II. Quelques fondamentaux épistémologiques de l’enseignement des mathématiques

Enjeux et dynamique de la recherche en mathématiques

Dire que les mathématiques présentent un enjeu pour les sociétés africaines, c’est les situer dans des contextes, c’est-à-dire des cadres spatio-temporels où elles seront à même d’améliorer positivement les conditions de vie des populations. L’un de ces cadres est inéluctablement l’école, lieu d’apprentissage, cadre institutionnel de formation. Comment parler de l’école quand on est enseignant, sans parler de soi, de son expérience personnelle. Je m’autoriserai donc ici l’emploi de la première personne pour être en harmonie avec moi-même, car c’est une histoire personnelle. Mon histoire est la suivante.

En 2008, je suis en situation de classe en terminale scientifique au lycée classique de Meiganga[1]. Pour introduire le chapitre sur les nombres complexes, je commence par un bref rappel sur les origines et la construction des ensembles tels que les entiers naturels, les entiers relatifs, les nombres rationnels et les nombres réels, en dévoilant les limites ou insuffisances de chacun de ces ensembles. Puis, à travers un exemple, je fais constater et établir l’impossibilité de résoudre certaines équations algébriques dans ces ensembles. Ce qui me conduit à annoncer aux élèves l’admission d’un nombre imaginaire i qui n’est pas réel et dont le carré est négatif (i2 = -1). Une situation mathématique jadis impossible avant ce niveau d’étude, où le carré d’un nombre ne peut être négatif. C’est alors qu’un jeune élève venant fraichement de la classe de première de la même filière, bouleversé par cette information, me demande : « Monsieur, à quoi servent finalement les mathématiques si des vérités d’hier sont chaque fois démenties? Hier, on ne pouvait pas diviser les entiers naturels ni les entiers relatifs, mais quelque temps après, on l’a fait pour les nombres réels. »

La question de ce jeune élève me laissa pensif, non pas parce qu’elle parait insensée, mais surtout parce qu’elle provoqua en moi une sorte de déclic qui va me conduire vers des questions hautement épistémologiques : que représentent les mathématiques pour cet apprenant? Que lui a-t-on dit et enseigné sur cette discipline jusqu’ici? Qu’est-ce qu’il n’a pas reçu et qu’il aurait dû recevoir pendant ses années d’apprentissage à la fois sur le but, l’utilité et les enjeux des mathématiques?

Des enjeux de la recherche et de l’enseignement des mathématiques

Dans la vie quotidienne, chaque personne croit à sa bonne étoile, à son destin et tente sa chance dans toute aventure qu’elle entreprend. En réalité, l’éducation scolaire ou universitaire ne laisse aucune place aux situations hasardeuses, car à l’école primaire, au lycée comme à l’université, on enseigne entre autres une culture de la raison, un esprit critique et de rigueur, un culte de l’effort qui ouvre à la compétitivité. Dans ces milieux, l’éducation vise des objectifs d’ordre moral, civique et rationnel. Les mathématiques comptent parmi ces disciplines qui portent ces valeurs, qui sont d’ailleurs inscrites dans les objectifs de son enseignement.

Objectifs de l’enseignement et de la recherche en mathématiques

À travers l’histoire, comme le montrent de nombreux travaux (Traoré & Barry, 2007; Michel, 2014), l’enseignement des mathématiques vise à :

  • former un nombre toujours croissant de scientifiques indispensables au développement socioéconomique et culturel des nations[2];
  • inculquer davantage aux humains du monde entier des connaissances mathématiques en établissant des relations justifiées entre les observations du réel, les représentations (schémas, figures, tableaux, systèmes, etc.) et les concepts nécessaires pour des études approfondies.

Parallèlement à ces objectifs de premier plan, il faut relever que l’enseignement des mathématiques vise secondairement aussi, comme l’attestent les travaux de Soriano (1998) :

  • le développement des facultés cognitives de l’apprenant·e : rechercher, comprendre et apprécier les explications rationnelles aux évènements sociaux ainsi qu’aux phénomènes naturels et même métaphysiques;
  • l’élargissement ou l’extension de son champ de réflexion et de raisonnement;
  • la possibilité qu’il ou elle atteigne un niveau minimum d’instruction et une certaine maturité dans le discernement et le jugement;
  • la possibilité d’une bonne organisation personnelle : savoir utiliser ses moments de loisir, cultiver et développer ses talents pour son plein épanouissement, profiter des possibilités offertes par le milieu et les structures sociales existantes pour adapter et appliquer ses connaissances et poursuivre soi-même son éducation en améliorant ses compétences professionnelles ainsi que ses conditions de vie;
  • la facilité d’exercer valablement un métier, fut-il celui de mathématicien·ne ou non;
  • la formation des citoyen·ne·s enraciné·e·s dans leur culture et ouvert·e·s au monde;
  • le développement de la créativité, du sens de l’initiative;
  • l’installation de la culture de l’amour, de l’effort, du travail bien fait et de la quête de l’excellence;
  • l’adaptation aux réalités économiques ainsi qu’à l’environnement international, particulièrement en ce qui concerne la promotion des sciences et de la technologie.

En somme, les mathématiques visent à faire de l’humain à travers les âges, un être libre et doué d’un esprit critique, capable de remettre éventuellement en cause les stéréotypes, les archétypes et les structures existantes de sa société. Dès lors, elles intègrent commodément dans sa démarche le questionnement. Dans l’enseignement des mathématiques, la maîtrise du vocabulaire de base et du raisonnement logique doit permettre à tout individu de comprendre les théories les plus élaborées et des généralisations mesurées et destinées à développer en ce dernier l’esprit critique et l’aptitude (pratique ou opératoire) au raisonnement hypothético-déductif, tout en ouvrant divers univers de réflexion à ceux et celles qui voudraient réaliser des études approfondies en mathématiques ou dans les disciplines apparentées.

Les objectifs de l’enseignement des mathématiques, sans être dogmatiques, évoluent, comme le fait remarquer Ziegler :

Si l’enseignement des mathématiques à l’école est la réponse, quelle était la question? Quel est l’objectif principal de l’enseignement des mathématiques dans les écoles? J’affirmerai que : (a) il n’y a pas qu’un seul objectif, mais au moins trois et (b) ces objectifs sont des cibles mobiles[3]. (Ziegler, 2012 : 8)

Les objectifs de l’éducation mathématique à l’école sont ainsi nombreux et surtout dynamiques, changeant en fonction des contextes et des époques. Ziegler (2012) les résume en trois principaux points : la présentation des mathématiques comme une partie de la culture humaine, la présentation de cette discipline comme un domaine dotant à chaque individu des capacités de trouver des solutions aux problèmes de la vie courante et enfin, son introduction comme un domaine d’étude. Ainsi, les objectifs de l’enseignement des mathématiques, au fil des années, sont façonnés et modulés selon les besoins et les circonstances. Et pour Ziegler, nous devons être attentifs en veillant à ce que les problèmes n’aient pas changé au moment où nous mettons en place les solutions (« les questions n’ayant pas fondamentalement changé au moment où nos réponses sont mises en œuvre »[4], 2012 : 8).

Mathématiques et résolution des problèmes sociétaux

La question du véritable rôle des mathématiques dans la vie humaine n’est pas récente, elle est même très ancienne (De Guzman, 1988). Mais à l’origine, elle n’était pas aussi pertinente qu’aujourd’hui, la société paraissant, de notre point de vue, plus intéressée par la philosophie, la théologie, la poésie, les fables, le théâtre, le sport, le cinéma. Avec le temps, des progrès scientifiques et technologiques considérables ont été réalisés, provoquant une véritable explosion des mathématiques, à tel point qu’on peut plutôt se demander aujourd’hui « où est-ce qu’on n’utilise pas les mathématiques? » (McElroy, 2004; Greenwald & Thomley, 2012). Dans la même logique, l’on pourrait avec Houpa Danga D. E. se demander plutôt « dans quels secteurs d’activités humaines n’utilise-t-on pas les mathématiques de nos jours?  »[5]. Le rôle des mathématiques, tout en étant pluriel et multisectoriel, se divulgue au travers de ses deux principales branches.

