7 Le mariage polygamique dans les arts en Afrique

La polyandrie comme parodie de la polygynie dans deux œuvres africaines

Aïssata Soumana Kindo

Le thème du mariage, du couple ou de la famille a été de tous temps au centre de la littérature et du cinéma africains. Cet intérêt dénote l’importance de cette institution dans toutes les sociétés, car elle en est le fondement. Le mariage est communément entendu comme l’union d’un homme et d’une femme, consacrée par un ensemble d’actes civils ou parfois religieux et destinée à la fondation d’une famille. Traditionnellement, en Afrique, une famille est d’abord composée d’un couple, un homme et une femme mariés, et de leurs enfants engendrés grâce à cette union. Cependant, la société traditionnelle africaine étant communautaire et non individualiste, le groupe prime sur l’individu. Et ce dernier ne peut exister sans son groupe, sa famille. Ainsi, ceux et celles qui se marient ne font pas que s’unir tous deux, car étant donné qu’ils et elles font partie d’un groupe, en se mariant, leurs familles s’unissent aussi. Une fois mariés, l’homme entre symboliquement dans la famille de la femme et elle dans la famille de ce dernier. Le mariage est scellé par un certain nombre de cérémonies, dont la plus importante est la dot, qui n’est pas l’achat d’une femme, mais tout simplement le pacte ou le gage consacrant l’alliance entre l’homme et la femme, et l’union entre les familles dont les enfants se marient. Tout ceci laisse croire que la tradition africaine n’est pas une tradition de polygamie. En effet, le principe du mariage n’engage qu’un homme et une femme, même si, selon les pays, les sociétés, les cultures et leurs mutations, le mariage, les modèles de couple et de famille peuvent emprunter des acceptions différentes. Le mariage induit des valeurs, des règles (fidélité, respect de l’autre, responsabilité, sens de la famille, etc.) que chacun des conjoints se doit de respecter. Pourquoi alors la polygamie existe-t-elle en Afrique? Quand et comment y est-elle née? Comment est-elle vécue par les personnes concernées et perçue par la société?

Aujourd’hui, la polygamie est devenue un fait de société dont se sont emparés les arts, en particulier la littérature et le cinéma. Les écrivain-e-s et cinéastes d’Afrique s’en servent pour dénoncer la condition des femmes dans des sociétés à cheval entre la tradition et le modernisme. Aussi, ai-je choisi d’aborder ces questions à travers le roman Seul le diable le savait (Beyala 1990) et le film Une femme pas comme les autres (Dao 2008) pour analyser la manière dont la polygamie y est représentée et à quelle fin.

La polygamie dans les littératures et les cinémas africains

Tableau africain, Image de Juanita Mulder sur Pixabay.

L’attention que les romancières, romanciers et cinéastes d’Afrique accordent au thème du mariage indique à quel point cette institution est d’importance dans la vie africaine. Même si le sujet est abordé sous des optiques différentes, il reste toujours un thème dominant. Les questions sur la vie familiale, les coutumes du mariage, la dot, la cola et sa symbolique, le choix du conjoint, l’idéal de l’épouse traditionnelle, la polygamie dans le contexte du modernisme où vivent les Africains et les Africaines depuis plus d’un siècle sont soulevées. La pratique de la polygamie est le sujet de ce chapitre. Le terme « polygamie » est couramment utilisé pour désigner le mariage d’un homme avec plusieurs femmes; pourtant le contraire existe, même s’il est beaucoup plus rare. De ce fait, « polygamie » est un terme générique qui recouvre plusieurs réalités. Il inclut à la fois la polyandrie qui est le fait pour une femme d’être mariée à plusieurs hommes, ainsi que la polygynie, qui est le fait d’un homme marié à plusieurs femmes.

De quelle forme de polygamie traitent les romans et le cinémas africains?

La polygamie dans les romans africains

Le parcours de l’histoire littéraire de l’Afrique, particulièrement l’évolution du roman, montre que le thème de la polygamie — en fait la polygynie — y figure depuis longtemps. Sa représentation romanesque a suivi l’évolution du roman africain qui reflète celle de la société. Ainsi, il est remarquable de constater que, jusqu’aux années 1960, la polygamie figure dans la production romanesque comme une pratique normale.

Dans son étude intitulée Émancipation féminine et roman africain (Chemain-Degrange 1980), Arlette Chemain-Degrange caractérise le point de vue de l’écrivain africain mâle sur les problèmes féminins. Selon elle, le personnage féminin que met en scène l’écrivain africain est soit « un moyen d’action politique, soit une simple projection des fantasmes mâles » (Chemain-Degrange 1980, 21). Deux tendances se dégagent : celles qui semblent faire l’éloge de la polygamie et celles qui revendiquent le progrès de la femme pour aider au développement de la nation.

Parmi les premiers auteurs de la première tendance figure Cheikh Aliou Ndao, avec Excellence, vos épouses! (1983), qui montre la solidarité des femmes autour d’un mari en disgrâce pour un pot-de-vin. Il décrit les quatre femmes très différentes du Ministre Ngor Gnak en insistant sur la richesse de cette situation qui permet, selon lui, à chaque femme de s’épanouir de façon différente :

Ce n’était pas facile de déceler le manque de culture chez Tokosel car elle était très intelligente; elle avait l’air d’écouter, d’acquiescer, de saisir les subtilités d’une discussion sur tous les sujets. Sa beauté faisait le reste; on la regardait plus qu’on ne conversait avec elle (Ndao 1983, 78).

Pour ce genre de romancier, l’émancipation de la femme est liée à l’abolition du colonialisme français et de l’oppression de race, mais il n’est pas question de remettre en cause les données traditionnelles telles que l’autorité des parents sur les enfants, des adultes sur les plus jeunes ou de l’homme sur la femme. Il est encore moins question de dénoncer les mariages arrangés et la polygamie à travers lesquels l’oppression de la femme s’exerce inconditionnellement.

