III. Comment juger de la valeur des interventions?

Le regard de Thomas Archibald

Thomas Archibald

Comme plusieurs ou même la plupart des évaluateurs et évaluatrices, mon entrée dans le domaine de l’évaluation était un concours de circonstances. Plutôt que de chercher explicitement à devenir évaluateur, je me compte parmi ceux qui pourraient être considérés comme un « évaluateur accidentel ». Fait intéressant, je n’ai jamais suivi qu’un seul cours universitaire sur l’évaluation ; un fait qui est assez ironique étant donné que j’enseigne maintenant l’évaluation aux étudiant-e-s en masters et en doctorat et mène des recherches sur l’évaluation. Mon parcours en évaluation, surtout mon entrée au hasard, est saillant pour ces réflexions sur le rôle des valeurs dans l’évaluation. Avant d’expliquer pourquoi, je dois tout d’abord féliciter les éditeurs et éditrices de cette anthologie pour avoir sélectionné un si excellent ensemble de textes représentatifs sur les valeurs en évaluation, ainsi que pour leur résumé merveilleusement clair, succinct et pertinent sur le sujet. Mes réflexions sur ce thème sont rendues plus faciles grâce à cet impressionnant travail éditorial.

En tant qu’évaluateur accidentel, en conséquence de mon manque de préparation formelle en évaluation, j’ai dû pratiquer pendant plusieurs années avant de constater ou de comprendre à quel point la logique de l’évaluation et, finalement, le rôle des valeurs étaient essentiels pour une évaluation de qualité. C’est quand enfin j’ai rencontré la définition classique et omniprésente de Scriven axée sur le mérite, l’intérêt et l’importance que j’ai commencé à saisir ces enjeux. Encore plus d’années se sont écoulées avant que j’apprenne ou réalise l’importance de la « logique de l’évaluation » discutée par Scriven, Fournier, Davidson et d’autres. La définition du mérite/de la valeur et la logique de l’évaluation sont des concepts clés pour aborder les processus par lesquels les évaluateurs/-trices parviennent à des jugements de valeur crédibles. J’imagine que les évaluateurs/-trices émergent-e-s qui suivent un véritable cursus en évaluation rencontrent ces deux concepts au premier semestre, dans leurs cours sur les bases de l’évaluation.

Le fait que je n’aie appris la logique de l’évaluation qu’au bout de quelques années dans ma pratique est peut-être particulièrement ironique, car il s’agit d’un concept important par rapport à mon domaine d’intérêt principal, la notion de « pensée évaluative », ou la posture évaluative (Archibald, 2021; Archibald et Moussavou, 2016; voir la partie « Évaluatrice » pour en savoir plus sur ce concept). Cette ironie peut s’expliquer en partie par le fait que ma collègue Jane Buckley et moi-même en sommes venu-e-s à la notion de la pensée évaluative dans une perspective très pratique, enracinée en particulier dans la pratique du renforcement des capacités d’évaluation (RCE). Ainsi, nous avons concentré-e-s nos efforts sur les responsables de la mise en œuvre des programmes, pour les aider à mieux utiliser l’enquête évaluative pour améliorer leurs interventions, tout en répondant à leurs contraintes en matière de reddition de comptes. J’ai appris plus tard que ce type d’enquête, pas nécessairement conçu pour fournir des jugements sur la valeur, était peut-être un exemple de ce que Scriven (2016) a appelé la « phobie des valeurs » (valuephobia). Je me suis demandé si j’étais peut-être moi-même coupable de cette accusation.

Cette prise de conscience a suscité d’innombrables conversations avec Jane sur la question de savoir si et comment, dans notre approche du RCE et de la pensée évaluative, nous incluions l’étape du jugement de valeur assez clairement, de façon explicite. Pendant que ces conversations se poursuivaient, Jane et moi sommes parvenu-e-s à un consensus sur le fait que dans notre pratique d’évaluation (y compris notre pratique de facilitation du RCE), nous intégrons effectivement des processus de jugement de valeur. Cependant, ceux-ci se manifestent souvent dans des types de boucles de rétroaction plus courtes et plus rapides prises tout au long d’une évaluation, une sorte de pratique réflexive continue, plutôt qu’à la quatrième et dernière étape de la synthèse, comme d’autres pourraient le faire croire.

Cela étant dit, les textes présentés dans cette section font écho à mes réflexions et mes pratiques évaluatives des façons suivantes :

D’abord, l’ambiguïté persiste et certains résistent à l’idée de s’engager pleinement dans les questions de valeurs. Comme disent Hassall et ses collègues, dans un éditorial introduisant un numéro spécial de la Revue d’évaluation d’Australasie :

« Au cours des cinquante dernières années, les hypothèses sur les valeurs comme subjectives, personnelles, émotionnelles et irrationnelles ont été contestées et réfutées, sur la base de recherches en psychologie sociale et en philosophie. Les philosophes reconnaissent maintenant que les faits, les valeurs, la subjectivité, la rationalité, l’émotion et l’objectivité sont empêtrés dans notre monde social et ne peuvent pas être facilement démêlés. En conséquence, l’idéal d’une science sociale sans valeur est [ou devrait être] largement rejeté ». (Hassall et al., 2020 : 64)

