III. Interactions des mathématiques avec d’autres disciplines

Situations linguistiques et discours mathématique

Le terme « langue » connait plusieurs définitions. Nous retiendrons celle qui est proposée par Dubois et al. pour qui elle est « un système de signes dont le fonctionnement repose sur un certain nombre de règles, de contraintes. » (2002 : 270). On ajoutera que d’un point de vue fonctionnel, elle est un « code[1] qui permet d’établir une communication entre un émetteur et un récepteur. » (Dubois et al., 2002 : 270). Les langues humaines se caractérisent essentiellement par leur diversité. On dénombre près de 7 117 langues parlées dans le monde[2]. Environ 40 % de ces langues sont aujourd’hui en danger de disparition[3] (langues possédant moins de 1000 locuteurs et locutrices). La question s’est posée souvent de savoir si la diversité linguistique constitue un obstacle au développement, et dans le cas d’espèce au développement des mathématiques. Pour nous, ce débat ne constitue guère la priorité. La véritable question se trouve plutôt dans l’élucidation des conditions nécessaires pour le développement des mathématiques dans les langues endogènes. Le contexte des pays africains multilingues devrait pousser les chercheurs et les chercheuses à mettre en place des dispositifs d’apprentissage les plus inclusifs possibles : on n’exclura aucune langue à l’école, mais on exploitera les avantages circonstanciels que chacune nous offrira pour débloquer des situations.

D’un côté, il y a un travail d’élaboration nécessaire, mais durable : la création des technolectes[4] mathématiques dans les langues africaines, la production et la diffusion des ressources didactiques/pédagogiques adaptées. Cet immense chantier, déjà entamé depuis fort longtemps par des chercheur·e·s reconnu·e·s (Vellard, 1988; Diki-kidiri, 2008) devra être parachevé.

D’un autre côté, il y a les possibilités offertes par l’éducation plurilingue. En effet, la reconnaissance et l’accession des langues africaines dans les classes, aux côtés des langues héritées de la colonisation, ont révélé à quel point le monolinguisme freinait l’éclosion des potentiels des jeunes africain·e·s (Daouaga Samari, 2018). La prolifération des ressources didactiques (manuels, brochures bilingues) et la recherche des méthodes et stratégies didactiques innovantes (enseignements assistés par ordinateur, enseignement en ligne, approche par les compétences (Roegiers, 2006), approche par la stratégie, les capacités et le questionnement[5]) favorables à une construction des connaissances à travers des activités plus intégratives, montrent qu’il y a encore des possibilités pour améliorer la formation et l’accès aux savoirs en Afrique. Notre démarche s’inscrit dans cette perspective d’une éducation mathématique en adéquation avec les contextes des apprenant·e·s; leurs valeurs culturelles et leurs langues en font partie.

En tout état de cause, les langues sont le principal vecteur de communication entre les humains, mais aussi le système à travers lequel on appréhende à la fois les représentations que les individus se font d’eux-mêmes, celles qu’ils se font des autres, de leur aperception du monde; bref, de toute l’activité symbolique qui se fait dans leur univers cognitif. La cognition ici renferme à la fois le rationnel et l’affectif qui ne devraient pas être dissociés. Considérant la complexité des relations entre la construction des savoirs d’une part et les rapports aux langues pratiquées d’autre part, nous sommes amené·e·s à penser que l’enseignement des mathématiques ne saurait se départir de la problématique du choix de la langue de transmission. Sachant le lien affectif, ainsi que les savoirs endogènes accumulés dans une langue par un·e jeune Africain·e, peut-on s’offrir le luxe de lui imposer une langue autre que la sienne et pour laquelle il peut avoir un sentiment de rejet ou une attitude de distanciation? Et pour quelles efficacités? Quel effort intellectuel exige-t-on de cet enfant? Quelles frustrations lui impose-t-on? Ce sont là autant de questions que l’on doit se poser.