Comme nous les avons décrites plus haut, les théories mathématiques fondamentales sont cette branche qui s’occupe essentiellement du développement en interne de cette discipline à travers des études et des recherches théoriques hautement abstraites sur des concepts, des notions et autres problèmes issus des mathématiques elles-mêmes. On parle alors d’intradisciplinarité des mathématiques. Godement (1963) fait observer que les notions d’ensemble et de fonction, auxquelles nous ajoutons la notion de relation, sont des notions essentielles sans lesquelles on ne peut rien faire d’intéressant en mathématiques d’une part, et avec lesquelles on peut tout faire d’autre part.

Dans cette branche, Hilbert (1900)[6] évoque de grands problèmes mobilisateurs autour desquels vient se greffer une multitude d’autres problèmes secondaires. Il s’agit là de la proposition d’une fondation formaliste pour les mathématiques qui, prise comme un but, établit la consistance et la complétude des systèmes mathématiques. Pour lui, si nous ne pouvons pas déclarer la vérité humaine absolue, essayons au moins de montrer la non-contradiction ou mieux la consistance absolue (Kindschi, 2005).

Ces théories fondamentales ont pour ambition de développer davantage les mathématiques, de peaufiner de nouveaux outils et d’approfondir les connaissances pures tout en saisissant les tournures au détail près. Elles jouent un rôle d’investigation, d’invention, d’abstraction, de construction et d’étude des propriétés quantitatives et qualitatives de nouveaux modèles mathématiques[7]. Elles représentent le socle des mathématiques et sont le domaine de grands chercheur·e·s et enseignant·e·s qui produisent des résultats et les diffusent à travers des publications dans des revues scientifiques avec parfois des objectifs d’apprentissage bien définis. Toutes les autres mathématiques puisent ici les énergies de leur développement. Pour les jeunes qui ambitionnent de faire carrière dans la recherche en sciences mathématiques, des sites et ressources documentaires utiles pour devenir un·e « bon·ne » mathématicien·ne existent (Tao, 2012).

Les théories mathématiques appliquées quant à elles sont cette branche qui est motivée par la volonté de comprendre mathématiquement des phénomènes liés à d’autres sciences; elles orientent leurs travaux vers la recherche de modèles et de domaines d’application de la pléthore de résultats des travaux de la recherche fondamentale. Elles recherchent des modèles concrets, des représentations ou des problèmes dans la vie courante pouvant bénéficier de tel ou tel résultat. Des notions comme les équations différentielles ordinaires ou aux dérivées partielles sont régulièrement utilisées en économie par exemple, comme nous le verrons dans le chapitre suivant. Les statistiques et les probabilités sont utiles en sciences politiques. Quand il faut mesurer la cote de popularité des politiques, candidat·e·s à un poste électif, on fait des sondages ou des enquêtes d’opinions. Ce type de travaux sont l’œuvre des ingénieur·e·s statisticien·ne·s, des chercheur·se·s ou enseignant·e·s relevant du domaine des mathématiques appliquées.

Sans toutefois méconnaitre la place toujours importante, mais souvent voilée de la recherche fondamentale aujourd’hui comme par le passé, il faut reconnaitre que les mathématicien·ne·s des sciences appliquées semblent en général mieux armé·e·s pour collaborer avec d’autres groupes de scientifiques, en particulier du fait d’une culture scientifique générale (les phénomènes étudiés relevant essentiellement du tangible) et du fait d’une habitude aux outils fondamentaux (mathématiques) de calcul et de l’espace. Certaines théories issues des mathématiques fondamentales qui ont connu d’innombrables applications restent difficiles à classifier comme appartenant exclusivement à l’une ou à l’autre branche. On peut citer par exemple la théorie des distributions de Laurent Schwartz, la théorie des EDP avec Pierre-Louis Lions et la théorie de l’homogénéisation de Gabriel Nguetseng[8].

S’agissant de la théorie de l’homogénéisation, le professeur Nguetseng par d’un constat : tout matériau est composite, mais souvent considéré comme un tout homogène. Ce qui n’est pas vrai. Il va donc développer une théorie qu’il va appeler « la théorie de l’homogénéisation » qui va répondre à cette insuffisance. En effet, cette théorie va prendre en considération les hétérogénéités et construire un homogénéisé qui conserve les propriétés du matériau hétérogène considéré. Cette théorie trouve ses applications dans une variété de domaines : en mécanique (matériau composite), en médecine interne (cellule), en épidémiologie (modèles spatio-temporels) et en hydrodynamique (milieux visqueux hétérogènes), pour ne citer que ceux-là.

Le niveau d’intrication entre les deux principales branches des mathématiques est tellement élevé aujourd’hui que chacune d’elles, à sa manière, contribue à l’édification des différents enjeux de cette science dont nul ne doute plus de la transversalité. Les mathématiques sont une discipline transversale, un facteur d’unité et d’unanimité scientifiques.

Le rôle des mathématiques est également perceptible à travers le métier de mathématicien·ne

Être mathématicien·ne, c’est exercer une profession très utile pour les sciences et l’humanité, et même agréable pour les praticien·ne·s (Villani, 2010). En effet, le métier de mathématicien·ne dans l’enseignement, dans l’industrie ou en entreprise a été placé en pole position du palmarès des 20 meilleurs métiers en 2009 dans la revue Wall Street Journal et en 2014[9], détrônant ainsi l’Actuariat qui l’était en 2013. Les critères de classement sont la qualité du cadre de travail, le niveau de stress, les perspectives d’emploi et le salaire. Dans ce classement 2014, les mathématicien·e·s viennent avant les professeur·e·s d’université et les statisticien·ne·s. Même si dans ce métier les salaires ne sont pas nécessairement mirobolants dans certains pays africains, si les carrières ne sont pas particulièrement exaltantes, les emplois restent à tous points de vue confortables. Nous constatons pour nous en réjouir que les métiers les mieux cotés par ce site en 2013 et 2014 soient aussi très étroitement liés aux mathématiques. Dans leurs « confortables emplois », les mathématicien·ne·s s’intéressent à la recherche et établissent des résultats d’ordre mathématique de bonne facture et il est possible d’en tirer des éléments de solution à des problèmes de l’humanité et son environnement, sur la base bien entendu des données ou des informations disponibles (Tao, 2012). Les résultats obtenus, après implémentation, sont validés par des comités scientifiques et rendus ou communiqués aux pouvoirs publics qui, seuls, peuvent décider de l’utilisation ou de l’exécution. Ainsi, pour une raison ou une autre et selon les intérêts qu’ils offrent aux instances décisionnaires, ces résultats peuvent être exploités totalement, partiellement ou simplement rangés dans les tiroirs, comme c’est parfois le cas.

Par ailleurs, en faisant une analogie avec les deux grandes branches enchevêtrées des mathématiques, Snow, reprise par Gowers dans The Two Cultures of Mathematics, classe les mathématicien·ne·s en deux grands groupes :

  • les théoricien·ne·s (« theory-builders ») : il s’agit des créateurs et créatrices, des concepteurs et conceptrices de théories qui se préoccupent essentiellement de la construction et de la compréhension des théories; ces personnes s’intéressent également aux relations d’interdépendance qui pourraient exister entre les résultats mathématiques (souvent très abstraits) somme toute individuellement significatifs. C’est dans ce groupe d’élite que se recrutent les génies dans le domaine.
  • les inventeurs et inventrices de solutions (« problem-solvers ») : Il s’agit de ceux et celles qui se donnent pour objectif central de résoudre les problèmes courants liés à la compréhension d’une théorie; c’est-à-dire les exercices effectués dans le cadre des activités théoriques et des travaux pratiques d’apprentissage. C’est dans ce groupe que l’on retrouve entre autres les chercheurs et les chercheuses, les enseignants et les enseignantes, les ingénieurs et les ingénieures, etc.

Ici également, les deux groupes sont totalement interconnectés. Il n’existe pas de barrière étanche entre les theory-builders et les problem-solvers.

