IV. Le contexte socioculturel et son influence sur le développement des mathématiques
Identité culturelle et pensée scientifique
Notons d’emblée que chaque peuple possède au moins une identité culturelle propre. Même si l’expression « identité culturelle » est aujourd’hui sujette à controverse, nous la rapprochons de ce que Jullien (2016) nomme « ressources culturelles ». Pour nous, cette notion n’oppose à l’unité des nations ni au vivre ensemble. Au contraire, nous considérons qu’elle est un facteur déterminant dans la construction d’un progrès ancré dans les valeurs nationales.
L’identité culturelle : un ferment pour le développement durable
Conçue comme un « système de représentation de soi complexe lié à la conscience que la personne a d’elle-même. » (Théberge, 1998 : 267), l’identité culturelle, même si elle est liée à l’appartenance à un groupe – donc un phénomène collectif – est aussi une « expérience vécue par l’individu. » (Abou, 2002 : 45). L’individu au sein de sa communauté acquiert des valeurs, réalise des expériences et se bâtit une mémoire historique. Cette construction se fait en s’appuyant sur l’identité culturelle et à travers divers canaux et dispositifs : la parole, l’écriture, l’enseignement, les techniques de l’information et de la communication, etc. C’est ainsi que le propos de Fokam Kammogne (2000) cité supra abonde dans le sens d’un enrichissement culturel, gage d’un modèle de société durable. Cette vision, cadre avec l’un des objectifs que nous défendons, à savoir une pratique quotidienne des mathématiques qui a un impact véritable et durable sur la vie des citoyen·ne·s africain·e·s. Pour atteindre cet objectif, il est nécessaire de démêler entre les façons de penser, celles qui conviennent le mieux à l’éclosion de la pensée scientifique.
Démarcation de la pensée scientifique des autres formes de pensée
Dans la philosophie de Comte présentée par Serres et al. (s.d.[1830]), la marche progressive de l’esprit humain au fil du temps s’opère à travers le développement intégral de son intelligence, depuis son premier essor jusqu’à nos jours. Cette évolution des connaissances humaines est régie par une loi fondamentale : « chacune de nos conceptions principales, chaque branche de nos connaissances, passe successivement par trois états théoriques différents : l’état théologique, ou fictif; l’état métaphysique, ou abstrait; l’état scientifique, ou positif. » (Serres et al., s.d.[1830] : 21).
Il résulte donc, de toutes les considérations ci-dessus indiquées, la démonstration, à la fois théorique et expérimentale, du fait général énoncé d’abord : l’esprit humain, par sa nature, passe successivement, dans toutes les directions où il s’exerce, par trois états théoriques différents : l’état théologique, l’état métaphysique, et l’état positif. Le premier est provisoire, le second transitoire, et le troisième définitif. (Comte, 2018 : 331)
Mais il convient de noter que, le même
esprit humain, par sa nature, emploie successivement dans chacune de ses recherches trois méthodes[1] de philosopher, dont le caractère est essentiellement différent et même radicalement opposé : d’abord la méthode théologique, ensuite la méthode métaphysique et enfin la méthode positive. (Serres et al., s.d. [1830] : 21)
En considérant que toute société humaine est soumise à des mutations, les générations se renouvellent en permanence et l’esprit des populations connait des changements selon les ressources développementales existantes qui, elles-mêmes, sont tributaires d’un contexte socioculturel. C’est ainsi que l’esprit humain, en se développant continûment, suivant sa progression à travers les trois états, va animer la pensée humaine qui ne sera alors qu’un pur produit de l’esprit qui la conduit.
Dès lors, puisque chaque branche de la connaissance dans toute société humaine passe, de manière générale, successivement par trois états théoriques différents (Serres et al., s.d. [1830] : 21) pour influencer, d’une manière ou d’une autre, le développement de cette société, nous pensons qu’il est également possible de redécrire ces différents états, au travers du niveau de pensée prédominante qui anime chaque état. C’est ainsi qu’en matière de types de pensées différents agissant pour la connaissance dans chaque société humaine, on en distingue trois : la pensée descriptive, la pensée scientifique et la pensée critique.
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la pensée descriptive, indicative ou primordiale qui se rattache à l’état théologique. Ce type de pensée est entretenu par ceux et celles qui perçoivent la réalité non avec l’intellect, mais avec le « corps ». Elle caractérise par une sorte de mentalité proverbiale, parce qu’elle décrit l’univers sans rien apporter de nouveau. Elle est dominante dans des sociétés qui sont en retard sur le plan scientifique.
- la pensée scientifique, créative, inventive qui se rattache à l’état métaphysique. Ce type de pensée est entretenu par ceux et celles qui enrichissent le patrimoine. Elle consiste à se détourner de ce qui tombe sous les sens, de l’apparence, pour exprimer la vérité. C’est le cas de Copernic et Galilée quand ils affirment que « c’est la terre qui tourne autour du soleil ». C’est une pensée active, soutenue par le désir du nouveau; elle caractérise une mentalité imaginative qui surpasse le réel pour mieux le domestiquer et le transformer;
- la pensée critique ou logique dialectique qui se rattache à l’état positif. Ce type de pensée est juge de la pensée scientifique et a un rôle de veille éthique, d’éveil et de boussole pour la science.
Comme nous l’avons souligné au chapitre précédent relativement aux fondamentaux du raisonnement mathématique, la pensée logique en définissant les conditions d’un raisonnement démonstratif aide la raison à éviter les erreurs, affranchit l’esprit des erreurs et, de ce fait, devient une pensée scientifique. Cependant, la logique dialectique, elle, se nourrit de la réalité. Elle est au service du progrès scientifique comme un arbitre, car les paradoxes et les contradictions qu’elle soulève amènent la science, et partant les mathématiques, à toujours innover et à s’inscrire sans cesse dans une dynamique de progrès. La question de l’importance des mathématiques pour l’humanité est une problématique qui fait l’objet de recherches dans le domaine des mathématiques appliquées; elle est aussi présente dans la recherche fondamentale où les sujets de recherche s’inscrivent dans des contextes intradisciplinaires.
- Le rapport entre les trois états et les trois méthodes est nuancé : « Les trois méthodes diffèrent essentiellement, s’opposent radicalement, s’excluent mutuellement. Or, les trois états se succèdent continûment, puisque le second ne sert que de transition, ou n’est qu’une modification générale du premier. » (Serres et al., s.d.[1830] : 21) ↵