1 Le recyclage : un paradigme des études culturelles africaines

Philip Amangoua Atcha

La culture contemporaine accorde une place de choix aux procédés recyclants. En effet, pour Jean Baudrillard, il n’y a rien de nouveau sous le soleil, tout n’est que reprise. Notre « culture recyclante », pour reprendre une expression de Klucinskas et Moser (2004, 13), permet à l’artiste de ne plus se cacher quand il ou elle prend son bien chez le voisin ou la voisine. Le recyclage dans cette perspective est une figuration de la métaphore de l’abeille qui butine de fleurs en fleurs pour concevoir un miel qui lui soit propre. C’est pourquoi Rita De Grandis (2004, 54), commentant les travaux de Nestor Garcia Canclini, écrit[1] :

Le recyclage est conçu ici principalement comme un procédé d’incorporation et de réutilisation de diverses traditions artistiques et d’éléments provenant de diverses régions, retravaillées de manière à répondre à un contexte spécifique.

Kitengela Glass, par Wendy Tanner. CC BY-NC-SA 2.0

Pour tout dire, le recyclage désigne la reprise et/ou la réutilisation de matériaux concrets, la remise en circulation de déchets et de rebuts en vue d’un usage esthétique. La convocation de médias, d’autres formes de textes et de faits de cultures dans une œuvre relève du recyclage. Partant du postulat que « le concept de recyclage est à la base de toute entreprise culturelle » (Gafaïti 2003, 12), je lis ce concept comme un paradigme des études culturelles africaines. À partir du n’zassa de Jean-Marie Adiaffi, il s’agira de montrer que le recyclage est au cœur des pratiques culturelles observées dans les œuvres artistiques africaines. L’analyse portera sur Les naufragés de l’intelligence de Jean-Marie Adiaffi.

Étant donné que l’appellation « études culturelles » est une francisation de la notion de cultural studies, l’analyse s’attachera à lever un coin de voile sur ces concepts. Seront donc abordés  les transferts culturels qu’entraîne la rencontre médiatique.

Les études culturelles : mise au point

Parler d’études culturelles revient en fait à revisiter la longue tradition des Cultural studies. Quand on marque un arrêt dans le continuum des pratiques culturelles, on se rend compte que les Cultural studies ont poussé leur premier vagissement dans l’ancien empire britannique : l’Australie, le Canada et les États-Unis. Toutefois, elles étendent leurs tentacules aux deux côtés de l’Atlantique, en Europe, en Amérique du sud, en Afrique et en Asie entre les années 1980 et 1990. Si l’acte de naissance des études culturelles ramène la question des origines dans le giron anglo-saxon, la raison en est que les Cultural studies sont les plus connues; ce qui en fait un « passage obligé » pour parler comme Simon Harel (2005, 13). Nonobstant la cartographie culturelle, la particularité des Cultural studies est qu’elles prennent différentes formes d’un pays à l’autre. Leur point commun demeure la culture.

Au commencement étaient les Cultural studies

Dans Introduction aux Cultural studies, Armand Mattelart et Erik Neveu (2018, 128) situent la naissance des Cultural studies en 1964[2] et ce, sous l’égide de trois « mousquetaires » : Richard Hoggart, Raymond Williams et Edward Thompson.

Pour Anne Chalard-Fillaudeau (2015, 162) les Cultural studies admettent une définition par la positive. En effet, « les Cultural studies œuvrent à la rénovation des approches scientifiques traditionnelles dans le but d’éclairer les relations entre l’humain et le culturel et d’analyser les schèmes culturels de façon plus contextuelle et pragmatique »  (Chalard-Fillaudeau 2015, 3). Mais tenant compte du fait que les Cultural studies empruntent à une autre définition par la négative, elle donne la précision suivante : « les Cultural studies ne sont ni une discipline ni une antidiscipline, qui tendrait à disqualifier toute approche disciplinaire, pas plus qu’elles ne représentent un cadre institutionnel ou un champ de recherche fédéré »  (Chalard-Fillaudeau 2015, 4). Ainsi donc, les Cultural studies, sans être une discipline, accordent une grande place à la culture. Elles inscrivent la culture au cœur de leur réflexion. Les Cultural studies « se préoccupent surtout de comprendre et de montrer comment nos vies quotidiennes sont ancrées dans le culturel, comment elles sont construites dans et par la culture et comment nous leur donnons nous-mêmes du sens à travers nos pratiques culturelles » (Chalard-Fillaudeau 2015, 10). Partant du fait que chaque pays a ses propres réalités, on comprend pourquoi les Cultural studies sont protéiformes. Si pour les anglo-saxons l’appellation Cultural studies sied à leur réalité, ailleurs, la préférence va à la notion d’ « études culturelles », avec les nuances que cela sous-tend.