Mathématiques et enjeux pour le développement de l’Afrique

Les mathématiques présentent des enjeux certains pour l’Afrique aujourd’hui. Elles constituent, à coup sûr, l’une des clés du développement des communautés autant dans ses démarches singulières que dans les nombreuses interactions qu’elles construisent avec d’autres domaines du savoir; les mathématiques proposent des solutions viables pour sortir les communautés africaines de la pauvreté. Si une telle déclaration peut avoir l’allure d’une lapalissade, elle est avant tout une conviction et une posture qui a une force de réalisation. Mais les discours optimistes tout comme les réalisations pratiques sont nécessaires quand ils pèsent sur des consciences un certain nombre de préjugés défavorables. Aussi nous attèlerons-nous, avant de présenter des cas concrets d’émergence par le biais des mathématiques, de sensibiliser et d’éduquer en mettant en avant le gain, le profit, les avantages que l’Afrique tirerait d’une éducation mathématique orientée vers le développement.

Premièrement, les mathématiques sont au cœur de nombreuses activités humaines au point que l’on puisse dire qu’il n’y a pas de sociétés humaines sans mathématiques. Que l’on regarde un instant l’un des secteurs clés des sociétés tel que l’économie. Que l’on s’interroge sur le fonctionnement des systèmes économiques des pays du monde : de la production à la distribution en passant par le contrôle et la gestion des stocks. Dans tous les cas, on n’échappe pas aux opérations mathématiques. Aujourd’hui, l’un des secteurs les plus prometteurs dans les pays africains est sans doute celui de la technologie. Mais sommes-nous à même de dire que les Africain·e·s tirent le maximum de bénéfice des activités liées à ce secteur? Quelle proportion de cette population trouve-t-on parmi les producteurs et productrices de ces technologies? N’est-ce pas, dans la plupart des cas, des personnes réduites au simple rôle de consommateurs et consommatrices? Il convient alors de rappeler cette mise en garde d’Ouaro.

L’Afrique ne s’affranchira pas de sa dépendance à l’aide internationale tant qu’elle ne construira pas sa propre capacité à se développer. Pour ce faire et à l’instar des instituts africains des sciences mathématiques qui sont installés actuellement en Afrique du Sud, au Cameroun, au Rwanda, au Kenya et au Ghana, tous les pays africains devraient construire des centres nationaux d’étude et de recherche en mathématiques et développer des écoles d’excellence d’entrée dans les grandes écoles d’ingénieur. (Ouaro, 2018)

Deuxièmement, les mathématiques constituent un enjeu pour le développement durable des sociétés. Les phénomènes de changements climatiques ont pris une telle ampleur ces dernières années qu’il est impératif de mettre en place des dispositifs de surveillance et de protection du milieu naturel. Quelle discipline scientifique est-elle en mesure de fournir ces données sur la base des prédictions, de calculs des effets possibles et de projection afin de réduire l’avancée de ces types de problèmes? Pour nous, la réponse nous semble couler de source : les mathématiques.

L’érosion, la montée des océans, ou encore la gestion de la pêche sont, avec le changement climatique, des enjeux majeurs pour le développement économique d’un pays. L’étude et la compréhension de ces phénomènes nécessitant des outils mathématiques de plus en plus sophistiqués, il est capital de favoriser la formation à l’enseignement et à la recherche en mathématiques pour être en mesure de répondre à ces enjeux. (CNRS, 2019)

Troisièmement, l’apprentissage des mathématiques, comme ceux des autres domaines de connaissance, constitue une manière d’accroitre ses potentialités intellectuelles. Les mathématiques font ainsi partie de la culture humaine puisque l’activité mathématique constitue une pratique sociale. En tant que discipline à fort degré d’abstraction, les mathématiques concourent à rendre les humains meilleurs en leur donnant les possibilités de réfléchir, de se projeter et de se sortir des difficultés de divers ordres. D’ailleurs, pour Villani (2010), répondant aux questions de Jean-François Desessard sur les mathématiques en Afrique, l’étude des mathématiques est incontournable.

C’est un passage obligatoire pour que l’Afrique puisse prendre véritablement son envol au niveau scientifique […]. L’étudiant qui aura suivi un cursus de ce type, lui permettant d’acquérir des compétences cérébrales, pourra ensuite s’adapter quasiment à toutes les thématiques. À travers une assise théorique, il ne s’agit pas de se contenter de former des scientifiques, tâche bien sûr capitale, mais aussi de préparer ceux qui, dès demain, pourront se retrouver aux commandes du développement économique de leur pays. (Rivasseau et al., 2010 : 8)

En outre, les mathématiques participent aussi à la construction d’un imaginaire humain riche. Elles sont, d’une certaine façon, un travail artistique par leur aspect esthétique et architectural, leur vocabulaire énigmatique, leurs démarches inventives, leurs formules élégantes. Il existe de nombreux travaux qui établissent des rapprochements assez frappants entre, par exemple, le langage poétique et le langage mathématique (Marcus, 1968; Le Cor, 2014).

Par ailleurs, l’un des défis les plus importants à relever par l’Afrique est celui de la langue. Pour que les Africain·e·s s’approprient et exploitent efficacement les avantages qu’offrent les mathématiques, il est utile de relever le défi des mathématiques en langues africaines. Précisons tout de suite que nous n’opposons pas les langues africaines aux langues européennes héritées de la colonisation et qui sont encore, dans de nombreux pays africains, la langue de l’accès aux savoirs. Pour nous, ces langues se complètent et chacune joue une fonction importante au sein des sociétés. Il reste cependant que le développement et l’acquisition des connaissances dans des langues endogènes profiteraient à un public beaucoup plus large. Mais il y a un préalable : il faut inventer une terminologie pour transmettre les mathématiques en langues africaines. L’enjeu est tel que des linguistes à l’exemple de Diki-Kidiri (2008) se sont emparés de la question. Voici l’une des situations qui motivent leurs démarches.

Un chef de service africain, ayant bénéficié d’un stage de formation en bureautique à l’étranger, doit former à son tour toutes les secrétaires de l’institution où il travaille. Mais plusieurs de ces indispensables personnes maitrisent mal le français et pas du tout l’anglais. De plus, n’ayant jamais travaillé autrement qu’avec de vieilles machines à écrire mécaniques et des méthodes antédiluviennes, elles éprouvent une véritable angoisse devant la perspective de se mettre à l’ordinateur, avec tout le bouleversement que cela implique. La direction décide de tenter l’expérience d’une formation donnée dans la langue africaine commune à tous. La question est de savoir comment rendre dans la langue africaine en question tous les concepts inédits qui entrent en jeu dès l’utilisation d’un ordinateur. (Diki-Kidiri, Mbodj & Baboya Edema, 1997 : 95)

Pour combler ces manques, linguistes et terminologues travaillent depuis plusieurs années à la mise en place des vocabulaires scientifiques dans des domaines aussi divers que la santé (Tourneux & Métangmo-Tatou, 2010), l’agropastoralisme, les technologies (Diki-Kidiri, 2008) entre autres. Ces travaux auront aussi pour avantages de revaloriser les langues africaines qui renferment en leur sein des savoirs locaux qui méritent d’être enseignés (Tourneux, 2011). Les mathématiques, l’un de cet ensemble des savoirs fondamentaux, ne pourront que profiter avantageusement du développement d’une terminologie en langues africaines. C’est une pierre à l’édification, à la contextualisation de la discipline, un témoignage de son dynamisme.

La dynamique mathématique : une science ouverte au développement humain

S’il est vrai que toute science se développe aux frontières d’autres disciplines avant de s’intégrer dans une philosophie, la recherche mathématique est aujourd’hui tellement foisonnante qu’il serait bien présomptueux de :

  • prétendre avoir cerné toute l’histoire de son évolution;
  • donner un panorama des progrès réalisés récemment;
  • dessiner les grandes tendances de son futur.

Pour nous, il ne s’agit pas de présenter de manière exhaustive la chronologie des mathématiques en exhibant les grands moments de l’histoire des mathématiques (Baumann, 2004-2005; Greenwald & Thomley, 2012 : 1091-1107) et de donner des réponses aux questions « qui?, quand?, quoi?, où?, comment? » concernant les principales étapes du développement de la pensée mathématique. Nous allons simplement nous contenter, ici, de décrire quelques domaines qui paraissent les plus révélateurs du foisonnement et du développement des mathématiques.

