II. Qui évalue?

4. La recherche transformationnelle : dimensions personnelles et sociétales

Donna M. Mertens

[Traduit de : Mertens, Donna M. 2017. « Transformative research: personal and societal ». International Journal for Transformative Research, 4(1) : 409-415 (Extraits). Traduction par Carine Gazier et Thomas Delahais; traduction et reproduction du texte avec l’autorisation de De Gruyter.]

La recherche transformationnelle se concentre-t-elle sur la transformation de l’apprenant-e (ou plus généralement du participant ou de la participante) et du chercheur ou de la chercheuse, ou est-elle axée sur la transformation de la société?

Dans cet article, j’affirme que le fait de formuler cette question comme un choix entre deux options ne mènera pas à l’objectif de transformation souhaité. Au contraire, il serait plus utile de formuler la question sous l’angle de la complémentarité. Pour le dire autrement : Quelle est la nature de la recherche ayant un objectif transformationnel pour le participant ou la participante, le chercheur ou la chercheuse et la société? Et, si nous acceptons l’idée que l’objectif de transformation se situe à plusieurs niveaux, quelles sont les implications pour les méthodologies que nous utilisons pour mener cette recherche?

Lorsque je considère l’idée que la transformation nécessite l’imbrication des dimensions personnelle et sociétale, je pense à deux expériences que j’ai vécues personnellement. La première, c’est lorsque ma famille a déménagé de l’État de Washington à l’État du Kentucky au début des années 1960, alors que je venais d’entrer en classe de cinquième. Tant que je vivais dans l’État de Washington, je n’avais jamais vu de personne Noire, mais leur présence m’est apparue immédiatement à mon arrivée dans le Kentucky. Ce que j’ai remarqué, c’est que les personnes Noires ne vivaient pas dans mon quartier et ne fréquentaient pas mon école ou ma piscine. La plus grande concentration de personnes Noires que j’ai vue vivait dans le centre-ville, sans climatisation, dans l’humidité étouffante du Kentucky. J’ai demandé à mon institutrice pourquoi les personnes Noires n’allaient pas à mon école. Elle m’a tapoté la tête et m’a dit : « Chérie, ils préfèrent juste être avec leurs semblables. » Je ne connaissais pas le mot dissonance cognitive à l’époque, mais c’est ce que j’ai ressenti. Ce fut un moment de transformation pour moi, car j’ai senti que quelque chose n’allait pas dans cette [façon de dépeindre les choses]. Sans en être pleinement consciente, c’est à ce moment-là que j’ai décidé de consacrer ma vie à découvrir ce qui n’allait pas dans cette représentation et ce qui pourrait être fait pour éliminer les discriminations qui limitaient les chances des personnes Noires et des membres d’autres communautés marginalisées dans la vie. Il s’agissait d’une transformation personnelle qui a débouché sur un engagement en faveur du changement sociétal.

La deuxième expérience personnelle s’est produite bien des années plus tard, lors d’une conférence à Amsterdam. J’avais terminé une présentation sur la recherche transformationnelle axée sur la transformation de la société, suivie d’une session de questions-réponses. Dr Bagele Chilisa, alors professeure agrégée de l’Université du Botswana, m’a demandé si j’avais envisagé la transformation des chercheurs et chercheuses eux/elles-mêmes. Sa question m’a prise par surprise; nous avons convenu de nous rencontrer pour en parler autour d’un dîner le soir même. À cette époque, j’étais en train d’écrire Transformative Research and Evaluation [La recherche et l’évaluation transformationnelles] (Mertens, 2009) et notre conversation m’a amenée à revoir le plan du livre. Je me suis rendu compte que je devais ajouter un chapitre entre l’introduction et le cadrage philosophique de la recherche transformationnelle et le chapitre sur le développement du sujet de recherche. Ce chapitre supplémentaire s’intitule : Self, Partnerships, and Relationships [Soi, partenariats et relations] et porte sur la façon dont les chercheurs et les chercheuses peuvent arriver à se comprendre eux/elles-mêmes dans le contexte de la recherche de manière à faciliter l’établissement de relations de confiance avec les membres de la communauté de recherche. Ainsi, l’imbrication de la transformation personnelle avec l’objectif de transformation sociétale était un élément essentiel pour mieux comprendre comment mener une recherche sur la discrimination et l’oppression.

