8 Masques, alliances et parentés à plaisanterie au Burkina Faso : le jeu verbal et non verbal
Alain Joseph Sissao
Les masques et leur contexte d’utilisation sont évoqués depuis le début du XXe siècle dans les récits de plusieurs voyageurs sur le territoire de ce qui est aujourd’hui le Burkina Faso. Certains de ces récits apportent de précieux renseignements. Par exemple, les danseurs qui les portent sont désignés par le terme moaaga wango, se rapportant à tout masque, quelle que soit son origine régionale, sa matière ou sa fonction chez les Moose (Mossi). Chez les Bobo, le masque se révèle tantôt à l’homme, tantôt à la femme, loin du village, dans la brousse, car, considérée comme le siège des mystères par excellence, la brousse est un lieu où l’homme est plus à l’aise que la femme du fait des dangers que l’on peut y rencontrer. Le mythe du masque repose sur trois piliers chez les Bobo : la bouche, le secret et le mystère. À l’exception des Gurmantché et des Lobi, tous les peuples du Burkina Faso sculptent des masques. Les matériaux utilisés et les techniques de base sont partout similaires. Les rituels et pratiques entourant les masques manifestent en effet de grandes similarités dans les différents groupes ethniques au Burkina Faso, mais comme nous le verrons, il existe d’importantes nuances à relever.
Comme l’a montré Salaka Sanou (1995; 2001), la sortie des masques portés par les danseurs est une illustration parfaite de l’intégration acteur/spectateur. Chez les Bobo, par exemple, les funérailles constituent une étape temporelle; elles marquent la fin prochaine de l’année en annonçant le début de la saison des pluies. C’est une très grande cérémonie dont le clou sur le plan du spectacle est la sortie des masques. Chez les Nuna de Zawara, la cérémonie d’initiation est ponctuée par un spectacle qui dure trois jours, dont deux sont consacrés à la sortie des masques.
Ce chapitre examine le jeu du masque par rapport au fonctionnement de l’alliance et de la parenté à plaisanterie; en d’autres termes, il s’agira de voir comment le jeu du masque emprunte le canal de la plaisanterie ou encore comment le jeu du masque peut s’identifier ou se rapprocher de l’alliance et de la parenté à plaisanterie. En mettant en relation de contiguïté masque, alliance et parenté à plaisanterie, cette étude analyse le jeu du masque qui rejoint dans certaines de ses manifestations la pratique de l’alliance et de la parenté à plaisanterie. Les outils de la démonstration seront basés sur le jeu verbal et non verbal du masque.
Le chapitre s’organise autour de quatre parties :
- L’alliance et la parenté à plaisanterie au Burkina Faso
- Autour du masque
- Le jeu verbal du masque
- Le jeu non verbal du masque.
L’alliance et la parenté à plaisanterie au Burkina Faso
On parle de parenté à plaisanterie lorsqu’il existe un lien de consanguinité contracté par le mariage entre deux groupes ou deux familles. Ce lien autorise un certain nombre de privautés (comme le jeu), par exemple entre petit-fils et grand-père, ou bien entre le frère cadet et l’épouse du frère aîné. Quant à l’alliance à plaisanterie, elle repose sur l’existence d’un lien entre deux groupes, deux villages, deux quartiers, etc. opéré par le truchement des ancêtres qui ont scellé un pacte sacré (oral ou symbolique de sang) basé sur des relations amicales. Cette alliance très particulière est généralement régie par tout un code de plaisanteries, mais elle comporte également des préceptes de non-agression, d’assistance mutuelle, de respect et de solidarité (Sissao 2002, 6). Cette valeur culturelle est présente dans toutes les sociétés traditionnelles du Burkina Faso.
Les jeux verbaux de l’alliance et de la parenté à plaisanterie sont axés sur le passé et le présent, une dynamique qui touche toute la société. Le jeu verbal touche aussi plusieurs catégories; il se déploie entre les ethnies, entre les régions, les patronymes et patriclans, entre groupes spécifiques d’une même ethnie, entre groupes d’âges et enfin entre groupes d’initiation.
