3 Du contrat à la responsabilité sociale : un nouveau rôle pour la science
Les pays, quels que soient leurs systèmes politiques, voient aujourd’hui la science et la technologie comme des outils de développement. Au même moment, les citoyens et citoyennes contestent de plus en plus les prétentions de la science et de certains travaux des scientifiques. En 2010, le ministre indien de l’Environnement, Jairam Ramesh, a été amené par les consultations publiques à déclarer un moratoire sur l’aubergine Bt, mesure qu’il jugeait « la décision responsable à prendre tant en ce qui concerne la science que la société ». En Allemagne, l’opposition à l’énergie nucléaire a atteint de nouveaux sommets à peu près au même moment. En 2009, aux Pays-Bas, une campagne de vaccination contre le cancer du col de l’utérus a échoué parce que la majorité des filles de 12 à 16 ans, visées par la campagne, ont refusé de recevoir l’immunisation, et ce, contre l’avis quasi unanime des scientifiques. De plus en plus, les citoyens et citoyennes du monde entier demandent des formes nouvelles d’engagement du public dans la science et ne se satisfont plus d’être sondés sur leurs connaissances. Le contrat social entre la science et la société qui existe depuis l’époque de l’université autonome pour l’autoéducation (le bildung) des citoyens de Wilhelm von Humboldt (1767-1835) ou de la science pure de Vannevar Bush (Science: the endless frontier, rapport au président des États-Unis, 1945), dont les bienfaits étaient attendus avec confiance, semble de plus en plus inadéquat.
En Inde, peu importe le gouvernement au pouvoir, les politiques scientifiques ont mis de l’avant une vision du contrat social de la science comme relevant des experts : le développement futur de l’Inde par la science et la technologie est laissé entre les mains des élites scientifiques. De plus, peu d’experts sont effectivement consultés. La seule expérience qui comportait un processus participatif visant à guider la planification du développement scientifique et technique et mobilisant plus de 2 000 scientifiques, le plan du Conseil national pour la science et la technologie (National Council for Science and Technology – NCST) inclus dans le cinquième plan quinquennal de l’Inde (1974-1979), a été de courte durée. À l’international, l’Inde cherche aujourd’hui à se faire valoir comme « la démocratie en plus forte croissance » lors des événements comme la réunion du Forum économique mondial. Nous remettons en cause le lien ténu entre savoir et démocratie en Inde. Alors qu’il a été abondamment question de la science pendant le mouvement de libération, l’absence de discussion démocratique sur la science et la technologie depuis l’indépendance constitue une aberration qui doit être corrigée.
Ce manifeste propose de repenser le contrat entre la science et la société indienne. L’Inde peut, à cet effet, puiser dans sa riche et diverse tradition de compréhension de la relation entre science et société, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la communauté scientifique. Cet exercice nécessite une ouverture de la science aux critiques des scientifiques, tant des sciences de la nature que des sciences sociales, des citoyens et citoyens, des activistes et des personnes de l’industrie — non pas pour diaboliser la science et la technologie, mais pour éclairer les pratiques scientifiques et démocratiques futures. Considérons d’abord la contribution des mouvements sociaux aux débats sur le savoir avant d’explorer les relations, souvent passées sous silence, mais importantes, entre science, violence et iniquité.
La science et les mouvements sociaux en Inde
La science et la technologie ont fait l’objet de plusieurs débats au cours du mouvement pour l’indépendance de l’Inde. Gandhi, Rabindanath Tagore, Ananda Coomaraswamy, Prafulla Chandra Ray, Meghnad Saha et Jawaharlal Nehru ont tous contribué à de riches discussions sur la nature et le contenu de la science, de la technologie et du développement. Depuis le début de son existence, l’État-nation indien a été dominé par le gouvernement, la bureaucratie et les unions partisanes. Plusieurs questions fondamentales n’ont jamais été abordées et d’innombrables voix contestataires ont été ignorées ou simplement jamais entendues.
