4 Durabilité, pluralité et justice

Les scientifiques, les décideurs et décideuses politiques, de même que les citoyens et citoyennes doivent réexaminer leur responsabilité dans les décisions qui sont prises quant au rôle de la science et de la technologie dans le développement de l’Inde. La nouvelle responsabilité des scientifiques envers la société, incluant la notion d’intendance du savoir élaborée plus haut, doit tenir compte des personnes marginalisées qui ne bénéficient pas suffisamment de la science et de la technologie, voire qui souffrent d’une science et d’une technologie qui accroissent les inégalités dans une poursuite irréfléchie du progrès et de la croissance économique. Nous croyons que l’Inde doit apprendre de sa propre histoire, s’appuyer sur ses institutions locales et sur ses mouvements scientifiques dissidents.

Qu’implique cette idée d’intendance? Comment aller de l’avant selon cette nouvelle vision? Quel rôle doivent jouer la science et la technologie dans le futur de l’Inde? Pour répondre à ces questions, il faut commencer par repenser le concept de durabilité en tenant compte des différents modes de vie et formes de subsistance. Ensuite, il est nécessaire d’élaborer une politique démocratique de la science et de la technologie qui célèbre la pluralité des systèmes de connaissances de manière à ne pas fragiliser la société. Nous imaginons de nouveaux citoyens confiants en leur identité et en leur expertise, habiletés et connaissances diverses. Enfin, ce manifeste plaide pour une justice cognitive — une justice qui s’appuie sur une démocratie des savoirs et qui construit cette dernière.

Redéfinir la durabilité

Le monde est aujourd’hui confronté à une crise qui concerne les ressources, le climat, les institutions et le système économico-financier. À la marge de cette crise, ce manifeste préconise vivement que les nouveaux communs servent à transformer ces crises en occasions à saisir. Il est temps de revoir notre définition de la durabilité pour y inclure la survie et la subsistance. Cette nouvelle conception tiendra compte, dans sa planification, des besoins de tout un chacun et du renforcement des institutions locales. Elle mettra en question la foi aveugle envers les institutions technocratiques et l’usage des outils économiques pour évaluer la durabilité.

Lorsqu’il est question de croissance, la durabilité est pensée en termes de productivité et d’efficacité. Cette conception est réductrice : elle ne permet pas de remise en question de l’économie de marché et voit la nature comme une ressource à exploiter. Nous croyons que, pour qu’une société soit durable à long terme, sa conception de la durabilité doit être élargie de manière à considérer la nature, à aller au-delà de l’échelle temporelle des usines industrielles, et à inclure une diversité de modes de vie. Différentes réalités temporelles se côtoient dans la société indienne comme ailleurs. La chronologie linéaire se divise en réalités multiples qui existent simultanément. La réalité d’une partie de la société qui bénéficie de la science et du « progrès » coexiste avec celle d’autres groupes qui sont marginalisés et exclus de celui-ci.

Les réalités en marge nous aident à mieux comprendre l’idée de risque et nous montrent que les économies de subsistance peuvent être améliorées plus significativement en réduisant le risque plutôt qu’en maximisant les profits. Plus d’un million de fermiers et fermières de l’Andhra Pradesh ont, par exemple, laissé tomber la stratégie dépendant des intrants extérieurs — qui promet des profits maximaux, mais entraîne souvent une grande détresse — pour adopter une gestion sans pesticide, qui accroît les revenus en diminuant la prise de risque.

Une nouvelle vision de la durabilité qui inclut la subsistance nous oblige à revoir notre conception du problème de la marginalité. La force des personnes vivant à la marge, rejetées par les discours dominants, émerge avec cette redéfinition. Que pouvons-nous apprendre des groupes en marge lorsque nous reconnaissons l’importance de leurs effectifs? De quelle manière ces personnes survivent-elles? Pouvons-nous utiliser la science au bénéfice des personnes marginalisées et arrêter de créer de nouvelles formes d’agression et d’exclusion? La durabilité est ainsi révélée comme une théorie de la non-violence.