Je présente ces deux expériences en partie comme une réponse à la discussion de Walton (2014) sur le paradigme transformationnel dans laquelle elle décrit mon travail et ceux d’autres méthodologues transformationnel-le-s comme suit :

Ces auteurs et autrices voient dans la recherche transformationnelle un moyen de réaliser des changements au niveau communautaire et institutionnel. Toutefois, la transformation peut également se produire au niveau personnel; et en effet, on peut faire valoir que la transformation à tout niveau doit commencer par la transformation de l’individu (p.30).

Nous constatons l’accent mis sur la transformation de l’individu dans des études telles que celle menée par Pratt et Peat (2014) qui porte sur la transformation d’un étudiant et d’un superviseur de thèse ou dans celle de Farren, Crotty et Kilboy (2015) dans laquelle ils ont étudié la transformation des enseignants et enseignantes par l’utilisation des technologies de l’information et de la communication dans un cours de langue.

Cet accent mis sur la transformation au niveau individuel est pertinent et nécessaire. Toutefois, il n’aborde pas nécessairement les questions qui font partie intégrante de la transformation au niveau sociétal. C’est une question soulevée par Walton qui suggère un lien entre l’engagement dans la recherche qui peut mener à une transformation personnelle et des transformations politiques, sociales et culturelles plus larges.

Walton et moi partageons peut-être plus de points communs qu’il n’y paraît dans la citation que j’ai fournie de son article de 2014. Nous appelons toutes deux à un changement dans la compréhension de la façon d’encadrer et de mener des recherches qui mènent à un monde plus juste. Nous reconnaissons toutes les deux que les approches traditionnelles de la recherche n’ont pas

produit un monde durable ou une économie mondiale stable et équitable où chacun-e est nourri-e, soigné-e et éduqué-e… Donc, si les réalisations qui sont la conséquence du progrès de la science peuvent être saluées par ceux et celles qui vivent dans le confort matériel, il est important de garder à l’esprit que les souffrances d’un nombre incalculable de personnes continuent et que les problèmes de santé mentale, d’exploitation, de toxicomanie et de pauvreté existent dans les pays riches. Il est urgent d’évaluer radicalement les méthodes de recherche que nous utilisons et d’en créer de nouvelles qui s’attaqueront, aux niveaux individuel et collectif, aux crises sociales, écologiques et économiques urgentes qui menacent notre existence humaine. (Walton, 2014 : 40‑41)

Mon travail sur le paradigme transformationnel en tant que cadre philosophique pour la recherche repose sur le postulat que si nous voulons contribuer à des changements transformationnels, nous devons consciencieusement concevoir nos recherches pour y incorporer cet objectif. J’émets l’hypothèse que la probabilité d’un changement transformationnel augmente lorsque nous reconnaissons explicitement que c’est notre objectif et que nous incluons des mécanismes dans la recherche pour soutenir ce changement. Par conséquent, je propose le paradigme transformationnel comme cadre pour concevoir une recherche qui intègre à la fois la transformation personnelle et sociétale.