Mutations au cours de l’histoire

Historiquement, les mathématiques se sont développées en réponse aux nombreuses exigences humaines, et à la suite multiples influences d’ordre internes ou plutôt inhérentes à elles-mêmes. Au-delà de l’héritage inestimable constitué de nombreux travaux mathématiques et de recherches sur les mathématiques[10] de l’Europe ancienne, des Indo-Arabes du moyen âge et leur expansion et traduction en occident, il faut noter qu’au début du siècle dernier, le mathématicien Hilbert avait proposé, à l’occasion d’un congrès international de mathématique tenu à Paris en 1900, une liste de 23 problèmes mobilisateurs autour desquels viendraient se greffer tous les autres problèmes de mathématiques du XXe siècle, et dont certains restent encore non résolus de nos jours.

À côté de cette liste, il fallait également ajouter une tendance forte de cette époque : celle d’essayer de faire reposer les sciences mathématiques sur des bases solides. Des débats passionnés sur le statut des objets mathématiques, en réponse à l’espoir de pouvoir fonder des mathématiques de façon logiquement correcte et universelle, ont débouché sur l’ébauche d’un programme dit unificateur qui avait d’ailleurs connu à cette époque un succès éclatant. En effet, il avait permis de présenter les mathématiques d’une façon beaucoup plus formalisée qu’autrefois et avait été perçu par le grand public à travers ses mutations dans l’enseignement :les mathématiques modernes. Des personnes de bonne volonté de l’époque se sont alors dit; puisque ça marche si bien, pourquoi ne pas le mettre tout de suite dans les programmes scolaires! Ce qui fut aussitôt fait.

Par ailleurs, il y a eu chez les mathématicien·ne·s depuis une vingtaine d’années environ, une réorientation assez remarquable de leur philosophie de travail portée vers le retour au concret (McElroy, 2004; Stewart, 2006; James, 2003)Il s’agit en clair d’une intégration de plus en plus grande des mathématiques, au sens où il est très fréquent aujourd’hui qu’un concept né dans un domaine des mathématiques soit appliqué, et souvent avec beaucoup de succès dans une autre discipline parfois très insoupçonnée. Cela reste valable pour des concepts nés en dehors des mathématiques, surtout en physique, en informatique ou même en biologie.

Dans l’option de l’universalité, la science en général et les mathématiques en particulier devraient être omniprésentes, c’est-à-dire les mêmes pour tout le monde et partout dans la validation et la validité de ses résultats quel que soit le domaine de travail (Villani, 2010). Nous espérons que chaque cadre de contextualisation[11] aidera les apprenant·e·s et le reste de la population, à voir les mathématiques d’abord comme une discipline qui transcende la culture, le temps et le genre; et ensuite comme une discipline pour tout le monde (Greenwald & Thomley, 2012). Si l’on considère par exemple l’égalité 1 + 2 = 3 dans laquelle les nombres sont écrits avec des symboles de la culture euro-occidentale, elle doit être vraie aussi bien dans une école de savane du Kamerun septentrional que dans une école de banlieue parisienne, dans une école d’un quartier pauvre de New Delhi que dans un laboratoire scientifique des États-Unis. Seule la formulation ou la notation doit pouvoir différer d’une culture à une autre, soit I + II = III dans la culture romaine, (- + =) vaut () dans la culture hindoue ou encore dans la culture arabe.

Le système de calcul babylonien était un système numérique sexagésimal (c’est-à-dire de base 60). En revanche, le système moderne, le nôtre, qui dérive de la combinaison entre les systèmes de numération indien et arabe, est décimal (c’est-à-dire de base 10) puisque nous comptons par groupe de 10.

Par ailleurs, la notation de la fraction avec une barre horizontale a/b est d’origine arabe, la notation avec deux points (a : b) vient de Leibniz (au XVIIe siècle) et la notation avec une barre oblique (a/b) date du XIVe siècle. Des notations ont souvent évolué avec le temps pour symboliser la même entité.

Comme nous l’avons évoqué antérieurement, les sciences mathématiques jouent déjà un rôle primordial dans le développement d’une éducation transversale comme outil de préparation à l’abstraction, comme aide à l’apprentissage du raisonnement et des sciences en général. La logique inhérente à la démarche mathématique est de plus en plus prisée dans les autres disciplines, en raison de ce qu’elle se prête facilement à une compétitivité intellectuelle qui, plus tard, débouche sur une compétitivité en toute dimension, dans n’importe quel domaine. Et pour mieux comprendre cette subtile logique mathématique, il convient de porter un regard sur la dynamique de la recherche dans certains domaines.

Évolutions remarquables dans certains domaines

Parmi les domaines scientifiques et des sujets considérés comme les plus dynamiques (CNRS, 1992; Greenwald & Thomley, 2012), nous pouvons retenir entre autres :

  • la physique statique, la géométrie algébrique, les réseaux de neurones;
  • les théories de la complexité (complexité de calcul et d’algorithmes, mathématiques discrètes);
  • les travaux sur les rapports imprévus entre le chaos quantique et l’hypothèse de Riemann. La décomposition en ondelettes contribue à l’étude des phénomènes chaotiques, de la turbulence au sein d’un gaz;
  • l’utilisation de la théorie de jauge issue de la physique des particules dans la topologie des variétés différentielles de dimension quatre qui semblent être plus proches des variétés complexes que des variétés réelles;
  • l’application des algèbres d’opérateurs à la théorie des nœuds;
  • l’utilisation des concepts de la théorie quantique des champs dans l’analyse sur les variétés et divers domaines géométriques et topologiques. Il s’agit d’une sorte de tentative d’unification des différentes forces qui régissent l’univers à l’exemple de la mécanique quantique et de la relativité.

En analyse par exemple, on est passé des fonctions numériques d’une variable réelle à celles de plusieurs variables réelles, et même aux variables complexes. Pendant cette extension, d’autres problèmes sont nés et ont demandé à chaque fois le développement de nouvelles recherches ainsi que l’utilisation des résultats mathématiques déjà existants. Une autre grande influence a été et demeure le besoin pour les mathématicien·ne·s de quantifier les autres disciplines. La majorité des problèmes et phénomènes du monde humain ou non humain, étant de nature dynamique[12], McElroy (2004) et Sarah (2011-2012) soutiennent que la notion de systèmes (discrets, linéaires, non linéaires, différentiels, etc.) contribue largement dans ce sens; et elle reste très exploitée dans la modélisation mathématique et la simulation.

La physique se rapproche davantage de la topologie. Ainsi, le phénomène de localisation des déformations en mécanique des solides a été modélisé dans un opérateur tangent comprenant une partie locale et des conditions aux limites[13] avant d’être simulé. La recherche sur les équations aux dérivées partielles, la modélisation et la simulation se renforcent : des travaux sur les fonctions harmoniques, sur les surfaces minimales, sur les équations stochastiques, entre autres, sont nombreux. L’une des illustrations les plus éloquentes de la dynamique interne aux mathématiques est sans doute celle qui se rapporte à la conjecture de Poincaré. Travaillant sur la sphère de dimension trois en topologie, Poincaré (1903) présume que : « toute variété compacte de dimension n = 3 (ou plus), sans bord et simplement connexe, est homéomorphe à une sphère de dimension n ». En termes plus simples, cette conjecture pourrait se traduire, grosso modo, par : « la sphère est le seul espace tridimensionnel fermé dépourvu de trous ». Cette affirmation qui concerne un problème majeur en topologie résista à toutes les tentatives de résolution jusqu’en 2003, lorsque Perelman en proposa une solution (Tummarello, 2006). Le second exemple beaucoup plus concret se rapporte aux travaux de Hales (2001 [1999]) sur l’utilisation de l’espace de façon optimale et avec un minimum de matériaux. Il a démontré mathématiquement le « théorème du nid d’abeille » précédemment connu sous le nom de « conjecture du nid d’abeille », en prouvant que contrairement aux divisions d’espace en carrés ou en triangles équilatéraux, la division en hexagones réguliers est la mieux appropriée pour partitionner un espace en parties égales avec une structure minimale. Ce résultat est aujourd’hui une ressource pour les architectes et ingénieurs en aéronautique, entre autres, qui s’en inspirent pour créer des structures qui, tout en étant solides, optimisent l’utilisation de l’espace.Dans divers domaines tels que l’informatique, la physique, la chimie, la biologie, l’histoire, les sciences ont établi au fil du temps des vérités durables; faisant ainsi l’unanimité chez tous les esprits éclairés et compétents en chacun de ces domaines. Jaspers l’avoue d’ailleurs quand il déclare que « les sciences [au rang desquelles les mathématiques] ont conquis des connaissances certaines, qui s’imposent à tous. » (1981 [1950] : 5)

Des évènements scientifiques à travers le monde

Sur un autre plan, l’Union mathématique internationale (UMI), avec le soutien de l’UNESCO, a fait de l’année 2000 l’année mondiale des mathématiques (UNESCO, 2019)[14]. Dans le prolongement des acquis de cette année mondiale, l’UNESCO proclame le 14 mars de chaque année comme la journée internationale des mathématiques. Celle-ci aura pour objectifs de faire mieux connaitre « la place des mathématiques dans le domaine des sciences, des technologies et de l’innovation, ainsi que le rôle de leurs applications dans la promotion de l’éducation, l’amélioration de la qualité de vie dans le monde et la réalisation des Objectifs de développement durable » (UNESCO, 2019 : 2).

