IV. Le contexte socioculturel et son influence sur le développement des mathématiques

Appropriation des mathématiques par les Africain·e·s : la problématique des « mentalités »

Le concept de mentalité émerge dans le domaine de l’histoire où il renvoie à l’idée des différences culturelles à travers l’espace et le temps : formes de pensées, de croyances et de sentiments, savoirs, savoir-faire, structure logique de la pensée (Burguière, 2020). Si le terme est déjà présent chez des auteurs comme Durkheim et Mauss, il s’originerait dans les travaux de Lévy-Bruhl (1910). Il connut des développements grâce à Bloch (1924) et Febvre (1941). Dans leurs travaux, des divergences apparaissent sur la manière d’appréhender cette notion. Pour le premier, il faut partir de l’individu pour décrire les systèmes de croyances et de représentations collectives à partir des rites et des pratiques culturelles. Quant au second, ce sont les représentations collectives qu’il faut étudier en s’intéressant aux relations de causalité entre les faits par rapport au contexte[1]. Dans tous les cas de figure, le concept a exercé un attrait et une influence certaine sur certains penseurs africains à l’instar de Malanda Dem (1977). Ce psychologue congolais a développé une approche singulière de la psychanalyse des Africains. Suivant la distinction établie par Lévy-Bruhl entre mentalité primitive et mentalité logique[2], Malanda Dem considère que la « mentalité scientifique » n’est pas connue des Africain·e·s.

Les Africains se trouvent devant un choix à faire entre, d’une part, l’acquisition de la mentalité scientifique qui leur est étrangère, mais nécessaire pour acquérir une autre façon de voir le monde et promouvoir eux-mêmes leur développement, et d’autre part la conservation de leur identité actuelle et s’acculer à faire sans cesse appel aux étrangers… » (1977 : 43)

Dans un premier temps, on remarque que l’auteur procède à une substitution conceptuelle : « mentalité africaine » prend la place de « mentalité primitive » et « mentalité scientifique » remplace « mentalité logique ». Cette opération de remplacement est d’autant plus frappante qu’elle permet de saisir l’interprétation singulière que Malanda Dem fait de la théorie de Lévy-Bruhl. Nous nous proposons de discuter cette conception au regard de la contribution africaine au développement des mathématiques.

La « mentalité africaine » selon Malanda Dem et le développement des mathématiques en Afrique

À travers l’expression « mentalité africaine », Malanda Dem tente de rendre compte de « la vision du monde du Négro-africain et l’orientation qu’elle imprime au comportement quotidien de celui-ci tant dans ses rapports avec ses semblables que de ses réactions à l’égard de son environnement non humain. » (Bebbé-Njoh, 2002 : 27). La thèse soutenue par le psychologue congolais est que cette vision du monde constitue un obstacle au développement de la science en Afrique. L’un des traits les plus visibles à cette obstruction, selon l’auteur, est « la répugnance » des Africain·e·s à l’effort intellectuel. À travers une série de constatations et d’observations, il en conclut que les Africain·e·s sont inaptes à la réflexion, surtout à l’abstraction. Sa démonstration de cette inaptitude s’appuie notamment sur une expérience réalisée sur des enfants congolais âgés de 4 à 17 ans à qui il donne la consigne suivante : « vous avez de quoi écrire, de quoi dessiner; que chacun de vous fasse ce qu’il veut. »[3] Les enfants ayant produit des dessins de différents objets, le psychologue trouve que leurs œuvres ne comportent ni ordre ni principe organisationnel. C’est donc un indice, selon lui, que ces enfants ne perçoivent pas le monde de façon structurée, ni dans le temps ni dans l’espace. Comparativement à des enfants belges du même âge qui produisaient des dessins, selon lui, structurés et cohérents, Malanda Dem en déduit que l’Africain·e répugne à l’effort intellectuel.

Cette expérience, tout comme sa conclusion, pose le problème du complexe du colonisé qui, à notre avis, freine aujourd’hui encore de nombreuses sociétés africaines. On peut se demander quels critères Malanda Dem a utilisés pour juger de la qualité des productions des enfants congolais. Les mêmes critères sont-ils applicables aux contextes belge et congolais? L’auteur s’est-il seulement demandé si les enfants congolais dans leur milieu de vie sont en contact avec les mêmes objets que les enfants belges dans le leur? Sa démarche, même si elle a en apparence des caractéristiques d’une démarche scientifique (expérience, techniques de sondage, traitement des résultats, interprétation…), n’est tout simplement pas probante.