Une mathématique au service du développement ne doit pas éluder ces questions. Elle devra considérer que la langue de travail est un paramètre qui fait partie intégrante de la démarche didactique. L’enseignant·e devra s’approprier tous les paramètres du contexte d’apprentissage. S’il demeure vrai qu’il/elle peut le faire par un effort personnel, le cadre idoine nous semble l’institution qui s’occupe de la formation des enseignant·e·s. Une enquête réalisée par Hasni et al. (2012) dans les lycées canadiens, auprès des enseignant·e·s des sciences et technologies d’une part, et des enseignant·e·s de mathématiques d’autre part, montre que les difficultés liées à la mise en œuvre des activités interdisciplinaires proviennent, dans une proportion non négligeable, de la formation disciplinaire et du contexte de travail. De par l’introduction d’un module ou d’une unité de formation intitulée « Mathématiques et contextes d’apprentissage » (MCA), on pourrait régler ces questions. Les MCA, en plus de la sensibilisation sur les réalités contextuelles, constitueront également une plateforme de partage entre les disciplines mathématiques et les sciences sociales, car la question du développement requiert des connaissances et des expériences qui transcendent les barrières entre les disciplines scientifiques.

La pensée conceptuelle, la logique et les formes linguistiques

Pour rechercher la vérité, les humains formulent des jugements. Cette vérité vient de la structure objective de la pensée, de l’aptitude de la raison à établir ses propositions. Il convient de distinguer la pensée intuitive[6] qui est indicible (et observable chez les nourrissons notamment) de la pensée conceptuelle soumise au langage, c’est-à-dire structurée, conditionnée ou exprimée par une langue (Malanda Dem, 1977). Le langage est un instrument important de la structuration des connaissances et celui-ci ne peut advenir que dans des situations d’interactions entre pairs, dans des situations ouvertes aux activités coopératives/collaboratives et aux conflits sociocognitifs.

S’agissant de la pensée conceptuelle, la forme linguistique est non seulement la condition de sa transmissibilité, mais également la condition de sa réalisation. Si donc nous dévoilons notre pensée à travers la langue, fut-elle gestuelle, il va de soi que la langue que nous parlons va, d’une certaine manière, influencer significativement la structure et le modèle de notre pensée. Ainsi, une analyse menée sur nos différentes langues montre que chacune découpe, sélectionne et classifie de manière originale la réalité de notre monde (Malanda Dem, 1977). Nous découpons et nous décrivons la nature selon les voies répertoriées par notre langue maternelle (IPAM, 1993). À ce découpage assez méthodique et original de la nature, à cette organisation en concepts de la nature, nous attribuons telle ou telle signification en vertu d’une convention définie par notre communauté linguistique et codifiée dans les modèles de notre langue. Ce fait est d’une importance capitale pour les sciences modernes, et donc les mathématiques; car il signifie que l’on n’est pas libre de décrire la nature avec une impartialité absolue, mais il est plutôt contraint de respecter certains modes d’interprétation, y compris dans le processus d’élaboration des concepts mêmes les plus originaux. La pensée devient logique ou mathématique quand elle est sous-tendue par une connaissance ou une vérité établie à un moment donné. Elle reste purement formelle et ne s’occupe pas de la vérité matérielle des propositions (Bourbaki, 1948).

Nous pouvons alors dire que la langue rentre dans ce paradigme qui nous aide à poser les problèmes d’une façon convenable avant de les résoudre. C’est seulement quand les problèmes sont identifiés, nommés et posés sous l’angle de l’observateur ou de l’observatrice qu’intervient la science pour les étudier et éventuellement les résoudre. La langue structure la perception même de ce que l’on étudie; elle est d’ailleurs présente dès l’avènement de la démarche scientifique.

Le discours mathématique et les langues naturelles

Pendant une très longue période de l’histoire, l’on a pensé que seule l’activité conceptuelle et logique, élaborée à partir de la langue, était intelligente, tandis que les autres comportements adaptatifs dérivaient de l’intuition. Mais depuis le début du XXe siècle, l’on a établi l’existence d’autres formes d’intelligence. On distingue en général huit formes d’intelligence : linguistique (ou langagière), logico-mathématique, kinesthésique, spatiale, interpersonnelle, musicale, intrapersonnelle et naturaliste (Belleau, 2001). Ces formes d’intelligence ont, au fil du temps, contribué positivement chacune selon ses potentielles applications au développement de la condition humaine.

