Préface. La vulnérabilité : un concept émancipatoire ou un modèle politique contrôlant?

Maryvonne Charmillot

Bouma Fernand Bationo et Augustin Palé, en réunissant dix contributions relatant des expériences plurielles de santé en Afrique de l’Ouest et au-delà, publient un ouvrage riche en analyses socio-anthropologiques. Chacune des recherches nous plonge dans des destinées individuelles éprouvantes à différents niveaux, à l’interface de conditions structurelles souvent défaillantes. Surmonter l’adversité, tel est le dénominateur commun aux différents parcours des femmes et des hommes rencontré-e-s au fil des chapitres, face au cancer de l’utérus, aux risques de mortalité lors des accouchements, au VIH, aux conditions de travail dans le monde rural. La vulnérabilité, tel est le dénominateur commun aux analyses des auteurs et des autrices. Chacun et chacune, à leur manière, met en évidence les situations de précarité ou de fragilité auxquelles sont confrontées les personnes qui témoignent de leur expérience, que ce soit sur le plan personnel ou face à des structures de santé qui ne sont pas à même de dispenser les soins attendus. Dans toutes les situations néanmoins se déploie un « pouvoir d’agir », individuel ou collectif, pour pallier le manque de ressources, pas seulement matérielles, mais aussi relationnelles ou symboliques. Dans le champ sémantique de la vulnérabilité, ce pouvoir d’agir trouverait comme corollaire la résilience. Mais les champs sémantiques, même s’ils offrent des correspondances, ne puisent pas forcément dans les mêmes fondements épistémologiques. Le champ sémantique de la vulnérabilité, en raison de son usage exponentiel depuis les années 1980, mérite qu’on s’y attarde. C’est à ce petit détour épistémologique que j’invite les lecteurs et les lectrices, dans l’objectif de penser le concept de vulnérabilité dans une perspective émancipatoire et de garder une vigilance critique face aux usages individualisant du concept et leurs dérives.

La richesse des contributions réunies par Fernand Bationo et Augustin Palé n’empêche pas, en effet, de s’interroger sur les origines et les filiations épistémologiques, théoriques et disciplinaires de la vulnérabilité. Bien au contraire, la diversité des expériences et des situations décrites invite à se donner un cadre transversal pour problématiser plus en profondeur les rapports entre les acteurs sociaux, les actrices sociales et les institutions. Didier Fassin parle de « tenir les deux bouts de nos objets de recherche, la politique des sujets et la politique de l’État » (2006 : 16). Des concepts ont parfois tendance à être « mis sur le marché de la science néolibérale » et nous nous en emparons sans prendre de recul, sans questionner leur bien-fondé. Ces concepts s’imposent et nous avons tendance à les considérer comme allant de soi, dans une normativité positive : travailler sur la vulnérabilité c’est bien, probablement parce que l’acception commune de ce terme l’articule à l’aide, à la solidarité.

La vulnérabilité est en effet associée, dans le sens commun comme dans la recherche, aux individus démunis ou qui encourent le risque de le devenir en raison d’un certain nombre de facteurs comme l’environnement, la maladie, certaines conditions socio-économiques, etc. Ainsi globalement dans les sciences sociales, toutes les problématiques peuvent être articulées à la vulnérabilité, car ce concept fonctionne quasiment comme un fait social total. Chacun et chacune d’entre nous peut donc se réclamer de ce concept, et même assez facilement, si l’on en juge d’après la diffusion exponentielle qu’il a connue. Le concept de vulnérabilité a en effet gagné en popularité de façon fulgurante depuis les années 1980. En 2006, Joern Birkmann, expert international dans l’évaluation des risques de vulnérabilité (2006, cité par Becerra, 2012), recense quelques vingt-cinq définitions, six écoles théoriques, une vingtaine de manuels et plusieurs guides concernant son évaluation (Becerra, 2012 : 2). La vulnérabilité est donc clairement devenue un concept à la mode, et comme d’autres notions, elle est source de revenus sur le marché international de la science. Hélène Thomas[1] (2010), dans son ouvrage majeur à propos de la vulnérabilité, montre cet apport économique du concept à propos de la gériatrie (2010 : 90-91). Au milieu des années 1980 apparait, dans la littérature médicale gériatrique américaine et canadienne l’expression frail elderly, pour caractériser d’abord un état physiologique du sujet âgé, puis un descripteur d’un état social d’isolement. La fragilité ou vulnérabilité – les termes sont souvent utilisés comme synonymes – devient alors une notion nosographique et clinique centrale pour légitimer la spécialité des gériatres. La fragilité devient une pathologie gériatrique discutée dans la littérature et source de financements pour la recherche.