Le contrat science-société engageait le pays dans la science, la sécurité et le développement technique et économique, selon un modèle occidental linéaire. Les luttes paysannes de la fin des années 1960 et du début des années 1970 réclamant une réforme agraire et prenant leur source dans la région du Télangana, la commune de Naxalbari et le nord-est de l’Inde, de même que les mouvements pacifiques de dons de terres du Bhoodan lors des premières décennies suivant l’indépendance mettent en lumière des problèmes politiques fondamentaux. En Inde, le développement a créé plus de réfugiés que toutes les guerres. Dans les années 1980, un million de paramilitaires étaient ainsi nécessaires pour assurer le maintien de l’ordre dans le pays.
L’Histoire n’a pas retenu tous les mouvements indiens qui suggéraient, dans les années 1970 et 1980, d’autres modèles politiques, scientifiques, technologiques et de développement. Certains reviennent toutefois facilement à la mémoire : les mouvements forestiers et écologiques du Chipko dans l’Himalaya et de l’Appiko dans les Ghâts occidentaux, le mouvement contre les missiles balistiques à portée intermédiaire à Baliapal, les luttes contre le développement hydroélectrique du bassin du Koel Karo, ou encore la lutte antinucléaire à Rawat Bata. En plus de la mobilisation des communautés, cette période a vu l’émergence des ONG se positionnant comme des voix indépendantes de la protestation politique, notamment la People’s Union for Civil Liberties (PUCL, qui lutte pour les droits de la personne), le Kerala Sastra Sahitya Parishad[1] (KSSP), les People’s Science Movements (PSMs, qui diffusent la science et l’esprit scientifique auprès des gens ordinaires), la Patriotic and People Oriented Science and Technology[2] (PPST), de même que les voix émergeant de différents processus politiques non partisans mis en place par des groupes comme le Lokayan[3].
Ces mouvements ont pullulé en Inde dans les années 1980, presque en dépit de l’Histoire et des scénarios politiques. Ensemble, ils ont permis de tirer trois constats. D’abord, la politique ne pouvait plus se limiter aux partis, aux syndicats et au processus électoral. Ensuite, il fallait réinventer le swaraj de Gandhi, et ce, même si plusieurs années étaient passées depuis la fin des luttes gandhistes. Enfin, au-delà des mouvements d’extrême gauche naxalites[4] et des mouvements de nostalgie gandhiste, de multiples autres possibilités étaient envisageables hors du cadre restreint de l’imagination technocratique de l’État.
Ces mouvements contestataires sont toujours importants par les réactions étatiques qu’ils ont provoquées et les choix sociaux, institutionnels et scientifiques différents qu’ils inspirent encore aujourd’hui. Trois contestations locales ont particulièrement attiré l’attention nationale et internationale : la lutte des pêcheurs du Kerala, le mouvement d’opposition au barrage de la Narmada et le combat des survivants et survivantes de Bhopal. La lutte des pêcheurs a d’abord pris la forme d’un affrontement local entre les pêcheurs traditionnels et ceux utilisant des chalutiers motorisés avant de rallier des pêcheurs et pêcheuses marginalisés de partout dans le monde. Le conflit a soulevé des enjeux d’égalité et de justice donnant un sens nouveau à l’exploitation et à la souffrance. L’opposition à la construction du barrage sur la Narmada a donné lieu à l’émergence d’un discours mettant en question la nature du développement en Inde. Elle a incité plusieurs scientifiques et technologues à explorer des voies de développement alternatives. La mobilisation faisant suite au désastre industriel de Bhopal — le pire de l’histoire mondiale — n’a pas su assurer le juste dédommagement des victimes. En ce sens, elle a mis en lumière l’incapacité de l’État et de son contingent de scientifiques à soutenir sa population, même lorsqu’ils les représentent en court contre une compagnie telle qu’Union Carbide.