Une lecture médiatique de la culture

À ce niveau de la réflexion, je reprends à mon compte l’analyse de Jan Baetens (2009). L’une de ses idées fortes, c’est que « toute culture est, par définition, une culture médiatique » (Baetens 2009, 79). La raison en est que « toute culture est liée au sens, à l’information » (Baetens 2009, 79). Or justement, l’information est « médiée ». Qui plus est, Marshall McLuhan (1967,  428) fait du média le prolongement de nos sens. C’est par le concept de « remédiation » qu’on peut lire la réappropriation, mieux le recyclage, comme un paradigme des études culturelles africaines.

À preuve, la logique d’émergence des médias est basée sur des « stratégies de recyclage » (Klucinskas et Moser 2004, 23). Les médias naissent en recyclant ou en reprenant d’anciens médias. Cette reprise, cette récupération d’un  autre média existant, est ce que David Jay Bolter et Richard Grussin (1999) nomment « remediation » et qu’ils assimilent à une loi du fonctionnement des médias.  Mais, encore davantage pour Klucinskas et Moser : « Telle que proposée et utilisée par Bolter et Grusin, la notion de remédiation couvre un vaste champ sémantique qui s’articule en un grand nombre de termes, souvent utilisés métaphoriquement, et véhiculant diverses connotations » (2004, 23). À partir d’un relevé de différents termes employés en rapport avec la remédiation, ils notent une relation d’incorporation, de changement de forme et de transfert, de propriété et de transmission de propriétés, de dépassement d’un cycle de vie, de rivalité et de contrôle et de reproduction représentative. De la superposition de tous ces avatars sémantiques, la remédiation se ramène à une relation d’incorporation et de réappropriation. Elle est du recyclage dans la mesure où le recyclage se pense plus comme une « stratégie pour transposer des fonctions et des modes de fonctionnement déjà existants vers de nouveaux fondements technologiques et matériels » (Klucinskas et Moser 2004, 24).

Cet aspect particulier de la remédiation situe la réflexion dans la problématique des transferts culturels où la culture contemporaine accorde une place de choix aux procédés recyclants. En effet, pour Jean Baudrillard (1992, 44-47) :

L’art actuel en est à se réapproprier  les œuvres du passé… En fait, il n’y a pas de problème insoluble des déchets. Le problème est résolu par l’invention post-moderne du recyclage et de l’incinérateur. […] Il faut se rendre au fait que tout ce qui était non dégradable, non exterminable, est aujourd’hui recyclable.

Pour lui, tout n’est que reprise. Le recyclage est donc la réécriture, la réutilisation de matériaux déjà existants. C’est pourquoi Rita De Grandis (2004), commentant les travaux de Nestor Garcia Canclini, précise que le recyclage est avant tout un retour à la matière première; retour qui se fait par la décomposition matérielle de l’objet et sa réincorporation dans le cycle de production. Dans ce contexte et s’apparentant aux procédés de « copiage » et « d’imitation», il est  à rapprocher du « kitsch »[3]. Régine Robin (2001, 70-76), quant à elle, opte pour trois figures qui peuvent être prises comme des personnifications allégoriques du processus de recyclage : le chiffonnier, le collectionneur et le fantôme[4]. Pour tout dire, le recyclage désigne la reprise de matériaux concrets, la remise en circulation de déchets et de rebuts en vue d’un usage esthétique.

La remédiation, dans le sens d’une relation d’incorporation, de reprise d’anciens médias, est une référence intermédiale. Il s’agit d’une contamination du récit par les médias. Le recyclage est, par contre, la réutilisation de divers matériaux. La convocation de médias, d’autres formes de textes et de faits de culture dans le roman relève du recyclage. Sous ces différents angles, la référence intermédiale, la remédiation et le recyclage se posent comme des procédés de reprise, de réécriture et de réutilisation de matériaux existants à des fins esthétiques.