Chez les Bobo, l’initiation repose sur la hiérarchie des groupes d’âges. Le masque utilise ce canal pour plaisanter entre les membres de la société des masques ou initiés. Ce fait justifie de manière pertinente que l’on formule l’hypothèse qu’un lien existe entre masques, alliance et parenté à plaisanterie, à travers le fonctionnement du jeu verbal et non verbal.
Jeu verbal | Jeu verbal |
Dans la même ethnie | Entre différentes ethnies |
Poèmes (chants) | Groupes spécifiques d’une même ethnie |
Langue secrète ( initiation) | Patronymes et patriclans |
Groupes d’âges | Groupes d’âges |
Groupes d’initiation | Régions, villages, quartiers, etc. |
Grands frères/cadets | Grands-pères/petit-fils, frère cadet/épouse de l’aîné |
Jeu non verbal | Jeu non verbal |
Théâtre | Théâtralisations sociales |
Danse | Symboles alimentaires et sociaux |
Autour du masque
Membres du groupe dit gurunsi (parce qu’il n’y a pas d’ethnie gurunsi), les Léla, Winiama, Nuna et Nunuma sont les principaux sculpteurs de masques de leurs voisins moose et bwa. Les Sissala qui sculptaient autrefois n’utilisent plus de masques aujourd’hui. Les Bobo sont aussi de grands sculpteurs de masques.
Les masques représentent des esprits de la brousse ou des esprits prenant la forme d’animaux. Les principaux animaux représentés sont l’antilope, le buffle, le phacochère, le calao et le serpent. Certains masques représentent des esprits qui ne ressemblent à aucun animal identifiable.
Quel que soit leur type, les masques ont généralement de gros yeux globuleux entourés de cercles concentriques, un museau assez court pour les animaux, et une bouche grande et protubérante pour les êtres plus abstraits. Ils sont toujours couverts de motifs géométriques le plus souvent colorés en noir, rouge et blanc, et sont repeints chaque année, sauf chez les Winiama. Certains sont surmontés d’une planche de bois.
Outre son aspect physique, l’individualité de chaque masque s’exprime par sa danse. Les masques animaux imitent le comportement de l’animal représenté de manière schématique mais expressive : par exemple, au village nunuma de Tissé, le phacochère court rapidement autour de l’aire de danse, galopant souvent dans de grands nuages de poussière soulevés par ses ébats. Dans la plupart des spectacles nunuma, un ou deux masques singes sont chargés de contrôler la foule. Portés par des jeunes gens renommés pour leurs talents d’acteurs, ils miment souvent les actions des hommes par des danses paillardes qui arrachent aux spectateurs des tonnerres de rires et d’applaudissements. Le masque winiama kêduneh incarne un esprit sauvage et incontrôlable, qui tombe fréquemment dans des transes effrayantes. Les spectateurs le craignent et reculent à son approche, car il frappe souvent rudement tous ceux et celles qui entravent son chemin. Ce « jeu » souvent n’est pas sans rappeler la plaisanterie ou la complicité qui s’instaure entre le masque et l’humain.
La saison sèche est ponctuée de nombreux événements rituels et profanes auxquels les masques participent. Les masques dansent une fois par an pour protéger la communauté. Ils sont présents à l’enterrement et à la levée de deuil des anciens. Tous les sept ans, les masques les plus sacrés assurent la prospérité du village. Ils jouent également un rôle important lors de l’initiation qui a lieu tous les trois, cinq ou sept ans. En outre, un problème particulier peut justifier la sortie des masques à n’importe quel moment de l’année. Enfin les masques bwamu dansent les jours de marché pour distraire les gens, mais les masques sacrés wankr ne participent jamais aux fêtes de divertissement.
Le masque est un précieux outil qui va nous permettre de comprendre les mécanismes qui régissent le jeu. Chaque masque est une forme dynamique que le comédien ou porteur doit apprendre à remplir jusqu’à disparaître. Jouer un masque est une passionnante exploration du personnage, de l’autre. C’est apprendre à chausser les croyances de ce dernier et jouer à travers sa vision du monde et de la vie.
