4 Sociologie des petits récits. Essai sur « les écritures de la rue » en contexte africain

David Koffi N'Goran

L’objet de ce chapitre est d’observer le champ littéraire selon l’entendement d’un lieu culturel clivé en deux blocs opposés. L’un est représentatif du centre, zone ou foyer de distribution des codes culturels légitimes, lesquels assurent l’hégémonie des « grands récits » sur le reste de l’espace culturel. Selon ce qu’en disait Marc Angenot, les grands récits désignent un ensemble de « dispositifs narratifs et argumentatifs totaux […], complexes idéologiques, herméneutique historique totale, balayant les horizons du passé, du présent et de l’avenir » (Angenot 2000, 7-8). Apposés au qualificatif « militants », ils ont alors pour fonction de « se prévaloir d’une scopie du mal social et ses remèdes, cherchant à dissiper le scandale inhérent au monde tel qu’il va » (Angenot 2000, 7-8). L’autre bloc, a contrario, renvoie aux « petits récits », pratiques non consacrées qui laissent s’infiltrer dans l’espace culturel institutionnalisé des objets, agents et autres circuits dont on ne pense pas spontanément en la matière. C’est dire que le statut que revendiquent les petits récits, en tant qu’entités discursives et créations littéraires ou esthétiques, est davantage celui de la nécessité de la reconnaissance, donc de la légitimité, que celui d’un agenda de prestige et d’influence. Ils seraient donc tout l’envers des formes multiples et variées de récit consacrées et validées par la croyance sociale ou institutionnelle, et remplissant une fonction de constituance. Les petits récits abordent la thématique de l’altérité comme mode d’historicité exclusive, comprenant les techniques de représentation cloisonnées qui distinguent radicalement oralité et écriture, la violence historique (impérialisme, (dé)colonisation, indépendance, dictatures, etc), la prose coloniale et postcoloniale (géohistoire littéraire des ex colonisés) et l’utopie de la cité idéale africaine (vie/mort, réel/fiction, et autres imaginaires post-bâtardises).

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Création de Cheri Cherin (African Art) [CC BY-SA 2.0]

Il est manifeste que cette arène discursive pose un problème inhérent à l’acception et à la méthodologie des études culturelles pour lesquelles le corpus littéraire apparaît comme un des démembrements décisifs. En effet, en discriminant les approches élitistes et celles héritées de l’ethnologie ou de l’anthropologie, il nous semble que la conception sociologique de la culture explique la formation des pratiques culturelles, ainsi que la logique dynamique qui les sous-tend comme rapport de forces entre classes ou groupes sociaux.

De ce point de vue, la définition d’un code culturel comme allant de soi traduit la réalité d’une culture dominante dans son rapport à une culture dominée. Cette logique éclaire les thèmes et motifs relatifs aux « écritures de la rue », suivant un point de vue résolument comparatiste ayant vocation à effacer la frontière entre histoire culturelle et histoire littéraire, au point de désigner par « culture » non seulement les moyens de constitution et de transmission des savoirs et des représentations par la médiation de l’œuvre littéraire, mais également le contexte de production, ainsi que le statut des œuvres et des agents qui confèrent à la littérature sa fonction d’item culturel de premier plan.

Se pose, dès lors, la question de savoir dans quelle mesure l’ainsi désigné « petit récit » serait justiciable des études littéraires et/ou culturelles. Comment les imaginaires des petits récits parviennent-ils à modifier la cartographie des institutions traditionnelles au point de laisser émerger de « nouvelles façons » de définir les littératures africaines en ce XXIe siècle? Comment, par le fait même, ceci devrait incarner le préalable d’une des conditions de possibilité des études culturelles africaines renouvelées?

Pour qu’elle trouve réponse satisfaisante, cette problématique devrait revendiquer à peu près deux méthodes : l’une, descriptive de l’analyse du discours social, et l’autre, analytique du champ littéraire. La première méthode adhère à la démarche « archéologique » dont les idées-forces sont le ferment de sa discipline. Ainsi, l’affirmation d’un ordre du discours, par exemple, lui permet de « dégager un ensemble de règles propres à la pratique discursive, tâche qui consiste à ne pas – à ne plus – traiter les discours comme des ensembles de signes (d’éléments signifiants renvoyant à des contenus ou à des représentations) mais comme des pratiques qui forment systématiquement les objets dont ils parlent » (Maingueneau 2004, 38). La seconde méthode partage le postulat de la littérature comme un espace relativement autonome, inclus dans l’espace social global. Elle offre de puissants outils de mise à jour de nombreuses illusions doxiques telles qu’elles surgissent dans tout travail de saisie du social et ses formes dérivées.

L’intérêt de ces deux méthodes réside donc dans leur capacité à compenser, dans la grande division du travail discursif, la discrimination appliquée aux régions des discours en émergence produits par les « subalternes », et dont le corpus assure, en connexion avec les discours dominants, toute l’interaction qui confère sa validité à tout régime discursif. Autrement dit, les « petits récits » du champ littéraire, en leur dimension culturaliste, seront, tour à tour, objet (ce dont on peut parler dans une pratique discursive), espace (lieu de positionnement du sujet du discours), rhétorique (champ des coordinations et de subordinations des énoncés ou les concepts apparaissent, se définissent, s’appliquent ou se transforment) et usages (possibilités d’utilisation et d’appropriation).