L’UMI a placé l’année 2000 sous le signe de la culture et de la paix[15] dans le monde, y compris dans les milieux scolaires. À cette occasion, une large réflexion a été menée sur le rôle des mathématiques comme un véritable facteur de développement. Les grands défis mathématiques du XXIe siècle ont été énoncés, en particulier la diffusion plus acérée des mathématiques au sein du grand public, la valorisation plus concrète de leur interdisciplinarité. En outre, la question de l’importance de l’image des mathématiques au sein l’opinion publique a été abordée. Autrement dit, il est question non seulement de faire découvrir au grand public la vitalité des sciences mathématiques, mais aussi d’engager également les mathématicien·ne·s à sortir de leur tour d’ivoire pour expliquer ce qui se fait et l’enjeu de ces actions pour l’humanité.

Faire sortir les mathématiques de leur invisibilité, c’est refuser d’entretenir leur image comme arme secrète des riches et des puissants. Les faire concourir au contraire au développement de tous les peuples, comme il est possible malgré les entraves, c’est bien les inscrire dans la culture de la paix mondiale à venir. (Tronel, 2000 : 22)

Au cours de la même année, un autre évènement majeur se déroule à Yaoundé au mois de septembre de l’année 2000. Les professeurs Bitjong Ndombol (Université de Dschang), Békollé et Louka (Université de Yaoundé I) ont organisé avec le soutien de Hogbè Nlend, alors ministre camerounais de l’Enseignement supérieur, un symposium sur deux thèmes : « Statistiques pour l’agronomie » et « Mathématiques et malaria ». Répondant à la question « pourquoi l’Afrique a besoin de mathématicien·ne·s? », Bitjong Ndombol fait l’observation suivante :

Le degré de développement d’un pays se mesure en très grande partie à sa maîtrise des sciences fondamentales et des technologies, et ce critère est tellement implacable que la présence d’énormes richesses dans son sous-sol ne modifie pas considérablement le classement d’un pays (prédominance de l’or gris sur l’or noir, l’or vert, l’or jaune…). (Bitjong Ndombol, cité par Dutertre & Békollè, 2001 : 40)

En 2007, un atelier scientifique sur le thème « Les changements climatiques : des modèles globaux aux actions locales » avait été organisé par l’Institut de recherche des sciences mathématiques à Berkeley aux États-Unis. Au cours de cet atelier, plusieurs sujets de recherche en mathématiques, pouvant contribuer à la résolution des problèmes dont les solutions auraient un grand impact sociétal, avaient été identifiés (Ziegler, 2012).

En 2012, la 4e Conférence européenne des étudiants en mathématiques (EuroMath 2012) a eu lieu à Sofia en Bulgarie, du 21 au 25 mars. Cet évènement annuel était organisé par la Société mathématique de Chypre et la fondation Thales. EuroMath met en place un forum pour les étudiant·e·s âgé·e·s de 12 à 18 ans afin qu’ils présentent, échangent et développent leurs idées, leurs créations en mathématiques dans un contexte international (Makrides, 2012).

Au cours de la même année, s’est tenu du 03 au 07 décembre, le 2e atelier scientifique Cryptographie, algèbre et géométrie (CRAG) 2 à l’Université de Ngaoundéré, avec plus de 48 participant·e·s venu·e·s du Tchad et de six universités camerounaises. Ces ateliers qui se tiennent tous les deux ans servent de cadre d’échanges entre aux chercheur·e·s qui travaillent sur les aspects théoriques, informatiques et appliqués de l’algèbre, de la géométrie et de leurs applications en cryptographie. Grâce à ces rencontres, l’utilisation des plateformes de calcul (SAGE, GAP, etc.) connait un essor remarquable au sein de cette communauté de spécialistes. Cela a pu permettre d’explorer de nouvelles structures mathématiques, de vérifier des conjectures, de suggérer des généralisations, tout en trouvant de nouvelles applications et en posant de nouveaux problèmes.

L’initiative Mathematics of Planet Earth (« Les mathématiques pour la planète Terre ») lancée en 2013 met au cœur des préoccupations les enjeux des changements climatiques et la réponse mathématique au problème. Ainsi, des recherches sont menées dans le cadre des doctorats afin de comprendre, de prédire et de dévaluer le risque pour l’humanité dans le cadre de la lutte contre les changements climatiques. Les étudiant·e·s sont formé·e·s aux techniques mathématiques et outils informatiques utiles pour résoudre ces questions :

Un étudiant en MPT (Mathématiques de la planète Terre) du CFD (Centre de formation doctorale) recevra une formation doctorale par cohortes sur les techniques mathématiques et informatiques nécessaires pour comprendre, prévoir et quantifier les risques et les incertitudes liés aux conditions météorologiques extrêmes et au changement climatique.[16] (Mathematic of Planet Earth, 2020, paragr. 3)

L’éducation mathématique étant une quête permanente des attitudes et des valeurs positives, la feuille de route pour la mission dévolue à cet effort mondial recommandait une fois encore :

  • l’augmentation de l’engagement des mathématicien·ne·s de même que le grand public sur le rôle des mathématiques relativement aux sujets qui affectent notre planète et son futur;
  • l’encouragement des chercheur·e·s à identifier et à poser des questions fondamentales relatives à notre planète et auxquelles les mathématiques pourraient contribuer à trouver des solutions appropriées;
  • l’encouragement des enseignant·e·de mathématiques de tous les niveaux à traiter des sujets en rapport avec notre planète, à travers le développement de leur approche et des programmes scolaires contextualisés;
  • l’encouragement des apprenant·e·s de mathématiques et chercheur·e·s débutant·e·s à poursuivre la recherche sur des sujets en rapport avec notre planète;
  • la sensibilisation du grand public sur les rôles des mathématiques dans la résolution des problèmes de la planète Terre.

Par ailleurs, en Afrique comme dans les autres parties du monde, diverses plateformes de recherche, de formation, de renforcement des capacités et d’échanges en mathématiques ont vu le jour à travers la création des sociétés savantes et des programmes d’éducation/formation : l’Union mathématique internationale (UMI), l’American Mathematical Society (AMS), l’European Mathematical Society (EMS), la Société mathématique de France (SMF), la London Mathematical Society (LMS), l’Union mathématique africaine (UMA)[17], l’Université virtuelle africaine (UVA) et tout récemment l’African Institute for Mathematical Sciences (AIMS) avec des représentations encore appelées centre d’excellence dans plusieurs pays africains. Chaque centre d’excellence de cet institut travaille en partenariat avec la Fondation Mastercard et le gouvernement du pays d’accueil à travers son ministère compétent. AIMS vise d’une part en priorité l’amélioration des pratiques d’enseignement, d’apprentissage et d’expérimentation des mathématiques en situation de classe au secondaire, et d’autre part, l’accès et les opportunités de la formation universitaire en science, technologie, ingénierie et mathématiques (STIM), en particulier pour les filles. Dans la même logique, l’UVA est un réseau d’institutions africaines qui, en partenariat avec plusieurs universités africaines acquises à leur projet, propose de nouvelles offres de formations et de nouvelles méthodes éducatives basées sur les technologies de l’information et de la communication pour l’enseignement (TICE = TIC + Enseignement). Ainsi, l’UVA et l’AIMS œuvrent essentiellement dans la promotion de la science en général et des mathématiques en particulier à travers des programmes de recrutement, d’éducation et de formation en alternance des étudiant·e·s et des enseignant·e·s de mathématiques des lycées et collèges pour l’Afrique (Sokhna, 2006; Sokhna & Sarr, 2009; Karsenti et al., 2012). Toutefois, l’UMA et ces deux structures devront malgré leur jeunesse et l’avancée de la recherche dans le domaine des mathématiques, mobiliser davantage les ressources humaines, matérielles et financières nécessaires à leur développement afin de se faire aussi une place visible parmi les sociétés savantes.