Aussi, il faut réfléchir, surtout après avoir lu les textes présentés dans cette section de l’anthologie, aux risques de ne pas s’engager adéquatement sur ces questions du rôle des valeurs dans l’évaluation :

« Alors, quel mal serait fait si les évaluateurs/-trices ignoraient les valeurs ? Dans un sens, aucun mal ne serait fait, car les évaluations contiendraient toujours des valeurs implicites. Les valeurs imprègnent inévitablement la sélection des variables indépendantes et dépendantes, le choix des questions et des parties prenantes, et le contexte social et politique d’où découlent de nombreuses évaluations. Les évaluateurs/-trices ne peuvent pas éviter les valeurs même s’ils essaient. Mais dans un autre sens, un véritable tort est fait si les évaluateurs/-trices traitent les valeurs pauvrement ou avec naïveté à travers leurs choix implicites ». (Shadish, 1994 : 35, cité par Hassall et al., 2020)

Schwandt ne dit pas autre chose quand il affirme, prenant l’exemple de la définition du périmètre de l’évaluation, que la pensée évaluative est aussi un processus social dans lequel l’évaluateur/-trice a une responsabilité pour permettre aux parties prenantes d’exprimer leurs valeurs et leurs croyances, tout en mettant en évidence en quoi celles-ci affectent les choix qui sont faits (2018).

En réfléchissant à ce qui a été présenté ci-dessus, en ce qui concerne les conseils que j’aimerais donner à des évaluateurs et des évaluatrices émergent-e-s, je crois que certaines des orientations les plus importantes sur cette question sont les suivantes :

  • ­ Il faut apprendre et pratiquer la pensée évaluative, la pratique réflexive et la sagesse pratique dans votre travail d’évaluation, tout autant que les compétences techniques.
  • ­ Il faut être clair-e et explicite non seulement sur comment et pourquoi vous arrivez à certains jugements de valeur dans votre travail d’évaluation (le cas échéant), mais aussi sur ce que sont vos propres valeurs éthiques fondamentales. Cela peut vous aider à mieux comprendre votre rôle dans l’entreprise plus large qui utilise l’évaluation pour promouvoir le bien commun, que vous ayez ou non une position militante en faveur de valeurs sociales spécifiques, comme Khalil Bitar l’a demandé (voir Montrosse-Moorhead et al., 2019), ou que vous souhaitiez engager une évaluation transformationnelle, à la manière de Jennifer Greene et de Donna Mertens.

Cette position, que certain-e-s peuvent considérer comme extrême, est bien présentée dans un nouveau livre de Schwandt et Gates, Evaluating and Valuing in Social Research (2021), qui propose un cadrage alternatif de l’évaluation en tant qu’activité qui développe délibérément la valeur plutôt que de simplement la déterminer. Surtout en cette ère de « post-vérité » et de « faits alternatifs », les évaluateurs et les évaluatrices aussi bien que les chercheurs et chercheuses en sciences sociales ont la responsabilité primordiale de s’engager profondément et de manière réfléchie dans la façon dont ils et elles portent inévitablement des jugements de valeur.

Les textes de cette section de l’anthologie ainsi que le résumé habile des éditeurs et éditrices devraient contribuer grandement à aider tous les évaluateurs et les évaluatrices à mieux appréhender cette conversation en évolution sur le rôle des valeurs dans l’évaluation.

 

Bibliographie

Archibald, Thomas. 2021. « The Role of Evaluative Thinking in the Teaching of Evaluation ». Canadian Journal of Program Evaluation 35(3). doi : http://dx.doi.org/10.3138/cjpe.69753.

Archibald, Thomas, et Laurent O. Moussavou. 2016. « La pensée évaluative : Une activité mystérieuse et quotidienne ». Éducation permanente 208(3) : 33‑40.

Hassall, Keryn, Amy M. Gullickson, Ayesha S. Boyce et Kelly Hannum. 2020. « Editorial ». Evaluation Journal of Australasia 20(2) : 63‑67. doi : https://doi.org/10.1177/1035719X20931250.

Montrosse-Moorhead, Bianca, Khalil Bitar, Josette Arévalo, et Antonina Rishko-Porcescu. 2019. « Revolution in the making: evaluation “done well” in the era of the SDGs with a youth participatory approach ». Evaluation for transformational change 33.

Schwandt, Thomas A. 2018. « Evaluative thinking as a collaborative social practice: The case of boundary judgment making ». New Directions for Evaluation 2018(158) : 125‑37. doi : https://doi.org/10.1002/ev.20318.

Schwandt, Thomas A., et Emily F. Gates. 2021. Evaluating and valuing in social research. 1re éd. New York: Guilford Press.

Scriven, Michael. 2016. « Roadblocks to recognition and revolution ». American Journal of Evaluation, 37(1) : 27‑44. doi : https://doi.org/10.1177/1098214015617847.

Shadish, William R. 1994. « Need-based evaluation: Good evaluation and what you need to know to do it ». Evaluation Practice 15(3) : 347‑58. doi : https://doi.org/10.1016/0886-1633(94)90029-9.

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