La fonction des masques au Burkina Faso
Les masques représentent des esprits protecteurs qui apportent à la famille, au clan ou à la communauté santé, fertilité et prospérité lorsque les règles propriétaires sont correctement suivies. Tout événement inhabituel entraîne généralement la consultation du devin qui conseille souvent de sculpter un masque à l’effigie de l’esprit mis en cause. À la mort du propriétaire du masque, le masque est soit donné à son fils, soit déposé dans la case des esprits du lignage où il se dégrade lentement. Si, des années plus tard, le devin recommande de sculpter un nouveau masque identique, le forgeron se charge du travail et copie l’ancien masque, qui est alors souvent vendu à un antiquaire.
Les masques kurumba représentent l’hippotrague qui joue un rôle primordial dans les mythes des clans, puisque cette antilope sauva la vie de l’ancêtre fondateur du clan. L’antilope est de ce fait le totem de la plupart des clans kurumba. Les motifs géométriques peints sur les masques sont des symboles qui évoquent les principaux événements des mythes. Les Kurumba étant les ancêtres des Moose du Nord, on retrouve des traditions similaires parmi les deux groupes, en particulier dans le rôle des masques qui participent à trois événements essentiels. Sous le contrôle des esprits des ancêtres, ils escortent le corps des anciens du clan, hommes ou femmes, jusqu’à la tombe et président à l’inhumation. Plus tard, ils apparaissent à la levée de deuil pour honorer le défunt ou la défunte dont l’esprit pourra dès lors rejoindre le monde des ancêtres. En cette occasion ainsi que lors des festivités publiques qui terminent la cérémonie, les masques sont la réincarnation de l’esprit du défunt ou de la défunte dont ils prennent le nom. Le masque est un moyen de préserver le souvenir de la personne décédée en se rappelant les actes majeurs accomplis par celle-ci de son vivant. Il tient également lieu d’autel sur lequel les membres du clan font des offrandes au défunt ou à la défunte, s’assurant ainsi de sa bénédiction pour l’année à venir. Lorsqu’un notable meurt, un masque est spécialement sculpté, qui sert à rehausser son prestige. Une fois par an, juste avant les premières pluies, tous les ancêtres et les esprits protecteurs sont honorés par des sacrifices auxquels les masques du clan participent par des danses. Lorsqu’ils ne servent pas, les masques sont rangés sur l’autel de la hutte des esprits ancestraux à l’intérieur de la concession familiale.
La technique de confection des masques
La plupart des masques sont réalisés dans des bois tendres à grain fin, faciles à travailler, comme le fromager ou faux kapokier (Ceiba pentandra). Ce bois suffisamment léger permet la confection de grands masques qui devront être portés lors des danses athlétiques, mais il a l’inconvénient d’être très sensible à la destruction par les insectes. Aussi, chaque année après l’engrangement des récoltes, les masques sont plongés pendant plusieurs semaines dans la rivière ou le marécage pour éliminer les parasites.
Presque tous les masques sont sculptés d’une seule pièce. La sculpture nécessite parfois des arbres d’une bonne dimension. Le nombre de tels arbres se restreint dans le centre du pays, car de très nombreux masques ont été et sont encore sculptés, tant pour l’usage traditionnel que pour la vente aux touristes. Les artistes sont donc souvent obligés de parcourir de longues distances pour trouver un arbre adéquat. Contrairement à ce qui a parfois été rapporté, ni le kapokier ni le baobab ne servent pour la sculpture, car leur grain est trop grossier et manque d’homogénéité.
Les masques sont généralement portés avec un épais costume de fibres de chanvre de Guinée (Hibiscus cannabinus ou Canabinus indica), appelé da en dioula, dont les plans cultivés parmi les champs de mil sont récoltés juste avant la saison des masques. Des fagots de branche sont immergés dans un marécage où on laisse pourrir la moelle et l’écorce pour ne garder que les fibres ligneuses, avant de les teindre en noir et en rouge. Le noir est extrait de cosses fermentées de gommier tandis que le rouge provient d’une partie des tiges du mil (Penisetum colorants). Certains fils sont tordus pour former des cordelettes dont on fait une sorte de filet à larges mailles qui sert de base au vêtement. Des bouquets de fibres non tressées sont ensuite attachés au filet, formant un manteau touffu nommé « fourrure du masque », wankuro, par les Nuna. Une collerette des mêmes fibres, fixée autour du visage de bois, complète généralement l’habillement du danseur. Le plus souvent ce costume dissimule totalement le corps du danseur, mais quelquefois il s’arrête aux genoux. Les costumes normalement remplacés chaque année sont confectionnés par les jeunes initiés. Pendant les périodes de sécheresse, quand il n’y a plus assez d’eau dans les marécages pour traiter les fibres, on réduit le nombre de danseurs ou bien on garde les costumes de l’année précédente qui sont alors bien défraîchis.