Dans cette mouvance de développement de la recherche mathématique dans diverses régions du monde, l’Afrique n’est pas restée en marge. À travers l’histoire, une grande contribution d’ordre épistémologique des mathématiques africaines s’est faite à travers l’ethnomathématique[18]. Le terme « ethnomathématique » est utilisé pour exprimer les relations entre culture et mathématique :

Nous appellerons ethnomathématiques, les mathématiques qui sont pratiquées au sein de groupes culturels identifiables; des groupes tels que les sociétés tribales nationales, les groupes de travail, les enfants d’une certaine tranche d’âge, les classes professionnelles, etc.[19] (D’Ambrosio, 1985 : 45)

Le patrimoine mathématique riche de l’Afrique et l’apport pluriséculaire des Africain·e·s au développement des mathématiques sont incontestables au sein de la communauté scientifique (Traoré & Barry, 2007).

Aujourd’hui encore, certains pays d’Asie et de l’Extrême-Orient deviennent résolument émergents grâce à la science en général et particulièrement aux mathématiques et à la technique. Ces deux domaines se sont facilement déployés dans ces pays pour diverses raisons au rang desquelles l’existence d’un environnement psychosocial aménagé, approprié et propice à cet effet. Cet environnement se caractérise par l’existence et la promotion d’un profil mental de défi et de dépassement de soi, de discernement, de recherche du développement et de l’innovation; bref, d’une mentalité et d’un esprit scientifique.

Aujourd’hui, les mathématiques ont largement dépassé la conception selon laquelle seuls les faits logique et formel sont d’ordre mathématique. Elles sont inscrites dans la nature même. Et pour s’en convaincre, il suffit d’observer le fonctionnement de l’univers, comme l’avait écrit Galilée.

La philosophie est écrite dans cet immense livre qui se tient toujours devant nos yeux, je veux dire l’Univers, mais on ne peut le comprendre si l’on ne s’applique d’abord à en comprendre la langue et à connaitre les caractères avec lesquels il est écrit. Il est écrit dans la langue mathématique et ses caractères sont des triangles, des cercles et autres figures géométriques, sans le moyen desquels il est humainement impossible d’en comprendre un mot. Sans eux, c’est une errance vaine dans un labyrinthe obscur. (Galilée, cité par Chauviré, 1980 : 141)

Pour le savant italien, la nature est un immense livre qui renferme en son sein tous les savoirs (ici, la philosophie). Ces savoirs ne peuvent être compris qu’à condition que l’on sache lire ou déchiffrer les symboles de la nature qui sont analogues aux symboles mathématiques. On voit apparaitre ici, l’idée d’un discours mathématique crypté, et en même temps la nécessité d’une appropriation de la métalangue (« on ne peut le comprendre si l’on ne s’applique d’abord à en comprendre la langue et à connaitre les caractères avec lesquels il est écrit. ») fait de termes et de symboles spécifiques (« des triangles, des cercles et autres figures géométriques. »). Ainsi, la connaissance de l’univers suppose au préalable un effort de déchiffrement de la langue à travers laquelle il est exprimé. Cet effort, qui aboutit à la mise en place des concepts opératoires, des théorèmes et des théories, obéissant à des règles des plus rigoureuses possibles, va devenir au fil des siècles un modèle sur lequel vont s’appuyer de nombreuses disciplines scientifiques pour se développer.

Quelques tendances innovatrices

De nombreux problèmes de mathématiques trouvent leur importance dans l’intérêt qu’ils suscitent pour leur résolution et dans le développement des théories profondes qu’ils entraînent. Les questions sur les tendances et perspectives à venir en sciences, et singulièrement en mathématiques, ne sont pas nouvelles, elles restent d’actualité (Baumann, 2004-2005). Au regard des priorités contextuelles (Vergnaud, 1982), il est important aujourd’hui de discuter de ces questions afin de distinguer parmi les problèmes, ceux qui peuvent mener à des résultats probants et plus utiles dans l’avenir. Nous présenterons à la fois quelques questions abordées dans la recherche fondamentale en mathématiques et quelques autres relevant de la recherche appliquée.

On peut distinguer quelques grandes tendances avec un certain nombre d’implications. Il est certain que les problèmes changent et ne sauraient être posés de la même manière; des problèmes nouveaux naissent et concernent la nature et la méthodologie de l’enseignement des mathématiques et surtout la nature de ce que l’on cherche au bout du compte, c’est-à-dire les solutions, qu’elles soient exactes ou non.

S’agissant des théories fondamentales, relevons que l’histoire des mathématiques tient une place non négligeable à adjoindre à la didactique de cette discipline d’autant qu’elle est nécessaire à la formation des enseignant·e·s. Une présentation sommaire (et si possible sous forme d’un exposé) de l’histoire des mathématiques fondée sur la construction de grands concepts et théories mathématiques peut se révéler utile à leur assimilation (De Guzman, 1988; Baumann, 2004-2005). Cette tendance à l’histoire s’accompagne de plusieurs désirs : le désir d’enrichir le vocabulaire des apprenant·e·s avec les formes d’expression; de mieux contextualiser l’activité de recherche afin de bénéficier au maximum du développement de l’imaginaire humain à travers des interrogations adaptées aux contextes, captivantes et sources d’arguments; de mieux transposer le savoir enseigné et les méthodes d’enseignement du savoir; de mieux faire approprier les concepts (faire connaître les « crises » ayant provoqué le développement ou l’amélioration des concepts); et de mieux respecter la genèse des connaissances (avoir un regard sur la façon de concevoir et de relativiser les erreurs). La connaissance de la genèse des différentes notions, du type de problèmes ou de difficultés qu’elles contribueraient à résoudre et des obstacles qui ont surgi pendant leur construction, peut permettre à tout·e apprenant·e de mieux cerner ces notions (Vergnaud, 1982).

Cependant, il convient de rappeler avec Poincaré qu’« en mathématiques, la rigueur n’est pas un tout, mais sans elle il n’y a rien; une démonstration qui n’est pas rigoureuse, c’est le néant » (1908 : 27). Pour lui, c’est désormais l’économie de la pensée que l’on devrait viser. Il s’agit par exemple de répéter un raisonnement, un modèle ou un algorithme déjà fait en quelques lignes, sans pour autant rien sacrifier de la rigueur qui le sous-tend; même si certain·e·s mathématicien·ne·s continuent à développer une métalangue beaucoup plus abstraite et formalisée avec une volonté pratique profonde.

Depuis plusieurs décennies, une interaction tout à fait surprenante dans certains domaines est en train de s’établir entre les mathématiques et les autres disciplines scientifiques. En physique théorique par exemple, l’avènement de la mécanique quantique constitue, de ce point de vue, un fait important : une particule est une représentation de la notion de groupe; la gravité en théorie de la relativité est une propriété géométrique de l’espace-temps. Certains résultats mathématiques se démontrent par le biais de la physique, notamment en géométrie et en topologie. Le mathématicien-physicien Witten[20] a réussi, il y a une vingtaine d’années, à trouver, sans démonstration exclusivement mathématique, mais simplement à partir d’une intuition physique, des propriétés topologiques tout à fait remarquables dans la théorie quantique des champs. En achevant la démonstration du grand théorème de Fermat en 1994, le mathématicien anglais Andrew Wiles a mis fin à plus de 350 ans de recherche et ouvert ainsi la voie à la démonstration de nombreux autres problèmes mathématiques restés non résolus (Darche, 1993).