La question de l’énergie, centrale dans plusieurs travaux scientifiques et dans les politiques sociales de développement, offre un exemple de la manière dont la science et la technologie peuvent redéfinir la durabilité (voir l’encadré). Les approches scientifiques et technologiques se sont concentrées sur les grandes installations électriques, les combustibles fossiles, ainsi que la production et la distribution de l’énergie. Les fournisseurs d’électricité travaillent selon l’offre, répondant à des besoins économiques faciles à quantifier. Une perspective moins centralisée, qui s’attarde à l’usage selon les besoins sociaux, tient en compte les bénéfices à long terme pour amener un équilibre par rapport aux notions économiques dominantes. En contrepartie au paradigme actuel focalisé sur l’offre et la croissance, une vision alternative défend une approche centrée sur l’usage et le développement. Les critères primordiaux sont alors la prévention et l’efficacité des usages plutôt que la remédiation et la consommation. La promotion de l’équité et des institutions démocratiques devient alors prioritaire et l’éducation est mise à profit dans cette visée. Un tel paradigme catalyserait une transformation sociale.

Pluralité et démocratie : expériences de la société civile

La reconnaissance de la pluralité des savoirs constitue un engagement pour la différence, particulièrement lorsque diverses expertises sont valorisées. En incluant au concept de durabilité les notions de survie et d’économie de subsistance, nous reconnaissons la pluralité des modes de vie, et l’existence de communautés tribales et artisanales. En reconnaissant l’existence de multiples réalités, parfois en opposition (rurales et urbaines, agriculturales et industrielles, traditionnelles et modernes) et souvent marginalisées, nous pouvons revoir la lotion linéaire du temps et célébrer la diversité des réalités.

Reconstruire la durabilité de l’environnement bâti

Il est estimé que l’industrie de la construction est responsable de 22 % des émissions de carbone et contribue ainsi de manière importante aux changements climatiques. En cas de catastrophe, la reconstruction de l’environnement bâti est souvent effectuée à grande vitesse.

Une étude pilote du Swaraj des savoirs s’est penchée sur la question de la reconstruction lors de trois désastres survenus récemment en Inde : le tremblement de terre du Gujarat, le tsunami au Tamil Nadu et l’inondation massive dans l’État du Bihar (fleuve Kosi). En absence de processus de participation des communautés locales sur la question de l’habitation, ces reconstructions se sont retrouvées à contraindre les gens à vivre dans des espaces uniformisés utilisant des matériaux à forte empreinte carbone. Il existe cependant des exemples de reconstructions durables comme les logements conçus par Laurie Baker selon des principes de construction qui accordent de la valeur aux savoirs de la ou du client et emploient des matériaux durables et non coûteux. Cet exemple montre la possibilité d’un swaraj de la construction et mérite l’attention renouvelée des professionnels et des experts des politiques publiques à la lumière des nouveaux défis de développement durable. L’étude montre également que les choix effectués dans la reconstruction ne sont ni traditionnels ni modernes, mais plutôt négociés et socialement construits par les communautés. De surcroît, les scientifiques professionnels et les technologues peuvent jouer un rôle important dans la cocréation avec les communautés d’autres manières de faire.

Mais quels bienfaits peuvent être attendus de la coexistence de réalités diverses qui semblent s’opposer? Des différences existent dans nos sociétés, qu’elles résultent des classifications sociales traditionnelles — comme les castes — ou de segmentations plus modernes — les classes ou l’échelle sociale, par exemple. Chaque société possède une structure qui définit le statut perçu comme optimal et qui construit une logique de gouvernance. Le système traditionnel des castes établissait les transactions socio-économiques, ne laissant aucune place à la négociation du système politique. En Inde, l’occupation et le mode de vie d’une personne étaient ainsi héréditaires. Cette structure hiérarchique est au fondement de la société indienne. Les mouvements à l’intérieur de cette structure étaient impossibles. L’Inde moderne tente de pallier les injustices associées à l’influence encore bien présente de ce système en donnant les mêmes droits politiques à tous les citoyens et citoyennes. Mais de quelle manière la société indienne peut-elle assurer une égalité politique étant donné la diversité de sa composition?

Pour définir l’égalité sans tomber dans le langage insipide de l’homogénéité, un nouveau vocabulaire de l’hétérogénéité est nécessaire. Peut-on aller au-delà du slogan de « l’unité dans la diversité », qui rend invisibles les identités plurielles de l’Inde? Que signifie être différent : être diverse, alternatif ou dissident? La diversité peut résulter de l’isolement associé aux modes de vie ou à la géographie. Dans le contexte moderne, les visions alternatives interagissent généralement par l’entremise d’un espace constitutionnel sécularisé. Ce sécularisme facilite l’interaction, mais en gommant les identités.