Nous les déclinerons en deux temps. Le premier pose le champ littéraire comme une sorte d’arène ou s’affrontent « grands » et « petits » récits. Il permet ainsi de revisiter, après la théorie, les modalités socio-historiques, ainsi que les coupures opératoires susceptibles d’assurer les formes canoniques ou critères culturalistes des récits minorés. Le second scrute, textuellement et empiriquement, le motif de la rue, en tant qu’il affecte et détermine le répertoire des lieux culturels en littérature ivoirienne. Les genres de l’incarnation, sont, par exemple, le roman de la rue (avec Isaïe Biton et Pierre Kangannou) et la poésie néo-urbaine dont l’école des poètes d’Abidjan assure la meilleure visibilité sur la scène littéraire et/ou culturelle.

En définitive, si cette sorte de style littéraire devrait engager une forme de vie culturelle d’acteurs particuliers, ceci pourrait s’interpréter comme une interrogation sur les renouvèlements des représentations afférentes à la culture littéraire, et partant, celles des méthodes culturelles appliquées au corpus africain en général.

Littérature africaine et histoire culturelle

Au moins trois types d’écueils sautent aux yeux sous la forme d’invariants épistémiques lorsqu’on tente une histoire des histoires des littératures africaines, et partant, celle de leurs valeurs culturelles correspondantes.

Le premier est relatif aux critères objectifs par lesquels une frontière étanche devrait séparer et distinguer les œuvres reconnues comme « littéraires » et celles rejetées dans la sphère du « non littéraire ». Ici, suivant les termes d’une « naissance de l’écrivain africain » (Viala 1984), la critique africaine évacuera du cercle admis de  la littérature africaine des œuvres nées de la période coloniale, et dont la part « africaine » est jugée peu convaincante, à l’exemple de Esquisses sénégalaises (1853) de l’Abbé David Boilat, Force bonté (1926) de Bakary Diallo, L’esclave (1929) de Félix Couchoro, Les trois volontés de Malick de Mapaté Diagne, L’empire du Mogho Naba de Dim Dolobson et plus tard Doguicimi (1938) de Paul Hazoumé, accusées d’être dominées par l’esprit d’empire.

Le deuxième écueil relève d’une approche positiviste à l’extrême qui ne désignerait comme œuvres littéraires dignes d’imprégner la culture légitime que les textes accordant la part belle aux grands récits sociopolitiques de l’esclavage, de la colonisation et des indépendances africaines. Dans ce cas, les valeurs culturelles promues coïncident avec un communautarisme nègre[1] dont les dérivés sont la nation, la race, la région et l’ethnie, qui emportent l’adhésion du postulat de la différence comme source de recevabilité culturelle.

Enfin, le dernier écueil est celui d’une histoire littéraire à la fois chronologique et évolutionniste. Parce qu’elle n’est pas en soi différente de la précédente, cette approche historique, représentée par les travaux de Kesteloot (1963, 2001), pose les littératures du centre parisien comme modèles achevés et horizon programmatique des littératures des pays dominés, non sans souscrire au mythe de la coupure « Eux-Nous » comme postulat de la culture littéraire.

Dans l’ensemble, ces historiographies répondent de la même caractéristique, consistant à cloisonner l’espace littéraire entre récits légitimes et illégitimes. Pourtant, le corpus littéraire africain, depuis ses débuts jusqu’aujourd’hui, s’est constitué en permanence comme un défi à cette sorte de sociologie historique du découpage arbitraire ou du cloisonnement binaire. C’est que le motif de la « rue » s’est illustré comme item culturel en littérature africaine afin de brouiller les frontières artificielles prescrites par la convention et en posant la question de la pertinence épistémologique de la division en blocs opposés du travail de la narration.  La rue énonce cette vérité des classements comme une espèce de préalable à l’acte de classer :

D’une certaine façon, le sociologue comme le botaniste est à la recherche de critères corrélés, entre eux, tels que, à partir d’un nombre de critères suffisants, il cherche à s’approprier tous les critères, de façon à reproduire l’univers des différences constatées […] Ne pas se poser le problème du statut « ontologique » des classifications conduit à mettre dans le même sac des principes de division (construite et réelle) qui n’ont pas du tout le même statut de réalité. (Bourdieu 2015, 21-23)

La rue africaine l’a si bien compris qu’elle remplit dès le départ cette tâche de contestation et de questionnement des découpages, des périodisations et des classements, c’est-à-dire en définitive de la définition de la littérature africaine et de ses typologies instituées. À partir des langages qu’elle tient, elle incarne, ainsi que le pense superbement l’écrivain camerounais Patrice N’ganang, le philosophème d’une nouvelle littérature africaine :

La littérature se situe par rapport à la rue dans une position de responsabilité. La rue pense; ses questions sont pour la littérature d’un incalculable profond. Voici quelques-unes de ces questions : « Vous étiez où? », « tu as déjà vu quoi? », « tu vas aller où? », « on va faire comment alors? », « on mange ça »? « Il faut être réaliste hein? » Parce que la littérature africaine contemporaine est surtout une réponse à divers niveaux épistémologiques à ces questions dont respire l’asphalte. Parce qu’elle est une réponse à ces interrogations communes de la jeune fille espiègle, autant que le pousseur épuisé, plus que les textes de la philosophie, ou alors des idéologies africaines, négritude, nationalisme, panafricanisme, égyptologie […] il s’agit ainsi, quand nous parlons de l’idée comme étant le lieu des questions de rue, d’y voir l’endroit où l’Afrique contemporaine se fait une idée d’elle-même; la place où dans le commun scandaleux de son désastre, elle s’invente et s’élance comme une infinie possibilité (N’ganang 2007, 23).