De nouvelles théories mathématiques sont nées et connaissent déjà d’importants succès. On peut citer : la théorie de la décidabilité en algèbre universelle, celle de la complexité de calcul qui traite des mathématiques effectives et dans lesquelles les objets qu’on manipule doivent être construits par des algorithmes (suites finies d’instructions). Les mathématiques discrètes, quant à elles, sont nées et se développent pour ces finalités. Ici, on s’intéresse non plus à des propriétés mathématiques en général, mais à des propriétés qui s’écrivent avec un nombre fini de symboles en un temps fini. Elles sont beaucoup plus liées aux machines telles que les ordinateurs, capables de traiter une masse d’informations.

Sur le plan des théories appliquées, les secteurs des technologies et des industries bénéficient largement des résultats de la recherche mathématique. Dans l’industrie par exemple, tous les problèmes de contrôle optimal sur la gestion et la stabilisation d’une structure, de calcul scientifique avec les essais non destructifs par ordinateur (dans les industries automobiles par exemple), de la théorie du signal (dans les industries de télécommunication), de la théorie du krigeage[21] en géostatistique et de la simulation des gisements dans les industries pétrolières sont aujourd’hui des théories ayant des fondements essentiellement mathématiques.

Le développement de la théorie des ondelettes[22] avec Meyer a pris le dessus sur la théorie de Fourier[23] pour devenir un outil de travail nouveau et performant dans les compagnies pétrolières et le traitement des signaux. Il y a de nombreux autres exemples de théories mathématiques fondamentales qui ont donné lieu à des applications (Perrin, 2004) :

  • les nombres premiers et le chiffrement Rivest – Shamir – Adleman (RSA);

  • les imaginaires et leur utilisation en électricité;
  • la géométrie riemannienne et la relativité;
  • les espaces de Hilbert et la mécanique quantique;
  • la logique et l’informatique;
  • le mouvement brownien et la finance.

Dans le domaine des finances et de l’actuariat, les techniques probabilistes et statistiques connaissent un véritable engouement aujourd’hui dans la gestion prévisionnelle de l’assurance, de la banque et de la finance (Le Borgne, 1995). L’actuaire utilise des outils mathématiques comme les tests d’hypothèses ou d’efficacité pour estimer au plus juste degré, dans un contexte des marchés de plus en plus concurrentiels, les risques liés à un contrat d’affaires, à une campagne commerciale, au lancement d’un nouveau produit. Dans le cadre d’un contrôle de gestion ou d’inspection, les théories d’échantillonnage pourraient être sollicitées. Au cours des vingt dernières années, l’on a pu observer les bouleversements des systèmes financiers de par le monde. La crise bancaire et financière de 2008 ayant considérablement affecté les économies d’un certain nombre de pays puissants, les spécialistes de la finance ont été contraints de revoir leurs modèles en accordant encore plus de place à l’efficience des outils mathématiques[24].

Au total, un certain nombre d’évolutions sont en cours ou vont s’imposer, aussi bien dans les pratiques en vigueur qu’en ce qui concerne la formation. Les formateurs sont notamment amenés à mettre l’accent sur les statistiques, et à faire travailler les étudiants sur une vision du risque quantitatif global. Cet aspect est désormais central. Certains enseignements ont été renforcés : la régulation, le risque du marché. (El Karoui, 2013, paragr. 17).

De même, le secteur industriel a besoin d’un nombre sans cesse croissant de mathématicien·ne·s et non plus seulement d’ingénieur·e·s, car à un niveau élevé, l’activité industrielle est bien plus proche de la recherche. Que ce soit dans le domaine de la production de l’énergie, celui de l’aéronautique, de la production pétrolière ou même celui de la pharmacie, les modèles mathématiques sont présents. Pour de Rocquigny, « la coopération idéale, c’est quand des mathématiques innovantes sont mises au service d’une vraie question industrielle. Cela suppose que l’entreprise accepte de transmettre aux chercheurs ses véritables données » (cité par Lucas, 2011, paragr. 2).

Le secteur de l’environnement quant à lui développe également un besoin important de spécialistes en botanique, en chimie et même en géographie imprégnées de mathématique. Ces personnes cherchent à améliorer les programmes de traitement des déchets toxiques, à étudier la vitesse de dégradation de la couche d’ozone afin de réduire ses effets sur la faune et de la flore et d’optimiser les programmes de gestion des problèmes d’urbanisation. Les travaux de l’équipe MPE évoqués plus haut sont assez éloquents à ce sujet. On y trouve des résultats d’études sur la dynamique de la fonte des glaces, la mesure de la variation des précipitations et sur la modélisation mathématique du paludisme en rapport avec le changement climatique entre autres (Kaper & Roberts, 2019). Concernant le paludisme et d’autres épidémies, les travaux réalisés par Kamgang (2003) sur les modèles épidémiologiques montrent à suffisance le rôle central des mathématicien·ne·s dans la recherche des solutions aux problèmes de santé humaine[25].

L’on remarque également aujourd’hui que l’activité mathématique n’est pas seulement destinée à l’enseignement. Elle est en train de devenir une affaire très rentable (Mela, 1993). À travers sa branche informatique par exemple, les mathématiques avec l’intelligence artificielle développent des techniques comme la construction des systèmes experts pour rester davantage au service des autres disciplines. De nouveaux outils essentiellement informatiques accompagnent désormais l’homme dans ses diverses actions journalières. Il ne s’agit pas seulement des encyclopédies, mais surtout des outils mathématiques tels que les algorithmes, les applications pour aider les machines à « raisonner ». Ces innovations technologiques globalement appelées « e-services » se distinguent dans leur dénomination par les préfixes e– pour electronic, i– pour intelligent ou m– pour mobile qui précèdent généralement leurs dénominations. C’est ainsi que l’on a des e-mail (courrier électronique), e-health (télémédecine), e-voting (vote électronique), i-voting (vote par internet ou vote en ligne), e-commerce (commerce électronique ou en ligne), e-business, e-government (administration en ligne), e-book (livre électronique), m-learning (pour faciliter les études aux apprenant·e·s qui pourront désormais accéder à des bibliothèques via l’électronique), m-voting (vote par téléphone mobile), e-whiskers ou e-moustaches (des capteurs pouvant permettre à des robots de se mouvoir dans des milieux avec obstacles), e-profile (comportement ou image en ligne). Bref, des e-services pour une e-société.

Des structures comme les centres d’étude et apprentissage des mathématiques, le « mathematics learning centre » et les cabinets de « consulting » en mathématique (Mela, 1993) existent dans certains pays avancés. Ils connaissent déjà une expansion à travers d’autres pays en voie d’émergence dans le monde. Ce sont des sortes de cabinets-conseils spécialisés en sciences mathématiques qui offrent aux publics divers services comme le coaching en mathématiques, le traitement et l’analyse des bases de données, la programmation linéaire ou complexe, l’économétrie, la formation en informatique et même les cours de soutien. Entre-temps, les fameux « répétiteurs » de mathématiques font d’assez bonnes affaires auprès des parents d’élèves. Au Kamerun par exemple, de jeunes et ancien·ne·s étudiant·e·s des filières scientifiques s’organisent en groupes d’étude pour préparer, à faible coût pendant un ou deux mois, leurs jeunes frères et sœurs aux concours d’entrée dans certaines facultés et grandes écoles du pays.

Compte tenu des grandes possibilités qu’offrent les mathématiques, il est certain que son champ d’action est incroyablement vaste, bien vivant et très fécond. On comprend dès lors que cette discipline est une ressource intellectuelle et stratégique non épuisable pourvu que l’on sache la cultiver, l’entretenir et la transmettre aux générations futures. Elle est même dotée de valeurs écologiques sur lesquelles il faudrait compter pour amorcer la voie d’un développement inclusif et durable. Pour nous, deux cas de figure pourraient se poser à l’Afrique. D’une part, il y a le manque de ressources humaines (mathématiciens et mathématiciennes) dans un contexte où les sujets de réflexion en mathématiques foisonnent. Le rapport de 2017 de la Fondation pour le renforcement des capacités en Afrique souligne un manque de professionnels dans les disciplines des sciences et des mathématiques : « L’Afrique connait un déficit de 4,3 millions d’ingénieurs et 1,6 million de scientifiques et de chercheurs en agriculture. » (ACBF, 2017 : 9); d’autre part, l’emprise grandissante des sciences, avec ses nouvelles applications technologiques, sur nos modes de vie sans que nous n’ayons de contrôle ni sur leur chaine de production ni sur les effets potentiellement nocifs qu’elles peuvent avoir vis-à-vis de nos sociétés, nos cultures et nos traditions. Il devient évident que le déficit de mathématicien·ne·s aggrave la difficulté à examiner des problèmes mathématiques qui pourraient affecter de façon significative les problématiques de développement de l’Afrique. Un choix efficient de l’orientation de la recherche devrait permettre à l’Afrique de mener une réflexion de nature scientifique et éthique nécessaire pour repérer et repousser les limites de cette emprise.