En recentrant le débat sur le développement des mathématiques en Afrique, est-il encore utile de rappeler les contributions des diverses régions de ce continent (Greenwald & Thomley, 2012 : 13-25) et singulièrement celui de l’Égypte ancienne? De nombreux chercheurs et chercheuses tels que Gerdes (1994), Anta Diop (M’Backé Diop (2009/2010/2011), Djebbar (2015) ont donné un aperçu historique de la contribution égyptienne à l’essor des mathématiques. Cet apport, dont certains manuscrits se retrouvent très loin de l’Afrique, remonte à plusieurs siècles avant Jésus-Christ : « Les anciens Égyptiens ont élaboré des traités de mathématiques parmi lesquels ceux remontant au Moyen Empire (environ 2000-1700 av. J.-C.) comme le papyrus de Moscou, le papyrus de Kahun, le papyrus de Berlin, le papyrus de Rhind. » (Anta Diop, cité par M’Backé Diop, 2009/2010/2011 : 311). Aujourd’hui encore, nous trouvons bien des exemples qui montrent que les Africain·e·s contribuent, à des degrés divers, au progrès de la discipline. Des figures africaines contemporaines se démarquent dans ce sens. La bornologie de Hogbè Nlend, la théorie de l’homogénéisation de Nguetseng, les travaux de Simo dans le domaine de l’aéronautique, les travaux de Modibo Diarra en astrophysique, entre autres. Et que dire des inventions des jeunes Africain·e·s? Le jeune Namibien de 19 ans, Simon Petrus, qui fabrique un téléphone sans fil et sans carte SIM, le Camerounais Arthur Zang, inventeur du Cardiopad, une tablette tactile à usage médical. Certes, ces personnes et leurs œuvres souffrent d’un autre type de problème dont la résolution requiert des stratégies à une échelle beaucoup plus importante : l’invisibilisation de la recherche et de la science africaine.

La conception de Malanda Dem oppose deux ambitions, selon lui, incompatibles : le dilemme des Africain·e·s obligé·e·s de choisir entre « l’acquisition de la mentalité scientifique » et « la conservation de leur identité actuelle ». C’est un point de vue contesté par d’autres auteurs et autrices, à l’instar de Bebbé-Njoh qui reproche à ses concepteurs et conceptrices de « présenter cette mentalité [la mentalité primitive] comme inhérente à la culture négro-africaine, et de la qualifier d’africaine, alors qu’elle caractérise plutôt ce que les anthropologues appellent les sociétés traditionnelles. » (Bebbé-Njoh, 2005, paragr. 5). Dans une démarche de précision, Bebbé-Njoh redéfinit les concepts en se référant à la pensée de Lévy-Bruhl. Ainsi, il préfère « mentalité primordiale » à « mentalité primitive », ce dernier adjectif étant marqué négativement. Pour lui, le couple conceptuel mentalité primordialementalité scientifique décrit mieux la situation que présente Malanda Dem. Il souhaiterait par ailleurs que l’on retienne des travaux du philosophe français plutôt « l’invitation à briser ce carcan de nos mœurs et coutumes qui nous empêche d’assimiler la mentalité scientifique et de nous mouvoir vers la modernité. » (2005, paragr. 5).

L’autre pan du problème qui est omis dans le travail de Malanda Dem est les rapports entre les traditions africaines et le développement de la science. Tels que présentés par le psychologue congolais, ces rapports sont radicalement opposés. Nous ne partageons pas ce point de vue dans la mesure où les savoirs scientifiques et les savoirs traditionnels ne sont pas toujours incompatibles. Il existe d’ailleurs de nos jours, un courant de pensée qui promeut une réconciliation entre les deux. La valorisation des savoirs locaux, notamment à travers l’enseignement, vise à la fois à ancrer les jeunes apprenant·e·s africain·e·s dans leur société traditionnelle et à faciliter l’acquisition des connaissances scientifiques à travers les langues qu’ils connaissent (Tourneux, 2011).

D’ailleurs, le problème n’est-il pas là : dans quelle(s) langue(s) sont codifiées ces connaissances dites scientifiques? Et dans quelle(s) langue(s) sont-elles développées et transmises? L’accès à la science ne conditionne-t-il pas l’adoption de la « mentalité scientifique »?

De l’esprit scientifique à l’éclosion des mathématiques

En abandonnant la notion de « mentalité scientifique », et en lui préférant celle d’« esprit scientifique », l’on pose mieux le problème des conditions psychologiques du développement de la science.

