1 Introduction

Ce manifeste constitue une sorte de Hind Swaraj[1] du 21e siècle. Il interroge ce que veut dire l’autodétermination (swaraj)[2]) pour l’Inde un siècle après que Gandhi ait écrit son manifeste pour une Inde indépendante, à bord d’un bateau reliant l’Europe à l’Afrique. Au 21siècle, le Swaraj doit également inclure l’important domaine de l’autonomie politique en science et en technologie. Alors que le Mahatma Gandhi a abordé la science et la technologie par le biais du droit, de la médecine et des chemins de fer, nous voyons apparaître comme prépondérants au 21e siècle les biotechnologies, le savoir tribal, les technologies spatiales, l’artisanat, les technologies de l’information et de la communication, ainsi que la médecine ayurvédique. Ce manifeste indien plaide pour l’autonomie de l’Inde en matière de science et de technologie, et pour une démocratie des savoirs qui construit son programme de recherche et de technologie en s’inspirant de la richesse de la culture indienne et des besoins de sa population.

Ce manifeste est pro-science, mais appuie une nouvelle forme de science qui s’enracine mieux dans la société indienne que la science et la technologie dominantes aujourd’hui. Ce manifeste soutient que cet enracinement exige une science s’appuyant sur un plus large éventail de systèmes de connaissances et propose que la science se sente responsable de la société et du monde en mettant au premier plan les valeurs de durabilité, de pluralité et de justice. Cette position mène à une nouvelle éthique de la technoscience et, dans les faits, à une science par et pour le peuple — un swaraj des savoirs.

Le monde d’aujourd’hui fait face à une crise aux multiples facettes : crise des ressources signalant la fin de l’ère des combustibles fossiles et l’épuisement de la plupart des ressources modernes; crise du climat, qui a presque atteint le point de non-retour; crise institutionnelle caractérisée par l’érosion de la crédibilité de l’État et du marché; et crise économico-financière, qui interroge les stratégies néolibérales de développement de la richesse et de la santé. Ce manifeste en appelle à une réflexion critique sur les forces et faiblesses de la science et de la société, et suggère des façons de transformer ces crises en opportunités. Il fait résonner le Hind Swaraj original dans un contexte de crise qui suscite un besoin d’engagement personnel. Il soulève les questions qui doivent être posées à ce moment critique. Ce manifeste veut réveiller et tirer de leur torpeur tant les citoyens et citoyennes que les scientifiques. Il cherche à construire un nouveau cadre de référence s’éloignant des solutions temporaires individuelles pour favoriser des solutions collectives à long terme.

Ce manifeste fait rayonner les idées de swaraj et de swadeshi[3] en imaginant ce que pourraient être les objectifs de l’Inde en matière de développement scientifique et technologique et quelle forme pourraient prendre les savoirs indiens dégagés de l’influence des diktats du Nord et de l’Ouest. Il ne s’agit pas de faire un plaidoyer pour l’isolationnisme. À l’instar de Gandhi, qui a situé sans équivoque une Inde indépendante à l’intérieur du Commonwealth des Nations, ce manifeste reconnaît le caractère international de la science, mais souligne les effets (en partie néfastes) de la mondialisation; de même, il célèbre la richesse des relations interculturelles, mais à condition que les cultures soient sur un pied d’égalité.

Sans être luddite[4], ce manifeste questionne ceux et celles qui ont une foi aveugle en la technologie. Il restaure la fierté et l’identité culturelles sans être chauvin. Il propose un idéal de démocratie des savoirs sans avoir l’illusion de suggérer des solutions politiques concrètes. Aujourd’hui, comme en 1909, le Hind Swaraj de Gandhi nous invite à réévaluer les pratiques et à les rendre plus légitimes. Gandhi croyait que l’Inde devait non seulement s’affranchir du joug colonial, mais avait également la responsabilité de libérer l’Occident d’une vision du développement qui aliène les personnes et n’est absolument pas durable. Comme Gandhi l’a suggéré en 1909, nous croyons que les citoyens et citoyennes, de même que la société civile, peuvent aujourd’hui s’engager dans un swaraj, une autonomie morale, et éclairer les processus étatiques de manière à réinventer le développement. En ce sens, ce manifeste ne concerne pas seulement l’Inde, mais est offert humblement par l’Inde à l’ensemble du monde.