La contribution fondamentale de ces mouvements ne concerne pas les enjeux politiques associés à la société civile, mais bien ceux liés aux savoirs. Les organisations non gouvernementales ont révélé l’insuffisance des sciences naturelles et techniques. Elles ont mis en lumière l’importance de considérer les technologies comme des systèmes socioculturels. Elles ont également révélé la nécessité d’analyses coûts-bénéfices allant au-delà de l’évaluation technique et tenant compte des enjeux de justice et de durabilité. Elles en ont appelé à un monde où une imagination scientifique humaniste et sociale viendrait compléter la perspective scientifique et technocratique. Elles ont plaidé pour une diversité de systèmes de connaissances tant cognitifs qu’expérientiels. Elles ont également exigé que soit accordée plus d’importance à la participation et la représentation, que les liens avec la santé, l’éducation et l’écologie soient systématiquement considérés et que soient mis en relation tradition et avenir. Les mouvements sociaux ont aussi donné un sens nouveau à la vision décentralisée de l’organisation sociale proposée par Gandhi. Les étudiantes et étudiants indiens ayant effectué des études supérieures en science et en technologie à l’international jouaient souvent un rôle déterminant dans la lutte sociale en donnant aux conflits une plus grande visibilité via l’utilisation d’Internet. Ces groupes citoyens ont mis en lien subsistance et durabilité bien avant le rapport Brundtland ou le sommet de Rio. Malheureusement, leur influence a été contrée par les processus frères que sont la mondialisation et la libéralisation. La libéralisation a donné à l’État l’excuse d’ignorer ses responsabilités à l’intérieur de l’Inde, alors que la mondialisation minait de l’extérieur le rôle de régulation des pays. À titre de dissidents, les ONG n’avaient plus ni d’adversaires crédibles auxquels s’opposer ni d’options toutes prêtes à mettre de l’avant.
La première décennie du 21e siècle a été le théâtre d’une transformation des mouvements sociaux. Les lieux de contestation se sont multipliés. Aujourd’hui, en rivalisant pour attirer les investissements étrangers, plusieurs États indiens n’hésitent pas à déplacer des populations en grand nombre et à changer leur mode de vie. Les pressions pour une croissance effrénée de l’exploitation minière, de l’industrie automobile, des centrales électriques et des usines chimiques, ainsi que la propagation des zones économiques spéciales soulèvent la question du swaraj — de la gouvernance par et pour le peuple. De quelles manières la science et la technologie peuvent-elles contribuer au swaraj plutôt que de devenir des instruments d’oppression et de destruction?
Le consensus qui existe quant à l’idéologie d’urbanisation, de globalisation et de progrès démontre que les victimes de la violence — engendrée par les révoltes comme par le développement — ne font pas partie de l’actuelle équation démocratique. Ce manifeste nous exhorte à réexaminer les liens entre la science, le développement et la violence.
Science, (non)violence et démocratie des savoirs
Le Hind Swaraj cherchait à promouvoir l’amour et la non-violence. Il ne s’agissait pas d’un appel naïf à la paix, mais bien d’un argumentaire basé sur une compréhension profonde et une expérience personnelle de la violence et de ces sources par Gandhi en Europe, en Afrique du Sud et en Inde. Cette compréhension doit maintenant être mise à jour, les sociétés ayant grandement accru leur potentiel de violence. Les guerres et les génocides constituent la face évidente, monolithique et technocratique de la violence. Existe également une face plus dispersée et sans contrôle centralisé, celle d’une violence quotidienne. La violence d’aujourd’hui ne se limite pas aux camps de concentration. Elle est partie prenante du développement, de la mondialisation et de la modernité.
Toute innovation importante a un côté obscur : elle entraîne de l’obsolescence, crée des déchets et des pertes. Les sociétés du savoir, telles que l’Inde, où coexistent différents systèmes de connaissances indigènes, doivent composer avec ce mauvais côté. Si ce n’est pas fait, la science et la technologie peuvent entraîner d’importants dommages sociaux et culturels en marginalisant davantage les systèmes de connaissance parallèles. Or, ces systèmes parallèles peuvent être riches d’idées et d’inspirations. Les réduire à la désuétude peut ainsi avoir d’immenses conséquences pour la survie même de l’humanité alors que celle-ci est confrontée à des problèmes radicalement nouveaux, tels les changements climatiques. Ce manifeste recommande d’étendre la recherche de solutions au-delà de la science et de la technologie modernes, d’inclure les systèmes de connaissances parallèles marginalisés. Cette inclusion peut offrir de nouvelles manières de pallier la violence inhérente à la science et à la technologie classiques.