Pour tout ce qui précède, on peut dire du motif de la rue qu’il remplit une fonction culturaliste à travers des modalités socio-historiques et des coupures qui les sous-tendent. Sur l’axe socio-historique, plusieurs auteurs africains permettent ainsi de distinguer les stations constitutives du motif de la rue, avec ses idées et discours afférents formulant la problématique de la recevabilité de la coupure dressée entre la modernité coloniale et celle d’après, fut-elle nommée « postmoderne » ou « postcoloniale ».

C’est d’abord chez Sembène Ousmane que l’écriture a pu « prendre la rue » d’une façon qui pré-con-figure le mouvement de l’histoire africaine selon le point de vue du « populaire » décidé à faire s’effondrer la culture hégémonique des élites.  Du Docker noir (1956), Les Bouts de bois de Dieu (1960), Voltaïque (1961), L’Harmattan (1963), Le Mandat (1964), à Xala (1973), le destin des personnages rendu par la mythologie du prolétariat (les ouvriers, les dockers, les femmes, les grévistes) ne peut trouver d’autres lieux de prédilection que « la rue », symbolique de l’espace public en termes de controverse, discussion, affrontements, révoltes, révolution, dialectique, etc. En sa double qualité d’écrivain et de cinéaste, Sembène Ousmane est celui qui réussit à imprimer cette fonction postmoderne et/ou postcoloniale de l’imaginaire de la rue en tant que condensé d’une représentation qu’on pourrait nommer imparfaitement un « street novel ». Ceci suggère une superposition de cultures en confrontation : la nomenclature du roman traditionnel fait appel à la culture cinématographique, par exemple par le procédé du « flash-back » constant chez le romancier-cinéaste, pour rendre compte d’un ensemble de plans, fragmentaires, mais complexes et totaux, des espaces et des actions, d’une conception non linéaire mais, superposée, alternée, du récit et de la temporalité longs, d’un art du roman transgenre faisant appel à tous les autres arts non canoniques (architecture, sculpture, peinture, musique). En somme, chez Sembène Ousmane, la rue donne à voir les meilleures techniques d’observation du réel, en faisant éclater les certitudes de roman classique, et en annonçant par là même la prise en charge d’une parole demeurée vacante (celle de la rue) dans le vaste champ discursif des littératures africaines.

C’est ensuite chez Ahmadou Kourouma que se précise l’intrusion de la rue dans l’arène du champ littéraire tel qu’il était compartimenté entre grands et petits récits. D’abord par la coupure « privé/public » de l’environnement politique africain qu’il tente de transgresser dans l’avant-texte de Les Soleils des indépendances (1968). Ainsi que le rappelle Patrick Corcoran, la suppression de presque toute la troisième partie du roman n’était pas, à proprement dit, motivée par le style novateur et insolite de Kourouma, ni par ses hardiesses linguistiques, mais plutôt par le contenu politique de cette troisième partie : « les réserves portaient sur le lien trop évident qui existait entre les événements et les personnages décrits dans la troisième partie du roman et l’actualité politique de l’époque en Côte d’Ivoire » (Corcoran 2012, 13). Tout se passe alors comme si ces « longs reportages journalistiques » (Corcoran 2012, 13) étaient chargés de dévoiler la face invisible des affaires politiques. Cette dernière, selon ce qu’en disait Romuald Fonkoua dans un cadre identique, constitue une des caractéristiques propres de la politique africaine :

Le roman traduit par la représentation des divers découpages du visible et de l’invisible, le conflit entre d’autres croyances de faire et d’autres savoirs du dire dans les sociétés des indépendances. Il dessine ainsi une opposition entre la masse incommensurable de ceux qui sont éloignés des instances de parole invisible, d’un côté, et l’infime minorité de ceux qui sont liés aux nombreuses instances de la parole invisible, de l’autre. (Fonkoua 2012 , 44)

On peut en déduire sans risque d’erreur que le renversement de perspective que tente cet avant-texte repose donc sur cette inversion des valeurs de la culture politique de l’espace concerné, en tentant d’exposer au grand public, parfait synecdoque de « la rue », les affaires invisibles de la politique.

Il y a ensuite la coupure village/ville qui renseigne sur un état de société et de discours de la rue, mise en texte dans Les Soleils des indépendances (Kourouma 1968) et prolongée dans Allah n’est pas obligé (Kourouma 1998). Dans la version remaniée et officielle du premier roman de Kourouma, la rue a ceci d’important qu’elle pose la question de la légitimité des légitimes. Si Fama, prince déchu du Horodougou, est condamné à arpenter les rues de la capitale à la recherche de ses repères, c’est, sans doute, parce que celle-ci reflète parfaitement la scénographie de la « bâtardise ». La rue raconte la posture des sujets en confrontation pris dans crise de l’identification qui s’y joue. Comme le note Xavier Garnier, « c’est dans la rue qu’on fait l’expérience de la ville, dans la bousculade rendue plus intense par les resserrements de l’espace » (2012, 81). Ici, la rue dévoile trois sens cachés de la société urbaine :  premièrement, à force d’y errer sans pouvoir bénéficier d’aucun lien social, Fama est plus que jamais sujet à une désarticulation de son identité, avec sa terrible solitude, l’autre nom de l’étrangeté sous ces soleils des indépendances. C’est pourquoi, dans la rue, son itinéraire interminable semble toujours à l’envers du mouvement de la foule :