Quand on cherche les conditions psychologiques des progrès de la science, on arrive bientôt à cette conviction que c’est en termes d’obstacles qu’il faut poser le problème de la connaissance scientifique. Et il ne s’agit pas de considérer des obstacles externes, comme la complexité et la fugacité des phénomènes, ni d’incriminer la faiblesse des sens et de l’esprit humain : c’est dans l’acte même de connaître, intimement, qu’apparaissent, par une sorte de nécessité fonctionnelle, des lenteurs et des troubles. C’est là que nous montrerons des causes de stagnation et même de régression, c’est là que nous décèlerons des causes d’inertie que nous appellerons des obstacles épistémologiques. (Bachelard, 2015 [1934] : 16)

Pour parvenir à la connaissance scientifique, il est donc nécessaire de surmonter des obstacles épistémologiques en débarrassant des préjugés et des connaissances antérieures erronées. C’est donc une disposition d’esprit qui n’est pas à confondre avec la science d’une discipline quelconque ni avec la somme des savoirs de toutes les disciplines dites scientifiques. Elle s’occupe à la fois d’un monde objectif ayant des lois et des contraintes indépendantes de la volonté humaine. En plus, elle se cultive dans un système socioéducatif organisé et positif. Elle est à la base de la systématisation des connaissances. Pour elle, la nature et l’univers sont problématiques en ce sens qu’elle pose comme principe le doute. Il faut sans cesse les explorer, les étudier afin de mieux les connaître, les comprendre, les modifier selon les exigences du réel.

Certains penseurs et certaines penseuses soutiennent qu’il s’agit d’une entité propre à la culture occidentale et que les autres cultures essayent simplement de la copier, la comprendre et intégrer certains éléments qui conviennent à leur contexte social. Mais pour nous, ce point de vue est injuste d’autant plus qu’elle invisibilise l’apport des autres peuples de l’humanité.

La conception de la pensée scientifique comme étant le propre de la culture euro-occidentale, conception rencontrée ici chez Malanda Dem et à laquelle adhère encore aujourd’hui une forte majorité d’intellectuels africains tient aussi en partie à la méconnaissance des apports des Arabes, méconnaissance qui a été savamment entretenue par l’occident. (Bebbé-Njoh, 2002 : 20)

Dès lors, on se rend à l’évidence que produire de la science ou produire des connaissances scientifiques ne suffit pas pour être reconnu comme un peuple doté d’une « mentalité scientifique ». À la production, doit s’ajouter la diffusion des résultats scientifiques afin qu’ils soient connus des autres. C’est en cela que la visibilité est un facteur capital en science. Les enjeux de la visibilité de la science sont tels que des savants et des savantes, des laboratoires de recherche, des nations entières s’affrontent pour mettre au-devant de la scène leurs travaux et, par la même occasion, rendre invisibles ceux des autres. La question essentielle qu’il convient de se poser est : comment une culture ou une société, quelle qu’elle soit, peut-elle s’approprier une telle mentalité?

Le développement de la science obéit à un certain nombre d’exigences. L’activité scientifique se fait dans des conditions spécifiques : une posture qui vise la généralisation, une démarche de type démonstratif, soumise au contrôle et à la vérification, un procédé de nature analytique et synthétique. En outre, cette activité recourt à des théories, elle forge sa propre langue et ses propres concepts. En effet, la mentalité scientifique épouse un certain nombre de traits liés à ce concept : la structuration de l’espace et du temps, l’analyse et la synthèse, l’imagination créative, l’esprit critique et positif, le respect des exigences du réel (l’environnement), l’abstraction, l’objectivité, la généralité, l’universalité, l’utilisation d’un langage et des concepts propres à chaque discipline, l’existence d’un appui philosophique solide qui oriente les travaux de recherche scientifique (Malanda Dem, 1977; Bebbé-Njoh, 2002).

Tous ces traits deviennent une mentalité lorsque, dans une société donnée, ils sont possédés et cultivés dans différents milieux (la famille, l’école, la rue, le marché, l’administration…), donc en tout lieu public ou privé, par un certain nombre d’individus. On aboutit alors à la mise en place effective d’une manière objective de percevoir et d’organiser le monde directement liée à l’activité scientifique qui peut être permanente ou non. L’importance est portée sur l’orientation, la perception et la manière d’approcher les problèmes du monde, c’est-à-dire l’observation, la mesure, la gestion, les questionnements pour mieux le comprendre et le transformer.