L’utilisation des différents médias dans Les naufragés de l’intelligence (2000), par Jean-Marie Adiaffi

Plusieurs formes de média sont à relever dans ce roman : les médias imprimés (les brochures et les journaux) et un média auditif (la radio). La brochure, type particulier de média imprimé, est clairement insérée dans le roman d’Adiaffi. En effet, en lieu et place du bloc de texte homogène traditionnel, il y a, par endroits, des présentations en double colonne qui donnent l’illusion de la forme de la brochure. Par exemple, de la page 200 à 204, l’œil est frappé par la disposition matérielle de la page en double colonne. Ce récit rend compte de « la vie exceptionnelle de la prophétesse depuis sa conception jusqu’à la révélation au sommet de la septième montagne » (Adiaffi 2000, 200). Cette vie a été consignée dans une brochure pour permettre aux touristes d’apprendre l’histoire de la prophétesse Akoua Mando Sounan. C’est justement le contenu de la brochure qui est transcrit in extenso. Le texte en double colonne est la photocopie de la présentation de la brochure.

L’intérêt de cette mise en page est que le lecteur ou la lectrice a l’impression d’avoir une brochure en main. Cette conception de la page a une double fonction : elle permet de faire « l’économie du discours » et de créer un « effet de réel ». Ainsi la lisibilité gagne en profondeur et en surface. Et on arrive, comme le dit Georges Jean (1966, 129), « à donner une dimension supplémentaire à un texte en jouant de l’espace, de la page et du livre tout entier ».

En outre, quand le narrateur parle d’informations données par la presse, il crée une illusion réaliste en donnant une présentation qui rappelle celles des journaux : nom de l’organe de presse, la date, le chapeau, l’article présenté en double colonne pour donner l’impression au lecteur ou à la lectrice de lire effectivement le journal en question. Aux pages 170 à 172, Guégon « prend une chaise et s’attaque à une pile de journaux de l’année » (Adiaffi 2000, 170). Par la présentation matérielle, le lecteur ou la lectrice lit en même temps que Guégon les mémoires imprimées, miroir de la société. Il y a le titre  du journal et la date (Mambo’Soir du 11 mars 1998), ensuite le titre de l’article (« Mambo, l’Eldorado des escrocs ») en caractère d’imprimerie; enfin, l’article de journal en double colonne. Cette présentation est entrecoupée par des paragraphes homogènes qui agissent comme des didascalies décrivant les réactions de Guégon à la lecture des journaux. La reproduction des journaux dans le roman, la présentation formelle, la mise en page et la typographie montrent chez Jean-Marie Adiaffi ce même souci qu’avait Michel Butor de spatialiser l’écriture pour frapper et retenir l’attention du lecteur ou de la lectrice. A propos de cette pratique observée aussi chez Charles Nokan, Pierre N’da (1993, 86) écrit : « C’est fort de l’influence du texte sur l’œil du lecteur que Nokan structure les espaces textuels, compose et dispose ses textes sur les pages tout en jouant des effets typographiques. » Ce qui est dit là s’applique à tout point de vue à l’écriture d’Adiaffi dans Les naufragés de l’intelligence.

Enfin, une autre forme de médias qu’on retrouve dans le roman d’Adiaffi est la radio. Non pas le média sonore qu’est la radiodiffusion mais le texte radiophonique. Il s’agit d’une référence intermédiale, pour parler comme Irina Rajewsky (2005, 50-53). Ici, la radio est seulement évoquée; on donne l’illusion de ce média en transcrivant les propos de la présentatrice et en gardant la forme du texte écrit pour l’oreille. Guegon apprend les forfaits des justiciers de l’enfer à bord de sa vieille pajero :

Le grave et insoluble problème de l’insécurité dans notre cité. Toujours et encore, les exploits des ennemis publics numéro un, « LES JUSTICIERS DE L’ENFER », un gang sorcier, insaisissable. Un vrai mystère, une énigme insoluble pour nos policiers tournés en dérision… Après le hold-up de la « Maison hantée » au « Carrefour des Bermudes », un viol de mystère vient d’être levé par les gangsters eux-mêmes. La distribution au marché d’une partie des milliards volés est un aveu indirect de leur crime encore impuni… (Adiaffi 2000, 196).