Cet exemple, et le constat initial – la vulnérabilité : un concept à succès – doivent, me semble-t-il, mettre nos sens de chercheurs et chercheuses en alerte. N’y a-t-il pas anguille sous roche? Qu’est-ce qui se cache derrière cette montée en puissance du concept? Pour répondre à ces mises en doute, j’invite les lecteurs et les lectrices, les chercheurs et les chercheuses, si l’occasion et le temps leur en sont donnés, à se plonger dans les travaux d’Hélène Thomas (2008; 2010), qui fournissent une analyse minutieuse et heuristique des affiliations épistémologiques et théoriques des usages de la vulnérabilité dans les sciences sociales. La question centrale qui s’impose est la suivante : la vulnérabilité se situe-t-elle dans le champ des luttes sociales et politiques et recèle-t-elle, à ce titre, un sens critique et un potentiel de transformation sociale? Est-elle, au contraire, une « notion-éponge » qui véhicule un « modèle d’entendement darwinien de l’adaptation et un modèle politique de contrôle des pauvres et des sans-pouvoir »? (Thomas, 2008[2])

La réponse à cette question nécessiterait de retracer la socio-histoire de la vulnérabilité comme concept, comme catégorie et comme instrument des politiques publiques (nationales et internationales), et cette préface n’en est pas le lieu. Je souhaite néanmoins relever les éléments saillants de la thèse d’Hélène Thomas, afin de permettre à chacune et chacun d’entre nous de penser sa posture de chercheur et chercheuse pour infléchir ses travaux vers plus de justice cognitive et de justice sociale et lutter, en écho aux propositions de Fatié Ouattara dans le présent ouvrage, contre la production de l’ignorance.

Hélène Thomas parle de « citoyenneté politique confisquée » pour montrer que « les vulnérables » sont en somme les exclues et exclus du monde globalisé. Elle écrit :

Les techniciens de l’humanitaire attendent des vulnérables au Sud d’abord et des misérables au Nord ensuite, une résilience individuelle ou familiale qui préservera le monde globalisé des révoltes des sans-terre, des émeutes de la faim et d’autres formes de résistance culturelle ou politique. Les gouvernants démocratiques présentent leur ingérence dans la vie privée comme limitée à l’humanitaire ou à l’urgence sociale et ne visent jamais plus à redonner aux minorités et aux minoritaires le droit à disposer d’elles-mêmes. (Thomas, 2010 : 202)

La genèse et la diffusion de la catégorie intellectuelle et opérationnelle de la vulnérabilité et des termes associés (fragilité, faiblesse, précarité) montrent que l’introduction de ce champ sémantique dans les terminologies expertes et scientifiques s’est opérée au moment où la prise en charge des pauvres par les démocraties changeait de nature, de fondement et de visée. Ainsi, tant qu’on parlait de prolétaires, on parlait de conflits sociaux. À présent, on parle de « victimes, au moins potentielles, dont l’existence est menacée par les risques sociaux et naturels », et ces victimes sont « assignées au devoir de s’en sortir sous peine d’être mises durablement au ban » (Thomas, 2010 : 19).

C’est à partir des années 1980 que s’est développée ce qu’Hélène Thomas nomme une épistémè de la vulnérabilité, au moment où les démocraties sociales des pays développés et les organisations internationales ont modifié l’approche et le traitement des populations pauvres sur leurs territoires et dans leurs anciennes périphéries. Ces changements de cadre de référence de l’action publique peuvent se résumer ainsi : il ne s’agit plus de lutter contre le paupérisme ou la pauvreté, ni de réduire les inégalités sociales, il s’agit « de faire disparaître les pauvres comme groupes visibles dans les sociétés démocratiques » (Thomas, 2010 : 10).

