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La science et la technologie ont joué un rôle crucial dans le développement de l’Inde. Il est ici question autant des traditions agricoles, médicales et architecturales séculaires que des investissements récents en science et en technologie, qui ont porté l’Inde à la pointe de la modernisation internationale parmi les pays du Sud et de l’Est. Ce financement récent a bien positionné l’Inde au sein des communautés scientifiques internationales dans la plupart des sciences de la nature, des disciplines du génie et de l’agriculture, de même que des sciences sociales et humaines. Cette expertise et les personnes la détenant ont été dûment reconnues par la société indienne, de même que par les décideurs et décideuses, politiciens et politiciennes du pays.
Ce manifeste défend l’existence d’autres formes d’expertise, souvent péjorativement qualifiées de non scientifiques, et soutient qu’elles doivent être prises en compte lors de l’élaboration des politiques scientifiques, pour une culture et une société durables à long terme. Sans cette inclusion, les sociétés développent des tensions et des clivages qui menacent leur durabilité. La société indienne reconnaît depuis longtemps l’existence d’un éventail d’expertises. Un exemple de cette reconnaissance remonte à plusieurs siècles alors qu’une grande variété de philosophes, mathématiciens, astronomes et médecins ayurvédiques ont construit le bagage des savoirs indiens. Ce manifeste soutient qu’étendre cette tradition à nos jours viendrait renforcer plutôt qu’affaiblir le rôle de la science dans la société indienne.
Experts versus profanes?
L’image habituelle et moderne de l’expertise établit une distinction entre les experts et les profanes et, le plus souvent, conçoit l’expert comme un ou une scientifique et le profane comme une personne sans savoir ou expertise scientifique. Cette image classique des experts et de l’expertise est source de problèmes. Des difficultés surviennent, d’une part, parce que le savoir scientifique ne suffit pas à régler les problèmes sociaux et, d’autre part, parce que le public ne fait plus systématiquement confiance aux scientifiques, même si, la plupart du temps, il continue de les respecter par habitude. Une des causes importantes de cette érosion de la confiance est la convergence croissante entre les intérêts des experts et expertes et les intérêts commerciaux. L’érosion de la confiance semble plus prononcée dans le Nord et l’Ouest que dans le Sud et l’Est. Nous traiterons du cas particulier de l’Inde plus loin, après avoir abordé la question de manière générale.
Le savoir provenant des sciences techniques et de la nature ne suffit pas lorsque l’on s’attaque aux problèmes sociaux : les grands problèmes technologiques présentent de multiples facettes qui dépassent les limites étroites de l’ingénierie et de la science. Prenons l’exemple de la gestion de l’eau. En plus des aspects techniques de conception et de construction, les systèmes d’irrigation impliquent les aspects agricoles de l’arrimage entre le plan d’irrigation et le style de pratiques culturales, les aspects sociaux, qui concernent les relations dans les villages, les aspects économiques, qui influencent la distribution des bénéfices, et les aspects légaux de la propriété, de la compensation et de la régulation. Ces facettes en appellent aux expertises complémentaires des sciences sociales et humaines. De plus, d’autres savoirs et expertises doivent encore être considérés. Ceux-ci ne sont ni scientifiques ni savants, mais peuvent être qualifiés « d’expérientiels ». Ainsi, les comités consultatifs européens en santé et médecine incluent de plus en plus souvent des personnes représentant les groupes de patients; les industries sollicitent la participation des utilisateurs et utilisatrices dans la conception de leurs produits et services; les projets d’infrastructures incluent une consultation des citoyens et citoyennes. Une variété de formes de savoirs — scientifiques, savants et expérientiels — doivent être mobilisés dans la conception et la mise en œuvre de tous les grands projets scientifico-technologiques. Les comités consultatifs n’existent pas qu’en Europe. L’Inde en possède des semblables, mais, pour une raison ou une autre, ceux d’Europe semblent mieux fonctionner. En créant un schisme entre les scientifiques et les non-scientifiques, le profond enracinement de l’image classique de l’expertise explique probablement la difficulté plus grande à dialoguer des membres des comités indiens. Cette division est de plus exacerbée par les barrières linguistiques, qui rendent difficiles les communications entre experts et citoyens.