La science permet-elle les cultures parallèles? Lorsque les tribus de la vallée de la Narmada sont déplacées au nom du développement scientifique et technique et que leur est offert un travail en manufacture, pouvons-nous parler d’une culture alternative? La destruction de cultures millénaires — comme celles des communautés vivant près de ce fleuve — pour l’approvisionnement en eau et en électricité d’autres populations semble nier la pluralité plutôt que de créer des possibilités. Pour qu’une société soit durable, il est essentiel que sa population participe aux choix qui l’affectent et que soit reconnue la pluralité des savoirs. Ce sont les meilleures garanties de l’existence de solutions de rechange, permettant d’autres manières de vivre et pouvant inspirer des changements. La démocratie donne une voix et, en pratique, rend possible la participation, mais elle est incomplète si elle ne permet pas l’existence d’une diversité de manières d’être qui remettent en question le statu quo et célèbrent la diversité.

Justice cognitive

Plusieurs mouvements populaires ont, dans l’histoire récente, contesté les politiques relatives à la science. Ils ont exigé des réformes pour que les formes dominantes de savoirs et les politiques qui leur sont associées cessent de faire violence aux autres types de savoirs. Le sacrifice de la survie d’un petit nombre de personnes marginalisées au nom du soi-disant bien commun du plus grand nombre a suscité des mouvements particulièrement vigoureux. La pratique scientifique actuelle permet-elle la coexistence de plusieurs formes de savoirs? La science peut-elle être plus tolérante devant la pluralité des manières de connaître? La science peut-elle continuer d’engendrer et d’amplifier la violence en créant un paradigme dominant qui marginalise les personnes en centralisant les richesses et les ressources? Peut-elle continuer de favoriser ses manières de connaître au détriment des autres manières « non scientifiques » de savoir? Quelles conséquences l’appel à plus de pluralité que lance ce manifeste entraîne-t-il pour les politiques scientifiques actuelles? La réduction de la vulnérabilité liée à nos choix techniques ne peut passer que par la coexistence égalitaire d’une multiplicité de manières de faire. La société indienne doit valoriser cette diversité pour conserver sa potentialité à pallier les risques associés au paradigme dominant.

C’est cette multitude d’imaginations scientifiques que la société indienne du savoir doit prendre au sérieux. Cette diversité est rendue possible grâce à la coexistence de plusieurs systèmes de savoirs en santé, en fabrication de textiles et dans plusieurs autres secteurs. Plutôt que d’imiter les idées de la science dite universelle, les scientifiques de l’Inde doivent plutôt célébrer et tirer profit de cette pluralité dans l’esprit d’une compréhension nuancée de l’expertise telle que présentée dans le second chapitre de ce manifeste.

Considérée avec sérieux, la démocratie du savoir entraîne une nouvelle forme de justice : la justice cognitive. La justice cognitive reconnaît le droit de coexister des différentes formes de savoir, mais va au-delà de la tolérance ou du libéralisme politique pour défendre la nécessité de cette diversité. Le savoir y est pensé non comme une simple méthode, mais comme une culture et une façon de vivre. Cette forme de justice présuppose tout ce que ce manifeste a défendu : la pluralité des expertises, des approches scientifiques et technologiques, des savoirs et des savoir-faire; l’enracinement culturel des savoirs, leur appartenance à une vision du monde; le besoin d’ajouter une notion d’intendance au contrat social entre la science et la société indienne qui reconnaît la richesse de ses différents systèmes de connaissance; le besoin d’un engagement nouveau de la société civile dans la construction sociale d’une démocratie des savoirs. La pluralité que la justice cognitive présuppose et sur laquelle elle s’appuie requiert également la diversité des temporalités traitée précédemment. La citoyenneté actuelle est construite selon le temps instantané des marchés financiers mondiaux et des industries manufacturières; une variété de temps — le temps tribal, le temps du corps, le temps des célébrations — doivent avoir leur place dans l’horaire de la nouvelle citoyenneté si nous voulons une justice cognitive.