Abdoulaye Sadji et Mongo Béti ont aussi fait le choix de défendre les traditions. Si le roman Maïmouna, petite fille noire (Sadji 1953) stigmatise, dans une certaine mesure, l’influence de la culture occidentale sur les filles africaines qui se mettent en tête l’idée d’épouser l’homme de leur choix, c’est parce que le narrateur accorde peu ou pas du tout d’intérêt aux frustrations causées chez les femmes par les mariages arrangés. Le Roi miraculé (Béti 1958) dénonce à son tour les perturbations provoquées par le christianisme en imposant la monogamie dans les sociétés africaines. Il célèbre la victoire des traditions africaines sur les valeurs chrétiennes, ou encore le triomphe de la polygamie sur la monogamie. Perçu sous cet angle, Le Roi miraculé semble rendre hommage à la polygamie, pourtant cause du déséquilibre affectif et moral des femmes en Afrique, alors que s’il y a un cadeau que le christianisme a offert à l’Africaine, c’est bien la monogamie.

Ousmane Sembène (1923-2007), quant à lui, laisse entendre dans Voltaïque (1962) que la polygamie est une fatalité, donc inéluctable, pour les femmes et en montre les bons côtés, dans Le Mandat (1964), pour devenir beaucoup plus critique envers cette pratique dans ses œuvres suivantes. Dans l’une des nouvelles de Voltaïque, « Ses trois jours », il décrit les affres auxquelles est en proie Noumbé, troisième épouse de Mustaphe.

Prématurément vieillie par ses grossesses successives, minée par l’indifférence de son mari, dévote et fidèle, Noumbé a passé deux journées à attendre que son mari, resté dans les bras de la quatrième et dans l’oubli de ses devoirs, vienne honorer sa couche, conformément aux lois islamiques, car c’est « son tour ». Mustaphe se présente le troisième jour avec un ami et demande à Noumbé de leur servir à manger alors qu’il ne lui avait pas laissé d’argent. Estimant en avoir assez supporté, elle exprime sa colère et ses griefs. Noumbé se sent honnie et délaissée aux yeux de tout le village par le comportement de son époux qui ne respecte pas ses engagements matrimoniaux. Sembène ne propose aucune issue à Noumbé, car elle ne peut que subir un destin qu’elle n’a pas choisi, tiraillée qu’elle est entre frustration, colère, respect des convenances et volonté de briser le cercle infernal de la polygamie. Dans Le Mandat, il décrit cette fois-ci l’harmonie qui existe entre les deux coépouses Aram et Mety que leur mari Dieng mène par le bout du nez.  Xala (Sembène 1973) reflète ce revirement critique de Sembène : ce dernier met ici en évidence les humiliations de la polygamie pour les femmes africaines (jalousie, rivalités, disputes, souffrances morales). Le roman met en scène le personnage d’El Hadji Abdou Kader Bèye, un homme d’affaires de Dakar qui s’enorgueillit de sa réussite professionnelle et sociale. Il a deux épouses : Renée une chrétienne, rebaptisée Adja Awa Astou après sa conversion à l’islam, et Oumi N’Doye qui enfreint allègrement les règles de la polygamie en empiétant sur les nuitées des autres. Elles sont installées dans deux villas chics d’un riche quartier, chacune vivant avec ses enfants. Mais pour devenir un vrai notable, Abdou Kader Bèye s’est mis en tête de prendre une troisième épouse : N’Goné. Une jeune fille qui a la saveur d’un fruit et la fraîcheur que ses femmes ont perdue depuis longtemps. La femme est ici considérée comme un symbole de la réussite du mari qui tire son prestige du nombre de ses épouses et de ses enfants. En milieu urbain, entretenir plusieurs foyers relève de la gageure. Y parvenir, c’est faire étalage de son degré de richesse.

De même, dans les œuvres romanesques produites après les années 1960, années qui ont vu l’accession à l’indépendance de la plupart des États africains, la situation matrimoniale de la femme laisse toujours à désirer. Dans Les Soleils des indépendances (Kourouma 1968), la narration développée évoque le viol de Salimata, « l’héroïne », tout comme ses deux mariages forcés avec Tiémoko et Baffi, mais ne dit aucun mot pour condamner l’excision qui mutile la femme. La narration semble plutôt préoccupée à établir un lien entre la difficulté de l’Afrique d’accoucher de la prospérité pour son peuple et l’incapacité de Salimata d’accoucher d’un enfant. Cette fatalité que le narrateur fait peser sur son héroïne et qu’il faut mettre à l’actif du phallocentrisme latent de l’auteur pourrait être perçue comme une indication de l’incapacité de la femme à résoudre ses propres problèmes.

Cette réification de la femme, victime du mariage arrangé, est également au cœur de l’intrigue qui se noue dans Perpétue ou l’habitude du malheur (Béti 1974). Béti y dévoile, selon Lilyan Kesteloot (2000, 258), « les aspects les plus aberrants des mariages forcés, fruits de marchandages et d’intérêts des familles, aux dépens de la jeune fille ». Mongo Béti, à l’instar de Kourouma, ne semble pas non plus offrir la moindre chance de succès à la lutte menée par Perpétue pour surmonter les obstacles à son bonheur. En effet, la plupart des auteurs cités à titre d’exemple (la liste reste ouverte) ne semblent vraiment pas se préoccuper de la condition de la femme, tout comme ils ne semblent accorder aucun crédit à la tentative de la femme de se prendre en main.

Comme le souligne Arlette Chemain-Degrange, « l’Afrique libérée, ses femmes demeurent encore dominées par les rapports sociaux, le droit et les préjugés » (Chemain-Degrange 1980, 10). Selon Awa Thiam (1978), cette situation fait de la femme africaine une mineure à vie et, en quelque sorte une colonisée au second degré. En effet, selon les anciennes traditions africaines, la femme ou l’épouse parfaite, c’est celle qui « est docile, soumise, travailleuse, ne disant pas un mot plus haut que l’autre… Son lot de femme était d’accepter et de se taire, ainsi qu’on lui avait enseigné » (Sembène 1960, 170-171).

Pour que la situation change, il a fallu attendre que les Africaines se mettent à l’écriture et décident de parler elles-mêmes de leur condition. La littérature écrite par les femmes qui vit le jour à la fin des années 1970 se démarque de celle des hommes dans la représentation et l’image qu’elle donne de la femme. Son ton se fait de plus en plus critique envers certaines pratiques traditionnelles jugées rétrogrades et qui enferment les femmes dans un carcan. C’est le cas de Mariama Bâ qui donne la parole à Ramatoulaye et Aïssatou pour montrer la caducité de certaines traditions africaines dans Une si longue lettre (Bâ 1980).