Une des particularités principales de ce nouveau référentiel de mobilisation est de solliciter les vulnérables dans l’exécution du programme qu’il leur est prescrit. Autrement dit, la réhabilitation des pauvres passe par leur « remise au travail, par leur responsabilisation sociale et éventuellement civile et pénale » (ibid.). Les vulnérables sont « sommés de s’émanciper de la tutelle de l’état d’indigence suivant les normes juridiques et morales hétérodictées qu’ils doivent accepter, contribuant à les promouvoir » (ibid.).

Hélène Thomas, en référence à la démarche de Michel Foucault, parle d’un « gouvernement des vulnérables ». Ce gouvernement incite les vulnérables de manière contradictoire à l’autonomie et à la participation à la vie sociale et politique en les isolant. Dans cette perspective, le concept de vulnérabilité vient supplanter le paradigme de l’exclusion. Ce gouvernement des vulnérables est aussi qualifié de « dispositif de protection rapprochée » (Thomas, 2010).

La thèse d’Hélène Thomas contraint-elle à l’abandon pur et simple de la notion de vulnérabilité, de manière à parer tout risque de produire de l’exclusion et renforcer les inégalités sociales? Non, une telle radicalité n’offrirait à elle seule aucune garantie. Les contributions réunies dans le présent ouvrage donnent au contraire à voir une pluralité d’expériences qui conjuguent à la fois contraintes sociales, économiques, géographiques, et pouvoir d’agir, notamment collectif, comme dans le cas de la nécessité de développer les soins palliatifs au Burkina Faso par Sanou et al. dans le même ouvrage.

Il me paraît néanmoins nécessaire de prendre au sérieux la généalogie épistémologique du champ sémantique de la vulnérabilité, et de ne pas se servir de ce concept de manière conventionnelle et normative, de manière réifiante. Autrement dit, si on entre dans ce champ je dirais par effraction, c’est-à-dire non pas pour reproduire l’ordre sociobiologique producteur d’exclusion dont il est le vecteur, mais pour déconstruire et dénoncer cet ordre, et placer au centre ce que Didier Fassin (2006) appelle notre commune humanité. Autrement dit, affirmer des « principes d’intelligibilité », en apportant des éléments de compréhension susceptibles de jeter les bases d’une « communauté des destins et d’une réciprocité des regards ». Selon Didier Fassin (2006), nous vivons tous dans un monde commun, vécu simultanément, et c’est en tant qu’expérience partagée qu’il faut chercher à comprendre l’expérience d’autrui, plutôt que sous l’angle d’une différence qui ne permet d’envisager ni compréhension, ni réciprocité. Il s’agit d’« affirmer dans un seul mouvement que nous partageons le même monde et que le partage est inégal, que les mêmes référentiels circulent mais que les moyens d’accéder aux ressources ne sont pas équitablement répartis, que ce que vit un malade ne saurait nous être étranger quand bien même nos conditions sociales sont tellement éloignées » (Fassin, 2006 : 13).

En second lieu, il me paraît que l’épistémè de la vulnérabilité nous inviter à penser l’activité de recherche dans sa dimension politique, dimension souvent négligée sous couvert du principe de neutralité de la science. Si les vulnérables se voient confisquer leur citoyenneté politique, qu’en est-il alors de la citoyenneté dans nos activités et démarches de recherche? Cette dimension est-elle présente?

Pour la penser, nous pouvons nous référer à Florence Piron (2005) qui distingue deux formes de citoyenneté : « une citoyenneté ‘individualisée’, réductible à la notion de client centré sur ses intérêts et besoins privés, et une citoyenneté ‘collective’, qui part de la nécessité de construire le bien commun ensemble et de faire alliance, de coopérer pour réaliser cette finalité » (Piron, 2005 : 8). La première forme de citoyenneté fait référence à l’État démocratique libéral contemporain et répond à un impératif gestionnaire. Reprenant Foucault (1994) dans le quatrième volume de Dits et écrits, Florence Piron parle de « gouvernement par l’individualisation ». Dans cette configuration du pouvoir, il s’agit de « regrouper les individus selon certains critères issus de leur identité bureaucratique : les assistés sociaux, les chômeurs, les décrocheurs, les inaptes au travail, les jeunes, les immigrants, etc. indépendamment de leurs rapports sociaux réels ou de leurs aspirations » (Piron, 2005 : 4). Cette perspective est individualisante dans la mesure où elle tend à « démembrer et à désolidariser la masse solidaire et potentiellement contestatrice que forme le ‘peuple’ comme ensemble politique pour en faire une population d’individus sans cesse surveillée par des experts qui sont à l’affût de tout ‘problème’ à régler, de tout écart par rapport à la norme » (Piron, 2005). On retrouve dans cette forme de citoyenneté individuelle l’idéologie psychologisante et individualisante portée par le champ sémantique de la vulnérabilité.