Les rapports entre la pensée et le langage sont inextricables. Pour Tschumi (1968), il y a une interdépendance entre les deux. Il est tout à fait possible dans un contexte de multilinguisme où foisonnent des langues nationales, langues officielles et langues étrangères, de traduire une pensée, un discours dans différentes langues. Le discours mathématique singulièrement, même si l’on peut admettre que sa naissance et son développement ont pu être facilités par les structures de certaines langues et d’une certaine mentalité, s’impose comme universel aujourd’hui, quelle que soit la langue maternelle de son auteur ou de son autrice.

Toutefois, cette situation émane des œuvres humaines. Sur le plan de son développement, de sa diffusion à l’échelle du monde, on doit reconnaitre que cette expansion s’est faite par des choix stratégiques de langues. Les effets de cette imposition sont tels que certain·e·s Africain·e·s sont convaincu·e·s que leurs propres langues sont inaptes à exprimer la pensée mathématique. Pourtant, des efforts constants ont pu être observés pour adapter le discours mathématique dans les langues africaines. Mais nous devons reconnaitre que la tâche ne se réduit pas à la transposition des connaissances mathématiques dans les langues africaines qui en serait de simples réceptacles (Tourneux, 2011). Des initiatives nouvelles tentent aujourd’hui de promouvoir le développement de la science dans la diversité linguistique. L’une d’entre elles est celle soutenue par de Robillart (2019) et portant sur la reconnaissance du principe de la diversité linguistique et culturelle dans les recherches. Par ces efforts, on tente de rendre visibles les langues qui souffrent de discrimination linguistique que Blanchet (2019) nomme « glottophobie », dans le domaine scientifique. Il est donc nécessaire de donner de la place aux savoirs et aux langues qui ne sont pas toujours visibles, car, selon de Robillart, « renoncer à ces sources et aux langues dans lesquelles elles [sic] se sont exprimées au profit du seul anglais, c’est perdre toute chance de contribuer utilement à la recherche mondiale dans nos disciplines. » (2019, paragr. 4)

Nous observons dès lors que les mathématiques, en tant que discours, s’apparentent à une « langue ». Cependant, les rapports entre la « langue mathématique ou logique » et les langues naturelles[7] sont singuliers. Pour le logicien Grize, ces rapports sont perceptibles en termes de dualité : « les langues logiques et langues naturelles sont indissociablement liées, les unes ne se conçoivent pas sans les autres. Elles sont néanmoins spécifiques les unes par rapport aux autres, ce qui signifie qu’on ne saurait ‟ ramener ” la logique à la langue, ni la langue à la logique. » (1973 : 31). Nous sommes donc face à une situation complexe et à des relations inextricables. Parmi les points communs entre les langues logiques et les langues naturelles, on peut citer leur structuration en système : elles sont composées d’une syntaxe, d’une sémantique et d’une pragmatique. S’agissant des points de discordance, notamment les différences d’interprétation et de fonctionnement spécifiques à chaque langage et sa logique, des pistes didactiques pour construire d’autres passerelles entre les deux langues existent (Wieruszewski, 1994).

Cependant, les langues naturelles sont avant tout doublement articulées (Martinet, 1961). Par ailleurs, les langues logiques disposent d’une métalangue qui permet de raisonner sur les énoncés produits. Celle-ci reste généralement très stable, contrairement aux formes linguistiques qui sont soumises à la « déformabilité » (Culioli, 1990). Le système (la métalangue) ne tolère pas non plus la contradiction, notion très peu pertinente pour les langues naturelles. Il semble donc très peu aisé de démêler les fils de l’écheveau qui lient la logique et les langues. La solution proposée par Grize, celle de la dualité, témoigne de l’influence réciproque entre les deux entités. Il en déduit que les langues logiques servent de métalangues aux langues naturelles, et inversement, les langues naturelles servent de métalangue aux langues logiques.