Ce roman pourrait de ce fait être considéré comme une réplique aux romans comme Maïmouna et Perpétue qui évoquent avec indifférence le mariage forcé. Une si longue lettre met en effet une croix sur le mariage arrangé et fait l’apologie du mariage de cœur. Ramatou, la narratrice, y épouse l’homme qui lui plaît et pour lequel elle ressent une réelle attraction, tant physique que morale. De surcroît, elle sonne la fin d’un passé révolu et d’une coutume désuète en épousant, sans dot et sans faste, Modou Fall, l’homme de son choix, qu’elle impose à ses parents interloqués : « Notre mariage se fit sans dot, sans faste, sous les regards désapprobateurs de mon père, devant l’indignation douloureuse de ma mère frustrée, sous le sarcasme de mes sœurs surprises, dans notre ville muette d’étonnement. » (Bâ 1980, 28-29). Le second mariage de cœur évoqué par Ramatoulaye, c’est le mariage d’Aïssatou avec Mawdo qui transcende les barrières de caste. Mawdo, prince toucouleur, porte la conviction qu’il n’y a pas de problème à épouser une femme de caste inférieure comme celle des bijoutiers. Aussi se marie-t-il avec Aïssatou parce qu’il l’aime. Le troisième mariage de cœur évoqué dans Une si longue lettre, c’est celui qui se fait au mépris des différences de nationalité et de religion, lui, Samba Diack, étant sénégalais et musulman et elle, Jacqueline, ivoirienne et chrétienne. Il convient de souligner ici que derrière le mariage fondé sur le choix se profile en filigrane l’apologie de la monogamie, même si deux de ces trois unions finissent par un divorce. La monogamie est en effet la valeur dominante autour de laquelle se structure la narration que développe Une si longue lettre. À ce titre, l’ouvrage de Mariama Bâ peut être lu comme une réplique au Roi miraculé qui fait implicitement l’apologie de la polygamie.

Depuis les années 1980, la thématique des œuvres écrites par les femmes ne se focalise plus seulement autour des institutions matrimoniales et de leurs corollaires : polygamie, système des castes, stérilité, excision, voire prostitution. On observe une recrudescence de romans qui mettent en scène non seulement  la misère émotionnelle des femmes africaines, mais aussi leur corps, comme dans C’est le soleil qui m’a brûlée (Beyala 1987) et Tu t’appelleras Tanga (Beyala 1988), ou encore l’aliénation de la jeunesse africaine face à la modernité comme dans Le Baobab fou (Bugul 1982).

Comment se présente la polygamie dans les cinémas africains?

La polygamie dans les cinémas africains

Les cinémas d’Afrique francophone sont nés dans l’euphorie et l’engagement des indépendances et restent pour de nombreux réalisateurs et réalisatrices un vecteur d’exploration, voire de critique des sociétés. Tout comme les autres arts de cette aire culturelle, les cinémas ouest-africains allient souvent l’esthétique et le fonctionnel. La question du rôle et du statut de la femme tient ainsi une place primordiale dans ces films, qu’ils soient réalisés par des hommes ou des femmes. Des thématiques concernant les femmes sont donc fréquemment explorées et un large éventail de personnages féminins sont portés à l’écran dans des représentations souvent progressistes. Nombreux sont les films, par exemple, qui dénoncent ou qui analysent les structures et les pratiques qui oppriment les femmes, tels que la polygamie, le mariage forcé, la prostitution, l’excision ou les autres rapports de domination et de subordination qui peuvent exister entre hommes et femmes.

Tout comme dans la littérature, les hommes ont été les premiers à investir le cinéma. Dans Le Wazzou polygame (Ganda 1970), le Nigérien Oumarou Ganda dénonce, entre autres travers de la société nigérienne, les conséquences néfastes du mariage forcé et de la polygynie. Il met en scène Saley, El Hadj et notable d’un village du Niger, qui s’éprend de Satou, une jeune femme qu’il épousera contre la volonté de cette dernière. Satou est en effet amoureuse de Garba, un jeune homme auquel elle était déjà promise. El Hadj a déjà deux épouses, et la seconde, ne pouvant tolérer un troisième mariage, tente de supprimer Satou. Mais elle tue par erreur une innocente, l’amie et fille d’honneur de la nouvelle mariée, et provoque la fuite de Satou vers la capitale, où happée par les vices, elle finit par faire commerce de son corps.

Henri Duparc pour sa part décrit dans Bal Poussière (Duparc 1988) la vie d’Alcaly Demi-dieu, un riche villageois, mari de cinq femmes et qui décide d’en prendre une sixième. Mal lui en a pris car Binta se trouve être une jeune fille moderne et délurée qui va semer le désordre dans sa maisonnée. N’ayant accepté le mariage que sous la contrainte de ses parents, elle a vite fait de renouer avec son ancien prétendant, un musicien venu animer le bal du village. Binta s’enfuit avec lui, laissant derrière elle un Demi-dieu pas du tout éploré, qui a déjà jeté son dévolu sur une nouvelle proie. Duparc s’attaque de front à la polygamie, dénonçant les jalousies et rivalités des femmes entre elles. Ici, la femme est ramenée à la seule mise en exploitation de son corps, à un rôle d’objet sexuel donc : les femmes de Demi-dieu n’ont accès ni à la vie publique ni au savoir et au pouvoir, respectant ainsi la hiérarchie établie entre les sexes par la société phallocrate.

Dans Tableau Ferraille (Sène Absa 1997), Moussa Sène Absa montre, à travers l’ascension et la chute d’un jeune politicien idéaliste, comment la modernisation telle qu’elle est pratiquée dans une grande partie de l’Afrique détériore le tissu social traditionnel. Les deux femmes du jeune politicien Daam personnifient le choix difficile entre deux systèmes de valeurs. Une Afrique confrontée au système de valeurs des sociétés africaines traditionnelles et à celui des sociétés occidentales postmodernes. La condition féminine est aussi un thème développé par le réalisateur et écrivain sénégalais Ousmane Sembène, auteur du premier long-métrage africain La Noire de… (Sembène 1966). Sa principale préoccupation est de faire passer un message susceptible de faire changer le cours des choses et le cinéma est pour lui le moyen d’aller à la rencontre d’un public africain qui n’a pas accès aux romans.