Cette intrusion de la radio dans le tissu romanesque offre la possibilité à Guegon d’être tenu informé des méfaits de la bande de N’da Tê, même s’il se trouve à des centaines de kilomètres de la capitale.

Tous ces médias donnent au roman l’allure de roman-brochure, de roman-journal et de roman-radiophonique. En plus de donner au roman cette triple dimension, la référence intermédiale lui confère un caractère protéiforme,  polyphonique et trans-culturel.

Rencontre médiatique et transfert culturel

Vivant dans un « monde rhizomatique » selon le concept de Gilles Deleuze et Félix Guattari, l’utilisation et/ou la réutilisation d’objets existants n’est plus perçue comme du vol. Jouir du patrimoine des autres est, désormais, tout à fait légal. La mondialisation ayant transformé le monde actuel en un « village global » pour reprendre une expression de  Marshall McLuhan, les artistes et les écrivains agissent comme de véritables « gourmets » sur le plan culturel. Le recyclage chez Adiaffi se traduit par le fait que différentes cultures et différents textes sont en transit dans Les naufragés de l’intelligence.

L’écriture n’zassa ou le  butinage culturel

Le roman d’Adiaffi est le fait d’un brassage de cultures. Adepte du pluriethnisme, du multiculturalisme, son œuvre est le réceptacle de plusieurs cultures. C’est un roman transculturel dans la mesure où, comme l’explique Semujanga (2004, 9), « la transculture désigne aussi le double processus de déculturation et d’acculturation, processus envisagé selon la métaphore de la perte et du profit caractérisant le métissage culturel résultant de la rencontre de plusieurs cultures ». La culture européenne et la culture africaine, en particulier la culture agni, se retrouvent dans son écriture. À l’instar d’une abeille, Adiaffi se livre à un butinage culturel dans les naufragés de l’intelligence. Ainsi, lors de l’insolite cérémonie d’intronisation de N’da Tê, le roman convoque en même temps les grandes divinités grecques et les dieux africains : « Tous les dieux antiques y ont été conviés : Bacchus, Dionysos, Appolon, Eros et Aphrodite, sans oublier Nanan Gnamien, le Dieu africain et son épouse Nanan Assié » (Adiaffi 2000, 11). Cette intronisation est d’autant plus particulière qu’elle ne respecte pas le rite akan de l’intronisation car « contre l’usage […], N’da Tê a voulu introduire dans la cérémonie une parade de chevaux harnachés de bijoux d’or venus du ranch de Kalifa Dollar » (Adiaffi 2000, 11). L’intronisation « à la sauce » N’da Tê est un mélange des rites akan et malinké. En effet, Adiaffi utilise des éléments de différentes cultures qu’il retravaille pour produire son œuvre n’zassa. Il puise dans  telle ou telle culture des aspects qu’il assemble harmonieusement pour faire jaillir une culture universelle, multiculturelle, transculturelle. Il fait éclater les limites et brise les résistances pour aller se nourrir chez les autres. Pour lui, il n’y a pas de pureté culturelle car, comme l’explique Nestor Garcia Canclini (2004, 35), « avec l’avènement de la modernité […] il y a eu […] des échanges culturels intenses et des hybridations entre les cultures occidentales et celles des pays progressivement intégrés dans le système capitaliste : les syncrétismes religieux, les métissages interraciaux, les articulations de formes de production […]. » Il y a une ouverture sur la culture de l’Autre. Dans le roman, à travers N’da Tê et N’da Kpa, transparaît le mythe des jumeaux dans la culture agni[5]. L’origine du peuple baoulé est évoquée à travers l’histoire de la reine Abla Pokou. Les masques s’inscrivent dans l’univers culturel des peuples de la Côte d’Ivoire. Par exemple, à l’occasion des funérailles de Kolo, Conforte, la démone du sexe, dépose au pied de N’da Tê « une valise noire remplie de masques. Des masques Baoulé, Bété, Dan, Gouro, Sénoufo, Toura, Bamoun… » (Adiaffi 2000, 155). Aux  obsèques de Kolo, différentes danses (boloye, zagrobi, tematé, zaouli, abodan…) sont exécutées et N’da Tê fait venir expressément de la France une sorcière blanche authentique de la « Witches International Craft Associates ». Diane Luciféria, la sorcière blanche et Mampiobo, la sorcière africaine noire, unissent leurs pouvoirs pour rendre N’da Tê invulnérable, invisible et éternel (Adiaffi 2000, 158-161).