Expériences de recherche personnelles qui ont conduit au développement du paradigme transformationnel

Au début de ma carrière de chercheuse, j’ai coordonné les travaux de recherche du College of Medicine de l’Université du Kentucky. À ce poste, j’ai publié un article qui remettait en question l’utilisation de bonnes notes dans les matières scientifiques comme principal critère d’admission des étudiants et étudiantes au programme. J’ai suggéré que d’autres critères pouvaient être pris en compte, tels que la capacité à établir des liens avec les gens et la représentation de divers groupes raciaux/ethniques et de genre. J’ai quitté ce poste pour coordonner l’évaluation d’un projet portant sur des zones de grande pauvreté aux États-Unis. Je me suis efforcée de représenter fidèlement les préoccupations des habitant-e-s de ces régions et j’ai cherché des méthodes pour faire en sorte que leurs intérêts soient entendus et pris en compte. De là, je suis allée à l’Université d’État de l’Ohio pour appuyer les décisions politiques relatives à l’enseignement professionnel. J’ai pu mener des études sur les expériences vécues par les personnes en situation de handicap, des décrocheurs et décrocheuses du secondaire, des étudiant-e-s des zones rurales isolées et des centres-villes, des femmes au travail et des détenu-e-s. Tout au long de ces expériences, j’ai éprouvé un profond sentiment d’inconfort parce que la plupart de mes recherches ont été menées à distance, à l’aide de bases de données existantes ou d’instruments d’enquête. Je savais que j’avais besoin de trouver un poste qui me permettrait de travailler avec les populations marginalisées, plutôt que « sur » elles.

À cette fin, j’ai accepté un poste d’enseignant à l’Université Gallaudet, la seule université au monde ayant pour mission d’être au service de la communauté sourde. J’ai commencé à y travailler avec l’idée que je voulais trouver comment entrer dans cette communauté marginalisée de façon respectueuse et faire des recherches avec cette communauté. Bien sûr, j’ai dû apprendre la langue des signes américaine et la culture sourde. Ce que je n’avais pas prévu, et ce dont je suis très reconnaissante, c’est l’apprentissage qui s’est produit en moi sur la façon de mener des recherches respectueusement avec des personnes sourdes. Ces expériences m’ont amené à développer le paradigme transformationnel comme moyen d’intégrer les aspects de culture [propre à chaque communauté] et d’aborder les questions de discrimination et d’oppression de manière à permettre une transformation personnelle et sociétale.

En me plongeant dans le peu de documentation disponible à l’époque (au début des années 1980), je me suis rendu compte qu’il y avait un caractère unique aux expériences des Sourd-e-s, mais qu’ils et elles partageaient aussi des caractéristiques avec d’autres communautés marginalisées. De plus, la communauté sourde elle-même était hétérogène et représentait un microcosme du monde, dans lequel se retrouvait toute une variété de privilèges que peuvent vivre les gens en raison de leurs caractéristiques. En d’autres termes, les sourd-e-s viennent de pays, de groupes raciaux/ethniques, de genres, d’identités sexuelles et de milieux économiques différents. Par conséquent, j’ai cherché un moyen de comprendre comment élaborer une recherche qui tiendrait compte de la gamme complète des caractéristiques qui fondent les discriminations et l’oppression partout dans le monde. Ainsi, le paradigme transformationnel est né des préoccupations exprimées par les membres des communautés marginalisées et leurs défenseurs et défenseuses, qui estimaient que la recherche ne représentait pas fidèlement leurs expériences et ne contribuait pas de manière adéquate à l’amélioration de leurs conditions de vie (Mertens, 2015; Mertens et Tarsilla, 2015; Mertens et Wilson, 2012). L’impulsion est venue des communautés marginalisées qui ont constaté qu’une grande partie de l’évaluation était faite « sur » elles, mais elles ont noté que « peu de choses ont changé dans la qualité de vie des personnes qui sont pauvres et/ou discriminées en raison de leur race/ethnicité, de leur handicap, de leur surdité, de leur sexe, de leur indigénéité et d’autres dimensions pertinentes de la diversité » (Cram et Mertens, 2015 : 94, cité dans Mertens, 2018 : 21).

Les hypothèses philosophiques et les implications méthodologiques du paradigme transformationnel

Le paradigme transformationnel agit comme un cadre métaphysique réunissant des éléments philosophiques associés au féminisme, à la théorie critique, aux théories autochtones et postcoloniales, ainsi qu’aux théories des droits des personnes en situation de handicap et sourdes.