Fama est à contre-courant de la foule, sa traversée urbaine est faite de chocs et de contrechocs, il est une silhouette désancrée ballottée par la foule. Il passe ses journées à échanger des salutations sans que ne se tisse autour de lui un quelconque tissu social. La circulation des paroles ne lui garantit aucun espace sécurisé, au contraire elle semble être associée à ce que Fama appelle la bâtardise, à savoir la confusion des espaces. (Garnier 2012, 81)

Deuxièmement, c’est dans la rue que Fama fait l’expérience douloureuse de sa déchéance, là où il subit les quolibets d’un obscur griot qui n’ignore pourtant pas le rang de « prince » de son adversaire du jour. La rue est alors une vitrine de la nouvelle organisation de la société, à savoir une redistribution des identités et des rôles sociaux. En fait, la rue de la ville est un espace de luttes sans quartier. Fama y est mis hors-jeu, tandis que Salimata, vendeuse de riz au marché de la capitale, tire bien son épingle du jeu, avec une rétrocession à son avantage des pouvoirs économiques, correspondant aux attributs sociaux du masculin au détriment du féminin.

Enfin, la rue de la ville étend son isotopie jusqu’à s’imposer à celle du village. C’est à l’occasion de son dernier voyage à Togobala que Fama découvre les effets insoupçonnés de la bâtardise : « les arbres décrépits et dénudés, les bêtes faméliques, les feuilles craquantes et mortes, ainsi que le paysage villageois des cases penchées, des peaux poussiéreuse et desséchées des habitants; tout comme le décor urbain avec une atmosphère de dégoût, de pourriture » (Kourouma 1968, 78). Le fil conducteur entre les rues de la ville et celles du village traduit ainsi la fin d’une époque et sa culture : celles de la dynastie des Doumbouya.

Dans Allah n’est pas obligé (Kourouma 1998) le discours de la rue change de statut, passant de philosophème à celui d’institution. En effet, Birahima, un garçon de huit ans, y joue le rôle de personnage central : « un enfant de la rue » situé au départ d’un ensemble d’actes d’institution, dont le plus saillant paraît relever du langage. Je disais ailleurs (N’goran 2013) que celui-ci héberge une performance linguistique éclatée en plusieurs couples que sont « enfant/adulte », « politesse/impolitesse », renvoyant au principe de la norme et de l’écart.

Dans le premier cas, le français du personnage de Birahima ne peut être compris à la seule lumière d’une psychologie comportementale qui déterminerait la compétence linguistique de l’enfant en la restituant à ses capacités psychique et organique. De ce fait, Birahima « parle mal », sans doute à cause d’un contexte primaire non négligeable que restitue brièvement le récit. Les lieux de socialisation primaire comme la famille et l’école, qui devraient structurer son identité, sont profondément entropiques, ce qui explique le statut d’« enfant de la rue » et/ou d’ « enfant soldat » de Birahima (Kourouma 1998, 7) et l’idée approximative de son âge :

Suis dix ou douze ans (il y a deux ans, grand-mère disait huit et maman dix) [ …] Je dormais partout, chapardais tout et partout pour manger. Grand-mère me cherchait des jours et des jours : c’est ce qu’on appelle un enfant de la rue. […] J’ai tué beaucoup d’innocents au Libéria et en Sierra Leone où j’ai fait la guerre tribale […] Quand on n’a pas de père, de mère, de frère, de sœur, de tante, d’oncle, quand on n’a pas de rien du tout, le mieux est de devenir un enfant-soldat. (Kourouma 1998, 7-8)

Dans ces conditions, il va de soi que la frontière normative entre l’enfant et l’adulte s’estompe d’une façon qui déplace les termes de la prise en charge sociale. En effet, en contexte « normal », l’enfant, situé dans son isotopie première (la famille), est placé sous la tutelle de l’adulte. C’est pourquoi, dans la plupart des récits dominants, que ce soit le conte ou le roman, l’adulte est l’instance chargée de la prise en charge (sociale et linguistique) de l’enfant. Mais ici, l’enfant s’octroie la prérogative de dire le monde à sa façon, avec ce que ceci entraine comme crise de l’institution linguistique.

Dans le second cas, la compétence linguistique que revendique l’enfant laisse configurer la coupure « politesse/impolitesse ». Cette dernière, contrairement aux attendus, n’est pas le dérivé d’une approche morale du fait de langue, encore moins une analyse psychologisante ou prescriptive de celui-ci. Elle relève plutôt de l’interaction verbale et de la façon dont elle se soumet ou non aux lois du discours. Dès lors, si le français du personnage de Birahima apparaît comme un « acte menaçant » au point où il vient inverser les pôles institués harmonie/dysharmonie, euphémisme/dysphémisme, civilité/incivilité de la chaine linguistique, c’est bien parce qu’il s’inscrit dans le contexte d’une violence socio-symbolique.  Aussi, tel un leitmotiv, son langage ne peut-il se défaire du registre de l’injure ou du juron, ou encore de tournures grossières et inciviques exactement à l’envers de la bienséance. Dans la perspective du champ littéraire, le français de Birahima traduit une réalité de rivalité entre les acteurs du champ, dans leur prétention à (re)formuler la forme et le sens de ce qu’il faut entendre par « littérature africaine ». Il donne à voir un « marché linguistique » où se perçoit la tension symbolique qui se joue autour de la légitimité ou non de la culture littéraire dominante.