Le manifeste, rédigé dans une perspective citoyenne, traite de science et de technologie. Ce faisant, il ne s’attarde pas tellement au passé, mais cherche plutôt à élaborer un cadre normatif qui pose un regard nouveau sur les capacités et responsabilités indiennes. Nous avons voulu donner au manifeste une odeur de terre, près des expériences concrètes des gens, accompagnée d’un esprit novateur qui fait éclater les cercles vicieux nous étouffant. Le manifeste présente une vision qui enthousiasmera ceux et celles dont l’expérience de vie est modeste en proposant un cadre plus large et en travaillant à restaurer la dignité de la majorité de la population, victime vulnérable, mais aussi championne potentielle d’une nouvelle société durable du savoir. Les citoyennes et citoyens indiens sont ainsi considérés comme des contributeurs actifs à la société du savoir et non comme de simples récepteurs des produits de la science et de la technologie. Ce manifeste traite d’innovation — une innovation enracinée dans les communautés.

Ce manifeste aborde les trois dimensions clés que sont la justice, la durabilité et la pluralité. La justice est prise — non donnée — et elle est nécessaire à la démocratisation de la gouvernance, incluant la participation informée de tous. Dans le manifeste, la durabilité est comprise à long terme. Elle met l’accent sur les droits universels de la personne, notamment l’accès à la nourriture, aux soins de santé et à l’éducation, et est axée sur la réduction de la vulnérabilité des personnes les moins privilégiées. La reconnaissance de la pluralité commence par la prise de conscience de l’existence de multiples systèmes de connaissances et de différents types d’expertise — en opposition à la division traditionnelle entre experts et non-experts. Le manifeste reconnaît l’existence d’un grand nombre de personnes marginalisées qui ont la capacité de contribuer significativement au développement de la société, incluant sa science et sa technologie, mais qui sont actuellement exclues de ce processus.

Ce manifeste a été écrit à l’intention de trois lectorats. Il s’adresse d’abord au public en général, constitué des citoyens et citoyennes, des écoliers et écolières, des étudiants et étudiantes, et des universitaires. Il propose une argumentation fondatrice sur les caractéristiques du savoir, de la science et de la technologie, ainsi que sur les manières d’arriver à l’autonomie dans ces domaines. Ensuite, il souhaite réveiller les scientifiques et les militants et militantes. Auprès des premiers, il plaide pour la reconnaissance des effets de la science et de la technologie sur la société, ainsi que des apports possibles de la société à ces domaines. Auprès des seconds, il appelle à un engagement dans la construction sociale de la science et de la technologie. Finalement, ce manifeste interpelle les décideurs et décideuses politiques, leur suggérant (implicitement, peut-être) de nouvelles formes de politiques scientifiques dynamiques pour et par les gens.

Le manifeste commence par présenter une argumentation pour la pluralité des savoirs et des expertises. Sont ensuite exposés certains des débats soulevés par les mouvements sociaux, qui ont contribué de manière importante à façonner le discours sur le savoir et la démocratie en défendant des imaginaires scientifiques parallèles, ancrés dans la non-violence. Le manifeste défend ensuite le besoin d’ajouter une notion d’intendance au contrat social de la science en Inde. Puis, des conclusions sont proposées sur le chemin vers la justice, la durabilité et la pluralité que suggère un swaraj de la science et de la technologie.


  1. Le Hind Swaraj, écrit en 1909 par le Mahatma Gandhi, fonde sa philosophie de la vérité, de l’humilité et de la non-violence. Le texte critique la modernité à l’occidentale et prône l’autogouvernance décentralisée de l’Inde.
  2. Le terme hindi « swaraj » signifie, de manière générale, « gouvernement par soi-même ». Il est ici utilisé au sens que lui a donné Mahatma Gandhi, celui d’une autonomie politique décentralisée et libérée des influences coloniales.
  3. Principe d’autosuffisance ayant guidé le mouvement d’indépendance indien.
  4. « Luddite » est le nom donné aux membres d’un mouvement clandestin d’ouvriers anglais qui, révoltés par le haut taux de chômage, détruisirent des machines industrielles au début du 19e siècle.