Le second problème réside dans la perte de la confiance spontanée du public envers les conseils des scientifiques. À titre de citoyen ou de consommateur, les personnes ont aujourd’hui accès à d’autres sources de savoirs que les représentants et représentantes officiels de la science et de la technologie, et ce, même quant aux questions scientifiques et techniques. Les organisations non gouvernementales (ONG), les médias de masse, de même qu’une variété de sites Internet sont maintenant source d’information. En Europe, les cultures et aliments génétiquement modifiés (OGM) ont été bannis parce que le grand public estimait que certains risques associés avaient été sous-estimés ou décrits incorrectement par les scientifiques et l’industrie. Actuellement, on ne trouve à peu près aucun aliment OGM sur les comptoirs européens ni d’affirmations des scientifiques sur leur sécurité. Pour éviter une telle série d’événements dans le dossier des nanotechnologies, le gouvernement néerlandais croit que d’autres formes de savoirs et d’expertises doivent être mobilisées de manière précoce. De même, divers programmes ont été créés en Europe et aux États-Unis afin de profiter de l’expertise des spécialistes en sciences sociales, des philosophes de l’éthique, des parties prenantes, des utilisateurs et utilisatrices, de même que des citoyens et citoyennes dans l’élaboration des politiques concernant les nanotechnologies et leur mise en œuvre en recherche, ainsi que dans les programmes de développement. Nous reviendrons sur les expériences néerlandaises plus loin.
La situation semble différente en Inde, pour le moment du moins. Le « clergé » des scientifiques et des spécialistes de l’ingénierie semble toujours tenu en haute estime. Il est cependant trop simple de conclure que le grand public indien présente une confiance exceptionnelle envers les scientifiques et le savoir scientifique. Il est possible que cette confiance concerne surtout les institutions et l’ordre hiérarchique. Les débats sur les cultures génétiquement modifiées illustrent bien les relations entre science et démocratie en Inde. Les groupes de citoyens indiens ayant demandé des renseignements scientifiques sur les essais effectués en champs en s’appuyant sur la loi sur le droit d’accès à l’information ont souvent rencontré un refus sous prétexte de leur manque d’expertise dans ces domaines. Le milieu scientifique et les autorités réglementaires ont eu de la difficulté à faire preuve d’indépendance et ont souvent exigé des preuves scientifiques des groupes remettant en question l’emploi d’OGM. De même, l’énergie nucléaire et les technologies spatiales semblent placées dans une classe à part en Inde, elles sont exemptées des évaluations publiques et politiques habituelles. Ce manifeste ne suit pas ce raisonnement : nous ne voyons pas de raisons qui justifient que certaines technologies échappent à la gouvernance démocratique.
Ce manifeste plaide pour une Inde qui utilise la science et la technologie selon ses propres priorités, qui pratique la science et qui développe la technologie à sa manière, et qui élabore des politiques qui transcendent la dichotomie entre experts et non-experts. Il prône un usage de la science et de la technologie au profit des personnes, et l’inclusion, dans la pratique scientifique, de la riche variété d’expertises, de savoirs et d’expériences présentes dans la culture et la société indiennes. Ces positions soulèvent les questions suivantes : comment donner une voix aux expertises non scientifiques? Comment l’expertise externe au milieu scientifique peut-elle l’influencer en son sein? Comment les « citoyens et citoyennes » peuvent-ils dialoguer avec les « scientifiques »? Ce manifeste est le point de départ d’un projet plus large qui vise à s’attaquer à ces questions. L’étude d’expériences de démocratisation effectuées ailleurs dans le monde, de même que des expérimentations indiennes inspirées par ce manifeste mèneront, nous espérons, à un meilleur usage de la grande variété d’expertises qui existent dans la société indienne.
Remettre l’expertise en question
L’expertise présente plusieurs composantes et peut être évaluée selon diverses dimensions. Il n’est pas uniquement question de compétences, mais également de statut social. En Inde, posséder une éducation anglaise, un diplôme, ainsi que provenir d’une caste ou d’une classe élevée font d’une personne un expert en ce qui a trait au statut social. Posséder un savoir d’initié dans un domaine donné fournit une expertise quant aux compétences.
Ce savoir d’initié peut prendre différentes formes. Nous en distinguons deux : 1) une expertise interactionnelle, qui permet de comprendre les discussions dans un domaine, 2) une expertise contributive, qui permet de contribuer au développement du savoir ou des technologies dans un champ d’activité donné. La première forme est plus facile à acquérir que la seconde. Elle est normalement suffisante pour discuter des choix politiques ou de l’équilibre entre risques et bénéfices d’un développement scientifique ou technique donné avec des scientifiques ou des ingénieurs et ingénieures. Le second type d’expertise est nécessaire pour une contribution active à l’élaboration du savoir scientifique et technique. L’opinion erronée selon laquelle les citoyens et citoyennes, utilisateurs et utilisatrices, patients et patientes ou encore les parties prenantes ne peuvent être consultés sur les questions scientifiques ou techniques résulte d’une confusion entre ces deux types d’expertise. Puisque, règle générale, les non-scientifiques ne peuvent en effet pas contribuer de manière substantielle au travail scientifique, il est assumé à tort qu’ils et elles ne peuvent pas prendre part aux choix des priorités, des politiques, des principes éthiques.