Par les actions et les effets de ses résultats sur l’environnement humain, généralement peu perceptibles au premier regard, les mathématiques déclenchent un esprit positif chez les individus à travers la créativité, l’inventivité. De nombreux domaines tels que la technologie, la sociologie, la physique, la politique, la religion, l’économie, etc. s’intéressent singulièrement aux sciences mathématiques et s’en nourrissent. Dans ces conditions, la mentalité scientifique intègre la société pour favoriser l’instauration d’une éducation au service du développement : l’éducation mathématique (Ziegler, 2012). Les principaux buts de celle-ci sont :

  • présenter les mathématiques comme une partie de notre culture et comme une base pour les clés du développement des technologies nouvelles;

  • présenter des réponses aux questions élémentaires, aussi naturelles, en de nombreuses disciplines, dans le présent et dans le futur;

  • présenter les mathématiques comme un champ qui outillent les individus en termes de capacité de trouver des solutions à des problèmes importants.

Ainsi, non seulement les mathématiques sont démystifiées, mais elles fondent également une nouvelle dynamique par l’intérêt qu’elles vont susciter auprès du public, à la fois séduit et convaincu par les changements positifs qu’elles apportent à son quotidien. Dès lors, la majorité des individus dans la société devient animée par ce que Bachelard (2015 [1934]) nomme « l’esprit scientifique ». Cet esprit se construit par le passage de l’empirique à l’abstraction. Parmi les caractéristiques de cet esprit, on a régulièrement convoqué les principes d’objectivité et d’universalité (Aristote, 2005 [s.d.]).

Il faut cependant nuancer la portée de ces deux principes dans la mesure où la pratique de la science est une activité sociale qui se fait « par le travail de la pensée, en liaison à l’état des idées d’une époque, d’une culture donnée. » (Paty, 1999 : 2). Il semble donc difficile de concevoir une science qui soit désincarnée de la vie sociale et psychologique du scientifique. À partir de cet instant, l’exigence de la neutralité devient elle-même questionnable.

Pourquoi l’exigence de neutralité est-elle si puissante, même hégémonique, dans le régime mondialisé des sciences et des savoirs contemporains, alors que les preuves du caractère intéressé, situé et engagé du travail scientifique ne cessent de s’accumuler, que ce soit en sciences sociales ou en sciences du vivant et en technologie. (Piron, 2019 : 135)

En effet, le chercheur ou la chercheuse exerce son métier dans un environnement où s’effectuent diverses formes d’interactions : interactions avec la nature, objet de son observation, interactions avec ses pairs, qui influencent sa recherche, interactions avec les institutions, qui financent et valident les résultats de sa recherche, etc. Dans ces conditions, le principe de neutralité, de même que la notion de vérité scientifique doivent être redéfinis. La proposition faite par Piron d’une « épistémologie du lien » ouvre une perspective dans cette quête d’une vérité scientifique qui ne soit pas exclusive et désincarnée.

Privilégiant la pensée comme activité signifiante qui intègre les rapports avec autrui, je rejette l’idéal positiviste de la vérité qui me semble prendre la forme d’un modèle théorique général coïncidant avec la réalité telle qu’elle est en elle-même hors de tout point de vue et de tout contexte. J’y oppose une conception de la vérité comme effort collectif […]. Autrement dit, l’aspiration à la vérité n’a pas besoin de prétendre pouvoir expliquer le monde et prédire ce qui va toujours arriver. Elle peut plutôt chercher à construire des savoirs qui font sens dans des contextes locaux où ils peuvent aider des personnes qui y vivent à avancer, à créer, à penser, notamment dans les contextes subalternisés où sont vécues de grandes injustices cognitives. (Piron, 2019 : 159)

Cette conception épistémologique de la pratique scientifique comme une activité liée – aux personnes et aux milieux – épouse notre proposition d’une mathématique au service du développement. Pour nous, l’esprit scientifique devrait s’accompagner d’une déontologie selon laquelle, dans l’exercice de toute activité, les chercheurs et les chercheuses soient doté·e·s, d’une part, des qualités humaines (humilité, désintéressement, conscience professionnelle, rigueur, engagement, dévouement, respect de l’autre); et d’autre part, des qualités intellectuelles (esprit critique, maîtrise du problème et des principes directeurs de la science), de manière à transposer en toute probité et rigueur des situations de vie à des modèles mathématiques. Les mathématiques se mettent ainsi au service de l’humanité afin de l’aider dans la recherche des solutions pour résoudre ses problèmes. C’est ainsi que l’intelligence humaine, animée par un esprit scientifique, contribuera à assurer le bonheur de cette humanité.