Ainsi, dans son film Faat Kiné (Sembène 2000), véritable hommage à la femme africaine, Ousmane Sembène montre l’évolution et le combat des femmes dans les sociétés africaines contemporaines à travers le personnage de Faat Kiné, une femme d’affaire qui dirige une station-service. Son film dénonce un système patriarcal abusif et corrompu et interroge les valeurs traditionnelles telles que la famille, le mariage, la polygamie ou encore le respect des aînés. Dans Min Yé (Cissé 2009), Souleymane Cissé quant à lui raconte l’histoire d’une famille de la bourgeoisie bamakoise. Le foyer est la proie de fréquentes tensions du fait de sa structure polygamique : Mimi veut quitter Issa, lassée de la polygamie et de la routine du mariage, pour son amant, Abba.

Après les hommes, il est intéressant de voir alors la manière dont les réalisatrices africaines abordent le thème de la polygamie. Le cinéma féminin en Afrique subsaharienne a vu le jour en Égypte dès l’entre-deux-guerres avec des actrices qui se sont mises à la réalisation comme Aziza Amir, Fatma Rochdi et Assia Dagher. En Tunisie, au Maroc et en Algérie, les pionnières apparaissent après la Seconde Guerre mondiale, et plus encore, après l’indépendance, comme Kalthoum Bornaz, Farida Bourquia, Farida Benlyazid et Assia Djebar. Dans l’Afrique subsaharienne, les pionnières Thérèse Sita-Bella, ou encore Safi Faye se sont illustrées dans les années 1960 et au début des années 1970. Le documentaire Lettre paysanne, réalisé par Safi Faye en 1972, est considéré comme le premier long-métrage produit par une femme. Entre les années 1980 et 1990, de nombreuses cinéastes se sont fait connaître, et en 1997, le Festival panafricain du cinéma de Ouagadougou (FESPACO) présentait, sur les dix-neuf films de la compétition officielle, quatre longs-métrages réalisés par des femmes.

Ces réalisatrices savent se montrer critiques de la situation socio-politique en Afrique, et décrire, par des documentaires ou des fictions, dans les années 1990-2000, la condition des femmes, ou encore, la vie de la diaspora dans les pays d’accueil. En 1994, la Tchadienne Zara Mahamat Yacoub s’engage pour l’amélioration des droits de la personne, en particulier l’égalité des femmes dans son pays. Son court-métrage Dilemme au féminin (Mahamat Yacoub 1994) qui critique les mutilations génitales féminines a provoqué une fatwa à son encontre. En 1994, toujours, la Togolaise Anne-Laure Folly se focalise sur les sujets sensibles que sont le mariage forcé, l’excision, le sida, etc. à travers le regard des femmes de l’Afrique de l’Ouest.

Il faut attendre l’année 1995 pour voir la Burkinabè Fanta Régina Nacro réaliser en langues mooré et wolof, sous-titré en français, Ouvre les yeux ou Puk Nini (Nacro 1995), une fiction abordant le thème de la polygamie, et surtout de l’infidélité. Dans La Promesse (Touré 2016), la Sénégalaise Fatou Touré peint aussi la condition des femmes vivant la polygamie. Son personnage, Sophie, une jeune femme de 35 ans, sage-femme convertie en femme au foyer, se construit un bel univers autour de son mari Babacar et ses deux enfants, après avoir bravé bien de tempêtes. C’est au milieu de ce bonheur, qu’un beau jour, en rentrant du travail, Babacar annonce à Sophie qu’il a épousé une seconde femme, ce que Sophie ne peut s’expliquer et considère comme une trahison, car son mari lui avait promis de ne jamais prendre une deuxième femme. Sophie subit un choc émotionnel et s’enferme dans un mutisme, avant de se décider à reprendre sa vie en main. La plupart de ces réalisatrices rejettent le tabou qui entoure la polygamie et pensent que le sujet mérite d’être dévoilé au grand public et débattu. Elles estiment aussi que la polygamie n’est pas une obligation, mais que la société l’impose aux femmes même si elle n’est pas obligatoire dans la religion musulmane. Dans la suite de cette réflexion, voyons comment cette problématique est traitée dans le corpus romanesque et filmique que nous avons retenu.

La polygamie dans Seul le diable le savait (Calixthe Beyala)  et Une femme pas comme les autres (Abdoulaye Dao)

La particularité de ces deux œuvres réside dans le fait de mettre en scène la forme la plus rare de la polygamie, à savoir la polyandrie, à travers les personnages féminins de Bertha Andela dite Dame Maman dans Seul le diable le savait et Mina dans Une femme pas comme les autres.

Le ménage Bertha Andela dite Dame Maman, Papa Pygmée, Papa Bon Blanc

Bertha Andela est une paysanne vivant dans le village de Wuel. Elle a une fille du nom de Mégri qui a les cheveux rouges et au moins deux papas : Yanish, un bâtard gréco-bantou dit Papa Bon Blanc qui n’a pas d’argent mais un pied-bot et le crâne ciré à la brillantine, et un Pygmée au grand cœur dont le portefeuille est toujours plein et qui s’appelle Kwokwomandengé. Bertha, Dame maman, possède suffisamment de « charmes » pour faire vivre ses deux hommes dans l’esclavage et les rendre aussi malheureux l’un que l’autre. On comprend, dans ces conditions, que l’éducation sentimentale de Mégri ne soit pas des plus ordinaires. Tout comme dans un conte, Dame maman, Papa Bon Blanc, Le Pygmée et Mégri vivent dans la quiétude. Il n’y a pas d’accrocs entre les deux hommes qui se partagent une seule femme comme en attestent les propos de la narratrice : « Je sautais sur les genoux de l’un, tirais la barbe de l’autre. L’un me torchait tandis que l’autre me saoulait au vin de palme. » (Beyala 1990, 11). Mais Papa Bon Blanc décide de partir parce qu’il ne peut vivre plus longtemps ce genre de ménage à trois. Il l’explique ainsi à Mégri : « J’ai tout donné à ta mère, elle s’est toujours moquée de moi. Alors j’ai pris une autre femme et je m’en vais » (Beyala 1990, 73). La mort du Pygmée, l’autre père de Mégri, suit quelque temps après le départ du Bon Blanc, faisant d’elle une orpheline.