La majorité des masques sont ornés de motifs géométriques soit gravés en bas-relief, soit pyrogravés. Ces dessins sont souvent peints en blanc, rouge et noir, à l’aide de pigments minéraux, végétaux et animaux. Le blanc est appelé opuni par les Bwa. Tous les Bwa, Moose et Gurunsi les confectionnent à partir d’excréments de lézard (ou du serpent sacré des Bwa) que l’on recueille dans les terriers ou les nids. Le blanc (« moderne » ) s’obtient en pilant de la craie. Le rouge, boré en bwamu, provient de pierres riches en hématite, réduites en poudre. Deux colorants noirs sont employés. Le « noir mince », bobriay en bwamu, est simplement de la poudre de charbon de bois; peu coûteux il est utilisé partout. Les Bwa se servent aussi d’une teinture plus onéreuse appelée gbonkahû. On l’obtient en faisant bouillir longuement des cosses de gommier (acacia nilotica) qui donnent une décoction épaisse et bitumineuse. A l’exception du « noir épais », les autres colorants sont des poudres. Pour les appliquer, on les mélange avec un liant, gomme récoltée dans les acacias, ou œufs.
Chaque année, au début de la saison des danses, les masques sont repeints par les jeunes initiés, car les couleurs se sont effacées au cours du bain destiné à éliminer les parasites. Seul le noir bitumineux résiste à l’eau et l’épaisseur de la couche noire des masques bwa peut en déterminer l’ancienneté. De nos jours, les masques sont parfois colorés avec des peintures européennes, mais ceci ne prouve pas nécessairement qu’un masque soit neuf, pas plus que l’épaisseur de la couche noire n’en démontre l’ancienneté. Par exemple, les Bobo emploient les couleurs européennes depuis des décennies, et beaucoup d’anciens masques winiama et nuna ont été repeints récemment.
Dans tous les bassins des Volta, chaque famille possède ses propres masques qui sont réalisés par des sculpteurs membres des clans de forgerons. Les différentes cérémonies nécessitant la présence des masques sont organisées par les familles, et les jeunes gens utilisent habituellement les masques de leur père.
La saison sèche est ponctuée de très nombreuses manifestations masquées, et les danseurs viennent parfois de loin pour assister à une cérémonie familiale ou clanique. Les masques participent aux cérémonies propitiatoires et initiatiques ainsi qu’aux événements familiaux, funérailles et levées de deuil. Ils dansent aussi très souvent pour le simple divertissement des spectateurs, les jours de marché par exemple.
Les styles des masques
Le style des masques reflète les différences culturelles régionales liées aux origines ethniques antérieures au XVIe siècle qui marquent encore aujourd’hui les divers groupes de Nyonyosé. Ces différences sont parfois plus nettes entre deux régions moose qu’entre un style moaaga et celui d’une région voisine non-moaaga.
Trois principaux styles se dégagent, avec pour certains des sous-styles. Le style du sud–ouest correspond à l’ancien royaume de Ouagadougou. Les masques sont petits et représentent le plus souvent des animaux, parfois des humains. Les styles du nord se divisent en trois sous-styles, selon les anciens royaumes de Yatenga, Risiam et Kaya. Ils représentent les animaux totémiques des clans. Plus grands que les précédents, ces masques sont surmontés d’une planche de bois et sculptés devant la planche ou la remplacent. Enfin le style de l’Est, dans la région de Boulsa, est caractérisé par des masques demi-cylindriques au visage peint en blanc, qui représentent des esprits protecteurs venus de la brousse. Les masques humains représentent parfois des femmes. Ils portent alors la coiffure trilobée gyonfo couramment utilisée dans tout le Soudan occidental. Cependant, la plupart des masques représentent des animaux, de façon plus ou moins abstraite ou stylisée, les plus abstraits étant ceux de Yako et Arbollé. Sur de nombreux masques, les plans sont combinés de manière abrupte et les caractères anatomiques de l’animal sont parfois si peu individualisés qu’il n’est reconnaissable que grâce à un détail généralement utilisé pour individualiser les mammifères en question. Le masque antilope, au museau long et fin, un peu pointu, porte de fines cornes de section ronde en forme de S, tandis que le bélier au museau lourd a d’épaisses cornes de section triangulaire en forme de croissant. Le phacochère montre des défenses courbes.