Il s’applique aux personnes qui sont victimes de discrimination et d’oppression pour quelque raison que ce soit, y compris (mais non exclusivement) la race ou l’ethnicité, le handicap, le statut d’immigrant, les conflits politiques, l’orientation sexuelle, la pauvreté, le genre, l’âge ou la multitude d’autres caractéristiques associées à un moindre accès à la justice sociale. En outre, le paradigme transformationnel est applicable à l’étude des structures de pouvoir qui perpétuent les inégalités sociales. (Mertens, 2009 : 4)

Quatre hypothèses philosophiques constituent les éléments essentiels du paradigme transformationnel :

  • L’axiologie ou la nature de l’éthique et des valeurs
  • L’ontologie ou la nature de la réalité
  • L’épistémologie ou la nature de la connaissance et la relation entre les chercheurs et chercheuses et ceux et celles qui participent ou sont affecté-e-s par la recherche
  • La méthodologie ou la nature de l’investigation systématique

Ces quatre éléments ont été identifiés par Guba et Lincoln (2005) comme les hypothèses fondamentales qui guident les chercheurs et chercheuses dans leur processus d’investigation. La section suivante met en évidence la signification de ces hypothèses dans un paradigme transformationnel et intègre les niveaux de transformation personnels et sociaux qui correspondent à chaque hypothèse.

Hypothèse axiologique transformationnelle

Selon l’hypothèse axiologique transformationnelle, pour être éthique, une recherche doit être conçue de manière à promouvoir la justice sociale et les droits humains. Le point de départ de la recherche éthique est de comprendre ce que signifie le fait d’être respectueux de la culture des communautés dans lesquelles nous travaillons, de s’attaquer consciemment aux inégalités, de reconnaître les forces et la résilience d’une communauté et d’assurer la réciprocité aux membres de la communauté.

Le concept de respect culturel fournit une plateforme pour examiner l’imbrication des aspects personnels et sociétaux de la transformation. Les chercheurs et chercheuses occupent une position de privilège parce que

leur rôle confère habituellement le pouvoir social de définir la réalité et de porter des jugements éclairés sur les autres… Les chercheurs et chercheuses ont la responsabilité éthique d’évaluer de façon proactive et d’aborder les façons dont notre répertoire personnel de ressources perceptuelles et interprétatives peut ignorer, obscurcir ou déformer plus qu’éclairer. (Symonette, 2009 : 280)

Le privilège est une position déterminée par la société, de sorte que le chercheur ou la chercheuse doit être conscient-e des dimensions de la diversité qui sont utilisées à la fois comme fondement du privilège et de la marginalisation.

Afin d’entreprendre des recherches respectueuses de la culture, les chercheurs et chercheuses doivent aussi examiner de façon critique leurs propres valeurs, croyances et hypothèses afin d’aller au-delà des « lunettes culturelles » qu’ils et elles apportent avec eux et elles dans le contexte de la recherche. La conscience de soi est nécessaire, mais pas suffisante; les chercheurs et les chercheuses doivent également faire des efforts pour savoir comment ils et elles sont perçu-e-s par les participant-e-s d’une étude. Symonette pose la question essentielle : « Comment les personnes avec lesquelles vous cherchez à communiquer et à collaborer vous perçoivent-elles? » (p.289) La perception des participant-e-s à l’égard du chercheur ou de la chercheuse est une pièce cruciale du puzzle et déterminera la qualité des relations qui seront développées, ainsi que les données qui seront recueillies.