Florence Piron invite les chercheurs et les chercheuses à refuser le projet de gestion du social issu de l’éthique officielle et à revendiquer une « liberté de recherche qui soit autre chose qu’une forme de ‘néolibéralisme scientifique’ » (Piron, 2005 : 14). Autrement dit, elle nous invite à penser notre pratique de recherche en la fondant sur la seconde forme de citoyenneté, la citoyenneté collective, dont la finalité est celle du bien commun. Elle s’appuie pour se faire sur Foucault et propose plusieurs modalités originales pour produire ce que Foucault nomme la « critique permanente de nous-mêmes » (ibid. : 15) : l’analyse critique de notre propre pratique de recherche (prendre du recul par rapport à notre manière de faire); ne pas accepter comme inéluctables ni les conditions d’exercice de cette pratique ni la rhétorique qui justifie ces dernières (ici en l’occurrence, la rhétorique performative et exclusive de la vulnérabilité).

Il me semble donc que le concept de vulnérabilité peut être heuristique, à condition de le prendre à contre-pied, de le déconstruire, et avec lui de dénoncer les mécanismes d’assujettissement des individus qu’il désigne d’en haut, à partir des discours des élites globalisées. C’est à travers ce regard critique que j’invite les lectrices et les lecteurs à comprendre les expériences plurielles de santé relatées dans les différents chapitres du présent ouvrage, et en tant qu’expériences partagées, au sens donné à ce qualificatif par Didier Fassin.

Références

Beccera, S, 2012, « Vulnérabilité, risques et environnement : l’itinéraire chaotique d’un paradigme sociologique contemporain », VertigO – la revue électronique en sciences de l’environnement, Vol. 12, 1. Accès en ligne : http://vertigo.revues.org/11988.

Fassin, D., 2006, Quand les corps se souviennent. Expériences et politiques du sida en Afrique du Sud, Paris, La Découverte.

Piron, F., 2005, « Savoir, pouvoir et éthique de la recherche », in A. Beaulieu (dir.), Michel Foucault et le contrôle social, Mercure du Nord, Presses de l’Université de Laval, pp. 130-150.

Thomas, H., 2010, Les vulnérables : la démocratie contre les pauvres, Paris, Éditions du Croquant.

Thomas, H., 2008, « Vulnérabilité, fragilité, précarité, résilience, etc. De l’usage et de la traduction de notions éponges en sciences de l’homme et de la vie », Recueil Alexandries, Collections Esquisses. Accès en ligne : http://www.reseau-terra.eu/article697.html.

Pour citer :

Charmillot, Maryvonne. 2020. « Préface. La vulnérabilité : un concept émancipatoire ou un modèle politique contrôlant? ». In Vulnérabilités, santé et sociétés en Afrique contemporaine. Expériences plurielles. Sous la direction de Bouma Fernand Bationo et Augustin Palé, p. vii-xiii. Québec et Ouagadougou : Éditions science et bien commun.


  1. Hélène Thomas est professeure de sciences politiques, sociologue et psychanalyste. Son ouvrage, paru en 2010 aux éditions du Croquant (Bellecombe-en-Bauges), s’intitule Les vulnérables : la démocratie contre les pauvres. Le livre est disponible en version PDF : https://www.reseau-terra.eu/IMG/pdf/LV.pdf
  2. Version électronique de l’article « Vulnérabilité, fragilité, précarité, résilience, etc. De l’usage et de la traduction de notions éponges en sciences de l’homme et de la vie ». URL : https://www.reseau-terra.eu/article697.html 

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