Qu’ils soient humains ou animaux, les masques sont ornés de dessins géométriques pyrogravés, peints en rouge, noir et blanc. Certains représentent les scarifications traditionnelles. Les motifs les plus courants sont les rectangles et les triangles. Les rectangles sont peints moitié en rouge, moitié en blanc, selon la diagonale. Les parties sombres et les spirales des cornes sont noircies à l’aide d’une lame chauffée.
Les styles du Nord se caractérisent par un visage ovale concave ou convexe percé d’yeux, le plus souvent triangulaire, et surmonté d’une planche verticale longue et mince devant laquelle une figure féminine est parfois sculptée. Il arrive que cette statue remplace la planche. Du front, en avant de la planche, s’élève la tête d’une gazelle avec ses cornes.
Ces grands masques à planche sont appelés karansé (sing. karango). Lorsqu’ils sont ornés d’une figure féminine, on les nomme karan-wemba, ou karan-neda, masque à personnages, ou simplement wan-neda, contraction de wango et de neda, personne.
Les Nuna et Nunuma sculptent des masques animaux et des masques à planche de bois. La tête des animaux est assez stéréotypée, seule la forme des cornes et des oreilles permet de les différencier. Le masque est souvent bordé de petits triangles soulignés de rouge. Les yeux sont soit entourés de cercles concentriques noirs et rouges, soit faits de graines rouges incrustées dans de la cire d’abeille.
Certains masques sont surmontés d’une planche de bois courte et large ornée de crochets, parfois sur les deux faces, ainsi que de motifs géométriques gravés en bas-relief, dont l’agencement est assez complexe. Le rythme de la planche de bois est brisé par des figurines sculptées entre la tête du masque et la planche ou au sommet de la planche. De nombreux masques sont surmontés d’une grande statue. Des lignes parallèles noires et blanches rayonnent parfois à partir des yeux, toujours droites chez les Nunuma, parfois courbes chez les Nuna.
Les masques des Winiama et des Léla sont plus abstraits et plus géométriques. Sur les masques winiama comme sur ceux des Nunuma, des lignes rayonnent des yeux et les mêmes motifs géométriques, agencés différemment, sont peints en rouge, noir et blanc. Ainsi certains masques winiama ont été attribués par erreur aux Nunuma ou aux Bwa. Les Winiama sculptent plusieurs types de masques surmontés d’une ou de deux « cornes » plates que l’on voit rarement chez les Nunuma et jamais chez les Bwa. La bouche généralement en losange a des lèvres épaisses et des dents bien marquées. La stylisation des masques winiama rend généralement impossible l’identification de l’animal représenté.
Les masques animaux des Léla sont très proches de ceux des Moose du sud-ouest; plutôt petits, ils sont hémisphériques et comportent les attributs de l’animal représenté, cornes et oreilles. Les motifs sont non gravés en bas-relief. Leurs compositions géométriques sont imprimées au fer sont plus simples que celles des masques nuna.
Comme les autres, les Winiama peignent les masques qu’ils viennent de sculpter, mais contrairement aux autres Gurunsi, ils ne les repeignent pas chaque année, si bien que les motifs géométriques sont parfois difficilement lisibles. Les personnes interrogées disent que de tels masques sombres représentent les esprits malveillants de la brousse, qui comme les humains anormaux sont sales et négligés.