Esprit scientifique, identité culturelle et éclosion des mathématiques

L’esprit scientifique hérité de Bachelard, tempéré par l’épistémologie du lien de Piron, nous semble constituer un ferment à l’éclosion des mathématiques. Ce sont là des garde-fous qui vont non seulement permettre d’assurer la rigueur nécessaire, mais aussi de nous préserver des injustices cognitives. Ses traits sont en adéquation avec les principes de la démarche mathématique, de sorte que toute société humaine qui voudrait développer des mathématiques véritablement ancrées dans son milieu de vie, et dont les applications apporteront une amélioration de sa condition, devrait cultiver ce type d’esprit en son sein. Il ne faudrait surtout pas oublier que la culture (individuelle et collective) ne vient développer en chacun que ce qu’il a déjà dans son milieu. C’est ainsi que les technologies, quand elles sont utilisées par des humains volontaires, travailleurs et sérieux, conduisent à des résultats importants pour la société entière.

Dans le contexte africain, il faut partir de ce que savent les populations locales. Songez seulement à ce que peuvent apporter les mathématiques dans la représentation des savoirs des populations sur leurs techniques agricoles, sur leurs pratiques de l’élevage, sur leurs utilisations des plantes en pharmacopée, sur leurs techniques de construction des habitats. Songez seulement à comment avec les mathématiques on peut décrire, structurer et amplifier les potentialités issues de ces connaissances. La démarche dans ce cas de figure consisterait à aller vers ces gens, à recueillir les informations sur ce qu’ils/elles savent et ce dont ils/elles ont besoin, puis à les confronter, les mettre à l’épreuve et trouver les outils mathématiques dont nous disposons.

Pratiquer les mathématiques pour le développement, c’est mettre en relation le monde réel et le monde des mathématiques[4]. Et considérer le monde réel, c’est prendre en compte tous les paramètres qui entrent en jeu dans la vie sociale et psychologique des individus : leurs métiers, leur alimentation, leurs croyances, bref tout ce qui constitue leur identité culturelle. Il n’y a donc pas de contradiction entre l’esprit mathématique et l’identité culturelle. Le mathématicien et la mathématicienne du développement s’en servent pour comprendre les problèmes d’une communauté afin d’élaborer une réponse adéquate et efficiente. Certains paramètres psychosociologiques des individus que nous avons évoqués précédemment ont d’ailleurs été mis en évidence en situation d’apprentissage par des études scientifiques.

Pour le cas de la discipline qui nous intéresse, la neuroscience des mathématiques est en plein chantier : « comprendre les voies de développement qui permettent l’accès aux mathématiques d’un point de vue biologique va permettre de mettre au point des modèles pédagogiques différenciés et adaptés aux divers types d’apprenants. » (OCDE, 2007 : 111). Une telle vision ne se borne pas aux cloisons disciplinaires et s’efforce à créer des passerelles entre les sciences.

Le mathématicien ou la mathématicienne qui s’engage dans la démarche des actions pour le développement est contraint·e de se plier à une conditionnalité. Son effort, le plus important, nous semble-t-il, est l’ouverture à d’autres disciplines scientifiques. La réponse qui est attendue de lui ou d’elle par la communauté étant de nature globale, le processus de la recherche devient inévitablement pluridisciplinaire. Car, comment peut-il/elle prétendre résoudre les problèmes d’une communauté en s’appuyant exclusivement sur son savoir savant mathématique? Les expériences d’autres chercheur·e·s sur la question du développement, notamment en linguistique, ont montré la nécessité d’une approche pluridisciplinaire (Tourneux, 2011; Métangmo-Tatou, 2019).


  1. De nos jours, le concept semble tomber en désuétude. On lui préfère aujourd’hui, la notion de représentation. Sur les différentes acceptions du terme ainsi que son évolution dans les sciences historiques, on peut se reporter à (Burguière, 2020) et (Vovelle & Bosséno, 2001).
  2. Précisons que, à la suite d’un certain nombre de critiques, Lévy-Bruhl a dû réaménager plus d’une fois sa théorie.
  3. Sur les détails de cette expérience, on se rapportera à Bebbé-Njoh (2002).
  4. Nous avons décrit dans le premier chapitre cette attitude d’un certain nombre d’enseignant·e·s de mathématiques qui sont coupé·e·s de la réalité et qui donne l’impression de vivre dans un monde virtuel, fait d’objets mathématiques détachés de tout contexte.