Après le départ de Bon Blanc et la mort du Pygmée, le village reprend petit à petit son rythme habituel et découvre le pouvoir d’un élément nouveau : l’argent. Mégri, qui est tombée amoureuse de l’Étranger, un homme en fuite au comportement bizarre et diabolique et possédant la faculté de résoudre des énigmes, de percer les secrets et de deviner l’avenir, conçoit de lui un enfant dans des conditions irréelles. Cela n’empêche pas qu’elle soit « mise aux enchères » par sa mère. Après plusieurs pourparlers, Mégri accepte contre son gré d’épouser Angounou, le fils du Chef du village, suivant ainsi le désir de sa mère ravie de la forte dot qu’il a proposée.

Au moment où tout le monde est en train de célébrer les noces de Mégri avec Angounou, elle s’enfuit avec sa demi-sœur Magdalena, fille du premier mariage de Bertha et qu’elle vient de retrouver. Pendant la fugue, en pleine forêt, Mégri accouche d’une fille. Magdalena, sa demi-sœur, l’aide à accueillir ce nouveau-né qui représente tout pour elle. Au cours de leur exode, Mégri, Magdalena et leur bébé trouveront refuge à Bambali, un village gouverné, ironie du sort, par une Reine-mère qui n’est autre que la mère de l’Étranger. Mégri y retrouve d’ailleurs celui pour qui elle avait tant souffert, tant peiné. Elle pleure de joie et rêve déjà d’une vie commune; ce qu’elle exprime en ces termes : « Je ne veux plus souffrir. Je veux vivre libre, élever ma fille dans l’idée que je me fais de l’amour, de la vie […] je ne veux plus faire des bâtards » (Beyala 1990, 277).

L’Étranger propose alors de l’épouser à la prochaine récolte, mais il meurt au cours d’une altercation avec les militaires. Avec sa mort, Mégri s’enfonce dans le noir, taraudée par des questions sur son existence, celle de sa fille et leur avenir. Et comme un malheur n’arrive jamais seul, la Reine-mère qui l’accuse non seulement de la mort de son fils, mais aussi de celles des autres membres de sa famille (Papa Pygmée, Dame Maman) lui demande de s’en aller. Pour échapper à la vindicte populaire et au tribunal traditionnel, Mégri s’exile à Paris d’où elle raconte son histoire.

Ce que l’on constate dans ce roman de Beyala, c’est que la structure classique du foyer est bannie et la nature patriarcale de la famille travestie. Au sein de la structure traditionnelle, l’homme est au centre de la famille, il en est le noyau principal; c’est autour de lui que gravitent les femmes qu’il épouse et les enfants issus de ces différents mariages. Il détient aussi le pouvoir de décision et le pouvoir économique, ce qui fait de lui le maître incontesté de la maison. En ville, on peut trouver deux configurations possibles : soit le mari est riche et il installe par exemple chacune de ses deux épouses dans sa propre maison, soit il n’est pas riche et les femmes se partagent la maison. Ce dernier cas de figure, du fait de la grande proximité qu’il induit, est celui qui donne lieu le plus souvent à des disputes entre les coépouses. Dans le roman de Beyala, la femme, en l’occurrence Bertha Andela, est la maîtresse du foyer et c’est autour d’elle que gravitent Papa Bon Blanc, Papa Pygmée et leur fille Mégrita.

Beyala considère le mariage comme une forme institutionnalisée de l’oppression féminine, un moyen que l’homme utilise pour s’approprier officiellement le corps de la femme. C’est pour cette raison que Bertha a refusé le mariage basé sur la norme patriarcale. Elle a choisi de vivre avec deux amants, préférant ainsi la polyandrie au mariage monogamique qui l’obligerait à « signer le pacte de l’esclavage : Porter l’eau. Cuisiner. Repasser. Ouvrir son corps au mâle. Donner son ventre à la maternité » (Beyala 1990, 81‑130).

De même, un autre personnage du roman, Laetitia, qui a pris Mégri sous son aile, entretient une liaison avec deux hommes à la fois. Elle rejette leurs demandes en mariage et finit par les empoisonner au nom de sa liberté, estimant qu’aucun d’eux ne la mérite. Ces personnages féminins sont simplement dégoûtés et frustrés par l’incapacité de l’homme à se définir et à définir la femme au-delà du corps sexuel. À la polygamie traditionnelle, la polygynie donc, Beyala va substituer la polyandrie, son héroïne affichant ainsi sa volonté de se réapproprier son corps dont elle n’avait pas la libre jouissance dans son premier mariage monogamique, contracté à l’âge de quinze ans. Même établie avec deux époux, Bertha continue de fréquenter d’autres hommes avec lesquels elle entretient des relations tarifées. Les personnages féminins de Beyala, notamment Bertha, Laetitia et Mégrita dans Seul le diable le savait, rejettent catégoriquement la polygynie, mais revendiquent aussi des droits : droit à la pilule, droit à l’avortement, droit de pouvoir refuser la maternité :

Il faudra absolument interdire la polygamie, un homme aussi intelligent soit-il, ne devrait pas avoir plusieurs femmes. À mon avis, une c’est déjà trop! Il faut réclamer la pilule. Ensuite l’avortement libre. Ne plus être boursoufflées d’enfants. Ce n’est pas aux hommes de nous faire un enfant. Notre corps nous appartient. Tout ça c’est terminé… (Beyala 1990, 276).

Incapables de trouver « l’homme complet », les personnages féminins de Seul le diable le savait (Bertha Andela et Laetitia) optent pour la polyandrie, qui leur permet de pallier « la faiblesse de l’homme » (Beyala 1990, 130).

