III. Interactions des mathématiques avec d’autres disciplines

Introduction

Il faut donc se convaincre que toutes les sciences sont tellement liées ensemble, qu’il est plus facile de les apprendre toutes à la fois que d’en isoler une des autres. Si quelqu’un veut chercher sérieusement la vérité, il ne doit donc pas choisir l’étude de quelque science particulière : car elles sont toutes unies entre elles et dépendent les unes des autres…

           (Descartes, cité par Cunningham, 1989 : 78)

La représentation des objets et des phénomènes physiques par un discours mathématique abstrait, structuré et formalisé a fait des mathématiques un outil puissant et privilégié qui offrit aux sciences un essor prodigieux. Elles sont devenues ainsi un « langage » pour presque toutes les sciences. Autrement dit, les mathématiques ont permis d’introduire la mesure et la rigueur dans l’explication des phénomènes naturels dans diverses disciplines. Elles ont donné aux savants et savantes le moyen de prédire et de créer de nouvelles lois. La langue mathématique, de par son emploi, est connue et pratiquée des physicien·ne·s, des biologistes, des chimistes, des linguistes, des psychologues, des économistes… La biologie utilise les modèles mathématiques, le calcul des probabilités pour étudier la distribution statistique des caractères héréditaires dans la génétique mendélienne. La psychologie et la sociologie traduisent les résultats de leurs tests et enquêtes par des statistiques mathématiques. Les linguistes utilisent les modèles mathématiques pour décrire les langues et des outils mathématiques pour recueillir, enregistrer et classer les données.

Toutefois, cette influence des mathématiques dans les autres disciplines ne doit pas laisser croire que les mathématiques se suffisent à elles-mêmes et qu’elles ne sont pas pénétrées par les autres sciences. Le propos de Descartes que nous avons placé à l’ouverture de ce chapitre souligne effectivement l’existence des liens entre les savoirs. Si aujourd’hui l’approche encyclopédique a cédé la place à la disciplinarisation/parcellisation des sciences[1], de plus en plus, des voix s’élèvent pour revendiquer la mise en place de « ponts » entre les disciplines, au nom de l’interdisciplinarité. Ces voix nous semblent en toute harmonie avec celle de l’UNESCO. Des propositions de Morin (1999), à la demande de cette institution, sont organisées en sept chapitres qu’il appelle « savoirs » et consignées dans son essai intitulé Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur. Le deuxième chapitre de cet ouvrage, les principes d’une connaissance pertinente[2], l’auteur recommande une approche transdisciplinaire ou polydisciplinaire nécessaire si l’on veut aider les apprenant·e·s à saisir les problèmes contemporains dans toute leur globalité et leur complexité; bref une approche qui permet de saisir « ce qui est tissé ensemble » (Morin, 1999 : 19).

Dans cette volonté, et s’agissant du domaine de l’éducation spécifiquement, la question du rapport entre l’apprentissage scolaire et l’apprentissage dans la vie s’est posée de façon accrue.

Apprendre la vie, ce n’est pas apprendre comme on le fait à l’école. Ce qui distingue l’école et « la vie », c’est aussi la nature de cette activité que l’on nomme apprendre. À l’école, apprendre c’est écouter le professeur et retenir ce qu’il a expliqué – parfois, le regarder et retenir ce qu’il a montré. Apprendre par la vie, dans la vie, c’est en faire l’expérience ou l’observer, et réfléchir. (Charlot, cité par Niclot & Aroq, 2006 : 1)

L’enfant baigne donc dans un milieu fait de savoirs de différents ordres, mais qui sont liés et font sens. Aussi, créer des passerelles entre les disciplines scolaires, c’est rapprocher l’apprentissage scolaire de l’apprentissage de la vie. La question fondamentale, selon Méride Cidalise-Montaise, est : « en quoi certaines situations pédagogiques peuvent-elles faire contrepoids aux effets de la parcellisation institutionnalisée des savoirs sur l’élève? » (2015 : 53). La réponse à une telle question ne saurait venir de chaque discipline scolaire prise individuellement, mais davantage d’une prise en compte, de manière conjointe, des points d’intersection entre les différentes disciplines. Si une telle réflexion a été menée, puis des expérimentations faites, dans certains continents, elle reste encore peu discutée dans les écoles africaines. Au Kamerun par exemple, les nouveaux programmes scolaires de 2013 sont certes regroupés en six domaines d’apprentissage, mais la connexion entre les différentes matières manque :

Un domaine d’apprentissage pour sa part a pour fonction principale d’intégrer un ensemble de programmes d’études présentant des affinités afin de décloisonner les matières scolaires et de favoriser l’interdisciplinarité nécessaire au développement de nombreuses compétences effectives. (MINESEC, 2012 : 4)

Ces nouveaux curriculums s’intéressent plus à l’approche pédagogique basée sur les compétences avec entrée par les situations de vie qu’au décloisonnement des disciplines scolaires et à la notion d’« interdisciplinarité ». Les enseignant·e·s sont sensibilisé·e·s lors des séminaires qui, malheureusement, vont rarement plus loin que la lecture des programmes officiels et son application. On ne dispose pas de propositions fortes et concrètes visant à implémenter cette interdisciplinarité[3] qui s’impose à nous, au fil de l’évolution du monde.