Reconnaître la violence de la science standard, ce n’est pas la dénigrer. Il s’agit plutôt de suggérer que la science s’insère dans la culture. La revue Science and Culture[5], fondée en 1935 par Meghnad Saha, astrophysicien indien réputé, met en exergue cette connexion jusque dans son titre. L’idée a été reprise avec succès par Jawaharlal Nehru[6] à l’occasion de son fameux discours au congrès annuel de l’Indian Science Congress Association[7] de 1937. Il exhortait ainsi l’auditoire à penser la science et l’avenir comme appartenant à tous ceux et celles qui s’y intéressent. Saha et Nehru invitaient le pays à poursuivre sa tradition de culture scientifique dont témoigne, par exemple, l’adoption hâtive, par ce pays, du système métrique. Ananda Coomaraswamy[8] fût parmi les premiers à dénoncer les dangers de séparer science et culture. À l’occasion des débats sur l’indépendance indienne, Coomaraswamy affirmait qu’un prolétaire était d’abord déconnecté de sa culture. Il croyait que l’Inde devait revaloriser sa culture artisanale, qui, à son sens, offrait des manières alternatives de concevoir le temps et l’existence. Il semblait penser que la reconstruction du lien entre la culture et la science permettrait à cette dernière de retrouver sa complexité, sa durabilité, son côté ludique, et d’en finir avec un réductionnisme glorifié par le système politique et l’industrialisation. Dans le Hind Swaraj, Gandhi proposait une science intégrée à la culture en opposition à la séparation portée par la civilisation occidentale. Cette idée d’intégration a pris corps dans le mouvement Khadi[9].
Coomaraswamy et Gandhi étaient critiques de la notion linéaire du temps incluse dans la compréhension occidentale du progrès, de la rationalité et de la méthode scientifique. La rationalité aide à ordonner, discriminer et choisir. Mais les choix rationnels peuvent combler certaines personnes des bienfaits de la science, et en léser d’autres qui deviennent les victimes de conséquences négatives imprévues. La méthode scientifique génère des informations nouvelles, mais elle peut aussi être violente — particulièrement lorsqu’elle porte sur « l’autre » et non sur « soi ». Les mouvements sociaux ont dénoncé l’emploi des tribus, des fermiers et fermières, de même que de la nature comme les cobayes d’une expérience scientifique sur le progrès. En effet, cette approche de la modernisation conçoit le progrès scientifique comme une succession de découvertes victorieuses qui relèguent aux oubliettes les systèmes de connaissances « vaincus ». Cette vision monologique et linéaire du progrès scientifique considère les autres formes de savoirs comme du non-savoir et en fait des objets muséaux. Nous croyons plutôt que les personnes marginalisées devraient être reconnues comme porteuses de savoirs précieux, productrices de savoirs nouveaux et de pratiques durables. Leur expertise dans des domaines comme l’agriculture, l’élevage des animaux, la transformation des aliments, l’artisanat et la conservation de la biodiversité en font les partenaires inestimables de la nouvelle société des savoirs.
Si les sociétés n’apprennent pas à intégrer les sciences modernes « occidentales » d’une manière spécifique à leur culture, les effets néfastes vont surpasser les bienfaits et l’aspect violent de la science l’emportera. Ainsi, la démocratisation des institutions sans la démocratisation du savoir et de la science est stérile. Ici encore, les idées de Gandhi peuvent nous servir d’inspiration à la fois pour percevoir la violence de la méthode scientifique et pour imaginer d’autres manières de faire la science, telles que celles du mouvement Khadi et des industries villageoises. En plus de constituer des expériences économiques et des vecteurs de liberté pour l’Inde, l’All India Spinners Association et l’All India Village Industries Association[10] sont des laboratoires sur les institutions scientifiques, la démocratie et la culture.
En Inde, la science d’aujourd’hui est le théâtre de luttes variées. Comme nous l’avons défendu dans le chapitre précédent, l’opposition entre le profane et l’expert doit être pourfendue et les citoyens et citoyennes doivent être reconnus comme des porteurs de savoir. En percevant les connaissances et expertises des citoyens et citoyennes, il devient possible de trouver, dans les sciences modernes, une place pour les savoirs nomades et tribaux, ainsi que pour les économies informelles. Les connaissances artisanales sont alors reconnues comme des méthodes de survie, les savoirs tacites deviennent des sources d’improvisation, les écologies mémorielles et technologiques sont valorisées à titre de mines de connaissances utiles. La rationalité, la méthodologie et la modernité de la science et de la technologie ne peuvent être bénéfiques et constructives que si elles sont additionnées du côté ludique, de la créativité et de l’improvisation du bricoleur.