Le ménage Mina, Dominique, Sékou

Le long-métrage du Burkinabè Abdoulaye Dao (2008), Une femme pas comme les autres, traite également de l’institution du mariage et de l’infidélité. À partir du thème de la polygamie, le réalisateur se prend à imaginer une situation où c’est la femme qui aurait la possibilité de choisir un coépoux à son mari. Mina, PDG d’une entreprise prospère, épouse fidèle, est déçue par le comportement de Dominique, son mari, l’homme avec lequel elle vit depuis sept ans. Il est au chômage et profite de son temps libre pour entretenir une relation avec une voisine. Trompée dans son propre lit conjugal par Dominique, Mina décide de prendre un deuxième mari, en la personne de Sékou son cousin, dans une société où la polygynie est ancrée dans les mœurs. Pour elle, l’objectif est double : punir son mari de son infidélité avec Aïcha, l’épouse de Pierre, leur voisin d’en face et policier de son état, mais aussi inverser les rôles en devenant la femme qui a deux conjoints. Mal à l’aise avec l’attitude de sa femme qui feint de l’ignorer désormais dans la maison, Dominique finit par confesser son incartade. Mais Mina ne change pas ses plans. Elle poursuit sa vengeance en informant, de manière détournée, le voisin Pierre de son infortune. Mina demande à Dominique de libérer la chambre conjugale et de s’installer dans la chambre d’amis. Puis elle accueille Sékou qu’elle installe à la place du premier. Elle convoque une réunion au cours de laquelle elle édicte les règles du vivre ensemble que tous deux promettent de respecter. Mais hors présence de Mina, Dominique essaie de marquer son territoire en voulant imposer ses propres règles à son coépoux. Sékou feint d’accepter en faisant profil bas, mais excédé par l’autoritarisme du premier, il se rebelle et revendique les mêmes droits. Mina continue d’ignorer Dominique et fait démonstration de son affection pour Sékou quand le trio est réuni alors que dans l’intimité, elle rejette ses assauts en arguant que cela ne fait pas partie du contrat qui les lie. Le premier mari, ne pouvant plus supporter la présence de son coépoux et les menaces de mort du voisin cocufié, décide de faire parler son orgueil de « mâle dominant » et de partir.

Même si la polyandrie a existé et existe encore dans certaines sociétés africaines, l’entreprise d’Abdoulaye Dao ne manque pas d’audace dans un milieu fondamentalement machiste qui, au nom des coutumes et des traditions, ne conçoit cette option que pour l’homme. Selon Frieda Ekotto (2009, 35-41), le fait que les Africaines se mettent derrière la caméra pour montrer des images spécifiques, ou les dénoncent ou en parlent publiquement, signifie qu’il y a un retournement de pouvoir, ou si l’on veut, une reconfiguration de celui-ci. En effet, en engageant la lutte pour l’image, elles initient un processus révolutionnaire dont la conséquence est de faire d’elles des sujets politiques.

La parodie comme mode de dénonciation de la polygynie

Communément, la parodie est une forme d’humour qui utilise le cadre, les personnages, le style et le fonctionnement d’une œuvre ou une institution connue pour s’en moquer. Elle se fonde entre autres sur l’inversion et l’exagération des caractéristiques appartenant au sujet parodié.

Selon Dominique Maingueneau et Patrick Charaudeau (2002, 92-94), la parodie constitue une « stratégie de réinvestissement d’un texte ou d’un genre de discours dans d’autres : il s’agit d’une stratégie de « subversion », visant à disqualifier l’auteur du texte ou du genre source (la « captation », imitation positive) qui permet de « transférer sur le discours réinvestisseur l’autorité attachée au texte ou au genre source ». Dans le cadre de notre analyse, la cible de la parodie est la polygamie dans son acception commune, c’est-à-dire la polygynie. Dans seul le diable le savait, Calixthe Beyala s’attaque à la société traditionnelle qui a institué la phallocratie, la supériorité de l’homme sur la femme et les pratiques inhérentes à cette société enfermant les femmes dans un comportement obligé. Pour ce faire, elle s’attaque au type social féminin conformiste qu’elle s’acharne à déconstruire pour créer une autre femme jouissant de toute sa liberté, en subvertissant tous les codes sociaux. Sans aller aussi loin que Beyala, Abdoulaye Dao a aussi choisi l’humour pour traiter d’un sujet sérieux comme la polygamie en inversant une situation jugée normale.

En effet, le film d’Abdoulaye Dao est une comédie assez drôle qui engage une réflexion sur ce que peuvent ressentir les femmes placées dans une situation de polygamie. En mettant des hommes dans une situation semblable à celle que vivent certaines femmes en Afrique, le réalisateur burkinabè voudrait les amener à prendre conscience des problèmes que vivent ces femmes et peut-être y mettre fin. Les deux artistes ont fait le choix de la déconstruction en recourant à l’humour et la subversion. Selon Gilbert Hottois (1998, 309-400), « la déconstruction désigne l’ensemble des techniques et stratégies utilisées par Derrida pour déstabiliser, fissurer, déplacer les textes explicitement ou invisiblement idéalistes ». Et Derrida explique dans L’écriture et la différence (Derrida 1967, 13) que les différentes significations d’un texte peuvent être découvertes en décomposant la structure du langage dans lequel il est rédigé.

Beyala et Dao ont recours au comique de situation. Les scènes du flagrant délit de Dominique, son incompréhension quand Mina lui fait part de sa décision de prendre un second mari, les disputes entre lui et Sékou, chacun voulant épater la maîtresse de maison afin d’être le préféré et de bénéficier de ses faveurs, et son désarroi pendant la période de vie à trois appartiennent à ce registre. De même pour la situation de Papa Pygmée et Papa Bon Blanc qui se disputent non seulement la paternité de Mégri, mais aussi l’attention de Bertha alors même qu’elle les cocufie allègrement. Les mimiques de Dominique renseignent sur ses angoisses et ses états d’âme, alors que Mina reste digne dans son rôle de femme blessée, décidée à accomplir sa vengeance. C’est l’inversion des rôles et l’attitude des protagonistes qui provoquent l’humour. Dominique est rongé par la jalousie comme le serait n’importe quelle femme dans la même situation. C’est encore Mina qui tient les cordons de la bourse car Dominique est au chômage et vit à ses dépens.

On peut cependant reprocher au réalisateur de ne pas être allé au bout de sa logique audacieuse. En effet, le premier mari n’est pas resté assez longtemps pour expérimenter toutes les arcanes de la polygamie. Et la femme, qui n’a agi comme elle l’a fait que pour punir le mari, est convaincue que celui-ci reviendra, preuve qu’elle-même n’est pas préparée à cette révolution qu’elle veut installer. Abdoulaye Dao utilise l’humour comme un moyen de faire bouger les lignes de l’imaginaire collectif. Beyala au contraire pousse l’expérience plus loin en s’engouffrant dans l’exagération, amplifiant volontairement les évènements et les faits dans le but d’en rire.

