nécessitent une confirmation empirique; mais nous ne sommes pas d’accord sur le type de preuve qui compte le plus » (Nagel, 1994b : 56). Le type d’explication que Nagel a défendu comme caractéristique, à la fois de la psychologie du sens commun et de la psychanalyse, implique une compréhension spécifique de cas particuliers fondée sur un cadre d’interprétation général, une compréhension fondée sur le « rapprochement » d’éléments de preuve d’une manière qui puisse expliquer comment un résultat particulier s’est produit plutôt que de démontrer l’existence d’une relation statistique entre des variables spécifiques.
Les chercheurs et chercheuses qualitativistes ont fourni de nombreuses illustrations de la façon dont une telle approche par les processus peut être utilisée pour élaborer des explications causales. Par exemple, Weiss (1994) soutient que :
Dans les études par entretiens qualitatifs, la démonstration du lien de causalité repose fortement sur la description d’une séquence d’événements visualisables, chaque événement se succédant à l’autre… Des études quantitatives soutiennent l’affirmation du lien de causalité en montrant une corrélation entre un événement antérieur et un événement ultérieur. Une analyse des données recueillies dans le cadre d’une enquête par sondage à grande échelle pourrait, par exemple, montrer qu’il existe une corrélation entre le niveau de diplôme de l’épouse et le caractère égalitaire du mariage. Dans les études qualitatives, nous nous intéressons aux processus par lesquels le niveau de diplôme de l’épouse ou les facteurs associés à son éducation s’expriment dans l’interaction conjugale. (Weiss, 1944 : 179)
Un deuxième exemple est fourni par une étude en méthodes mixtes sur les chutes de patient-e-s dans un hôpital (Morse et Tylko, 1985; Morse, Tylko, et Dixon, 1987). Elle comprenait des observations qualitatives et des entretiens avec des patient-e-s âgé-e-s qui étaient tombé-e-s, revenant sur la façon dont elles et ils se déplaçaient dans l’environnement hospitalier et sur les raisons de leur chute. Les chercheurs et chercheuses ont utilisé ces données pour déterminer les causes des chutes, telles que l’utilisation de meubles ou de poteaux pour intraveineuses comme supports, qui n’avaient pas été rapportées dans des études quantitatives antérieures. Cette identification a été rendue possible par le fait que l’étude a mis en exergue le processus de déambulation des patient-e-s ainsi que les événements et les circonstances spécifiques qui ont mené à la chute, plutôt que la recherche d’une corrélation entre les chutes et d’autres variables précédemment définies.
Toutefois, l’élaboration d’explications causales dans une étude qualitative n’est pas une tâche simple. En outre, la validité de toute explication causale est menacée par de nombreux facteurs potentiels, qui devront être pris en compte lors de la conception et la réalisation de toute étude. À cet égard, la situation de la recherche qualitative ne diffère pas de celle de la recherche quantitative. Les deux approches doivent identifier et traiter les menaces susceptibles de peser sur la validité de toute explication causale proposée. Cette capacité à exclure des explications différentes plausibles ou « hypothèses rivales », plutôt que l’utilisation de méthodes ou de modèles spécifiques, est largement considérée comme la caractéristique fondamentale de la recherche scientifique en général (Campbell, 1986 : 125; Platt, 1966; Popper, 1959).
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