La prise de conscience du caractère multidimensionnel de la science et de la technologie modernes rend inévitable l’adoption de la vision élargie de l’expertise introduite précédemment. Il est ainsi impossible de parler « d’expertise scientifique ». Une physicienne nucléaire ne possède pas d’expertise dans la construction de barrage. L’ingénieur qui construit des barrages n’est pas mieux outillé pour discuter d’une centrale d’énergie nucléaire que n’importe quelle citoyenne éduquée. La seule manière sensée de conceptualiser l’expertise est sous la forme d’un éventail de différents types d’expertises. Il n’y a pas de raison de prioriser une expertise particulière, du moins, de manière générale. Pour certaines questions, une expertise en physique est nécessaire, tandis que pour d’autres, il faut faire valoir une expertise en sociologie. Pour certaines questions, vous devez posséder une expertise contributive, pour d’autres, l’expertise interactionnelle suffit.
Pour un « audit scientifique », une évaluation par les pairs d’un projet, une expertise contributive dans le domaine concerné est nécessaire. Pour un « audit social », une telle expertise ne suffit pas et n’est peut-être même pas nécessaire. Dans ce cas, la présence d’une variété de formes d’expertises interactionnelles est plutôt profitable. Selon la question faisant objet d’évaluation sociale seront nécessaires des citoyens et citoyennes, des parties prenantes, des scientifiques ou encore des ingénieurs et ingénieures; et, bien sûr, pas n’importe quels citoyens et citoyennes, parties prenantes, scientifiques ou ingénieurs et ingénieures, mais ceux et celles possédant l’expertise interactionnelle requise pour l’évaluation sociale concernée.
Il est indispensable que tous les experts et expertes effectuent une réflexion autocritique. Ils et elles doivent connaître les limites de leur forme d’expertise et savoir reconnaître le besoin d’expertises complémentaires.
Dimensions sociales de l’expertise
La reconnaissance du besoin d’autres formes d’expertise dans l’élaboration des politiques sur la science et la technologie n’a pas comme seule conséquence la constitution de comités consultatifs et l’inclusion de citoyens et citoyennes et de parties prenantes dans certains forums. Certaines implications concernent des caractéristiques fondamentales de la société indienne. C’est une chose de plaider pour la reconnaissance de l’expertise citoyenne, en plus de l’expertise scientifique, mais, qu’en est-il des castes inférieures et des autres groupes marginalisés? Bien souvent, ces personnes ne sont même pas reconnues comme des citoyens et citoyennes. Elles peuvent être tellement marginalisées que, du moins pour un temps encore, elles ne demanderont même pas à être entendues, à moins d’être encouragées à le faire. Les citoyens et citoyennes s’exprimant en leur nom doivent parler plus fort. Malheureusement, plusieurs ne sont pas prêts à les soutenir.
Pour reconnaître l’éventail des expertises, il faut également reconnaître l’éventail des personnes, des identités, et le fait que ces dernières sont liées au contexte. Une personne peut être à la fois un physicien, un brahmane, un citoyen ou une partie prenante. L’identité liée à la caste, par exemple, implique une organisation précise et oblige certains moyens de subsistance. La caste peut aussi représenter une hiérarchie en ce qui a trait au savoir. Autrefois, les relations sociales étaient ainsi préétablies et les mouvements sociaux organisés : ce qu’une personne pouvait faire était déterminé avant même la naissance. Une approche politique des castes — c’est-à-dire, la remise en question de ce système — n’était pas possible. Cette façon de faire a changé dans une certaine mesure, mais les traces sont encore présentes dans la société indienne.