Ce constat fait, l’enseignant·e de mathématiques qui vise le développement devra tirer les conséquences dans ses pratiques de classe. La manipulation de la métalangue mathématique devient donc un enjeu pour la réussite de la formation. La question que l’on doit se poser ici est celle de savoir en quoi la métalangue que j’utilise peut se constituer en un véritable écueil pour l’apprenant·e. D’après Grize (1973), c’est à ce niveau qu’il y a désarticulation et qu’il faut nécessairement une « coordination » qui puisse rapprocher la métalangue mathématique des langues naturelles. Ceci participe également de la démystification de l’apprentissage. Autant la métalangue mathématique est proche des langues naturelles, autant les mathématiques sont accessibles aux apprenant·e·s locuteurs et locutrices de ces langues.

Au demeurant, les mathématiques restent ouvertes au-delà des différences qu’elles soient communautaires, ethniques ou culturelles. Tout dépend simplement de la capacité de l’individu à comprendre d’abord l’esprit et la langue mathématiques. Des individualités ont émergé des sociétés traditionalistes et pauvres pour connaître le succès en mathématiques pendant que d’autres, issues des sociétés modernistes et riches, ont connu l’échec. L’individu doit simplement développer un esprit scientifique en s’appuyant sur son intelligence et son imagination créatrice. C’est grâce à ce dernier facteur surtout que les génies se démarquent des autres (Daco, 1986). Il est vrai que la raison trouve dans les sciences son terrain privilégié, car les sciences ne se bornent pas à constater ce qui existe, mais elles veulent comprendre pourquoi et comment ça marche, de manière à donner à nos entreprises plus de rigueur et d’efficacité. Et pour mieux comprendre comment ça marche, dévoilons quelques possibilités humaines qui ont été atteintes grâce à un enseignement contextualisé et réaliste des mathématiques, ainsi qu’à des discussions interdisciplinaires.


  1. Il faut cependant se méfier de l’analogie entre le code dit linguistique et le code tel qu’on l’entend en informatique. En effet, les formes linguistiques se caractérisent par leur plasticité et leur plurivocité tandis que le code informatique est univoque. Les ambiguïtés, la polysémie, les métaphores et toute l’activité poétique prouvent la ductilité des formes linguistiques. Sur ce sujet, voir la mise en garde de Culioli (1990).
  2. Les chiffres sont fournis par ethnologue.com.
  3. L’UNESCO a élaboré un atlas des langues en danger dans le monde. Voir unesdoc.unesco.org/ark:/48223/pf0000189451.
  4. Il s’agit d’un ensemble de caractères, de symboles, d’outils linguistiques différenciés qu’on peut regrouper en une structure de façon à en faire un vocabulaire, et que l’on réfère à un groupe professionnel de mathématicien·ne·s, pour ce qui nous concerne.
  5. L’auteur fait une présentation détaillée de cette approche pédagogique dans un autre ouvrage à paraitre.
  6. On trouve dans les travaux de Piaget (1936) sur l’intelligence une description élaborée et une catégorisation de la notion d’« intuition » : intuition a priori, intuition articulée, intuition métaphysique, intuition opératoire. Une présentation détaillée de ces concepts est fournie sur sur le site de la Fondation Jean Piaget : https://www.fondationjeanpiaget.ch/fjp/site/oeuvre/index_notions_4.php. Par ailleurs, précisons qu’avec l’avènement des neurosciences, certaines positions de la théorie piagétienne ont été revues. Pour un aperçu actualisé, voir Marc Olano, « L'intelligence, de Jean Piaget aux neurosciences », Sciences humaines, n°321, Janvier 2020 : https://www.scienceshumaines.com/l-intelligence-de-jean-piaget-aux-neurosciences_fr_41836.html.
  7. Encore appelées « langues ordinaires », il s’agit de systèmes non formels d’expression (parlée ou écrite par un être humain) dont les éléments et les structures sont communs à un groupe social.