Walton (2014) met en exergue l’importance pour les chercheurs et chercheuses de dépasser les « lunettes culturelles » du matérialisme scientifique qui a dominé en Occident afin d’être ouvert-e-s aux significations de l’éthique qui proviennent des traditions spirituelles, religieuses et autochtones. L’imbrication des concepts de respect culturel et de spiritualité m’est apparue évidente lorsque j’ai travaillé avec deux chercheurs/-euses autochtones pour identifier les trajectoires par lesquelles les chercheurs/-euses autochtones doivent passer pour devenir des professionnel-le-s dans leur domaine. Les défis qu’ils et elles avaient rencontrés ne résultaient pas d’un manque de désir de recherche, mais plutôt d’une frustration liée au fait que leurs croyances culturelles n’étaient pas reconnues ou acceptées comme valides par de nombreux chercheurs et de nombreuses chercheuses externes, comme l’indique cette citation :

Les méthodes de recherche autochtones sont aussi anciennes que les collines et les vallées, les montagnes et les mers, les déserts et les lacs auxquels les peuples autochtones sont liés en tant que lieux d’appartenance. Ce n’est pas que les peuples autochtones sont contre la recherche… la « mauvaise réputation » de la recherche au sein des communautés autochtones n’est pas liée à la notion de recherche elle-même; c’est plutôt la façon dont cette recherche a été pratiquée, par qui et dans quel but qui a créé des sentiments négatifs. (Cram, Chilisa, et Mertens, 2013 : 11)

Chilisa (2012) décrit un exemple de valeurs spirituelles de la communauté autochtone africaine. L’Ubuntu invite les chercheurs et chercheuses à mener leurs études en ayant conscience des effets de la recherche sur tous les êtres vivants et non vivants – ceux qui nous ont précédés, ceux qui sont avec nous maintenant et ceux qui viendront à l’avenir. Avec ce principe éthique directeur, comment les chercheurs et les chercheuses modifieraient-ils et elles la façon dont ils et elles conçoivent et mènent leurs recherches? Qu’implique cet impératif éthique pour nos méthodes de recherche si nous voulons nous assurer que nous ne nous contentons pas d’aborder la transformation personnelle, mais que nous contribuons également à des actions visant à transformer la société?

Hypothèse ontologique transformationnelle

L’hypothèse ontologique transformationnelle est qu’il existe de multiples versions de ce que l’on croit être réel et que ces croyances sont générées par de multiples facteurs. Les versions de la réalité proviennent de différentes positions sociétales associées à plus ou moins de privilèges, tels que le genre, l’identité sexuelle, la race, l’origine ethnique, la religion, le statut économique, le handicap et la surdité (Mertens, 2015). Il y a des conséquences associées à l’acceptation d’une version de la réalité plutôt qu’une autre. L’histoire que j’ai utilisée pour ouvrir ce chapitre donne un exemple d’une version de la réalité qui a été déterminée par les personnes Blanches de la classe moyenne. Ils et elles expliquent la ségrégation par le fait que les personnes Noires préfèrent rester avec « des gens de leur propre sorte ». Lorsque les personnes Noires et les défenseurs et défenseuses de l’équité raciale sont interrogé-e-s sur les raisons de la ségrégation, ils et elles décrivent une société qui pratique une discrimination fondée sur la couleur de peau et le pays d’origine d’une personne. La conséquence de l’acceptation de l’une de ces versions de la réalité plutôt que l’autre devrait être claire pour le lecteur ou la lectrice. Afin de soutenir la transformation de la société, les chercheurs et chercheuses doivent également s’engager dans une transformation personnelle de leur compréhension des origines des différentes versions de la réalité et des conséquences de l’acceptation d’une version de la réalité plutôt qu’une autre.