L’expertise en action
La nouvelle vision de l’expertise engendre des conséquences considérables sur les politiques et sur la gestion de la science, de la technologie et de la société. L’image classique de l’expertise entraîne une externalisation des problèmes, des conflits et de la contestation : ceux-ci n’étant pas considérés comme du ressort de la science, mais comme extérieurs à celle-ci, appartenant au monde non scientifique. Si un problème survient — par exemple, l’explosion d’une usine chimique ou un schéma d’irrigation inacceptable ou encore des récoltes moins abondantes que promises —, il est attribué à une mauvaise gestion, de mauvaises décisions politiques ou des conditions commerciales défavorables. Avec la nouvelle conception de l’expertise, le blâme ne peut plus être détourné si facilement. Maintenant, lorsque quelque chose se passe mal, des caractéristiques plus fondamentales de la société, du savoir (incluant le savoir scientifique) et de la technologie doivent être mises en cause. La manière de voir le monde en ce qui a trait aux conceptions lui donnant sens, aux cosmologies, entre nécessairement en jeu : personne ne peut ignorer le caractère profondément religieux de la société indienne, même s’il se combine au consumérisme séculier de la classe moyenne.
Les différentes formes d’expertises concernent toutes les étapes du développement scientifique et technique. Cela est évident et déjà reconnu pour ce qui est des étapes de la production, de la mise en œuvre et de l’évaluation du savoir et des projets scientifiques et technologiques. Une étape préalable est cependant au moins aussi importante : l’étape de la définition du problème. Un problème n’est pas intrinsèquement et a priori technique, économique, scientifique ou politique. À l’étape de la définition, des caractéristiques clés sont attribuées au problème en fonction de l’influence des différentes formes d’expertises. Puis, lorsque les caractéristiques principales d’un problème lui ont été attribuées, cela détermine quels types d’expertises pourront contribuer à sa résolution.
Il existe de nombreux exemples de situations où des groupes de la société civile ont développé une expertise dans des domaines comme l’agriculture, la gestion de l’eau, et l’énergie durables.
Un exemple de dialogue social néerlandais qui illustre à la fois l’existence d’une expertise interactionnelle chez une variété de personnes non scientifiques et la possibilité d’acquérir cette expertise lorsque nécessaire est présenté dans le dernier chapitre de ce manifeste. Avec une telle expertise interactionnelle, une partie substantielle de la population néerlandaise s’est engagée dans le dialogue sur les nanotechnologies dès les premiers stades de leur développement. Le résultat est un plan de développement de ces nouvelles technologies déterminé par les citoyens et citoyennes. De plus, ce dialogue social a probablement aidé à mieux intégrer les nanosciences dans la société néerlandaise.
Les conséquences de cette nouvelle vision de l’expertise
L’acceptation de cette nouvelle vision de l’expertise a des conséquences considérables pour un manifeste indien de science et de technologie.
Il s’agit d’abord de reconnaître que la science et la technologie ont un rôle prépondérant à jouer en ce qui a trait à la violence et à l’injustice. Elles causent de la violence et de l’injustice — parfois par un usage stratégique du pouvoir pour opprimer les personnes plus faibles et contrôler les groupes marginalisés, parfois à cause d’effets secondaires imprévus, et parfois comme conséquence inévitable des caractéristiques mêmes de cette science et de cette technologie. Inversement, la science et la technologie sont également mises à profit pour juguler la violence, pour proposer des solutions de rechange non violentes, pour corriger les iniquités et les injustices.
Avec la reconnaissance non seulement de l’existence d’un large éventail d’expertises, mais également du rôle que la science et la technologie ont à jouer dans l’endiguement de la violence et des iniquités, la question devient : quelles dispositions sociales doivent être mises en place pour rendre la science et la technologie utiles au développement de l’Inde? De quelle manière la propriété et la gestion des ressources sont-elles liées aux marchés commerciaux et à la gouvernance démocratique? Pour assurer l’apport adéquat et équilibré de toutes les expertises pertinentes, de nouveaux cadres réglementaires doivent être développés. Avec la domination actuelle du libéralisme réglementaire et de l’économie de marché, l’État semble en retrait. Cela laisse un vide quant à l’équilibrage des intérêts et enjeux variés — un vide souvent rempli par des corporations privées. Les nouveaux cadres institutionnels devraient garantir un meilleur équilibre quant à l’apport des différentes formes d’expertise. Ces cadres institutionnels devraient aussi porter attention de manière explicite aux enjeux éthiques, et ce, dans une compréhension plus large que les simples codes d’éthique médicaux ou de la recherche.
Dans ce chapitre, l’argument en faveur de la participation citoyenne aux processus de régulation de la science et de la technologie a été exposé. Il ne s’agit là que d’une première étape vers la reconnaissance de la pluralité des systèmes de connaissances et des liens avec la justice et la durabilité. Le chapitre suivant exposera cette étape de raisonnement subséquente et mettra en relief le besoin d’une nouvelle forme de démocratie du savoir.