Au terme de ce chapitre, nous avons essayé de situer les mathématiques dans l’univers complexe de la connaissance en faisant ressortir ses caractères subtils et incontournables : subtils, parce que les mathématiques sont une discipline dotée d’une langue et des objets singuliers élaborés de manière ingénieuse; incontournables parce qu’elles sont au cœur de la vie humaine et elles servent de modèles aux autres disciplines scientifiques. En fait, les mathématiques sont une discipline qui se renouvelle de manière permanente et qui s’enrichit au contact de la société et des sciences diverses. La connaissance de cette discipline n’est jamais totalement épuisée; et parmi ses nombreux résultats, certains attendent encore de trouver des applications quand ils ne sont pas simplement abandonnés (Dyson, 1972). Si la plupart des pays européens, d’Amérique et d’Asie, suite aux progrès scientifiques et technologiques soutenus par de grandes recherches se sont développés au lendemain des deux grandes guerres mondiales, ceux de l’Afrique gagneraient à s’efforcer de rattraper leur retard, et, pourquoi pas les dépasser. Pour y parvenir, il faut sans doute se débarrasser d’un certain nombre de préjugés et de complexes. Le travail de transformation des représentations négatives en images positives devra cibler prioritairement les jeunes; ceux-là et celles-là mêmes qui sont des féru·e·s de nouvelles technologies – amplifiées par les outils mathématiques – mais en même temps réfractaires aux mathématiques. La question cruciale ici est : qu’est-ce qui dans l’environnement et le milieu de vie des jeunes Africain·e·s peut favoriser l’éclosion des mathématiques, de sorte à produire un impact pouvant améliorer leurs conditions de vie et celles de leur communauté?


  1. Localité de la région de l’Adamaoua, située à environ 180 km de la ville de Ngaoundéré.
  2. Pour cette section, nous nous sommes inspirés largement du rapport 1992 du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) qui consacra de nombreuses lignes à la définition des enjeux de l’enseignement des mathématiques. Voir Rapport  du CNRS (1993 : 14-15).
  3. "If mathematics education at school is the answer, what was the question? What is the primary goal of mathematics education at schools? My claim will be that: (a) It is not one goal but at least three; and (b) These goals are moving targets."
  4. "the questions haven’t changed fondamentally by the time our answers are being implemented."
  5. Propos recueilli par l'auteur le 15 mars 2015 lors d’un entretien avec cet enseignant-chercheur de l’Université de Ngaoundéré (Kamerun).
  6. Il s’agit des 23 « problèmes de Hilbert » présentés par le mathématicien David Hilbert lors du deuxième congrès international des mathématiciens tenu à Paris en août 1900, qui devaient, selon lui, marquer le cours des mathématiques au xxe siècle.
  7. Très récemment en 2004, les mathématiques non commutatives ont connu un grand boom dans le cadre de leur application.
  8. Gabriel Nguetseng, mathématicien camerounais, qui en qualité de précurseur a introduit et apporté des contributions fondamentales à la théorie d’homogénéisation avec ses nombreuses applications.
  9. https://www.journaldunet.com/management/emploi-cadres/1099814-les-meilleurs-metiers-de-2014-et-les-pires/1099816-les-20-meilleurs-metiers.
  10. De nombreux sites présentent « L’histoire des Mathématiques » et parlent de la culture mathématique. Par exemple, le site www.youtube.com/watch? pour des vidéogrammes; RTS Découverte avec la collaboration de Dominique Arlettaz, professeur de mathématiques à l’Université de Lausanne, explore l’origine des mathématiques et leur évolution.
  11. Cadre servant à délimiter ou circonscrire une famille de situations de vie et des exemples pour lesquelles un programme d’enseignement vise à former l’élève, à l’intérieur d’un module (IGE-MINESEC, Yaoundé).
  12. C’est-à-dire très variables, changeant avec des paramètres liés ou non à une influence humaine.
  13. Les conditions aux limites constituent des techniques de résolution d’équations différentielles et d’équations aux dérivées partielles mises en place par Dirichlet et Neumann. Sur la définition, cette notion ainsi que la contribution de ces mathématicien·ne·s, on peut consulter Gowers et al. (2008) et Fischer (1994).
  14. Voir https://unesdoc.unesco.org/ark:/48223/pf0000265647
  15. La culture est comprise ici comme l’ensemble des connaissances acquises dans des domaines divers et spécifiquement dans le domaine des sciences et des mathématiques. On parle alors d’une culture mathématique. Quant à la paix, elle compte parmi les questions pour lesquelles la recherche en mathématique a apporté de nombreuses solutions, notamment dans le domaine militaire : armement, tactiques militaires, renseignements.
  16. "Student in the MPE [Mathematics of Planet Earth] CDT (Centre for Doctoral Training) will receive cohort-based PhD training in the mathematical and computational technics needed to understand predict and quantify risk and uncertainty for extreme weather and climate change.”
  17. Il s’agit d’une organisation africaine consacrée au développement des mathématiques en Afrique, fondée en 1976 à Rabat au Maroc, lors du 1er congrès panafricain des mathématiciens, avec comme 1er président le Camerounais Henri Hogbè Nlend. En 1986, cinq commissions sont créées au sein de cette structure : la commission en charge de la question des femmes africaines en mathématiques; la commission en charge de l’éducation mathématique en Afrique; la commission en charge de l’histoire des mathématiques en Afrique; la commission en charge de la recherche et de l’innovation; et la commission en charge des olympiades panafricaines de mathématiques. Voir www.africamathunion.org.
  18. C’est un vaste programme de recherche transdisciplinaire et transculturelle en histoire et philosophie des mathématiques.
  19. Traduction de : « We will call ethnomathematics the mathematics which is practised among identifiable cultural groups, such as national-tribal societies, labor groups, children of a certain age brackets, professional classes, and so on. »
  20. Edward Witten, mathématicien-physicien américain, lauréat de la médaille Fields en 1990.
  21. Du nom de son inventeur Daniel Gerhardus Krige (1919-2013), ingénieur minier sud-africain, précurseur dans le champ de la géostatistique.
  22. La transformée en ondelettes est une méthode mathématique développée dans les années 1980 par Yves Meyer, fondée sur un ensemble de fonctions de base différentes des fonctions sinusoïdales utilisées dans la méthode de Fourier, qui remplace avantageusement la transformée de Fourier dans certaines situations. À travers le standard international JPEG-2000 pour la compression d’images, ces ondelettes ont actuellement envahi tous les domaines de l’image, de l’internet aux appareils photos numériques et se dirigent vers les satellites.
  23. Jean Joseph Fourier (1768-1830), mathématicien français connu pour la découverte des séries trigonométriques qui portent son nom, les séries de Fourier. Il utilisa ces séries pour exprimer toutes fonctions continues ou discontinues comme somme d’une série infinie de fonctions sinus et de cosinus de la forme sin(ax) ou cos(ax), chacune affectée d’un certain coefficient.
  24. Pour minimiser les risques d’explosion des modèles mathématiques, il convient de souligner la nécessité d’introduire dans le cours initiation à la recherche en mathématiques (niveau master et plus), la notion d’éthique et la responsabilité de la recherche vis-à-vis de la société. Cette question peut très bien être intégrée au concept de justice cognitive que nous avons abordé dans la sous-section 1.3.1.
  25. De nombreux travaux ont été réalisés au Cameroun sur cette question. Békollè (2019) en donne un aperçu historique et synthétique.