On assiste ainsi à une tentative d’humaniser les entités divines en les affublant d’une onomastique irrévérencieuse : la Prêtresse Goitrée, La Moissonneuse-du-mal. Beyala affiche sa prédilection pour des personnages voués à l’errance et dont la genèse, la conception, reste mystérieuse et la paternité, problématique à l’instar de Mégri et de ses deux pères, sans compter les pères anonymes qui planent à l’horizon mais qui ne se manifestent jamais dans la vie de la jeune fille. Beyala sape aussi les mythes fondateurs androcentristes en qualifiant la famille polyandre de « famille miraculée au grand complet » (Beyala 1990, 21); elle décrédibilise et profane les mythes théogones à travers des personnages errants (tel Mégri), orphelins ou bâtards, contraints d’errer dans un univers semé d’embûches en quête d’une figure paternelle. L’absence de père est assimilée à l’absence de dieu. Mieux, Beyala use de l’ironie pour ridiculiser l’homme comme l’illustre ce portrait qui animalise le compagnon de Mégri à Paris : « Et Jean-Pierre. […]. Un gros nez. Une bouche de poisson-chat. Un ventre dégoulinant de double vodka. […]. Essoufflé à chaque pas. Pitoyable au lit. […]. Il me baise à la manière d’un coq ou d’un canard » (Beyala 1990, 9-10).

Par le détour de la polyandrie, Beyala et Dao font vivre à l’homme les frustrations qui, jusque-là, étaient le lot de la femme en polygamie. C’est comme si leur égoïsme les empêchait de comprendre la souffrance endurée par les femmes à l’intérieur d’un tel système. Les querelles des coépoux se disputant les faveurs de leur unique femme dans Seul le diable le savait et même dans Une femme pas comme les autres sont le miroir de celles auxquelles se livrent les coépouses.

De ce fait, la polyandrie pourrait être perçue comme la projection d’un monde meilleur prenant en compte les aspirations des femmes.

À travers les personnages féminins de ses œuvres, notamment Seul le diable le savait, Beyala veut réhabiliter l’image et le corps de l’Africaine. En effet, une perception masculine du corps fait de la femme une « femme-objet », une femme qui n’est bonne qu’à satisfaire les désirs et les plaisirs de l’homme. Faire valoir passif des hommes, elle est cantonnée au rôle traditionnel de mère, d’épouse ou de prostituée qui vend son corps pour survivre, qui lui est dévolu par la société africaine. Il s’agit d’un corps aliéné que la femme ne possède pas, car il est la propriété exclusive de la collectivité, puis de celui qui a payé la dot. Ce corps est marqué, façonné par la société qui le tient sous sa tutelle (tout d’abord par le test de virginité infligé aux jeunes filles, par l’excision et l’infibulation, puis par toutes sortes de marquages tels le viol…). Aussi Beyala met-elle en scène des femmes à l’opposé de cette image servie par le roman africain jusqu’ici. La femme dans le roman de Beyala se présente comme une femme libre, qui refuse d’être assujettie au mâle et à sa domination, qui, pour se réapproprier son corps, refuse le mariage traditionnel, la maternité, réclame la pilule et l’avortement pour en jouir librement.

C’est le cas de Bertha Andela qui se joue respectivement de ses hommes en prenant ouvertement des amants (son ex-mari Ndonskiba, Le Perroquet, le Chef de Wuel) et de Laetitia qui ignore superbement les sentiments de ses prétendants (Pascal et Donga) qu’elle épouse l’un après l’autre. Elles sont à l’opposé des femmes conformistes comme les épouses du Chef de Wuel qui s’accommodent des infidélités de leur mari en dépit de leur souffrance et qui ne réagissent pas. Mégri, la fille de Bertha, a fui aussi un mariage avec Angounou, le fils du Chef de Wuel, pour retrouver l’Étranger, l’amour qu’elle s’est librement choisi, et avec lequel elle a un enfant. Elle assume ses choix qui ne lui ont pas été imposés. Toutes deux iront loin dans leur quête de liberté en usant de l’assassinat comme arme : Bertha élimine Papa Pygmée, Laetitia, Donga et Pascal et la Prêtresse Goitrée s’est débarrassée de son mari pour ne pas avoir à redouter ses ordres. Ces morts ne sont que la pure symbolique de la fin de la domination de l’homme et de la société phallocrates sur la femme. Elles sont conçues comme des actes purificateurs et libérateurs.

Beyala institue aussi un nouveau type de relation dans laquelle la femme devient le centre d’un univers domestique dont les époux occupent la périphérie : la polyandrie. Consciente de la puissance de ses charmes, Bertha Andela en use pour faire subir sa domination à ses deux conjoints. Il en est de même dans chacun de ses romans dans lesquels un personnage principal féminin se détache : une jeune femme qui refuse d’admettre cet état des choses figé. Chaque héroïne redécouvre son propre corps, les possibilités qu’elle peut en tirer, et acquiert une nouvelle relation à soi. Visiblement conçue comme pendante du polygame, la polyandre est la figure détonante qui permet à Beyala de contrebalancer « la polygamie, consécration de l’inégalité des sexes » en contexte africain selon (Huannou 1999, 69).

Cette mise en scène, cette théâtralisation, à laquelle recourent Calixthe Beyala et Abdoulaye Dao, sert à attirer l’attention du lectorat et des cinéphiles sur la faillite des politiques sociales africaines qui ne tiennent pas assez compte de la condition féminine et des conséquences qui en découlent pour la société. Il s’agit donc d’interpeller cette même société pour une plus grande prise de conscience. Par son langage audacieux, à la limite outrancier, novateur pour la littérature africaine, Beyala invente des thématiques provocatrices et anticonformistes mais noue aussi des rapports progressistes en vue d’un rééquilibrage des rapports sociaux de sexe. Cependant, la solution proposée par Dao de ramener l’entente entre Dominique et Mina qui finit par lui dévoiler son plan dont le but était de lui donner une leçon, laisse croire que ni Mina, ni Dao, ni même la société burkinabè ne semblent prêts à accepter une telle situation.