Tout ce qui précède a mis un accent particulier sur une histoire de la rue avec des modalités de mise en texte par les écrivains africains. Ainsi, sur l’axe historique de la fin des années 1950 (avec l’écrivain-cinéaste Sembène Ousmane) jusqu’au début des années 2000, en passant par la fin des années 1960 (Ahmadou Kourouma), la littérature africaine a pris la rue d’une façon qui pourrait prescrire les formes et les fonctions de celle-ci à la fois comme « un philosophème », à savoir « une histoire africaine des idées » (N’ganang  2007) et comme un objet d’institution ayant force  culturaliste. Elle a postulé la problématique de la légitimité des clivages et autres coupures du classement ou de la périodisation faisant office de « littérature africaine ».

Dans les lignes suivront, il s’agira de voir comment la rue s’est muée soit en hypotexte, soit en une forme stylistique d’un genre autonome du texte littéraire que je nomme « le petit récit ».

Le motif de la rue dans le répertoire actuel des lieux culturels en littérature ivoirienne

Le choix de limiter l’objet de cette étude à l’espace ivoirien ne tient aucunement d’un nationalisme de mauvais aloi. Ainsi que le commanderait toute épistémologie de la culture, il ne s’agit que de la nécessité de circonscrire l’objet à un contexte susceptible de favoriser sa saisie globale.

En effet, ces dernières années, une « écriture de la rue » s’est invitée sur la scène littéraire locale, renforçant ainsi ce qui a pu se lire jusqu’à présent comme relevant de « la littérature populaire ». La sempiternelle difficulté tenant de la ligne de démarcation entre le « populaire » et le « savant » se confirme ici par la profusion, sur le marché littéraire du circuit conventionnel, de titres qui attribuent la part belle à un imaginaire (discours, langage ou esthétique) de la rue. À commencer par Maurice Bandama[2] écrivant en 2016, l’État z’héros ou la guerre des gaous, l’écrivain Armand Gauz[3] qui publie Débout payé (2014) et plus tard Camarade papa (2018), le jeune poète Serges Agnessan qui propose un recueil de poèmes à succès Carrefour Samaké (2018)[4]. À tous ces textes, on ajoutera le roman de la rue par excellence (au moins par son titre et son mode de narration) d’un romancier, Pierre Kangannou, qui fait son entrée sur la scène littéraire seulement en 2013 avec Dans ce foutu pays, puis qui revient en 2017 avec un titre assez énigmatique La rue 171. Je n’oublie pas le collectif « au nom du Slam » de l’École des poètes d’Abidjan, dont les textes présentés essentiellement sous la forme de performance oratoire ne peuvent que susciter intérêt et interrogation. Ces deux dernières catégories de « petit récit » (roman de la rue et poésie néo-urbaine) retiendront particulièrement notre attention.

Le roman de la rue de Pierre Kangannou

La rue 171 de Pierre Kangannou (2017) est une œuvre surprenante, rapidement présentée par la critique comme « postmoderne » à force de se poser selon les paramètres d’un texte hors-convention. Fort de ses modalités peu attestées par le canon romanesque, ce texte peut être justiciable de la désignation de « petit récit », d’abord en faisant parler une « rue », narratrice extradiégétique, absente donc de l’histoire racontée mais omniprésente et omnisciente en tant que voix narrative.

C’est bien moi la rue 171. Je suis une rue de la capitale du pays des mille et une merveilles, là où le jour se lève la nuit et la nuit tombe au lever du jour. Je suis situé au quartier populaire c’est bon Dieu qui gratte le dos du lépreux […] Vous êtes surpris que je m’adresse à vous?  Mais que croyez-vous? Que les rues n’entendent pas?  Que les rues ne voient pas? Que les rue ne parlent pas? Ah, détrompez-vous! (Kangannou 2017, 7-8)

La nature de son discours ne saurait être du registre des discours d’autorité ayant la crédibilité comme finalité. On le sait : en régime normatif, la police discursive n’autorise que les discours pouvant faire foi de par l’identité ou la fonction de leurs énonciateurs et énonciatrices, ainsi que par les conditions et le contenu du dire. Or, qu’est-ce qu’une rue et que peut-elle bien dire de recevable sur le sort de la société? Vraisemblablement, le genre discursif auquel ce texte fait allusion est bien celui de la rumeur sociale. Celle-ci superpose les thèmes sociaux allant du plus sérieux au plus banal. Ainsi cohabitent des réflexions consacrées à la démocratie, au bonheur des citoyens, à la place de la jeune fille avec les conciergeries et autres lieux communs de comptoir sur les truands de la ville, la corruption de la police, la mendicité, les histoires sentimentales, la recherche du pouvoir, les marchands de la foi, etc. Il y a manifestement à l’œuvre un genre littéraire faisant vaciller le récit romanesque entre fiction et réalité, imagination et vraisemblance : il faut nommer le fait divers.

Surtout, la forme du dire tient d’une esthétique résolument transgenre logeant dans le même registre les genres traditionnels du conte, du roman, de la nouvelle, et de la poésie. Elle convoque également les genres très peu orthodoxes en littérature comme l’affiche ou la pancarte publicitaire : « Garçon à louer. Travail propre. Remboursement si vous n’êtes pas satisfaites, téléphone : 002250809 ou 002250415 » (Kangannou 2017, 33). « Développe SEXES, seins et fesses. Contact : 00225074051 » (Kangannou 2017, 60); des maximes populaires : « Quand la pauvreté frappe à la porte, l’amour s’enfuit par la fenêtre » (Kangannou 2017, 67); « Ma fille, ton premier mari, c’est ton travail » (Kangannou 2017, 71); de la calligraphie, des desseins et autres typographies peu ordinaires à la façon de graffitis (Kangannou 2017, 86, 94) : « AGENCE BAISON 24/24, une rose dessinée » (voir aussi le post-liminaire Kangannou 2017, 140); des chansons populaires: (Kangannou 2017, 50) ou encore des inscriptions ambulantes à l’arrière des véhicules de transport public : « Dieu est au contrôle », « Allah Kabo », « Christ, Roi de l’univers » (Kangannou 2017, 119).