La fusion culturelle transparaît aussi dans le syncrétisme religieux qui naît de la présence des trois religions que sont  le christianisme, l’islam et la religion traditionnelle africaine. L’abbé Yako Joseph et l’évêque Yao représentent la religion chrétienne; le commerçant Daouda est un adepte de la religion musulmane. Quant à la religion traditionnelle africaine avec ses comians[6] (Adiaffi 2000, 9), ses bossons[7] (Adiaffi 2000, 93), son Anaya[8] (Adiaffi 2000, 9), ses bahifouê d’ébrô[9] (Adiaffi 2000, 303), elle est incarnée par la prophétesse Akoua Mando Sounan. Celle-ci est la messagère du Dieu unique des Africains : « Elle veut réhabiliter le prophète Okonfo Anokyé dont le nom est associé à un célèbre miracle : la descente du ciel de la chaise en or des Ashanti par les mains mêmes de Gnamien et de ses messagers, les Bossons » (Adiaffi 2000, 88). Elle est l’inspiratrice de la nouvelle religion qui est pratiquée par la communauté de Gnamiemsounankro. Cette religion, selon les propos de Nanan Gnamien, est « une religion de raison, de lumière, une religion pour la libération des hommes oubliés sur la terre au berceau de la pauvreté, au foyer infecté de sordides ghettos » (Adiaffi 2000, 116).

Suivant le principe du brassage des cultures, Adiaffi incorpore dans les naufragés de l’intelligence des formes artistiques qui appartiennent à plusieurs espaces culturels, ce qui fait de cette œuvre un roman transculturel.

Une esthétique de l’hétéroclite et du fragmentaire

Le roman, écrit Josias Semujanga (1999, 23), est un « genre transculturel et intergénérique ». Genre élastique, il incorpore en son sein d’autres genres. En effet, comme l’explique Bakhtine (1978, 141) :

Le roman permet d’introduire dans son entité toutes espèces de genres, tant littéraires (nouvelles, poésies, poèmes, saynètes) qu’extra-littéraires (études de mœurs, textes rhétoriques, scientifiques, religieux, etc.). En principe, n’importe quel genre peut s’introduire dans la structure d’un roman, et il n’est guère facile de découvrir un seul genre qui n’ait pas été, un jour ou l’autre, incorporé par un auteur ou un autre. Ces genres conservent habituellement leur élasticité, leur indépendance, leur originalité linguistique et stylistique.

Cette capacité du roman à dévorer toutes les formes est exploitée dans les Naufragés de l’intelligence par Adiaffi (2000) qui a créé ce qu’il a appelé lui-même « le style n’zassa ». Il explique sa trouvaille : « N’zassa » : « genre sans genre qui rompt sans regret avec la classification classique, artificielle de genre : romans, nouvelles, épopée, théâtre, essai, poésie ». C’est un style qui mélange allègrement les genres.

Le sous-titre du livre est clair : roman n’zassa. Ainsi, dès la première page de couverture, les lecteurs et lectrices sont informés qu’ils et elles ont affaire, certes, à un roman, mais à un roman d’un genre particulier. L’explication du terme « Agni » dans la préface en dit long sur le contenu du roman. Il écrit : « Le N’zassa est un pagne africain, une sorte de tapisserie qui rassemble, qui récupère des petits morceaux perdus chez les tailleurs pour en faire un pagne multi-pagne, un pagne caméléon qui a toutes les couleurs. Voici donc le « N’zassa », « genre sans genre » qui tente de mêler harmonieusement épopée, poésie et prose, donc essai » (Adiaffi 2000, préface) .

Cette licence créatrice permet à Adiaffi d’incorporer plusieurs genres dans sa production. Dans les naufragés de l’intelligence, il mélange des genres qui étaient traditionnellement séparés : roman, poésie, chanson, conte, épopée.