Dans les premiers temps de la recherche en sciences sociales, la réalité était définie en termes de ce qui pouvait être observé et mesuré, écartant ainsi toute référence à des caractéristiques personnelles dans la collecte de données. Walton (2014) nous appelle à être plus ouvert-e-s aux possibilités relatives à la nature de la réalité en considérant la réalité qui provient de la reconnaissance des sentiments intérieurs, des intentions, des sentiments relatifs à ce qui fait sens et à la spiritualité. Elle propose que les chercheurs et les chercheuses en sciences sociales prêtent attention aux travaux de physique quantique et à leur conceptualisation d’une unité sous-jacente à la réalité. « Une conséquence est que la réalité existe en fin de compte comme une unité dans laquelle tout est intrinsèquement interconnecté; et notre perception sensuelle de la « séparation » dans le monde extérieur est une illusion. » (Walton 2014 : 34) Cette description de la réalité s’aligne sur le concept africain d’Ubuntu décrit plus haut dans cet article et a des implications pour la connexion entre les niveaux de compréhension personnel et sociétal.

Cette exploration du sens de la réalité et de ses sources nous amène à considérer le sens de la transformation elle-même. Qu’est-ce qui est accepté comme la réalité de la transformation? Cette question a des réponses différentes en fonction de la personne à qui on la pose. Dans le contexte de l’apprentissage transformationnel, Smith (2016) a décrit la transformation dans la salle de classe en décrivant la façon dont les conférenciers et conférencières ont transformé leur approche de l’enseignement par des utilisations créatives de la technologie. Jones (2015) a décrit la transformation dans la vie de jeunes privés de leurs droits par le passage d’une vie de victimes de négligence et de maltraitance, à une vie où ils et elles sont capables de s’épanouir en tant que jeunes personnes confiantes, ayant un sens positif de l’identité et de l’estime de soi. Hammond (2016) a décrit la transformation des enseignant-e-s par la tenue de blogues mettant l’accent sur la réflexivité critique. Ces transformations se concentrent sur le niveau individuel tout en ayant des implications sociales plus larges.

Lorsque les peuples autochtones sont interrogés sur la transformation, ils décrivent la nécessité de la décolonisation tant au travers des méthodes de recherche que par la restitution de leurs terres, de leurs ressources et des libertés qui leur ont été retirées (Cram et Mertens, 2015). Il s’agit d’une transformation clairement axée sur le niveau sociétal; mais les peuples autochtones soulignent qu’une telle transformation doit passer par l’établissement de relations entre eux et avec les non-Autochtones. Lorsqu’on a demandé aux personnes présentant une déficience intellectuelle quelles étaient leurs priorités en matière de transformation, elles ont répondu qu’elles souhaitaient vivre dans un monde où elles pouvaient mener une vie « ordinaire » (National Health Committee, 2003). Cette définition de la transformation a des implications au niveau sociétal et personnel. La transformation doit porter sur les attitudes et les obstacles sociétaux qui limitent les chances des personnes handicapées dans la vie, mais aussi inclure la transformation personnelle des personnes au pouvoir et des personnes en situation de handicap.

Hypothèse épistémologique transformationnelle

L’hypothèse épistémologique transformationnelle se concentre sur la signification de la connaissance telle qu’elle est perçue à travers de multiples « lunettes culturelles » et sur l’importance des inégalités de pouvoir dans la reconnaissance de ce qui est considéré comme une connaissance légitime (Mertens, 2015). Cela signifie que les chercheurs et les chercheuses doivent être conscient-e-s de leur propre pouvoir et de leurs « lunettes culturelles », et de la façon dont ils et elles influencent leurs relations avec les participant-e-s de la recherche. Comme me l’ont appris les chercheurs et chercheuses autochtones et les membres d’autres communautés marginalisées, tout est dans la relation. Sur le plan personnel, les chercheurs et chercheuses doivent transformer leur façon de pénétrer respectueusement dans les communautés afin d’établir des relations qui reconnaissent les connaissances que les membres de la communauté apportent. Par exemple, en tant que personne non sourde qui effectue des recherches auprès de la communauté sourde depuis plus de 30 ans, j’ai dû modifier ma perception de moi-même en tant qu’experte dans les contextes de recherche pour reconnaître qu’en matière de surdité, je ne suis pas l’experte. Les personnes qui ont vécu une expérience de la surdité sont les expertes à cet égard et cette connaissance doit être reconnue et valorisée. Les chercheurs et les chercheuses ont la responsabilité de concevoir des stratégies qui permettent à ceux et celles qui détiennent le pouvoir traditionnel et à ceux et celles qui ont été exclus du pouvoir d’être impliqué-e-s de manière respectueuse. Cela exige des chercheurs et chercheuses qu’ils et elles transforment leur rôle pour soutenir l’expertise qui existe dans les communautés dans lesquelles elles travaillent de manière significative.