Enfin, on ne saurait faire abstraction du français populaire ou français de Moussa qui se glisse dans le texte à la façon des journaux satirique qui occupent l’espace de la presse locale :

Mon fils, y a plus bonne nouvelle au village. C’est pas affaire de la pluie, c’est pas affaire de debola (il veut parler de la maladie à virus Ebola), et puis on dit faut plus on va manger agouti. C’est pas prix de cacao. C’est pas prix de café. C’est pas prix de hévéa. C’est notre mort complet! Maintenant, c’est notre cadavre ! Mon fils, où je suis là, c’est cadavre vivant que tu vois comme ça! (Kangannou 2017, 101)

En définitive, La rue 171 (Kangannou 2017) est un modèle achevé du « petit récit ». Plus précisément, il est « un roman de la rue » du fait de ses modalités narratives, de la nature de son discours, du niveau de sa thématique, des formes de son esthétique, ainsi que du registre de son langage par endroits. Tout ceci assure la présence d’une littérature non conventionnelle, remplissant fonction d’acte institutionnel.

Tel semble être également le cas du collectif « au nom du Slam » de l’École des poètes d’Abidjan, dont il nous faut observer, à présent, les niveaux institutionnels d’intervention que sont son environnement culturel, les espaces de production et de circulation, sa performance oratoire de textes dits et non écrits, appelés à être validés directement, voire sans autre forme de médiation, par l’auditoire.

Poésie néo-urbaine : l’école des poètes d’Abidjan ou le collectif « Au nom du Slam »

L’identité de « petit récit » affectée au slam nécessite que sa dimension « littéraire » ou « non littéraire » soit élucidée dès le départ. En effet, sur la chaine définitionnelle, le slam occupe le même axe que la poésie et le rap. Cependant, alors que le rap se situe davantage dans la région de la chanson ou de la musique, le slam est un rejeton de la poésie. Il est surtout une poésie orale et urbaine (par opposition à la poésie orale et traditionnelle) destinée à être présentée devant un auditoire sous des airs de spectacle musical. Il autorise dès lors l’appellation inhabituelle de « concert littéraire ». Par ses origines mêmes, cette poésie porte un coup à l’effet esthétique de la poésie classique : « un art ennuyeux, monotone et lassant » (Marc Smith) qu’il faut rendre plus vivant, plus attractif.

On devrait pouvoir transposer, sans difficulté majeure, le même contexte en situation ivoirienne, avec des jeunes acteurs et actrices nourris pour la plupart aux réalités de la crise au long cours que subit la Côte d’Ivoire, dont l’entropie sociale a atteint un pic avec la crise militaro-politique de 2002 à 2011. Face à cette société subissant cette sorte de mutation vertigineuse par la violence, que peut la littérature savante, avec ses institutions traditionnelles?  Elle aura tenté, sans impact réel sur la société, de problématiser la crise, du fait, sans doute, de la nature même de ses institutions. C’est sans doute cette culture littéraire ambiante, avec ses limites évidentes qui justifie l’apparition sur la scène littéraire des poètes de la rue.

D’abord, leurs espaces de production et de circulation (une scène de spectacle) défient les sites ordinaires de l’institution littéraire (maisons d’éditions, Objet-livre, librairies, bibliothèques, etc.) : ici, le texte est produit en situation pragmatique avec une interaction immédiate (au sens de hors médiation) entre l’auteur ou l’autrice et son lectorat. De même, le texte ne prend son sens de texte recevable que par la validité que lui confère son récepteur ou sa réceptrice qui participe, in fine, à son élaboration.

Ensuite, la thématique tient essentiellement du petit récit, car ces jeunes nés pour la plupart plus de 40 ans après les indépendances n’ont qu’une expérience lointaine et presque mythique des grands récits de la (dé)colonisation. Aussi les thèmes abordés sont-ils du ressort d’une morale du quotidien, faisant face aux maux de la grande ville, avec ses mutations : l’immigration clandestine, la drogue, la jeunesse, l’amour, le système éducatif, la pauvreté, etc.

Dans l’extrait qui suit, le poète est un « philosophe du ghetto », une figure paradigmatique des acteurs de la marge à l’instar du « philosophe à la barbe de poussière » de Frédéric Pacéré Titinga :

Pris au piège de la vie et ses fantaisies/Aujourd’hui j’écris de la poésie

Mais contrairement à ceux que l’amour a rendus poètes/Moi c’est la faim qui m’a rendu poète

C’est pourquoi mes mots ne caressent pas/Ma vie et le bonheur ne se parle pas

Je vis dans le ghetto alors on m’appelle/Le poète du ghetto

En fait je viens d’Abobo/Un abobolais qui fait poésie les gars

C’est que c’est chaud/Et comme là-bas c’est chaud/Nous on accroche nos espoirs à notre stylo

Quand John Pololo devient le collègue de Victor Hugo/Philosophe du ghetto

Parce que la rue fait plus sciencer/Que tous les discours de Jean Jacques Rousseau

Et même si triste parait notre sort/On brillera coûte que coûte

Car les vraies pépites d’or/On les retrouve dans la boue […]

(Extrait 1 : « Le philosophe du Ghetto »)

Cet extrait prend en charge tous les présupposés du petit récit ou poésie de la rue. Des modalités esthétiques incarnées par les rimes savamment construites avec les thèmes de la pauvreté ou des inégalités sociales, dont on voit bien qu’ils se reproduisent et scandent de la même façon l’espace littéraire entre John Pololo (figure de la pègre ivoirienne, mais revendiquée par la rue comme son martyr) et Victor Hugo, parangon, depuis le centre parisien jusqu’aux périphéries, de la légitimité littéraire. La séparation s’actualise également entre le philosophe du ghetto et Jean Jacques Rousseau, dont la figure de référence absolue du « sciencer » (réfléchir, penser) fait moins sens philosophiquement tant qu’il n’a pas connu les conditions de production prescrites par la rue.