Les masques se portent soit devant le visage, et le danseur respire par la bouche du masque (Nuna, Nunuma, Winiama), soit incliné sur le front (Léla). Ils sont toujours accompagnés d’un costume de chanvre de Guinée, et lorsqu’il s’agit d’un quadrupède, le danseur tient deux bâtons figurant les pattes avant.
Le jeu verbal du masque
Chez les Bobo, comme dans les autres sociétés de masques au Burkina Faso, il existe un moyen de communication entre le masque et les individus : une véritable langue, avec des règles, différente de la langue bobo. Chez les autres ethnies, Moose, Nuni, Leyla, le même procédé est valable. L’apprentissage de la langue secrète du masque, le point d’ancrage du jeu du masque, se fait tout au long de la période d’adolescence avec un examen de sortie la deuxième année suivant l’initiation. Cet examen est une série d’épreuves physiques et mnémotechniques d’apprentissage de la faune et de la flore. Le masque est donc l’élément régulateur de la société. C’est pendant la sortie des masques de réjouissance que leur langue devient opérationnelle pour les initiés. Il faut dire que pendant la sortie du masque, nous assistons à un véritable mélange des genres : musique, chant, récitation scandée des poèmes mythiques.
Le jeu avec le masque intervient, comme l’a montré Salaka Sanou, au moment de la révélation de la nature réelle du masque à l’enfant (1995, 251). C’est une cérémonie qui se déroule le premier jour de la sortie des masques de nuit, vers minuit, alors que les enfants de 6 à 9 ans sont regroupés à un endroit précis où chacun à tour de rôle doit lutter avec le masque jusqu’à le terrasser. Cette lutte inégale (l’enfant éprouvant une peur bleue du masque qui s’exprime à travers des cris, voire la fuite) se termine toujours à l’avantage de l’enfant malgré les grognements du masque. Après cette victoire de l’enfant, le porteur du masque se découvre et l’enfant l’identifie facilement puisqu’il s’agit toujours d’un homme du village. C’est à partir de cet instant qu’on lui inculquera la notion de secret; on lui dit à peu près ceci : « tu viens de découvrir comment est le masque, cependant il t’est formellement interdit de révéler à qui que ce soit, surtout à ta mère ou à une femme, ce que tu as vu, sinon tu mourras sur-le-champ ». On imagine assez facilement l’état d’esprit de l’enfant en ce moment précis. L’aspect du jeu apparaît avec le dévoilement du masque à l’enfant qui lui devient ainsi familier. En se laissant terrasser afin de se dévoiler, le masque livre ainsi à l’enfant le secret de sa vraie nature en même temps qu’il lie avec lui un pacte de solidarité et « une parole donnée », comme on peut le constater dans les vrais rapports entre deux alliés à plaisanterie.
À noter qu’en Gambie, le masque peut jouer le rôle de médiateur lorsqu’il y a un conflit entre deux protagonistes; il peut aussi jouer un rôle de prévention de conflits entre les individus (Tangara, 2004).
Le jeu non verbal du masque
La manifestation des masques est aussi un discours non verbal où les Bobos concentrent l’essentiel de leur vision de l’existence. Ce langage relève de plusieurs arts et de l’histoire et rend compte du temps. En effet, le masque figure le temps par le lien entre ses apparitions et la succession des saisons dans l’année (saison sèche, saison des pluies etc.), par l’espace et enfin par sa morphologie et son esthétique qui se font histoire (Millogo 2000, 2018).
Il faut dire que deux éléments sont liés à l’expression du jeu non verbal : le théâtre et la danse. La pratique du jeu non verbal chez le masque est surtout perceptible à travers la mise en scène du jeu bouffon. C’est ainsi que, chez les Bobo, le masque bouffon s’amuse avec le public et les autres masques. Chez les Bobo de Léna (Millogo 1988, 82), les masques bouffons f∂nà (le singe) ou trimàà (l’amuseur de femmes) jouent avec le public ainsi qu’avec les femmes.