Cette transformation pourrait aussi impliquer une prise de conscience et une appréciation croissante des types de connaissances transpersonnelles qu’Anderson et Braud (2011) associent aux transformations obtenues, mais qui ne sont généralement pas inclus dans la recherche en sciences sociales. Il s’agit notamment (1) des connaissances intuitives que nous avons, sans attendre la prise de conscience de l’esprit rationnel; et (2) des connaissances profondes qui incorporent les connaissances relatives à la discipline de recherche aux connaissances tacites, intuitives, corporelles et basées sur les sentiments pour soutenir la croissance psycho-spirituelle. Cela est conforme à l’hypothèse du paradigme transformationnel sur le savoir, en ce sens que ces types de connaissances sont valorisés par différents groupes culturels. Par exemple, les chercheur·es autochtones valorisent les connaissances qui sont enracinées dans une spiritualité qui se manifeste par une connexion avec tout ce qui est venu avant, tout ce qui est ici maintenant et tout ce qui sera. Ces connaissances peuvent être transmises aux membres de la communauté sous diverses formes, même sous forme de rêves (Cram et al., 2013).

Hypothèse méthodologique transformationnelle

L’hypothèse méthodologique transformationnelle ne dicte aucune approche méthodologique spécifique. Elle s’aligne plutôt sur les hypothèses transformationnelles discutées précédemment, en ce sens que les voix des personnes marginalisées dans la société doivent être intégrées de manière significative dans la planification et la mise en œuvre de la recherche. Cela signifie qu’une analyse des relations de pouvoir doit être effectuée dans le cadre du processus d’orientation de la recherche, ainsi que tout au long du processus de recherche. Il est très important d’intégrer délibérément dans la conception de la recherche des moyens pour permettre une transformation personnelle et sociétale. Cela n’est pas laissé au hasard.

À cette fin, les chercheurs et chercheuses transformationnel-le-s adoptent souvent une approche itérative en méthodes mixtes, en utilisant les premières étapes de la recherche pour identifier qui doit être inclus et comment ils et elles peuvent l’être (Mertens, 2018). Cela implique également un processus de transformation au niveau individuel qui favorise l’établissement de relations de confiance et la collaboration avec les membres de communautés marginalisées et en situation de pouvoir afin de comprendre les complexités culturelles à l’œuvre et leurs implications pour la transformation. La phase d’établissement de relations peut être suivie d’une phase d’analyse contextuelle au cours de laquelle les données et la documentation existantes peuvent être examinées. Elle peut aussi inclure des stratégies faisant appel à des processus collectifs pour mettre en lumière les types de connaissances tacites et profondes qui constituent la base de la transformation. Les informations recueillies au cours de ces phases sont utilisées pour élaborer une intervention susceptible de transformer les individus et la société. Cette intervention fait généralement l’objet d’un essai pilote auprès d’un petit groupe afin de pouvoir l’adapter si nécessaire. Les recherches portant sur la mise en œuvre peuvent utiliser divers modèles, allant de l’étude de cas à la recherche sur l’action participative en passant par des expérimentations par assignation aléatoire. Elles doivent être menées avec une pleine compréhension de la signification de l’éthique dans un contexte de recherche transformationnelle. Pendant la phase de collecte, des données sont recueillies sur les processus et les résultats de l’intervention. Lorsque les données finales sont recueillies sur les effets de l’intervention, elles sont rapportées à la communauté en faisant appel à diverses stratégies d’interprétation et d’utilisation des résultats. Cette utilisation peut consister dans des changements transformationnels dans une école ou une classe donnée ou dans un changement de politique susceptible d’affecter un groupe plus large.