L’extrait 2 embrasse à peu près la même thématique, même s’il prétend opérer sa révolution par des ivoirismes : cette sorte de particularisme linguistique caractéristique d’un parler typiquement ivoirien, avec cette esthétique et cette éthique de la créolisation qui le gouvernent :

Chez nous on ne parle pas/On kouman

On ne fuit pas/On fraya

On ne mange pas/On daba

On dit c’est ce que tu manges/Tu vomis

Mais nous on a mangé français/C’est sorti nouchi

Nouchi ou rien/Des chaos jusqu’au kpêkpêro c’est le code

Si t’es pas dans la gamme tu sors sans/Tu tapes poteau seulement

Tu bara pas/Tu daba pas

Tu grê pas/C’est le gbahement 5 étoiles c’est pas hoba hoba

Molière djô dans ça il sort chap chap sans calba

Parce que ici on ne regarde pas/On dindin

Si tu veux voir/Faut sassa

Si tu parles/On va te zié

Faut gbayer/Faut kouman

Faut panpan/C’est là on est enjaillé

(Extrait 2 : « Nouchi ou rien »)

Il oppose, de ce fait, deux registres de langues qui sont corrélés à des logiques culturelles et situationnelles, voire sociales différentes selon la construction identitaire du « Eux-Nous ». Ainsi observe-t-on des paires comme « parler/kouman, fuir/fraya, manger/daba, regarder/dindin », visiblement symptomatique, du point de vue de la dernière copule au moins, du parler « Nouchi », un registre de langue faisant se mêler sur la chaine de la sélection et de la combinaison linguistique français standard, français des quartiers populaires de la ville postcoloniale, anglais approximatif au même titre et langues du terroir (le baoulé, le bété et le bambara par exemple).  Son lexique est instable et sa sémantique toujours flottante, n’élaborant son vocabulaire qu’à la faveur des événements sociaux ou des acteurs qui ont pu dominer l’actualité : gbagboter [de Gbagbo Laurent], le penalty de copa (de Copa Barry, le gardien de but, héros de la coupe d’Afrique des nations 2015), la galère s’appelle Tyson (de l’ancien champion du monde américain de boxe), faire couler notre titanic, je ne suis pas Dicaprio (du film à succès le Titanic avec comme acteur principal Leonardo Dicaprio), etc.

Pour tout ceci, la poésie de la rue est un acte d’institution auquel ne peut résister Molière (référence symbolique du bon usage du français). De cette façon, si ce dernier « djô dans ça il sort chap chap sans calba » (s’il rentre dans un tel registre Molière en ressort très rapidement totalement dénudé).

Enfin, ce dernier extrait se laisse profondément habiter par la finalité d’un art co-construit avec le récepteur ou la réceptrice, au point d’adopter la nomenclature de l’art musical selon son schéma habituel rythmé au refrain et au couplet. On pourrait le lire comme un hymne à la résistance, à l’abnégation pour tous les jeunes des pays d’Afrique qui rêvent d’espoir à la faveur de lendemains meilleurs. La prosodie se dévoile d’elle-même, avec la métrique de la versification, le rythme, la musicalité, les mots rares empruntés au parler de rue, le tout supposé entrainer avec lui l’élan de l’auditoire, dont on devine aisément qu’il adhère absolument à cet imaginaire de la résistance au quotidien.

REFRAIN

Molo molo, on cotise nos Moro Moro/inch Allah un jour tchoco tchoco

on va plus s’habiller chez Toclo Toclo/c’est vrai on est venu au monde kodjo kodjo

mais on doit retourner choco choco/c’est pourquoi on pleure pas on boro boro

pour attraper un jour nos togos togos

COUPLET 1

Ce qui te dja pas te rend plus cracra; wai un jour y’a un mogor qui m’a kouman ça

c’est vrai la galère s’appelle Tyson, mais c’est pas nous on va fraya quand le gnaga va commencer

jeune abidjanais gros grain, le moral emballé dans un treillis

la vie nous a trahi, mais c’est gros coeur ya qui nous fait tenir

sinon sur le ring de la vie, la dale nous a trop tègai

on peut pas compter le nombre de nos Gaza qui ont pris dèbai

mais si la tempête veut, elle n’a qu’à faire couler notre Titanic

(Extrait 3 : « Molo molo »)

Conclusion

En définitive, les petits récits sont un corpus d’une importance qu’on ne saurait tenir pour négligeable face à l’institution littéraire en général et à la culture de la même obédience en particulier.

Ils s’incarnent dans le roman de la rue, avec son discours, sa thématique, son esthétique, son langage et  sa stylistique propres, le tout équivalant à une forme de vie, selon ce qu’en disait ailleurs Marielle Macé (2016).