Il semble par exemple que ce soit le cas de Ken Bugul qui fait l’éloge de la polygamie.La dénonciation de la polygamie et de ses conséquences sur la femme a été, depuis le début de la littérature écrite par les femmes, l’une de leurs préoccupations majeures. Si les féministes font de son abolition une revendication, une écrivaine comme Ken Bugul rame à contre-courant. En effet, avec Riwan ou le chemin de sable (Bugul, 1999), elle remet en question les thèses défendues par celles-ci. Âgée d’une trentaine d’années, la narratrice de Riwan ou le chemin de sable, qui en est aussi l’héroïne, est une jeune femme intellectuelle et « moderne ». Elle est de retour au Sénégal après avoir fait ses études en Occident où elle a suivi avec enthousiasme les principes de la civilisation occidentale qui se veut avancée en matière de relations hommes/femmes. Pourtant, elle n’est pas heureuse. Son long séjour en Europe n’ayant abouti que sur de grandes désillusions, notamment, que l’Europe est loin d’être ce monde ouvert et accueillant qu’elle avait imaginé. Privée d’idéal et de points de repères, elle s’est laissée glisser sur la pente de la déchéance (drogue, alcool, prostitution, déni identitaire). En fin de compte, elle se retrouve écartelée entre les différences de cultures de l’Occident et de l’Afrique, raison de son retour au pays natal :

Comme je regrettais d’avoir voulu être autre chose, une personne quasi irréelle, absente de ses origines, d’avoir joué le numéro de la femme émancipée, soi-disant moderne…voilà pourquoi mon bonheur était si triste, par la rupture avec mon atmosphère et ces parades d’ailleurs, parades de vie à mi-chemin entre la farce et la tragédie. (Bugul 1999, 113)

Elle retrouve le bonheur, la sérénité et l’épanouissement en épousant le Serigne, le marabout du village, qu’elle partage avec vingt-sept coépouses. L’arrivée de la vingt-neuvième épouse permet à la narratrice de se libérer du sentiment de jalousie, comprenant que celui-ci ne peut être nié en tant que réalité humaine. Et que ce qu’il faut éviter, ce sont les dérives de ce sentiment.

De plus en plus, j’avais envie de rester avec elles. Je me sentais bien avec elles. Je me rendais compte qu’avec elles, je pouvais parler autrement, rire autrement, être autrement, tout naturellement. Sans préjugés. Avec elles, j’avais senti une réhabilitation intérieure, une possibilité d’exorciser une aliénation. (Bugul 1999, 32)

Ainsi, la narratrice découvre tout un univers féminin qui bouscule les idées préconçues sur les ménages polygamiques et la femme en milieu rural. Loin d’être en conflit permanent les unes contre les autres, ces femmes vivent en parfaite harmonie. Bugul décrit donc un univers en totale contradiction avec celui décrié dans d’autres œuvres de la littérature africaine.

Conclusion

Calixthe Beyala et Abdoulaye Dao ont tous deux choisi de donner priorité aux droits de la femme, dénonçant les méfaits de certaines pratiques culturelles acceptées et défendues par la société traditionnelle africaine à l’instar de la polygynie. Par une théâtralisation convoquant à la fois l’humour, l’ironie, l’inversion, bref, la subversion, les deux artistes font appel à la polyandrie pour sensibiliser l’opinion publique sur la condition qui est faite aux femmes et les dangers que la société humaine encourt de ce fait. Bertha Andela et Mina, les personnages principaux de leurs fictions, appartiennent certes à deux univers différents, mais elles ont beaucoup en commun. Si Mina est une citadine, instruite, vivant dans la capitale de son pays, et de surcroît PDG de sa propre entreprise, Bertha est une paysanne et n’a pas eu la chance d’aller à l’école. Cependant, elles sont toutes deux confrontées aux mêmes vicissitudes dans leur vie de femme. Chacune lutte à sa manière pour s’imposer dans un tel monde. La différence au niveau des armes choisies par les héroïnes (la ruse pour Mina et le sexe pour Bertha) tient à celle qui existe au niveau de leurs référents culturels et de leur degré d’instruction.

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Aïssata SOUMANA KINDO est Maîtresse de Conférences Habilitée à Diriger les Recherches au Département de Lettres, Arts et Communication de l’Université Abdou Moumouni de Niamey (Niger). Elle est spécialisée en littérature générale et comparée et a de nombreuses publications à son actif. Son champ d’investigation englobe les littératures écrite et orale nigériennes, les littératures francophones, la littérature féminine, les questions d’identité, d’immigration et de genre. Elle est membre de plusieurs réseaux de recherche dont le Groupe d’Études et de Recherches sur les Littératures Francophones (GERLIF), le Réseau Euro-Africain de Recherche sur les Épopées (REARE) et le Groupe de Recherche Cultures et Traditions Populaires du Sahel et du Sahara (CTPS). Elle est également coresponsable de la collection « Femmes Africaines » chez l’Harmattan. Elle occupe présentement le poste de Directrice du Centre de Langues de l’UAM. Courriel : akindo2002@gmail.com

Résumé

La présente contribution porte sur l’analyse du roman de la Camerounaise Calixthe Beyala, Seul le diable le savait, et du film du Burkinabè Abdoulaye Dao, Une femme pas comme les autres. Ces deux œuvres traitent du thème du mariage en général et d’une forme de polygamie en particulier : la polyandrie. En effet, Bertha Andela dite Dame Maman et Mina, les personnages principaux de ces œuvres, sont deux femmes singulières qui ont choisi de prendre des coépoux, des seconds maris donc, en dépit de tout ce que cela peut avoir de choquant et provoquant dans des sociétés africaines où la tradition est encore prégnante. Bien qu’issues d’environnements culturels différents (Afrique centrale/Afrique de l’Ouest) et de conditions sociales différentes (l’une est paysanne et l’autre PDG d’une société), Dame Maman et Mina ont décidé de ne plus subir en silence la loi des hommes, mais plutôt de s’affirmer en transgressant les codes usuels. Menée sous l’angle comparatiste, cette étude aborde, dans un premier temps, la place du thème de la polygamie dans le roman et le cinéma africains, dans un deuxième temps le fonctionnement des trios et enfin, dans un troisième temps, ce chapitre fait une lecture du choix de la polyandrie par l’autrice et le cinéaste.

Mots clés

Roman africain, Calixthe Beyala, Abdoulaye Dao, cinéma africain,  polygamie

Citation

Kindo, Aïssata Soumana. 2019. « Le mariage polygamique dans les arts en Afrique. La polyandrie comme parodie de la polygynie dans deux œuvres africaines ». In Dɔnko. Études culturelles africaines. Sous la direction d’Isaac Bazié et Salaka Sanou, pp. 159-181. Québec : Éditions science et bien commun.

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