L’hypothèse méthodologique transformationnelle s’aligne sur la recommandation de Walton (2014) de recueillir des données auprès de multiples sources de diverses manières qui honorent les connaissances intuitives et profondes, nécessaires à la transformation. Walton suggère que les méthodes transpersonnelles sont intéressantes pour former les chercheurs et les chercheuses et les participant-e-s à reconnaître les connaissances intuitives. Cela peut inclure la mise en place d’un dialogue imaginaire lors de l’élaboration du sujet de recherche, l’utilisation d’une stratégie dans laquelle un vaste examen de la littérature permet de remettre en question les valeurs et les hypothèses personnelles, la combinaison de méthodes de recherche intuitives avec des méthodes conventionnelles quantitatives, qualitatives et mixtes, et l’intégration des résultats de toutes les collectes de données avec la littérature et leur partage de manière significative avec divers publics. « La perception intuitive peut aider à atteindre des formes de compréhension plus riches lorsqu’elle est utilisée pour compléter des processus tels que le raisonnement analytique et l’information obtenue à travers les cinq sens conventionnels » (p.37).

Conclusions

Le paradigme transformationnel fournit un cadre philosophique pour la conception de recherches susceptibles d’apporter des changements aux niveaux individuel et sociétal. En ce qui me concerne, ce cadre m’incite à dialoguer différemment avec les participant-e-s aux études menées, à poser différents types de questions de recherche et à concevoir des études visant à soutenir des changements qui remettent en question un statu quo oppressif. L’inclusion de connaissances fondées sur l’intuition et les rêves n’élimine pas l’importance des connaissances issues de méthodes plus traditionnelles de collecte de données. Elle permet de tenir compte des différences de compréhension culturelle de ce qu’est le savoir et offre la possibilité de parvenir à une compréhension plus riche de la signification des expériences et des changements.

Je suis d’accord avec Walton (2014) et Anderson et Braud (2011) sur la nécessité d’une conceptualisation différente de la méthodologie de recherche afin de tenir compte de la diversité culturelle et des différents modes de connaissance. J’ajoute à leur réflexion la nécessité de concevoir des études qui abordent explicitement les questions de discrimination et d’oppression. Le changement individuel est un objectif souhaitable; toutefois, les personnes qui subissent une discrimination systémique constatent que leurs chances dans la vie sont limitées par un système oppressif. Il est donc nécessaire de s’attaquer à la fois à l’individu et à la société dans le cadre de la recherche transformationnelle.

Je suis également d’accord avec Walton (2014) et Anderson et Braud (2011) sur le fait que l’utilisation proposée de stratégies transformationnelles inclusives dans la recherche ne nie pas l’importance de ce que l’on sait des bonnes pratiques de recherche. Les stratégies transformationnelles peuvent compléter et améliorer les approches de recherche traditionnelles. Les chercheurs et les chercheuses transformationnel-le-s soutiennent l’utilisation de multiples méthodes pour la réalisation d’études, ainsi que l’élaboration d’approches interdisciplinaires pour résoudre des problèmes difficiles. Je pense que l’intégration des concepts de changement personnel et sociétal sera bénéfique pour le monde. Je termine par cette citation de Walton (2014 : 36) qui saisit l’essence de cet argument :

On ne cesse de mettre l’accent sur la nécessité d’un pluralisme méthodologique, où les chercheurs et les chercheuses d’un éventail de disciplines, y compris les sciences sociales, les sciences naturelles, les sciences humaines et les arts, peuvent adopter des approches individuelles et collaboratives pour générer des connaissances qui aborderont des questions d’intérêt mondial.

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