Le petit récit est également pris en charge par la poésie, précisément le slam dont on sait qu’il a suffisamment posé la rue comme une autre institution. Ses lieux culturels ont ainsi pu être repérés et analysés : des conditions socio-institutionnelles de production de ses textes aux instances de circulation et de consommation, du langage caractéristique de son rapport au monde, c’est-à-dire son esthétique poétique et son éthique, faisant la part belle au « nouchi », une forme d’ivoirisme prisée dans les rues d’Abidjan, au détriment du français académique dominant en matière de pratique habituelle du genre poétique.

Quid du lectorat? Ce concept se voit en tension avec celui d’auditoire, tant dans la poésie de la rue, on n’écrit pas, « on kouman » (on parle), on ne lit pas, on tend l’oreille, et on se laisse entrainer au rythme de cette impression de musicalité orchestrée par la performance oratoire, voire ce « gbayement 5 étoiles, c’est pas hoba hoba » (le discours haut et fort de la vérité, ce n’est pas de la frime), en accord avec le poète du ghetto.

Écritures de la marge par excellence, les écritures de la rue prennent l’autre bout de la façon de raconter le monde, par l’humour, la dérision, le rire qu’affectionne le pays de Bernard Dadié. De ce point de vue, elles sont un ensemble d’éléments culturels, non pas à la façon de l’anthropologie, mais suivant ce que la sociologie de la littérature pourrait apporter aux études culturelles, en favorisant une réévaluation du champ culturel clivé entre « grands et petits récits ».

Références

Poésie

Collectif « au nom du slam », École des poètes d’Abidjan

L’étudiant, « Nouchi ou rien », « Gbangban est trop », « Philosophe du Ghetto »,

Kapegic, « Molo Molo », « mon vie mogor », « Mon calman »

Nouci boss, « Tu as zayé »

Roman

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David Koffi N’GORAN est Maître de conférences à l’Université Félix Houphouët-Boigny (option : Littérature comparée), également diplômé de science politique. Actuellement enseignant-chercheur à l’Université Félix Houphouët-Boigny d’Abidjan, il s’intéresse à la théorie du champ littéraire, à la pensée postcoloniale et à l’analyse du discours social. Il compte a son actif trois livres majeurs de sociologie de la littérature (Le champ littéraire africain, essai pour une théorie, Paris, L’harmattan, 2009; Les illusions de l’africanité, Paris, Publibook, 2012) et d’analyse politique (Les enfants de la lutte. Chroniques d’une imagination politique à Abidjan, Paris, Publibook, 2012), ainsi qu’une trentaine d’articles. Plusieurs fois chercheur postdoctoral (à l’Université Laval au Québec et à l’Université de Strasbourg en France), il a été fellow de la Maison des sciences de l’homme de Paris en 2011. Courriel : nkdavid2001@yahoo.fr

Résumé

Les modalités d’observation et d’appréhension de la « culture » n’ont jamais juré d’emblée avec les certitudes métaphoriques d’un long fleuve tranquille. Suivant l’incarnation de controverses interminables, une suite d’écoles, avec leurs conceptions afférentes, proposent des paradigmes consacrés dont on peut dire qu’ils constituent le socle traditionnel des études culturelles. Dans l’ensemble, et pour le dire rapidement, ces approches culturelles obéissent à une méthodologie accordant la part belle à la culture cultivée ou dominante comme postulat représentatif digne d’un nom absolu. Même quand elles recourent au régime du populaire supposé parachever la définition de la culture, particulièrement de la culture littéraire, celle-ci ne peut manquer de se référer à un item modal prescrit par la positivité du sommet. L’objet de ce chapitre est d’emprunter le chemin inverse, en distinguant, en études littéraires et/ou en études culturelles africaines, « grands » et « petits récits ». Il s’agira donc ici de postuler une sociologie des petits récits, autorisant que soient pris en compte les acteurs des lieux culturels dominés, ainsi que des objets au caractère littéraire subalterniste (« les écritures de la rue » par exemple), entre autres. Cet imaginaire des petits récits finit par modifier la cartographie des institutions traditionnelles au point de laisser émerger de nouvelles façons de définir les littératures africaines en ce XXIe siècle. Par le fait même, ceci incarne le préalable d’une des conditions de possibilité des études culturelles africaines renouvelées.

Mots clés

Études culturelles, culture africaine, récit, sociologie de la culture

Citation

N’Goran, David Koffi. 2019. « Sociologie des petits récits. Essai sur « les écritures de la rue » en contexte africain ». In Dɔnko. Études culturelles africaines. Sous la direction d’Isaac Bazié et Salaka Sanou, pp. 73-94. Québec : Éditions science et bien commun.

Ce texte sous licence CC BY SA est disponible en libre accès à l’adresse https://scienceetbiencommun.pressbooks.pub/donko.


  1. Allusion est faite ici aux premiers travaux de Chevrier Jacques. Voir Littérature nègre, Paris, A. Colin, 1984.
  2. Grand prix littéraire d’Afrique noire, 1993 pour Le fils de la femme mâle.
  3. Prix Ivoire de littérature 2018 pour Camarade papa, publié aux éditions Le nouvel Attila en 2018. Son premier titre Débout payé rappelle une expression de rue très connue qui renvoie à une posture sexuelle de rue que le langage populaire appelée « débout cueilli ». Cependant, l’histoire est celle d’un étudiant sans-papier devenu vigile en France, donc un acteur de la marge, c’est-à-dire de la rue.
  4. Ce titre fait allusion à un des espaces les moins sécurisés de la commune populaire d’Abobo à Abidjan, là où la violence cohabite avec la drogue, le vol et le langage débridé.

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