Roman-poème, tel est le qualificatif qu’on pourrait donner à cette œuvre d’Adiaffi tant le récit regorge de textes poétiques. Adiaffi mélange texte en prose et texte en vers. Il y a un perpétuel va-et-vient entre la prose et la poésie. Par exemple, le chapitre 24 commence à la page 145 par un poème. À la page 147, on revient au texte en prose avec la mystérieuse cérémonie organisée lors de l’inhumation de Kolo par les justiciers de l’enfer. La même disposition prose\poésie s’observe aux pages 152 et 153. L’effacement de la frontière prose et poésie, ce décloisonnement générique, est une aspiration à dépasser la vieille distinction prose/poésie en établissant une interaction des deux genres dans la narration. Ces poèmes sont de la pure poésie et donnent à ce roman l’allure d’un « récit poétique » (Tadié 1978, 7).

Le récit baigne, quelques pages plus loin, dans l’univers merveilleux des contes et de l’épopée. Le griot Fasséké fait tour à tour défiler les grandes figures de l’histoire africaine et parle par leurs voix (Adiaffi 2000, 137). Cette saga de ces grandes figures africaines prend l’allure d’un conte et d’un récit épique.

Tous ces genres se mêlent et s’entremêlent harmonieusement dans le roman ; ce qui donne une œuvre hybride à la croisée de plusieurs genres. Texte hétéroclite, le roman d’Adiaffi l’est aussi par les différentes formes de médias qui sont incorporés dans le tissu romanesque.

L’œuvre d’Adiaffi est un creuset de formes. Les dispositifs narratifs en gigogne donnent à son roman certaines formes : roman-brochure, roman-journal, roman-radio. L’avantage d’une telle pratique c’est que sa production est très hétéroclite et échappe à la forme classique du roman. Par cette pratique, tout porte à croire que la forme compositionnelle du roman d’Adiaffi a une structure concentrique et est construite sur le modèle d’une boîte chinoise. Les encarts de journaux, les conversations téléphoniques, les brochures, le texte radiophonique induisent une lecture fragmentaire. Texte n’zassa, le roman d’Adiaffi est un mélange, un dialogue des médias. Cette pluralité de formes donne à lire des récits tout aussi fragmentés. L’insertion de médias dans le roman participe du renouvellement de l’écriture romanesque. La pratique intermédiale tire profit de l’esthétique postmoderne de l’éclatement et de l’émiettement. En effet, loin de se figer « autour d’une histoire centrale développant une action principale dont les divers moments se suivent avec peu d’anachronies narratives » (Dabla 1986, 162), le roman d’Adiaffi est une « confusion organisée », selon le mot de Sewanou Dabla.

Par la pratique du décloisement générique et du croisement des formes, le lecteur ou la lectrice doit participer activement à la construction de l’œuvre. Cette transgression de l’écriture romanesque, avec en particulier le goût du fragmentaire et de l’hybridité, confirment bien ces propos de Selom Komlan Gbanou (2004, 84) : « Chez un grand nombre d’écrivains africains se révèle cette volonté d’infléchir le roman dans le sens du composite, de l’hybridation et du micmac sous le coup d’une réalité fortement assujettie à l’iconoclastie et aux désordres de tous genres ».

Avec ce genre particulier (roman n’zassa), le roman  africain fait sa mue, confirmant du coup ce que Jean-Marie Adé Adiaffi (1983, 20) disait : « La renaissance littéraire en ce qui nous concerne est la finalité ultime de nos recherches. Partir de la spécificité de la littérature africaine pour innover, trouver de nouvelles formes ». Le recours à la tradition pour trouver des pratiques scripturales novatrices est favorisé par la mondialisation et par le fait que nous vivons dans une société recyclante. Ainsi, l’écrivain-e, en plus de puiser dans sa culture, peut en toute liberté s’inspirer de pratiques qui ont existé ou qui existent pour faire du nouveau. Aller se nourrir chez les autres étant admis, Adiaffi a réussi, en recyclant des matériaux aussi disparates qu’hétéroclites, à produire une œuvre particulière. Malgré les pratiques connues des médias et des textes divers dans son récit, Adiaffi a ce souci de se démarquer à travers son roman n’zassa.