Le temps doit aussi devenir multiple. Tant l’Histoire que le progrès présentent des problèmes majeurs pour les pays fortement engagés dans le processus d’industrialisation. Le développement, comme Mahashweta Devi[11] l’a déjà dit, est devenu le viol des campagnes au nom de l’Histoire. La multiplication des temporalités accroît les existences possibles et permet la survie de cultures parallèles qui ne suivent pas le calendrier moderne. Si le temps est réduit à ses compréhensions linéaires et historiques, les tribus deviennent limitées à leur mémoire orale et leurs savoirs à la curiosité muséale. La science moderne offre en fait des temporalités multiples. Nous devons seulement nous assurer que nos sociétés, démocraties et systèmes politiques reconnaissent et exploitent cette richesse.
La brutalité de la science va au-delà de la violence physique. Elle peut affecter le corps, mais ces effets à long terme résultent plutôt de la vision du monde et des concepts qu’elle met de l’avant. Ce manifeste propose une anthropologie invitant les visions du monde mises de côté par la science à reprendre le dialogue. La science peut également se faire le véhicule de la violence étatique. La science pourrait être moins ou même non violente si elle célébrait des imaginations et expertises diverses. Ces imaginations additionnelles doivent aussi amener un équilibre hommes-femmes. La science et la technologie ont alimenté le mythe de la masculinité et d’un machisme impersonnel. Les guerres prenant naissance dans l’esprit des hommes, c’est dans l’esprit des femmes et des enfants que doivent être élevées les défenses de la paix (pour paraphraser l’Acte constitutif de l’UNESCO[12]).
Vers l’intendance comme nouvelle relation entre la science et la société
Ce manifeste propose de revoir le contrat social indien entre la science et la société. Nous croyons qu’il faut dépasser l’idée d’un contrat pour faire de la place aux idéaux du don et de l’hospitalité. En établissant une responsabilité de la science envers la société, similaire à celle de l’intendant[13] envers les personnes desquelles il administre les affaires, nous espérons favoriser la socialisation de la science et de la technologie. Dans son Hind Swaraj, Gandhi a représenté sa vision de la science non violente par l’entremise du khādī, mettant de l’avant l’idée de don. C’est en effet dans un esprit d’offrande que les membres de l’Ashram de Sabarmati[14] et du mouvement Khadi[15]. Ces hommes et ces femmes cherchaient à créer une atmosphère d’expérimentation et d’innovation inspirée du charkha, le rouet à manivelle indien utilisé pour tisser le khādī et symbole de la lutte pour l’indépendance de l’Inde. Dans ses mesures incitatives pour favoriser l’innovation — à savoir des prix bien publicisés comme le Charkha Prize récompensant une amélioration du rouet à manivelle —, le mouvement Khadi invitait les citoyens et citoyennes à se considérer comme les intendants de leurs produits et innovations et à les rendre accessibles à des organisations comme des associations étudiantes, notamment l’All India Students' Association (AISA). Les critères retenus pour le concours du Charkha Prize tenaient compte des conditions d’utilisation dans les villages, par les personnes moins fortunées. Ce faisant, la création du prix pouvait elle-même être considérée comme un exemple de socialisation de la science. Divers mouvements civiques ont contribué à mettre les besoins sociaux au cœur de politiques alternatives. Plutôt que d’être ignorés ou réduits au silence, les points de vue divergents doivent participer au dialogue visant une plus grande démocratisation de la science. Cela nécessitera non seulement une refonte de l’idée dominante de l’expertise, mais aussi de la relation entre science et société.