Les rapports familiaux peuvent aussi se matérialiser à travers les masques : il y a des masques-père, des masques-mère et des masques-enfant. C’est dans cette organisation familiale et de la fratrie aussi que l’on peut voir les manifestations de la parenté à plaisanterie. Dans le fonctionnement du masque, les grands-parents ont des rapports privilégiés avec les cadets qu’ils protègent de leurs aînés. Il faut dire que dans la société des masques chez les Bobo, l’organisation des sociétés de classes d’âges est vivace : les aînés d’une génération éloignée plaisantent avec les plus petits (faibles qu’ils protègent de leurs aînés immédiats qui peuvent les brimer) à travers des rapports qui ne sont pas sans rappeler la parenté à plaisanterie, notamment les rapports grands-parents/petits-fils. Comme l’a montré Sanou Salaka,
À l’opposé du gbarama qui est unique, le koro est toujours « en famille », c’est-à-dire en groupe de trois masques dont le père (le plus long), la mère (le moyen) et l’enfant (le plus court). Dans le cas des sorties rituelles, la durée de sa présence au village varie entre une et deux semaines. En cas de sécheresse, il reste au village jusqu’à ce que les villageois estiment leurs champs suffisamment arrosés. (1995, 247)
Les manifestations de la parenté à plaisanterie se perçoivent chez les Bobo lorsque le masque frappe son petit-fils. Par ailleurs, nous trouvons, chez les Bobo, le masque de la femme peul. Ce masque a été historiquement introduit avec l’arrivée des Peuls au XVIIe siècle. C’est dans cette perspective que nous pouvons parler de la résurrection du masque. On voit que le masque sert de canal pour la résurgence de l’alliance à plaisanterie.
Chez les Moose, le masque ne doit pas rencontrer le chef. Cette stratégie d’évitement n’est pas sans rappeler les vertus de l’alliance et de la parenté à plaisanterie dont l’une des valeurs est l’anticipation des conflits entre certains membres de la communauté dont les fonctions ou positions sociales prédisposent au conflit. Ce sont généralement les gardiens du culte qui s’occupent du masque, alors que les conquérants moose s’occupent du pouvoir (aspects religieux vs pouvoir politique). Cela montre bien la distribution des rôles, les Nioniosés étant les maîtres du sol à travers la maîtrise du culte, alors que les conquérants, les Moose, sont les garants du pouvoir, les Yarse étant les maîtres du commerce et de la religion musulmane. Mais nous avons aussi chez les Moose un phénomène récent : le masque des Nakomse, ce qui montre que les stratégies de récupération du pouvoir du masque peuvent s’opérer chez les Moose.
Il faut dire aussi que le masque qui connaît son allié ou sa parenté à plaisanterie peut se permettre certains écarts de comportements et de langage lors de sa sortie ou pendant sa prestation. C’est ainsi que le masque peut fouetter ses parents et alliés à plaisanterie qu’il rencontre sur son chemin. Il peut se permettre de frapper et d’agresser ses alliés (quartiers vs. quartiers : il s’agit des alliés à plaisanterie de deux quartiers selon un fonctionnement basé sur la toponymie).
Chez les Bobo, un autre critère de classification des masques pourrait consister à analyser leur rapport aux différents rites. En effet, tous les masques ne participent pas à tous les rites dont les principaux sont les funérailles, les initiations et les réjouissances. Ainsi donc le gbarama et les koro semblent être les plus sacrés parce que participant à des rites; quant au kiεlε et aux autres masques de jour, ils participent aux funérailles : enfin les kiεlεfulolo sont des masques de réjouissances puisqu’il n’y a pas de rites particuliers qui nécessitent leur sortie (Sanou 2001, 200).
Conclusion
Ce chapitre a essayé de décrire le lien entre le jeu du masque et la pratique de l’alliance et de la parenté à plaisanterie. Dans ce processus de jeu, le masque se dévoile et se saisit d’un aspect de la culture pour le perpétuer dans sa prestation. Ceci montre bien que la sortie et l’expression du masque sont un art total, le jeu notamment l’alliance et la parenté à plaisanterie venant s’y ajouter. Tout comme l’alliance et la parenté à plaisanterie, le masque est une valeur culturelle propre à la société. Nous pouvons ainsi comprendre qu’il y ait souvent interpénétration des pratiques pour une symbiose de l’art et de la culture.