Conclusion

Le phénomène de la mondialisation a réduit le monde à un village planétaire. Dans le domaine de la littérature, cet univers rhizomatique, qui favorise toutes sortes d’échanges, induit une écriture, une pratique tout aussi rhizomatique. L’incorporation de médias dans le roman, tout en participant d’une stratégie du recyclage, permet de produire du neuf avec un matériau existant.

Face à la porosité des frontières dans le domaine culturel, il est désormais tout à fait légal de jouir du patrimoine des autres. Le texte adiaffien est un réceptacle de textes médiatiques (brochures, journaux et radio) et de formes artistiques appartenant à plusieurs espaces culturels. L’esthétique du recyclage lui offre l’avantage d’utiliser des éléments de différentes cultures qu’il retravaille pour produire son œuvre n’zassa. À cette ère de la globalisation, l’écriture recyclante, tout en favorisant les transferts culturels, donne à lire des textes hétéroclites et fragmentaires. Toutes choses qui invitent à lire le recyclage comme un paradigme des études culturelles africaines.

Références

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Philip Amangoua ATCHA est titulaire d’un Doctorat de 3ème cycle et d’un Doctorat Unique de l’Université de Cocody/Abidjan. Professeur titulaire, il enseigne la littérature francophone et la littérature québécoise au département de Lettres Modernes de l’Université Félix Houphouët-Boigny. Membre du Groupe de Recherche en analyse et théories littéraires  (GRATHEL), il s’intéresse aux nouvelles écritures africaines, à l’intermédialité littéraire, aux  paralittératures ainsi qu’aux transferts culturels. Il a publié une vingtaine d’articles et dirigé l’ouvrage Médias et littératures, Paris, L’Harmattan, 2014. Courriel : amangoua.atcha@univ-fhb.edu.ci

Résumé

Le recyclage est inscrit au cœur de toute entreprise culturelle. C’est pourquoi la culture contemporaine accorde une place de choix aux procédés recyclants. Notre culture recyclante permet à l’artiste de prendre son bien chez le voisin. L’une des particularités des études culturelles africaines est qu’elles sont basées sur le principe du recyclage, de la réappropriation. Ce chapitre fait la lumière sur les études culturelles et offre également une lecture médiatique de la culture à travers les transferts culturels.

Mots clés

Culture africaine, recyclage, art, médias africains

Citation

Amangoua Atcha, Philip. 2019. « Le recyclage : un paradigme des études culturelles africaines ». In Dɔnko. Études culturelles africaines. Sous la direction d’Isaac Bazié et Salaka Sanou, pp. 5-19. Québec : Éditions science et bien commun.

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  1. Elle aborde la pratique du recyclage dans l’art contemporain par des enjeux méthodologiques présents dans l’article « Gourmets multiculturels : jouir du patrimoine des autres » dans Esthétiques et recyclages culturels, Ottawa, P.U.O, p. 33-44 et dans son livre La globalizacion imaginada, Buenos Aires, Paidos, 1999.
  2. voir aussi Van Damne (2004).
  3. Le kitsch est ici pris au sens d’une incorporation d’éléments de la culture populaire. Le kitsch est à comprendre comme une invitation peu étoffée ou une forme artistique de mauvais goût. Ainsi donc, à l’instar du kitsch, le recyclage est irrévérencieux. Il ne respecte pas les normes et a une propension pour l’iconographique, l’artificiel, les couleurs frappantes, le mélodrame et la surdétermination (Rita de Grandis 2004, 56)
  4. Voir l’article intitulé « Peut-on recycler le passé? » dans Esthétiques et recyclages culturels, précisément les pages 70 à 76 et celui de Karlheinz Barck, « Revisiter le passé : réflexions sur la matérialité du recyclage », pp.91-93.
  5. Groupe ethnique de la Côte d’Ivoire. L’agni parlé par les originaires de l’Est de la Côte d’Ivoire est l’une des langues du groupe akan.
  6. Prêtres ou prêtresses du bossonisme.
  7. Génie en langue agni.
  8. Vendredi saint en agni.
  9. Sorcier de l’au-delà.

Licence

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