Ce manifeste propose d’ajouter l’idée d’une responsabilité de l’ordre de l’intendance à celle de contrat social afin de redéfinir la relation entre la science et la société. La terminologie d’un contrat implique généralement que ses signataires soient en opposition. Cette posture d’opposition introduit les idées de méfiance, de tricherie, de vérification et de contrôle. Cette vision donne une fausse idée de la relation d’interdépendance de la science et de la société. Les institutions scientifiques ne peuvent exister sans le soutien de la société (idée présente dans le concept de socialisation) et les sociétés actuelles sont construites par la science et la technologie. Ce manifeste invite les scientifiques à se concevoir comme des intendants et intendantes au service des personnes dont ils et elles dépendent pour la production, la distribution et l’utilisation des savoirs. Les autres individus possédant des savoirs — autres que les savoirs scientifiques (voir les chapitres précédents traitant des concepts d’expertise et de savoir) — sont également invités à se conduire comme les intendants, les gardiens des savoirs au nom de ceux et celles qui n’ont pas cette expertise.
Hystérectomies non indiquées en Andhra Pradesh : une histoire de science, de violence et d’éthique
Un couple de médecins du Life-Health Reinforcement Group (une ONG indienne de promotion et d’éducation en santé) œuvrant dans l’Inde rurale près d’Hyderabad — ville se targuant d’être la capitale médicale du pays — ont découvert qu’un grand nombre de jeunes femmes de cette région avaient subi une hystérectomie (avec ablation des ovaires) pour des problèmes gynécologiques banals à la suite de la recommandation de médecins certifiés et qualifiés. Cette intervention est normalement utilisée en dernier recours, lorsque les autres examens et remèdes ont échoué et après que le consentement éclairé de la patiente ait été obtenu. Les hystérectomies en question étaient plutôt pratiquées de routine et sans examen rigoureux. Ces « ménopauses chirurgicales » ont été rendues possibles par les procédures médicales provenant de la science et de la technologie modernes alors que les effets de l’intervention sur le corps des femmes sont relativement mal connus. En absence d’un cadre et de lignes directrices éthiques entourant l’intervention, les femmes pauvres et mal informées des effets possibles à long terme subissent cette violence. Le silence et l’impuissance de la communauté médicale devant ce problème, même après qu’il fut mis au jour par le couple de médecins, trahit l’absence de swaraj des médecins envers leur profession de plus en plus contrôlée par le capital financier, et met en lumière les liens possibles entre science et violence en absence de cadre éthique pour guider l’action et enjoindre à la précaution. Cet exemple illustre également l’importance de la responsabilité éthique des scientifiques exemplifiée ici par l’action du couple de médecins, qui a introduit des considérations sociales à la discussion médicale.
Les personnes détentrices d’un savoir — qu’il soit considéré comme « scientifique », « expérimental », « alternatif » ou « moderne » — peuvent se battre pour conserver la main mise sur celui-ci ou plutôt se penser comme les intendantes d’un savoir appartenant à la collectivité. Dans ce dernier cas, elles demeureront les intendantes de leurs connaissances, pourront les accroître et les utiliser dans leur propre intérêt, mais surtout pour le bien de la collectivité. Cette nouvelle approche devra s’appuyer sur une nouvelle réglementation de la propriété intellectuelle, mais également sur de nouvelles mesures de protection de l’environnement et des individus contre les mauvaises utilisations des savoirs. De nouvelles manières de donner forme à cette idée d’intendance devront aussi être imaginées. Les débats publics et de nouvelles formes de démocratisation de la science et de la technologie devront être expérimentés. Un accord sur les valeurs centrales partagées dans la société et fondations sur lesquelles repose l’intendance des savoirs est également nécessaire.