L’interdisciplinarité est, en effet, une question essentielle dans la réflexion contemporaine sur l’utilité sociale des savoirs scolaires. La compréhension par les élèves du monde dans lequel ils vivent, caractérisé par l’émergence d’une société du savoir et par une complexité croissante, s’accommode mal d’une appréhension par les disciplines cloisonnées qui souvent s’ignorent. (Niclot & Aroq, 2006)

L’interdisciplinarité dont nous parlons ici est dite interdisciplinarité scolaire. Elle se distingue, comme le soulignent Lenoir & Sauvé (1998), de l’interdisciplinarité scientifique[4]. Elle se conçoit comme « la mise en relation de deux ou de plusieurs disciplines scolaires qui s’exercent à la fois sur les plans curriculaire, didactique et pédagogique et qui conduit à l’établissement des liens de complémentarité ou de coopération. » (Lenoir & Sauvé, 1998 : 12).

En fait, la réflexion sur les relations entre les disciplines a conduit à la mise en place d’un certain nombre de concepts dont il convient de préciser le sens. Suivant Lenoir et Hasni (2015), on distingue la monodisciplinarité qui désigne le recours à une seule discipline, la multidisciplinarité qui est le fait de recourir à deux ou plusieurs disciplines sans en préciser les relations, la pluridisciplinarité qui est une juxtaposition de deux ou plusieurs disciplines, et enfin, l’interdisciplinarité, « expression générique pour désigner toutes les formes de liens qui peuvent se dessiner entre les disciplines »[5] (2015 : 13). Cette dernière comporte une forme particulière qui est l’intradisciplinarité, renvoyant aux interactions qui se font à l’intérieur d’un même champ disciplinaire.

Sur le terrain, nous pensons que la mise en place effective de l’approche interdisciplinaire au sein d’un établissement nécessite une réorganisation synchronique à la fois administrative et pédagogique des activités. Au-delà des actions individuelles que mènera chaque enseignant·e pendant ses séances de cours, il faudrait, pour les disciplines convoquées :

  • fédérer les actions des élèves au sein des clubs et celles des enseignant·e·s au sein des conseils d’enseignement et des chantiers d’innovations pédagogiques pour mieux voir les liens;

  • mener conjointement les activités monodisciplinaires (isolées dans le cadre d’une discipline) et les activités interdisciplinaires (en groupe avec d’autres disciplines);
  • fixer des plages horaires hebdomadaires et d’activités pour la mutualisation ou mise en commun des ressources et des résultats des travaux monodisciplinaires;
  • prévoir une journée ou une semaine d’interdisciplinarité scolaire qui, comme les autres journées (nationale ou internationale)[6], sera célébrée à l’échelle des classes, des filières ou même des établissements. À cette occasion, la promotion de l’approche interdisciplinaire scolaire sera renforcée et les résultats obtenus par les compétences mobilisées seront présentés aussi bien à l’administration scolaire qu’au grand public;
  • adopter éventuellement une bonification en termes de note de classe pour les apprenant·e·s en cours de scolarité. Cet aspect représente un enjeu important.

Il est vrai que ces réaménagements, qui en amont devraient bénéficier de l’aval des pouvoirs publics compétents, affecteront aussi bien les programmes d’enseignement que de la vie scolaire.

Pour le cas de cinq champs disciplinaires relevant de notre choix et incluant les trois catégories de notre sériation, nous proposons de visualiser les différentes conceptualisations à travers le schéma suivant :

Figure 4 : Conceptualisation des liens dans un contexte polydisciplinaire.

Sans toutefois répondre explicitement au problème d’opérationnalisation de cette interdisciplinarité dans la recherche et l’enseignement, en faisant ressortir notamment les modalités pratiques et les entraves, nous présentons de façon synoptique le principe et le processus d’interactions des mathématiques avec les autres disciplines.


  1. L’enseignement aujourd’hui, dans un contexte de modernité, tend à cloisonner et à compartimenter les savoirs, ainsi qu’à autonomiser les techniques de résolution des problèmes humaines au mépris des conditions contextuelles et identitaires.
  2. Christian Morin définit le concept de connaissance pertinente utilisé par Edgar Morin (1999), comme « une connaissance intégrée à un réseau qui permet d’en voir la globalité, les multiples dimensions et la complexité » (Morin, 2004 : 35).
  3. Je mène actuellement des recherches sur ce sujet en collaboration avec des enseignant·e·s de langues.
  4. Pour Lenoir et Sauvé (1998), l’interdisciplinarité scientifique vise la production des nouveaux savoirs; tandis que l’interdisciplinarité scolaire a pour objectif de former des acteurs sociaux et des actrices sociales dans une perspective éducative.
  5. Toutefois, les auteurs préfèreraient le terme « polydisciplinarité » parce que moins ambigu. Ceci d’autant plus que, interdisciplinarité désigne, au sens strict, les interactions effectives établies entre deux ou plusieurs disciplines, concernant leurs concepts, leurs démarches méthodologiques, leurs techniques (Lenoir et Hasni, 2015). En ce qui nous concerne, les activités interdisciplinaires ne se limitent pas aux aspects formels ou méthodologiques; elles doivent pouvoir se développer également à travers la sélection des thèmes fédérateurs pourvu qu’ils soient en relation avec le contexte d’apprentissage.
  6. Journée internationale de la langue maternelle (21 février), journée mondiale des enseignants (05 octobre), journée nationale de promotion du matériel didactique fabriqué à partir des matériaux locaux et de récupération, semaine nationale de promotion du bilinguisme, journée mondiale de la philosophie (3e jeudi de novembre), etc.