Références
Le Moal, Guy. 1982. «Les Bobo. Nature et fonction des masques ». Paris : ORSTOM
Millogo, Louis. 2000. « Langue, langage des masques, temps et histoire chez les Bobo de Lèna, Burkina Faso, Cent ans d’histoires 1895-1995 ». Dans Burkina Faso, Cent ans d’histoires 1895-1995 (2 volumes). Sous la direction de Yénouyaba Georges Madiega et Oumarou Nao, p. 2005-2023. Ouagadougou : Karthala et Presses universitaires de Ouagadougou
Millogo, Louis. 1999. « Le frappeur de dépotoirs (recyclage de masque et recyclage bobo) ». Dans La mémoire des déchets, Essai sur la culture et la valeur du passé. Sous la direction de Johanne Villeneuve, Brian Neville, et Claude Dionne, p. 119-132. Montréal : Éditions Nota Bene.
Millogo, Louis. 1988. « Littérature et traditions orales : pour une symbiose des genres artistiques. La sortie des masques chez les Bobo, un art total : poésie, musique, danse, théâtre, sculpture, tissage, peinture ». Annales de l’Université de Ouagadougou (numéro spécial sur la littérature burkinabé) : 75-88.
Nao, Oumarou. 1996. « Innovation et évolution dans l’iconographie des masques chez les Bobo méridionaux du Burkina Faso ». Annales de l’Université de Ouagadougou (vol. VIII, série A, Sciences humaines et sociales) : 71-104
Sanou, Salaka. 2001. « Le masque entre tradition et modernité chez les Bobo ». Annales de l’Université de Ouagadougou (série A, Vol. XIII) : 197-211.
Sanou, Salaka. 1995. « La fonction sociale du masque chez les Bobo de Tondogosso ». Cahier du CERLESHS (12) : 237-255.
Sanou, Salaka. 1994. « Le spectacle et sa fonction sociale ». Cahiers du CERLESHS (11) : 134-147.
Sissao, Alain Joseph. 2002. Alliances et parentés à plaisanterie au Burkina Faso, mécanismes de fonctionnement et avenir. Ouagadougou : Sankofa & Gurli.
Tangara, Mamodou. « Le masque législateur et régulateur en milieu mandingue ». Colloque Nature et fonction du masque en Afrique, Ouagadougou, 27-29 avril 2004.
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Alain Joseph SISSAO est Directeur de recherches du CAMES en littérature africaine, option rapport oralité/écriture, à l’Institut des Sciences des Sociétés (INSS) du Centre National de la Recherche Scientifique et Technologique (CNRST), Ouagadougou, Burkina Faso. Il est l’auteur de nombreuses publications dans le champ de l’oralité, du roman africain, de la tradition, de la lecture, de la littérature d’enfance de jeunesse, de l’alliance et la parenté à plaisanterie dont il est un spécialiste. Courriel : alainsis@gmail.com
Résumé
Dans la société burkinabè, les masques sont des expressions culturelles intrinsèques à chaque ethnie. Le moment de la sortie des masques engage toute la communauté, qu’il s’agisse du temps des récoltes ou d’autres événements comme les funérailles, les initiations ou les moments de réjouissances. À ces occasions, on remarque que l’entrée en scène des masques procède du rituel mais aussi du ludique. La sortie des masques est un art total qui engage toute la culture. Une catégorie précise de masques plaisante avec certains membres du public, en mimant des pas de danse mais aussi en simulant la violence à l’aide de leur fouet pour les effrayer. On peut dire que ces masques nouent une relation à plaisanterie avec les spectateurs et spectatrices ou toute la communauté. Je vais tenter de jeter les bases de cette problématique en recherchant les différents arguments qui permettent de corroborer cette hypothèse. Le chapitre explore, d’une part, les éléments du jeu verbal et, d’autre part, les éléments du jeu non verbal du masque.
Mots clés
Masques, culture africaine, Burkina Faso, rituels
Citation
Sissao, Alain Joseph. 2019. « Masques, alliances et parentés à plaisanterie au Burkina Faso : le jeu verbal et non verbal ». In Dɔnko. Études culturelles africaines. Sous la direction d’Isaac Bazié et Salaka Sanou, pp. 183-198. Québec : Éditions science et bien commun.
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