Le swaraj que les fermiers et fermières indiens ont connu par l’entremise du système de riziculture intensive (System of Rice Intensification – SRI) constitue un bon exemple d’application de l’idée d’intendance proposée ici. Le SRI combine des principes traditionnels de culture comme l’alternance des périodes de mouillage et de séchage, le repiquage plant par plant, ainsi que l’utilisation de compost avec de nouvelles pratiques basées sur l’observation comme l’espacement accru et hâtif des plants. Cette innovation de la société civile a été développée à Madagascar, en Afrique, par le père jésuite Henri de Launlanie, qui l’a offerte gratuitement aux fermières et fermiers africains. Ceux-ci l’ont offerte à leur tour à d’autres, se faisant les intendants plutôt que les propriétaires de ce savoir. En un peu plus de dix ans, le SRI a été introduit au reste du monde par Norman Uphoff (sociologue américain qui s’intéresse à l’agroécologie et qui œuvre au sein de l’Université Cornell dans l’État de New York), qui a rendu la pratique publique à titre d’innovation libre (Open Source Innovation). Le SRI a été adopté par des agriculteurs et agricultrices de même que par des chercheurs et chercheuses de 42 pays. Plusieurs milliers de fermières et fermiers indiens exploitant de petites parcelles ont adopté cette innovation afin d’augmenter la productivité et la qualité des sols de leurs rizières. Ils commencent de plus à adapter les principes du SRI à d’autres cultures. En Inde, comme ailleurs dans le monde, le mouvement autour du SRI a donné lieu à de multiples alliances entre paysans, paysannes, organisations de la société civile et scientifiques, tous prêts à se considérer comme des intendants du savoir. Internet a de plus permis d’engager des dialogues entre différents types de savoirs et d’expertises.
- Le Kerala Sastra Sahitya Parishad (littéralement, le Mouvement pour la littérature scientifique du Kerala) a vu le jour en 1962. Il avait d’abord comme objectif de rendre la science accessible par la vulgarisation et la publication de textes scientifiques dans la langue locale. Cependant, ayant l’impression que les classes privilégiées s’accaparaient les bénéfices des sciences, le mouvement a par la suite réorienté sa mission vers l’outillage scientifique des populations défavorisées pour une « science au service de la révolution sociale ». ↵
- La Patriotic and People-oriented Science and Technology regroupe des scientifiques étudiant les traditions scientifiques et technologiques locales en vue de révéler leur ancrage civilisationnel, leur sophistication technique et leur pertinence contemporaine. ↵
- Le Lokayan, littéralement « dialogue du peuple », a débuté en 1980 sous la forme d’un forum réunissant activistes, intellectuelles et intellectuels par l’entremise de rencontres, ateliers, groupes de travail et conférences. Son objectif est de bâtir un corpus de savoirs, de positions et de stratégies pour promouvoir une démocratie décentralisée et accroître le respect des personnes marginalisées. ↵
- Mouvement révolutionnaire indien basé sur la reprise des terres par les paysans et qui emploie fréquemment des tactiques violentes. Amorcé dans les années 1960, le mouvement a repris de la vigueur dans plusieurs États indiens depuis 2004. ↵
- http://www.scienceandculture-isna.org/journal.htm ↵
- Figure de proue de la lutte pour l’indépendance indienne. Il est devenu le premier premier ministre de l’Inde en 1947, poste qu’il occupera jusqu’à sa mort en 1964. ↵
- Regroupement de scientifiques fondé en 1914 à Calcutta qui vise l’avancement de la science en Inde. ↵
- Historien de l’art et métaphysicien indien qui fit connaître la culture et l’histoire de l’Inde en Occident. ↵
- Le khādī est un tissu filé et tissé à la main qu’on trouve notamment en Inde. Le « Khadi mouvement » instauré par Gandhi symbolise et met en pratique l’autonomie indienne par la confection, la vente et le port de vêtements en khādī. ↵
- Toutes deux fondées par Gandhi (respectivement en 1925 et 1935), ces associations travaillent au développement de technologies et de modes de subsistance centrés sur les villages indiens. ↵
- Activiste et écrivaine indienne. ↵
- « Les guerres prenant naissance dans l’esprit des hommes, c’est dans l’esprit des hommes que doivent être élevées les défenses de la paix. » Acte constitutif de l’UNESCO, 1946. ↵
- Le manifeste reprend l’idéal de Trusteeship proposé par Gandhi, selon lequel les richesses de l’univers n’appartiennent pas aux individus, mais à l’ensemble de la collectivité. Ceux et celles qui ont plus que les autres doivent se concevoir non comme les propriétaires, mais plutôt comme les intendants de cette richesse pour le bien de tous. ↵
- Lieu de retraite et d’enseignement fondé par Gandhi. ↵
- Voir la note 15.[/footnote] tissaient le khādī[footnote]Idem. ↵